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« Des champignons » : Sur Émergence de Maurizio Ferraris

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Pauline Nadrigny est maître de conférences en philosophie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’UMR 8103 (ISJPS, Centre de Philosophie contemporaine de la Sorbonne/EXeCO). Ses recherches portent sur l’esthétique, plus particulièrement sur les arts sonores et l’esthétique environnementale. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à l’esthétique et à la philosophie des musiques contemporaines : Musique et Philosophie au XXe siècle, Entendre et faire entendre (Classiques Garnier, coll. « Philosophie contemporaine », 2015), The Most Beautiful Ugly Sound in the World : à l’écoute de la noise, co-écrit avec Catherine Guesde (Éditions MF, coll. « Répercussions », 2018), Le voile de Pythagore : du son à lobjet (Classiques Garnier, 2021). Elle a co-édité le volume L’écho du réel(Mimésis, 2021), sur les rapports entre réalismes et arts contemporains. Elle est membre de l’IRP CRNR (Centre de recherche sur les nouveaux réalismes).

Résumé
Dans ce texte, Pauline Nadrigny suit le fil d’un motif incongru dans l’ouvrage de Maurizio Ferraris : celui des champignons. Pour le philosophe italien, les champignons ne sont pas seulement des métaphores de l’émergence mais bien des réalité exemplaires de ce que ce concept donne à penser du réel : des champignons, on ne saurait prédire l’emplacement, ni nous prémunir totalement de leur dangerosité, ni soupçonner le réseau gigantesque qui les interconnecte. Cette récurrence un peu saugrenue permet ainsi de mieux comprendre les lignes de force du nouveau réalisme de Ferraris. Pour autant, elle donne aussi l’occasion d’en penser les limites : face à l’émergentisme, à la documentalité et ses itérations, le champignon oppose un lent travail de pourrissement. A travers l’évocation de John Cage et de l’art du Haïku, ce motif donne enfin l’occasion de réfléchir aux implications éthiques de la pensée de Maurizio Ferraris.

Mots-clés : nouveaux réalismes, documentalité, émergence, mycologie, esthétique

Abstract
In this paper, Pauline Nadrigny address an incongruous motif in Maurizio Ferraris’ work:   mushrooms. For the Italian philosopher, mushrooms are not just metaphors for emergence, but exemplary realities of what this concept suggests about reality: we can neither predict their location, nor fully guard against their dangerousness, nor suspect the gigantic network that interconnects them. This slightly preposterous recurrence helps us to better understand the main ideas of Ferraris’ new realism. But it also provides an opportunity to consider its limits: in contrast to emergentism, documentality and its iterations, mushrooms oppose a slow process of decomposition. Through the evocation of John Cage and the art of Haïku, this motif also provides an opportunity to reflect on the ethical implications of Maurizio Ferraris’ realism.

Keywords: new realism, documentality, emergence, mycology, aesthetics


Les philosophes ne sortent pas de terre comme des champignons ; ils sont les fruits de leur temps, de leur peuple, dont la sève la plus subtile, la plus précieuse et la plus secrète circule dans les idées philosophiques. Le même esprit qui construit les systèmes philosophiques dans les cerveaux des philosophes construit les chemins de fer avec les bras des ouvriers. [1]

La conscience, le savoir, les valeurs et les philosophes transcendantaux sont des morceaux de réalité, au même titre que l’électricité, la photosynthèse et la digestion, et ils émergent de la réalité à la façon dont poussent les champignons. Le monde entier, c’est-à-dire la totalité des individus, est le résultat d’une émergence qui ne dépend pas de la pensée ni des schèmes conceptuels, bien que ces derniers puissent bien entendu le connaître. [2]

You know that my hobby is hunting wild mushrooms. And I wanted to find… I was sure there was a haiku poem, Japanese, that would have to do with mushrooms because the haikus are related to the seasons (spring, summer, fall and winter) and fall is the period for mushrooms. So I looked in Horace Blyth’s volume of the collections of haiku poems called Automn and sure enough I found a poem by Basho. It goes:

Matsutake y’a

Shiranu ko no ha no

Hebaritsuku

And that is, literally‚ that—well‚ not literally‚ just, word-for-word, it is:

Pine mushroom—Matsutake

Ignorance—Shiranu –
Leaf of tree—ko-no-ha no

Adhesiveness—Hebaritsuku

And Blythe‚ in his book, translates it:

The leaf of some unknown tree sticking on the mushroom

So I showed this to a Japanese composer friend—I can’t remember whether it was Ichiyanagi, or whether it was Takahashi—and anyway‚ when I showed it to him he said he didn’t think that translation was very interesting. And I said: “Well, how would you translate it?” He said: “I’ll let you know in a few days.” So two days later he came back with a translation, and it was:

Mushroom does not know that leaf is sticking on it

So I got the idea and it took me about three years but I made another translation which is a little—what’s the word? Portentous? I don’t know… does that mean heavy?

