2024Recensionsune

Compte-rendu critique – Le Pacte fédératif. Essai sur la constitution de la fédération et sur l’Union Européenne

Print Friendly, PDF & Email

La nature de la Fédération : ontologie et caractéristiques normatives

Nathanaël Colin-Jaeger est postdoctorant à l’American University of Paris. Sa thèse de doctorat en Philosophie Politique portait sur la théorie politique et juridique néolibérale. Plus récemment, il travaille sur les relations entre pluralisme, complexité, et démocratie, notamment au sein de l’Union Européenne.

Olivier Beaud, Le Pacte fédératif. Essai sur la constitution de la fédération et sur l’Union Européenne, Paris, Dalloz, Institut Villey, 2023.

L’ouvrage est disponible ici.

Résumé :

Dans Le Pacte fédératif, Olivier Beaud perpétue son travail amorcé dans sa Théorie de la fédération (Puf, 2007), et développe une analyse systématique du moment constitutif de la fédération comme entité politique particulière, se démarquant à la fois de l’Etat Unitaire et de la confédération d’Etats. Cet ouvrage permet ainsi de considérer la Fédération comme catégorie politique et institutionnelle spécifique, caractérisée par ses propres enjeux et problèmes. Dans l’ultime chapitre, l’auteur consacre une analyse spécifique à l’Union Européenne. Dans cet article, je restitue, dans un premier temps, les principaux moments et apports de l’ouvrage d’Olivier Beaud. Dans un second temps, je travaille les implications philosophiques potentielles de sa compréhension de la Fédération comme entité tierce. En particulier, je mets en avant les caractéristiques normatives et instrumentales d’une Fédération laissant une autonomie importante aux territoires fédérés, et montre comment cette compréhension fait apparaître de nouveaux problèmes pour une théorie politique de la Fédération.

Mots-clefs : Fédéralisme, Constitution, Union Européenne, Concurrence institutionnelle

Abstract:

In Le Pacte fédératif, Olivier Beaud continues the work started in his Théorie de la fédération (Puf, 2007), and develops a systematic analysis of the constitutive moment of the federation as a particular political entity, distinct from both the unitary state and the confederation of states. This work thus enables us to consider the Federation as a specific political and institutional category, characterized by its very own issues and problems. In the final chapter, the author devotes a specific analysis to the European Union. In this article, I begin by outlining the main points and contributions of Olivier Beaud’s book. Secondly, I explore the potential philosophical implications of his understanding of the Federation as a specific entity. I highlight the normative and instrumental characteristics of a federation that leaves a great deal of autonomy to the federated territories and show how this understanding raises new problems for a political theory of the federation.

Keywords: Federalism, Constitution, European Union, Institutional competition


Introduction

Les théories traditionnelles de la légitimité politique nous offrent une vision spécifique de la justification de l’autorité territoriale : les individus composants une société doivent consentir à l’institution d’un souverain, au sein d’un territoire unifié [1][2]. Notre monde politique contemporain comprend cependant quelques bizarreries vis-à-vis du bestiaire philosophique hérité de ces conceptions. Certaines entités politiques ont émergé, et nous poussent à retravailler nos concepts juridico-politiques fondant l’autorité territoriale, au premier rang desquelles l’Union Européenne, qui donne sa raison d’être à l’ouvrage discuté dans cet article.

La question centrale qui motive le dernier ouvrage d’Olivier Beaud, Le Pacte fédératif, se situe dans la continuité de ces constats[3], et peut se formuler de la manière suivante : comment penser l’existence de ces entités politiques particulières, qui ne correspondent ni à un Etat unitaire et souverain, ni à une confédération d’Etats unis par le droit international, ni, enfin, à un Empire, caractérisé par la domination d’un centre autoritaire sur une multiplicité d’Etats vassalisés ? On peut ainsi décrire le projet de cet ouvrage comme une « ontologie du fédéralisme » (p. 26), qui nous mène, au fil d’une réflexion dense, à la question de savoir si l’Union Européenne est une Fédération[4].