That that’s unknown brings mushroom and leaf together

And then, finally, I got one that I prefer to all of them:

What leaf? What mushroom? [3]

Ces deux textes et cette retranscription, que je ne me propose pas de commenter d’emblée mais qui serviront de coordonnées à ce texte, ont un motif commun un peu saugrenu : les champignons. Ils le développent différemment. Le premier comme une image, le deuxième comme un objet de discours, le troisième comme un sujet d’étude, de création et de rêverie. Tous les trois font cependant de cette réalité biologique l’expression d’une question philosophique et tracent la carte des problèmes que l’ouvrage dont nous parlons dans ce dossier se charge de traiter : la question de l’émergence du réel, voire du réel comme émergence, de sa caractérisation ontologique, de la position du sujet épistémologique dans et face au réel, des rapports entre réalisme et idéalisme, de l’extériorité du monde face au philosophe qui prétend en construire le sens.

Dans Émergence, il est beaucoup question de champignons. Ce motif m’a frappée : peut-être parce que ma lecture s’est faite en automne, parce qu’ayant travaillé sur Cage, j’avais une certaine vigilance en la matière. Mais son apparition au détour de certaines pages de l’ouvrage m’a semblée trop répétée pour être simplement fortuite. Pourquoi, alors qu’il est question de la manière qu’a le réel de nous surprendre, de nous résister ou de nous être parfois scandaleusement extérieur, est-il question de champignons, et non pas de n’importe quelle autre réalité biologique ou artéfactuelle : de colchiques, de baies d’églantier, de hêtres pourpres ou de citrouilles sculptées – pour en rester aux réalités automnales ? C’est que le champignon constitue une réalité biologique tout à fait particulière : ni animal, ni végétal, il constitue un organisme doué de qualités remarquables et apparemment contradictoires.

D’abord, le champignon est divers, surprenant, insaisissable. Il peut se faire expression du hasard, de la rencontre fortuite et même de la mauvaise rencontre. Maurizio Ferraris le rappelle, en soulignant avec quelle confiance hallucinante dans le réel nous commandons des champignons au restaurant ! Mais il est aussi, à l’inverse, ce qui se lie profondément à nous et à l’ensemble des êtres vivants, ce qui nous est indissolublement proche. Nous vivons en symbiose avec les champignons : les mycètes assurent le bon fonctionnement de notre organisme tout en trouvant en nous des nutriments nécessaires à leur vie. En dehors même de la vie humaine, il en va de la configuration même de notre sol : le passage de la roche à la poussière est non seulement assuré par l’érosion météorologique, mais aussi par la pulvérisation effectuée par les champignons qui se nourrissent de la roche. La végétalisation des terres a été rendue possible par la symbiose entre les mycètes et les plantes aquatiques émergées, puis avec les premières plantes, comme les hépatiques. Les mycètes vivent en effet des sucres produits par les organismes végétaux et, en échange, pénétrant profondément dans la structure des plantes, leur fournissent des minéraux comme le phosphore. Ainsi, alors que le champignon représente pour nous l’expérience du fortuit, du surprenant, de ce que l’on trouve toujours au détour d’un chemin ou qu’il faut chercher patiemment, dans le silence et la solitude, il est aussi partout, comme un élément biologique nécessaire à toute forme de vie, une trame de fond.

On comprend donc en quoi les mycètes peuvent constituer des candidats idéaux au symbolisme philosophique, comme chez Marx où leur croissance est prise comme symbole de la spontanéité naturelle, où il est l’être anti-culturel et antihistorique par excellence. Mais précisément, pour Maurizio Ferraris, ils ne sont pas seulement des symboles. Ils sont bien ces organismes dont la réalité n’est pas supérieure à celle du philosophe qui se sert des symboles pour penser, et qu’ils rappellent même à sa mortalité. Le champignon allie les caractéristiques de l’individualité ontologique (on le cherche, on le trouve, parfois, sous un tas de feuilles, on l’identifie, on le cueille ou on le laisse, selon les cas, on le cuisine et on le goûte) et du processus lent par lequel il en vient à émerger.

Précisons le premier point : son autonomie. Ferraris énonce que, lorsque j’identifie, saisis, consomme un objet, il se produit une forme de corrélation pratico-épistémique avec lui, fait particulièrement net avec les objets artéfactuels. Identifier cette clé, m’en servir, c’est toujours aborder la clé dans une relationnalité où la clé est clé pour moi, relationnalité qui a pour autre nom intentionnalité. Mais les objets naturels ne sont pas moins concernés : identifier une pomme, en évaluer le mûrissement, la cueillir, la consommer, c’est aussi appréhender la pomme dans un réseau de sens qui la corrèle à notre subjectivité. Or, le champignon échappe quelque peu à cette tendance si spontanée de l’esprit humain. Déjà, parce qu’il se dissimule, que nous n’en voyons que le fruit, le sporophore, voire parce qu’il est inapparent, jusque dans l’air que nous respirons en ce moment et qui est chargé de spores – tout en étant perçu comme potentiellement dangereux, comme une matière à manipuler avec précaution. Ainsi, sans même entrer dans la question de l’objectalité des champignons, de la pertinence d’une telle catégorie pour désigner ce type d’organisme[4], ils nous font éprouver l’extériorité de l’objectalité de manière particulièrement vive.

Ainsi, l’exemple pris par Maurizio Ferraris du plat aux champignons commandé au restaurant doit-il être mieux analysé. Commander des champignons, c’est faire doublement confiance et admettre que le réel ne dépend pas de moi.

Manger des champignons au restaurant implique un acte exorbitant de confiance en la vérité : celui qui a ramassé les champignons en question savait (ou, sous une hypothèse funeste, croyait savoir) qu’ils n’étaient pas vénéneux, et ce savoir qui est le sien correspondait à des propriétés du monde, au fait qu’aucun de ces champignons n’était vénéneux. Cela comprend également un acte non moins exorbitant de confiance en l’humanité : des personnes que le plus souvent nous n’avons jamais vues et que nous ne verrons probablement jamais nous servent des champignons qui pourraient être vénéneux, mais qui ne le sont pas. On ne voit pas pourquoi on devrait établir une antithèse entre la solidarité du cuisinier qui ne nous empoisonne pas intentionnellement en versant du cyanure dans les champignons et l’objectivité du ramasseur de champignons qui ne se trompe pas. [5]

Ce passage intervient dans le cadre d’une critique du culturalisme dans lequel Maurizio Ferraris voit une reconduction constructiviste et actuelle de l’idéalisme transcendantal. L’enjeu est l’identification du réel avec « ce que j’en fait », qui peut être ici reconduit à l’exemple de l’acte du cuisinier, lequel peut verser du cyanure sur mon repas, par exemple, et à l’égard duquel je dois manifester une certaine confiance (ce que nous concédons tous pour peu que nous y songions, car nous faisons confiance aux cuisines des restaurants où nous allons). Pourquoi, alors, dénier au champignon lui-même ce que nous ne dénions pas au cuisinier ? Admettre que nous devons aussi faire confiance au fait que le champignon qui a été cueilli et cuisiné n’est pas vénéneux, et que toute relation épistémique à cette réalité, qu’elle soit elle-même fatale ou pas, dépend de ce principe ontologique.

Le champignon exprime l’indépendance ontologique du réel parce qu’il est ce qui, dans l’ensemble des réalités biologiques consommables, nous met par excellence à l’épreuve de ce qu’il est ou n’est pas. Cette épreuve est celle de l’extériorité, critérium de l’ontologie qu’Émergence propose de penser. S’il y a vérité, c’est donc, pour Maurizio Ferraris, dans une définition classique de l’adéquation de la chose et de l’intellect qui la pense, dans ce sens où il est nécessaire de distinguer ontologie et épistémologie, que la première implique que « quelque chose se tienne là avant nous[6] » et peut être ou ne pas être identifié, et bien identifié. Le champignon exprime parfaitement l’ensemble de ces critères : indépendance (souvent problématique), individualité, caractère surprenant, résistance, tout cela étant pourtant à notre portée, ce dans et par quoi nous vivons. Comme l’écrit Ferraris, « il y a […] un sens où la vérité pousse comme un champignon ; elle émerge justement du monde et se dirige vers ces parties du monde que nous sommes nous-mêmes. »[7] .