Il faut tout d’abord souligner la difficulté de la tâche, qui a pu être décrite comme impensable[5], particulièrement en France, au sein de laquelle on trouve une « répulsion, presque atavique, des Français envers le fédéralisme » (p. 468). En effet, la Fédération est sans cesse ou bien rabattue sur une souveraineté unitaire – comme l’indiquent les critiques de l’Union Européenne voyant dans cette entité une nouvelle forme d’Empire, ou encore la défense d’un Etat fédéral compris comme un Etat central européen – ou bien sur l’idée d’une confédération d’Etats indépendants et souverains. D’une manière ou d’une autre, la souveraineté unitaire semble devoir demeurer la brique conceptuelle essentielle de l’analyse des organisations politiques. À ce titre, Le Pacte fédératif accomplit une double contribution notable : d’une part, établir la nécessité de dépasser cette opposition ; et, d’autre part, développer clairement les particularités du pacte fédératif, le moment de constitution de la Fédération. Ce travail d’ampleur est fondé sur une connaissance précise et savante de la littérature juridique, historique et philosophique, relative aux expériences fédératives de la Suisse, Allemande, des Etats-Unis, ou encore du Canada et de l’Australie. L’ouvrage se taille donc une place de choix dans la littérature sur le fédéralisme, particulièrement en France, et participe d’un renouveau mondial, depuis plusieurs années, de la réflexion philosophique, juridique et politique sur le fédéralisme, en centrant sa réflexion sur le pacte fédératif[6].

L’ouvrage est composé de cinq parties allant des questions les plus théoriques (la constitution d’une nouvelle entité politique, dans la première partie) aux problèmes plus appliqués (l’Union Européenne est-elle une fédération ? dans la cinquième partie), en passant par des analyses sur le pacte fédératif comme constitution (deuxième partie), sur le contenu de ce pacte (dans la troisième partie), tout en faisant droit aux questions fondamentales de la révision du pacte et de la sécession (quatrième partie). Je restituerai les arguments principaux dans un premier temps et, dans un second temps, je développerai différentes manières de s’approprier philosophiquement les contributions de cet ouvrage. En particulier, j’insisterai sur deux extensions normatives du propos : (i) un argument, philosophique, en faveur des organisations fédéralistes par opposition aux modèles unitaires et confédératifs, notamment en situation de pluralisme ; (ii) un second argument instrumental, mettant en avant les caractéristiques bénéfiques de sociétés fédéralistes du fait de la concurrence institutionnelle permise par la fragmentation de la souveraineté. Ces deux arguments militent pour une reconnaissance de la Fédération comme entité politique particulière.

I. Les apports de l’ouvrage et les principales thèses

La première partie de l’ouvrage s’intéresse à l’émergence de cette nouvelle entité qu’est la Fédération et à la manière dont elle apparaît, grâce au pacte fédératif. Il s’agit donc d’étudier la spécificité du pacte fédératif comme pacte constituant distinct de la constitution d’un Etat unitaire (p. 45). D’où vient, dans une fédération, le pouvoir de créer une constitution, alors même qu’il n’est pas possible d’en référer à un peuple unifié ? Cette  partie soutient que le pacte fédératif consiste dans l’expression d’une auto-détermination politique des Etats membres. Le concept de liberté d’association (ou liberté fédérative) joue ici un rôle majeur, puisqu’il explique la capacité des Etats à se rassembler pour donner naissance à une fédération, de « s’unir volontairement avec d’autres entités pour former un nouveau corps politique dans lequel elles vont immanquablement perdre une partie de leur liberté de décisions » (p. 93). Ceci exclut donc l’hétéro-détermination de l’association, par exemple l’imposition d’une union à certains Etats, comme cela a été le cas dans l’Europe napoléonienne. Les Etats-membres conservent ainsi une existence en tant que tels au sein de la Fédération.

Le problème est analogue à celui de la formation d’un Etat unitaire à partir d’individus distincts, qui doivent consentir à l’unanimité à l’érection d’un nouveau pouvoir. Cependant, dans le cas fédératif, l’association ne se produit, a priori, pas par nécessité mais par la recherche d’un avantage. Contrairement au contrat, qui est philosophiquement établi au moyen de fictions hypothétiques, l’ouvrage étudie les moments fédératifs de diverses fédérations – Suisse, Allemande et États-Unienne, notamment – pour montrer les modalités de ce consentement à l’association, par le biais de représentants des communautés qui s’associent. Dans ce cadre, l’auteur consacre des développements intéressants à la manière dont certains moments fédératifs contournent la règle de l’unanimité, ou encore sur l’opposition entre une règle de vote à la majorité et la règle théorique de l’unanimité dans le pacte fédératif.

Ces différentes analyses font apparaître une caractéristique particulière des fédérations, à savoir l’existence d’une pluralité de pouvoirs constituants, se trouvant à la fois au niveau de la Fédération et au niveau des membres fédérés (ou « Etats-monades »), comme l’illustrent les cas Américain et Suisse. Cela signifie également que le « peuple fédéral n’a pas d’unité naturelle, immédiatement saisissable » (p. 149), puisque les individus d’une fédération appartiennent, littéralement, à des Etats différents. En dernier lieu, une Fédération peut donc être multinationale, plutôt que composée d’un peuple unifié, qui est davantage le signe d’une étatisation croissante (et donc d’une unitarisation de la fédération) (p. 151). La souveraineté, au sein d’une fédération, est toujours duale, appartenant à la fois à la fédération en tant que tout et aux Etats fédérés en tant que parties, ce qui explique pourquoi il faut mettre entre parenthèses ce concept (qui a été forgé pour penser les Etats unitaires), pour penser l’existence de la fédération. Le moment du pacte fédératif montre ainsi que les différents Etats-monades dirigent la procédure constituante.

La seconde partie de l’ouvrage défend une thèse particulière, à savoir que le résultat de ce pacte fédératif ne correspond pas aux catégories juridiques classiques de constitution ou de contrat. La constitution d’un état unitaire introduit, en effet, une souveraineté unique, alors que le contrat de droit privé implique que les parties demeurent extérieures à ce qui est contracté. Face à ces deux options insatisfaisantes, Olivier Beaud invite à explorer une « tierce voie » (p. 159), selon laquelle le pacte fédératif est un hybride, entre constitution et contrat, puisque la nature contractuelle de l’accord marque l’origine du pacte (les parties négocient un accord) et celui-ci aboutit bien à une forme constitutionnelle s’imposant à tous et générant une nouvelle entité. Ainsi, le pacte fédératif possède un contenu existentiel et matériel, c’est-à-dire la nécessité pour les différentes parties (les Etats-monades) de prêter serment à l’ensemble ainsi généré, sans pour autant s’abolir comme entités politiques relativement autonomes à l’intérieur du pacte. Ceci suppose que s’éprouve la fiabilité des différentes parties du pacte, de manière que celui-ci puisse être promulgué, notamment par un des serments mutuels d’aide et de protection (p. 230).

Une fois traitées ces questions ontologiques et définitionnelles relatives au pacte fédératif, l’ouvrage se tourne vers le contenu de tels pactes dans sa troisième partie. Deux fonctions principales sont étudiées : la clause d’assistance mutuelle entre Etats confédérés, et le partage des compétences (ou pouvoir) entre Fédération et états confédérés. Ici encore, l’ouvrage travaille sur plusieurs cas concrets, aux premiers rangs desquels la Confédération Helvétique. L’exposé est passionnant et révèle les contours minimaux de toute association fédérale : la paix entre entités territoriales distinctes, garantie par un arbitrage fédéral et l’interdiction d’en venir aux armes à la suite d’un conflit, et la prospérité des différentes parties, qui ont donc un intérêt, comme dans un contrat de droit privé, à l’union (malgré une perte de souveraineté). Les clauses de secours mutuel et d’arbitrage des différends se distinguent nettement de toute constitution unitaire, puisqu’elles montrent bien la persistance des Etats-monades au sein de la Fédération ainsi constituée. La question de la répartition des compétences est l’occasion de montrer que les pouvoirs des parties ne résultent pas d’une concession de l’Etat fédéral (qui aurait la primauté), pas plus que les compétences fédérales ne sont le fruit d’une délégation des Etats fédérés, mais bien que la distribution des compétences est le fruit du pacte fédératif lui-même. En effet, la conception habituelle de la répartition des compétences demeure stato-centrée, puisqu’il s’agit de partir de l’existence d’un Etat – y compris fédéral – pour saisir la délégation du pouvoir. L’analyse conduite montre bien comment le pacte fédératif institue la répartition, en générant une autorité de contrôle visant à s’assurer que le pouvoir est réparti. En cela, la répartition est égalitaire puisqu’elle s’impose à la fois à l’Etat fédéral et aux Etats fédérés.