Il est alors intéressant de mettre cette dernière affirmation en perspective de la citation de Marx, en exergue de cet article. En un sens, il y aurait une forme de proximité : même métaphore des champignons comme individus émergeant dans le monde, dans une forme d’indépendance surprenante et déliée des réseaux de sens et d’attentes – ce que traduit l’expression « [sortir] de terre comme des champignons ». L’arrière-plan de ce texte pourrait également rapprocher les deux auteurs : Marx écrit ce texte pour engager l’opinion à considérer la pensée des philosophes, dans toute l’abstraction de leur activité, comme des manifestations de ce monde. Ce faisant, il joue de la métaphore organique de manière ambiguë : la philosophie s’infuse de l’histoire de l’humanité comme d’une sève. L’aridité des systèmes de l’idéalisme allemand lui-même en est une manifestation, quand bien même ces systèmes se sont éloignés du sens commun et de la pratique. La biologie qui sert de métaphore au matérialisme historique de Marx est bien végétale : l’histoire est un organisme dans lequel coule une substance, un principe organisateur qui irrigue aussi bien la pensée abstraite que le geste du travailleur : « le même esprit – écrit Marx – qui construit les systèmes philosophiques dans les cerveaux des philosophes construit les chemins de fer avec les bras des ouvriers ». Mais le champignon, tout organique soit-il, joue le rôle de repoussoir, car il fait exception : il est la figure du discontinu, d’un discontinu qui n’est pas celui du moment négatif et dialectisable. Sa radicalité reste individuelle et donc profondément anhistorique.

Or, Maurizio Ferraris propose justement de penser une ontologie pour faire justice à cette discontinuité. Il le fait avec cette métaphore du champignon qui n’est donc pas, si nous prenons l’ontologie de l’auteur au sérieux, seulement une métaphore, mais bien l’exemple d’un être émergent dans ce monde, un plein « morceau de réalité » : « la conscience, le savoir, les valeurs et les philosophes transcendantaux sont des morceaux de réalité […] et ils émergent de la réalité à la façon dont poussent les champignons. » [8]

Ce morcellement du réel est à la fois morcellement des individus les uns par rapport aux autres et morcellement épistémologique. Il y a la conscience du « je », qui peut éventuellement se penser comme un « je » transcendantal. Mais il y a aussi le réel depuis le champignon, dans les interactions nombreuses qu’il entretient avec d’autres individus : mycètes, roches, plantes, organismes animaux… Le renversement est total par rapport à la perspective qui était celle de Marx : assumer le discontinu, sur les plans ontologiques et épistémologiques, c’est faire jouer le biologique autrement, ne plus l’engager dans une téléologie de l’histoire, mais le réifier, voire naturaliser la pensée philosophique elle-même, laquelle n’a plus, dès lors, de privilèges par rapport à l’émergence des champignons.

Mais c’est en rester à une vision partielle sur Émergence. Il est en effet singulier qu’un tel concept naisse sous la plume d’un auteur pour qui la question de l’enregistrement, de la répétition, de la fixation, de la sédimentation soit aussi centrale. La documentalité[9], concept central chez Maurizio Ferraris, reste au cœur de cet ouvrage, dans un nouage entre sédimentation (ce que Maurizio Ferraris considère comme une ouverture sur la quadri-dimensionnalité des êtres) et synthèse où une individualité se produit, mettant en jeu le concept de norme et d’exemple de manière particulièrement vive. C’est le tour profondément leibnizien de cet ouvrage, qui, à la manière de l’auteur des Nouveaux Essais, peut-être plus que de la Monadologie, formule un complexe subtil entre continu et discontinu, et affronte le problème du passage au seuil. Or, dans cet alliage, les champignons ont aussi quelque chose à nous donner à penser. Maurizio Ferraris a plutôt insisté sur cette espèce pour son indépendance ontologique et son caractère d’individualité. Mais il y a une ambiguïté frappante chez les champignons qui nous reste à explorer : précisément, il ne s’agit pas d’individus. Le « champignon », comme nous l’appelons couramment, est le « fruit éphémère » d’un organisme que nous ne voyons généralement pas. L’individu champignon n’est que le fruit, le sporophore d’un organisme appelé « macromycète » qui est, lui-même, moins un individu qu’un réseau de filaments, une structure : le mycélium. L’individualité apparente du champignon fait fond sur un réseau dense, gigantesque et inaperçu. Des recherches récentes et très populaires en vulgarisation scientifique ont montré que les arbres communiquent entre eux par cet immense réseau sous-terrain formé par les trames de mycélium interconnecté. Ce « wood wide web »[10], comme on le nomme en biologie, fait de la forêt un écosystème où les arbres échangent des informations liées à la disponibilité des nutriments, à l’état de sècheresse du sol ou à des attaques.