Cette partie est également l’occasion d’un développement original, dans le chapitre 10, sur le droit des Etats fédérés de passer des accords, en dehors de toute décision fédérale. Il est ainsi possible, dans une Fédération, que les Etats fédérés contractent entre eux sur des questions particulières. Cela est important pour saisir la spécificité du pacte fédératif et ne pas penser la relation entre la Fédération et ses membres comme une relation imposant des « prohibitions diverses » mais, au contraire, comme « autorisant ces conventions ou traités entre Etats fédérés ». En somme, la Fédération ne réintroduit pas une hiérarchie de la souveraineté, mais est également un espace potentiel de coopération entre les parties de la Fédération (pp. 368-369).

Une fois le pacte scellé, les Etats-membres ne sont pas pour autant condamnés à accepter son contenu ad vitam aeternam. La quatrième partie étudie deux implications nécessaires de l’établissement d’un pacte : les modalités de sa révision, ainsi que les possibilités de sécession. Il est, en effet, évident que les vicissitudes de l’histoire mettent à mal les constitutions, y compris les plus robustes et les mieux pensées. L’histoire de chaque constitution est aussi celle de l’histoire des conflits autour de son interprétation, comme le montre le cas américain. La plupart des constitutions fédérales autorisent donc des amendements ou des révisions constitutionnelles. Celles-ci sont exigeantes, puisqu’il faut idéalement atteindre l’unanimité, comme pour l’établissement du pacte. En pratique une supermajorité peut suffire, ce qui implique tout de même une rigidité constitutionnelle importante (p. 385). Sur ce point, les fédérations ne sont cependant pas plus mal loties que les autres organisations politiques. La particularité des fédérations est cependant de fonctionner avec une majorité composite, puisqu’il peut s’agir à la fois d’une majorité d’Etats fédérés ou bien d’une majorité de la population de la Fédération, ou encore d’un recoupement des deux.  Ceci pointe vers le fait qu’il existe une tension potentielle entre fédéralisme et démocratie, puisque ce qui importe avant tout au sein d’une Fédération est la voix des Etats membres, plutôt que la voix d’une majorité des citoyens. Les membres de la Fédération sont des territoires relativement autonomes, et non uniquement des individus.

Le chapitre 12 de cette quatrième partie explore le cas des sécessions. Si, comme Olivier Beaud le défend, la liberté d’association est au cœur du pacte fédératif, alors cette même liberté qui implique la possibilité de s’associer, doit aussi permettre la liberté de se dissocier (comme le concept de mariage implique celui de divorce). L’auteur avance, dans ce chapitre, que la sécession ne peut pas être prohibée mais qu’elle n’est pas non plus autorisée. La prohibition n’est conceptuellement pas possible car les Etats fédérés persistent à conserver, en dernier recours, une option de retrait de l’entité qu’ils ont participé à créer, du fait même de la part d’autonomie et d’auto-détermination qui leur est conservée. Pour autant, la sécession est extrêmement rarement explicitement autorisée. Ceci s’explique pour des raisons de stabilité : autoriser la sécession de certaines parties de la Fédération implique ainsi une dissolution potentielle de l’ordre politique, si bien que la sécession est possible, sans pour autant que cela dût être explicité. Tout se passe dans le « silence des textes » (p. 434).

C’est après ces longs détours théoriques et historiques que nous revenons, au sein de la cinquième section, à la question qui motive l’ouvrage, et qui apparaît dans son titre : l’Union européenne est-elle une Fédération ? (p. 464).

Cette partie offre un résumé de l’histoire constitutionnelle européenne et des différentes étapes de l’intégration européenne, informée de la littérature « européiste », développée principalement en sciences politiques, droit et philosophie. La question qui est explicitement posée est la suivante : est-ce que les différents traités européens peuvent faire office de pacte fédératif ? (p. 487). La réponse est nuancée. Les traités européens, comme le traité de Maastricht ou de Lisbonne, possèdent bien des similarités avec le pacte fédératif, introduisant notamment une souveraineté duale, promouvant une forme d’unité dans la diversité des peuples, et répartissant les compétences entre Etats et Institutions européennes avec le Traité de Lisbonne. De la même façon, on retrouve bien la promulgation d’une citoyenneté européenne commune, à l’instar de l’égalité juridique promulguée entre les citoyens des cantons en Suisse. Il est donc indéniable qu’il « existe une série de similitudes » entre les traités européens et le concept idéal-typique de pacte fédératif (p. 508).

Pour autant, la thèse d’Olivier Beaud est qu’il n’est pas, par opposition avec d’autres travaux récents, possible de parler de pacte fédératif (p. 526)[7]. On trouve bien dans les préambules des traités européens des références aux valeurs de l’Europe ou encore à l’unité de « plus en plus étroite » (p. 537) entre les différents pays. Cependant, la nature de l’unité n’est pas réellement précisée, si bien que cette union est essentiellement – par le biais du marché unique et de l’union monétaire – économique. De même, la référence à des valeurs substantielles communes place au second plan l’union politique, alors même que ce qui importe avant tout dans une Fédération n’est pas l’unanimité des parties sur les valeurs, mais l’accord des membres sur une forme politique. Le constat est sévère, mais se veut réaliste : « les auteurs du traité de Lisbonne mettent au premier plan de la finalité de l’UE la constitution d’un club de démocraties, alors qu’ils n’ont même pas réussi à se mettre d’accord pour établir une Fédération, c’est-à-dire une communauté politique » (p. 550).

Enfin et surtout, le caractère fédéral de l’UE est grevé par des défauts structurels ou des manques de solidarité. Tout d’abord, la plupart des traités autorisent certains pays à opt-out, c’est-à-dire de se retirer, de certaines mesures, construisant une Europe à plusieurs vitesses. La Grande-Bretagne et le Danemark ont ainsi régulièrement négocié ces clauses pour obtenir des dérogations à la législation européenne. Ensuite et surtout, l’Union ne réalise pas l’un des buts fondamentaux d’une Fédération, à savoir la promesse d’une sécurité commune. On cherche ainsi en vain une clause de secours mutuel fédératif dans les traités européens (p. 575). Mutatis mutandis, l’UE ne semble qu’avoir accompli un pacte fédératif incomplet.

II. Vers une philosophie politique de l’organisation fédéraliste ?

Quel est l’intérêt de ces analyses pour la philosophie ? Peuvent-ils permettre de contribuer à la discussion philosophique sur le fédéralisme ?

On trouvera difficilement des réponses explicites à ces questions dans le livre. Olivier Beaud a en effet écrit un texte de théorie du droit, et non un traité de théorie politique. On pourrait regretter ici ou là, que certains problèmes philosophiques ne soient pas explicitement cités. La littérature philosophique sur la sécession, par exemple, aurait fourni un matériel à-propos.[8]