On pourrait donc s’amuser et dire que, de même que pour Maurizio Ferraris l’individualité n’émerge que dans la mesure où elle se synthétise dans la trame et les strates infiniment complexes et profondes de la documentalité. Le champignon est la partie émergée et saillante, dans son autonomie formelle, d’un wide web micellaire. Or, dans sa réhabilitation du web contre les esprits chagrins qui en regrettent l’emprise, Maurizio Ferraris fait ce constat : il n’y aurait plus de sens à se penser en dehors du web. Le déplorer comme une aliénation serait « penser qu’il y aurait une humanité indemne et entière complète dès le départ, qui est transformée et déformée par l’intervention de quelque chose qui vient de l’extérieur. » [11]. Il y aurait donc lieu de penser au « wood wide web » et aux champignons forestiers. Loin de réduire l’émergence à une simple manifestation, qui ne serait pas capable de produire une théorie de l’exemplarité, l’idée du web micellaire laisse place au fait que le sporophore reste cette rencontre incertaine et potentiellement létale, qui signale le réseau et ne s’y laisse pas réduire pour nous.

Suivant donc la trace de l’amateur de champignons, nous avons frayé avec l’ouvrage de Maurizio Ferraris et son ontologie de l’individu exemplaire. Pour autant, j’aimerais aussi montrer comment l’on peut émettre à son endroit quelques réserves. Je m’en tiendrai à deux points qui se dessinent, encore, à la faveur du motif des champignons. Le premier, dans une tonalité presque nietzschéenne, a trait au fait que l’ontologie documentale de Maurizio Ferraris rend difficile à penser la possibilité de l’oubli. Dans une philosophie où tout est enregistrement, où la matière a la capacité de garder trace d’elle-même et sur elle-même, où l’émergence est fondamentalement conditionnée par la fixation et la répétition et ne peut se saisir comme synthèse que sur la base de ce processus millénaire, comment ne pas se retrouver avec un monde ontologiquement saturé ? Certes, pour Ferraris l’action et l’individu exemplaire, sont portés à reconfigurer ce sur quoi ils font corps, à placer de la discontinuité dans la masse de l’enregistré. Mais cette action même n’implique-t-elle pas effacement et non plus enregistrement, erase et non pas record ?

Filons ce commentaire en forêt : le champignon n’est pas seulement ce qui pourvoit la vie par des phénomènes variés de symbiose, il est aussi l’expression biologique d’un processus tout aussi nécessaire, à savoir la décomposition des corps morts. Comme le souligne John Cage, dont la voix était la troisième placée en exergue de ce texte, sans champignons, le monde serait plein, il serait une décharge de corps morts. Il nous rapporte à ce sujet une anecdote amusante. Une dame de Philadelphie lui demanda en effet : « Quelle explication donnez-vous au symbolisme de la mort du Bouddha ? Le Bouddha meurt en mangeant un champignon. » Cage se fait alors cette réflexion : « les champignons poussent le plus vigoureusement à l’automne, la saison de la destruction et la fonction de beaucoup de champignons est de mener à bien le processus de décomposition des corps mots ». « J’ai lu quelque part – écrit Cage – que le monde serait un impossible tas de vieux déchets s’il n’y avait pas les champignons et leur capacité à s’en débarrasser ». Le compositeur mycologue répond ainsi à la dame : « la fonction des champignons est de débarrasser le monde des vieux déchets. Le Bouddha est mort de mort naturelle. » [12]