Ces remarques qui précèdent constituent moins des critiques que des regrets. Il serait injuste de reprocher à ce livre ce qu’il ne prétend faire. Je me concentrerai sur deux manières d’utiliser ce travail au sein d’une entreprise de philosophie politique, qui participent toutes deux d’une réponse à ce que je perçois comme le problème principal de la Fédération, à savoir sa nature politique particulière, qui implique une autonomie des parties tout en étant caractérisée par un Etat fédéral[9]. Tout d’abord, il s’agit de montrer en quoi la Fédération, et notamment le moment du pacte fédératif, constitue une alternative désirable aux modèles unitaires (comme l’Etat souverain ou l’Empire) ou séparatistes (comme la confédération) en préservant la liberté des parties et en renforçant la liberté des individus au sein de ces parties, tout en s’accommodant du pluralisme politique, axiologique ou culturel caractéristique des sociétés contemporaines. Je cherche donc à établir une justification normative de la Fédération comme entité politique sui generis. Je propose donc une théorie évitant l’ornière, en philosophie politique, qui consiste à opposer une perspective cosmopolitique mondiale, d’après laquelle un Etat mondial devrait apparaître, et la reconnaissance indépassable des Etats et de leur souveraineté. Dans les deux cas, mes arguments se comprennent comme une défense d’une forme politique fédérale devant aussi bien limiter la tendance centralisatrice au sein de la Fédération qu’éviter le repliement sur les Etats-Nations souverains. In fine, cela conduit à proposer un modèle de ce que doit être une fédération normativement désirable, et le chemin que devrait suivre l’Union Européenne[10]. En effet, même si l’analyse d’Olivier Beaud conduit à refuser le statut actuel de Fédération à l’Union Européenne, puisque les conditions du pacte ne sont pas réunies, il me semble qu’elle fournit, en creux, les clefs d’élaboration d’un modèle normatif. Ceci nous mène sur la voie d’une théorie politique des institutions fédératives comme continuation de la philosophie politique, qui a trop longtemps été laissée de côté, comme le note Margaret Moore[11].

1. Les caractéristiques normatives de la nature tierce de la Fédération, contre l’Etat souverain et l’Empire

Premièrement, le lecteur nourri de philosophie politique ne peut s’empêcher d’être frappé par le parallèle entre le processus du pacte fédératif et la justification de l’autorité d’où émerge l’Etat dans la tradition du contrat social. En effet, les Etats-monades consentent, lors du pacte fédératif, à l’émergence d’une autorité nouvelle à laquelle ils sacrifient une partie de leur souveraineté. Le paradoxe qui intéresse Beaud, à savoir cela de l’auto-limitation de la nature des prérogatives des Etats, est analogue à celui qui intéresse les théoriciens du contrat social lors du passage de l’état de nature à l’état civil. La particularité est que le pacte fédératif sacrifie partiellement la souveraineté des Etats-monades au profit d’une entité fédérale nouvelle, sans pour autant l’abolir complètement. On retrouve un modèle correspondant davantage au contractualisme lockéen qu’à ceux de Hobbes, Rousseau ou Kant, chez qui l’apparition de l’Etat civil abolit les libertés naturelles des individus. La question qui se pose relativement à l’établissement du pacte fédératif – de manière analogue à l’émergence d’une autorité politique – est la nécessité de passer, pour les Etats, d’une situation unitaire à une Fédération. Le narratif ne peut être similaire à celui des contractualismes : il n’y a pas de nécessité conceptuelle à l’émergence d’une Fédération, puisque les droits de propriétés et la garantie de la sécurité peuvent être établis dans chaque Etat particulier[12]. Par ailleurs, si le même argument pouvait valoir, un Etat cosmopolitique se trouverait justifié, plutôt qu’une Fédération conservant l’autonomie des parties.

Les arguments traditionnels ne peuvent donc pas justifier philosophiquement l’émergence d’une autorité fédérale : ni la garantie d’une sécurité publique protégeant les individus de la mort violente (Hobbes), ni la garantie de la propriété et l’établissement d’une justice publique (Locke), ni, encore, le fait de surmonter les problèmes d’établissement des droits de propriété et d’interprétation de la justice (Kant). Quelles raisons peuvent justifier l’émergence de tels ordres, de manière à rendre une fédéralisation d’Etats souhaitable[13] ? Comment justifier le pacte fédératif autrement que par sa condition de possibilité, nécessaire mais non suffisante, à savoir la capacité d’autodétermination des territoires et la liberté d’association qui en est corrélative ?

L’histoire des théories fédéralistes nous offre plusieurs justifications normatives, développées par Madison, Hamilton et Jay, Tocqueville ou encore Mill, et ayant plusieurs échos contemporains[14]. Tout d’abord, le fédéralisme permet de protéger la liberté, en faisant jouer l’opposition entre les territoires fédérés et l’Etat fédéral. La possibilité d’un contre-pouvoir local correspond ainsi à une protection supplémentaire pour les libertés individuelles. Cet argument est notamment développé par Madison. Ensuite, le caractère décentralisé du fédéralisme – ou plutôt son caractère polycentrique – promeut une participation des individus accrue, puisque les individus s’identifient à un territoire particulier. On retrouve cet argument chez Tocqueville[15]. Enfin, Mill souligne que des territoires limités permettent au citoyen une plus grande influence politique, ce qui accroit la possibilité d’un autogouvernement démocratique.

Le premier argument, en particulier, mérite d’être développé, car il repose sur une valeur minimalement accepté au sein de plusieurs courants théoriques concurrents. L’une des finalités de l’organisation politique est, en effet, la protection des individus vis-à-vis de l’oppression. C’est pour cette raison que les individus qui composent une société sont motivés à rejoindre une organisation politique. Cette oppression peut venir de, au moins, deux sources : les autres individus et l’Etat. L’oppression venue des autres individus (qui peuvent vouloir nous soumettre à leur volonté) est contrecarrée par l’apparition de l’Etat, qui introduit l’égalité en droit des individus et protège la propriété. L’apparition de ce Léviathan pose également une série de problèmes qui a été longuement notée par la tradition libérale. Par conséquent, il faut trouver un moyen de contrôler les Etats et le pouvoir central. L’association avec d’autres territoires, et donc une fédéralisation par agrégation, est souhaitable pour contrecarrer les pouvoirs d’une autorité territoriale, permettre aux individus de migrer pour répondre aux abus, ou encore de modérer les abus de pouvoir des Etats-monades. En somme, le pacte fédératif devient souhaitable pour les mêmes raisons que l’Etat est souhaitable, c’est-à-dire pour limiter l’oppression que les individus peuvent subir. Si on accepte que le but de l’association politique est la garantie de la liberté des individus considérée comme absence de domination (c’est-à-dire la capacité pour les autres ou l’Etat de nous oppresser et nous soumettre à leur volonté arbitraire), alors le pacte fédératif est le moyen de garantir cela, car les Etats-monades sacrifient une partie de leur pouvoir au profit d’une nouvelle autorité : la perte de puissance (et donc les abus possibles qui en sont corrélatifs) qui découle du pacte fédératif possède des propriétés normatives fondamentales.

Si on suit cette ligne argumentative, il est certain que les prérogatives de l’Etat fédéral doivent être fortement limitées. Une tendance, maintes fois remarquée par les auteurs travaillant sur le fédéralisme, dont Beaud lui-même, est celle de la centralisation des Etats fédéraux[16], qui tendent à acquérir bien davantage de pouvoirs et de domaines d’intervention que ceux du maintien de la sureté extérieure, de l’arbitrage des conflits entre Etats fédérés, ou encore d’une politique économique et monétaire commune. Prenons l’exemple de l’Union Européenne, qui est souvent pensée dans l’opposition entre d’un côté une Europe des Nations – constituée d’Etats souverains conservant leur souveraineté unitaire, et donc formant une confédération – et une « Europe fédérale » qui correspond en réalité à un modèle d’Etat central au niveau européen, réinvestissant une compréhension de la Fédération ou bien comme une forme d’Empire (dont se nourrit une partie du discours anti-européen) ou comme un Etat unitaire (qui se confronterait à des problèmes ardus, tels la pluralité du démos)[17]. Les travaux récents sur le fédéralisme, dont celui de Beaud, montrent au contraire que la Fédération est une sui generis qui reconnaît l’émergence d’une autorité centrale limitée tout en préservant l’autonomie des territoires au sein de la Fédération. À l’extrême, l’inflation normative de l’Etat fédéral produit une défédéralisation en harmonisant les cadres institutionnels et en produisant un Etat unitaire centralisé, plutôt que de préserver une pluralité de territoires autonomes. La Fédération possède donc une nature fragile, qui risque toujours de retomber ou bien sur un modèle confédératif – dans lequel les Etats ne sont plus unis, mais liés par des relations externes – et un modèle unitaire – dans lequel un Etat central s’arroge de plus en plus de prérogatives jusqu’à limiter fortement l’autonomie des parties.