Mon deuxième point de critique porterait sur la charge ontologique de cette pensée. Contester le privilège de la subjectivité transcendantale et de son avatar contemporain, le constructivisme ou culturalisme, quel que soit le nom que Maurizio Ferraris lui donne, conduit à un renversement problématique. Le risque est de faire porter une charge aux individus non humains qui n’est peut-être que le reflet de ce que l’on avait d’abord chargé dans le sujet de la conscience. Adorno mettait en garde contre un tel fétichisme, en écrivant dans la Dialectique négative : « la pensée critique ne voudrait pas faire monter l’objet sur le trône laissé vacant par le sujet, sur lequel l’objet ne serait qu’une idole, elle voudrait au contraire éliminer la hiérarchie. »[13] . Élimine-t-on la hiérarchie lorsque l’on fait de la « conscience », du « savoir », des « valeurs » et des « philosophes », même « transcendantaux » des équivalents ontologiques de « l’électricité », de la « photosynthèse », de la « digestion »… et même des « champignons » ? Ce geste de mise à plat ontologique fait, n’y a-t-il pas le risque de fétichiser le grand réel, morcelé en autant de réalités, et surtout le processus par lequel il s’enregistre ? Aussi, il n’est peut-être pas étonnant que Maurizio Ferraris en revienne à plusieurs reprises à Bergson. Se référant à l’auteur de Matière et mémoire pour le processus vital qu’il se charge de penser, et se démarquant de la position spiritualiste qui est la sienne, l’auteur d’Émergence est peut-être, aussi, guetté par une forme de métaphysique. Car il ne s’agit pas simplement d’ontologie, de cartographier les individus à la fois émergeants et inscrits face auquel le philosophe est un individu également émergeant et inscrit, mais de tracer un sillon qui emporte l’ensemble du réel, du Big Bang au web. Ce récit, aux accents parodiques certes assumés, ne laisse pas d’être, justement, le récit d’une subjectivité qui fait sa propre critique. Et il porte, dans une symétrie inversée, la trace des grands récits philosophiques de la subjectivité Aussi, le récit millénaire d’Émergence, en coordonnant astronomie, biologie, philosophie, théorie de la communication, histoire, éthique et politique, n’échappe-t-il peut-être pas à l’ordre du thos dont parle l’auteur, et à un holisme qui ne manque pas de gêner dans le contexte d’une philosophie réaliste.

On n’en remarque pas moins une cohérence très forte entre la position de Maurizio Ferraris et les propositions d’un certain nombre d’auteurs du champ de la philosophie actuelle – que l’on pense aux travaux actuels d’Emanuele Coccia sur la vie des plantes ou d’Eduardo Kohn pour qui les forêts pensent[14], où tout se joue dans un nouage entre ontologie, biologie et, in fine, écologie. Ferraris le remarque lui-même clairement : « ce n’est pas un hasard si l’ontologie s’est ouverte à l’écologie » [15]. Mais il se joue aussi une alliance renouvelée entre science et philosophie, où s’associent les arts, alliance au cœur du projet esthétique tel qu’il a été formulé par Goethe ou par Baumgarten. C’est pourquoi j’en reviendrai à l’esthétique, en engageant une réflexion sur ce que l’ontologie de Maurizio Ferraris peut retirer d’une mise en résonance avec la pensée musicale et mycologique de John Cage.

Cage est aussi bien mycologue que musicien. Il ne hiérarchise pas ces deux activités et aime même cultiver une forme de séparation entre elles. Il est l’auteur d’un guide très sérieux sur les champignons de la Nouvelle-Angleterre. Interrogé à un télécrochet italien, il fut capable de citer dans l’ordre alphabétique les 24 appellations de l’Agaricus bisporusrecensées par Atkinson dans son guide des champignons américains. Pour autant, il y a bien une connivence ou plutôt une utilité qui se noue entre ces deux sphères de la vie de Cage. « J’en suis arrivé à la conclusion que l’on peut apprendre beaucoup sur la musique en se consacrant aux champignons » [16], déclare-t-il. Déjà parce que le principe de la musique de Cage consiste à aller à la rencontre de chaque son comme à la cueillette : il s’agit de sortir de la hiérarchie des sons héritées de la tradition musicale occidentale et, surtout, de ne pas projeter sur eux le poids de notre intention musicale comme de notre expressivité égotique. La cueillette des champignons est dès lors à l’image des opérations de hasard par lesquelles l’auteur, puisant dans les pages du Yi Jing[17], organise ses événements musicaux. Il n’est donc pas étonnant que le Livre des champignons[18] que Cage publie avec l’illustrateur Lois Long et le botaniste Alexander Smith fasse figurer, auprès de planches naturalistes, des mésostiches issus de telles opérations de hasard. Pour autant, là où le champignon, souligne Cage, n’est pas toujours bon, ni comestible (une de ses cueillettes a d’ailleurs fini par l’empoisonnement assez grave de ses invités), tous les sons sont acceptables, du moins dois-je apprendre à éprouver une forme d’acceptation à leur égard. Le motif des champignons est ici révélateur de cette disponibilité à l’égard des sons, disponibilité qui semble les trouver plutôt que les composer.

Mais l’émergence des événements musicaux n’est pas un hasard chaotique. Elle peut se produire par l’inscription de la pratique musicale dans la répétition scrupuleuse de procédures, par le respect d’une partition ultra déterminée. Respecter les sons, c’est ne pas les livrer aux caprices de nos désirs musicaux, sortir le processus artistique de l’expression du sujet. Endosser l’objectivité d’un processus fixé, accepter de ne pas s’accorder aux autres selon nos principes d’harmonie mais suivre presque aveuglément une procédure est ce qui permet à l’événement musical d’avoir lieu, jusqu’au point où il s’agira de ne plus réellement intervenir, sinon par la non-intervention elle-même. Le respect de la norme, son acceptation comme ce à quoi je me soumets, sans révolte mais avec diligence, est paradoxalement ce par quoi quelque chose d’autre peut surgir de ce que nous faisons.

Encore faut-il s’entendre sur le sens des règles que l’on se fixe : elles ne sont pas celles du monde de la musique, elles ne participent pas vraiment d’une théorie musicale repérable, elles relèvent de la cartographie, du jeu typographique, de la mise en page… Elles nous disent, enfin, que l’on peut voir en Cage un musicien réaliste en un sens très virulent. C’est la norme elle-même qui paraît extérieure et qui, par cette extériorité, fait surgir quelque chose comme un son, un événement sonore qui est irréductiblement singulier et, par là même, précieux. Aussi Cage peut-il affirmer qu’il n’est pas plus intéressé par la relation entre les champignons et les sons que par la relation des sons entre eux. D’où l’attachement de Cage au haïku de Basho cité en introduction : il y a l’arbre, le champignon, la feuille qui colle au champignon. Tout cela est à la fois résolument présent, densément là, et, en même temps, chaque chose est absolument ignorante des autres termes de cette triade. Le poème est leur relation. Mais pour que la relation poétique du haïku surgisse, il est nécessaire de rompre d’abord les rapports entre les objets que nous percevons d’abord comme reliés. D’où la difficulté de trouver une traduction adéquate : la forme du haïku autorise cet état de non-liaison qui en autorise d’autres, ce que traduit finalement assez bien, malgré l’hilarité qu’elle déclenche, la proposition et exclamation finale : « quelle feuille ? Quel champignon ? » [19]. Délier, désorienter, défaire les ancrages causaux, les identifications : il faut que le champignon soit tranquillement indifférent à la feuille qui lui colle dessus pour que le haïku surgisse. C’est cette tranquillité – pourtant pleine de sons – que vise Cage.

Je ne sais pas si Maurizio Ferraris trouverait dans cette esthétique – si elle peut encore porter un tel nom – matière à penser. Nul doute que son application politique, résolument anarchiste, lui poserait problème. Elle invite cependant à penser une dernière charge critique : pour Maurizio Ferraris, la « décision [du héros] émerge d’habitudes, de traditions, de normes » [20]. Ce type d’émergence patiente est cependant problématique quant aux types de normes que le héros reconnaît comme prégnantes, dans la foule de normes et de traditions dans lesquelles nos vies s’inscrivent.

L’hiver est pour les champignons, comme pour la musique, une fort triste saison. C’est seulement dans les grottes et dans les maisons où les questions de température et d’humidité, et dans les salles de concert où les questions d’administration et de location sont sous surveillance constante, que les formes vulgaires et reconnues prospèrent.[21]

Tous les champignons ne sont donc pas bons à cueillir. Certains sont insipides, d’autres sont dangereux. Aussi l’action exemplaire – d’abord, et modestement, celle des artistes –, serait-elle de savoir dans quel contexte, par rapport à quelles normes, l’on peut tâcher de faire émerger son action.

 

[1] Karl Marx et Friedrich Engels, Sur la religion, tr. fr. Gilbert Badia, Pierre Bange et Émile Bottigelli, Paris, Éditions Sociales, 1960, p. 24 ; voir le texte allemand dans MEW t. I, Dietz, Berlin, 1958, p. 97.

[2] Maurizio Ferraris, Émergence, tr. fr. Sabine Plaud, Paris, Cerf, coll. « Passages », 2018, p. 10.

[3] Un enregistrement de cette conférence donnée par John Cage à l’université de Harvard est disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=XNzVQ8wRCB0

Pour une transcription, voir John Cage, Charles Eliot Norton Lectures, I-IV (1988-1989), Harvard University Press, 1990.

[4] Le champignon serait, nous le verrons, bon candidat pour la catégorie de ce que Timothy Morton nomme les « hyperobjets » et dont il remplit les principaux critères : viscosité (« ils “collent” aux êtres auxquels ils sont associés »), non-localité, temporalité hétérogène à l’échelle humaine, invisibilité partielle et manifestation par inter-objectivité. Voir Timothy Morton, « Hyperobjets », tr. fr. Laurent Bury, Multitudes, vol. 72, no 3, 2018, p. 109-116 et Timothy Morton, Hyperobjects. Philosophy and Ecology after the End of the World, London/Minneapolis, University of Minnesota Press, coll. « Posthumanities », 2013.

[5] Maurizio Ferraris, Émergence, op. cit., p. 138.

[6] Maurizio Ferraris, Émergence, op. cit., p. 56.

[7] Ibid., p. 139.

[8] Ibid., p. 10.

[9] Voir Maurizio Ferraris, Documentalité. Pourquoi il est nécessaire de laisser des traces, tr. fr. Sabine Plaud, Paris, Cerf, coll. « Passages », 2021.

[10] La vulgarisation de la théorie du « wood wide web », énoncée depuis une vingtaine d’année en biologie végétale, s’est faite notamment via l’ouvrage de Peter Wohlleben, La vie secrète des arbres, paru aux éditions Les Arènes en 2017. Pour une approche scientifique, voir notamment Suzanne Simard, David A. Perry, Melanie D. Jones et David D. Myrold, “Net transfer of carbon between ectomycorrhizal tree species in the field”, Nature, vol. 388, no 6642,‎ 1997, p. 579-582 ; Suzanne Simard et Daniel M. Durall, “Mycorrhizal networks: a review of their extent, function, and importance”, Canadian Journal of Botany, vol. 82, no 8, 2004, p. 11401165 ; Zdenka Babikova, Lucy Gilbert, Toby J.A. Bruce, Michael Birkett, John C. Caulfield, Christine Woodcock, John A. Pickett et David Johnson, “Underground signals carried through common mycelial networks warn neighbouring plants of aphid attack”, Ecology Letters, vol. 16, no 7, 2013, p. 835-843.

[11] Maurizio Ferraris, Émergence, op. cit., p. 145.

[12] John Cage, « Varèse », dans Silence. Conférences et écrits, tr. fr. Vincent Barras, Genève, Héros- Limite, 2003, p. 85.

[13] Theodor W. Adorno, Dialectique négative, tr. fr. Gérard Coffin, Joëlle Masson, Olivier Masson, Alain Renaut et Dagmar Trousson, Paris, Payol, coll. « Critique de la politique », 1978, p. 144.

[14] Voir Emanuele Coccia, La vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Paris, Payot & Rivages, coll. « Bibliothèque Rivages », 2016 et Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de lhumain, tr. fr. Grégory Delaplace, Bruxelles, Zones sensibles, 2017.

[15] Maurizio Ferraris, Émergence, op. cit., p. 77.

[16] John Cage, « Manuel de l’amateur de musique », in Silence, Conférences et écrits, op. cit., p. 286.

[17] Le Yi Jing ou Livre des changements est un traité de divination chinois écrit à l’époque des Zhou.

[18] John Cage, Le livre des champignons, tr. fr. Pierre Lartigue, Marseille, Ryôan-ji, 1983.

[19] John Cage, Norton Lectures, op. cit., notre traduction.

[20] Maurizio Ferraris, Émergence, op. cit., p. 172.

[21] John Cage, Silence. Discours et écrits, op.cit., p. 286.

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