Un des problèmes essentiels consiste ainsi dans la gestion de la diversité des cadres institutionnels des différents Etats fédérés qui doivent être préservés y compris lorsque cela produit des inégalités. Il est certain qu’une forme de solidarité est nécessaire pour garantir l’existence de l’Etat fédéral – impliquant une contribution commune au financement, et potentiellement une solidarité interterritoriale pour permettre à chaque territoire d’être un partenaire de plain-pied à l’union. Cependant, comme le note Stephen Tierney, la « solidarité horizontale » entre Etats fédérés ne peut conduire à une recherche d’égalité stricte, sans se heurter au principe d’autonomie de ces territoires[18]. Le principe d’autonomie territoriale implique la possibilité pour les Etats fédérés de lever leur propre ressource fiscale et de mener des politiques diversifiées sur le plan social et économique. Ceci peut produire une disparité importante entre les territoires, notamment du point de vue économique, par exemple si certains états ont un taux de taxation bas comparé à d’autres, ou un droit du travail différent.  Ce principe d’autonomie lui-même ne doit pas laisser la porte ouverte à l’exploitation des ressources, notamment humaines, d’un territoire par un autre[19]. Il existe donc un arbitrage à opérer entre d’un côté le réquisit d’une participation à une entreprise fédérale commune, qui nécessite que chaque territoire ait les moyens d’être reconnu comme partenaire et la nécessité de sauvegarder l’autonomie des territoires, et donc d’expérimenter différentes formes politiques et institutionnelles. Le degré de disparité territoriale, et donc d’autonomie des parties, est un problème théorique et pratique qui apparaît de manière particulièrement aiguë lorsqu’on reconnaît la Fédération comme forme politique particulière. Cet équilibre, entre existence d’une autorité fédérale et reconnaissance de l’autonomie des parties, doit nécessairement être garanti pour conserver les propriétés normatives politiques de l’organisation fédérale.

La difficulté tient au principe même de l’organisation fédérale, qui doit être une « Unité dans la diversité ». Historiquement, la diversité propre aux organisations fédérales était réduite à une diversité géographique plus que religieuse, sociale ou culturelle. Tocqueville remarquait même l’homogénéité relative des Amériques, permettant de soutenir un modèle fédératif. Plus récemment, divers travaux notent la connexion historique entre fédéralisme et homogénéité culturelle[20]. Cependant, cette connexion historique n’est pas une nécessité. Depuis, plusieurs Etats fédéraux sont au contraire marqués par leur caractère multinational, l’exemple paradigmatique étant le Canada. Un second problème essentiel consiste donc à opérer un second arbitrage, entre pluralisme (politique, axiologique, culturel) et homogénéité au sein de Fédérations. Il me semble que, théoriquement, rien n’empêche une Fédération d’être unie par un socle commun minimal. L’un des premiers à avoir développé systématiquement l’idée d’un cadre fédéraliste minimal est Nozick, dans le dernier chapitre de son ouvrage majeur[21]. Il me semble que les analyses d’Olivier Beaud établissent que la Fédération apparaît à partir d’un pacte, rendu possible par la liberté d’association entre divers territoires, faisant émerger un destin commun. La Fédération ainsi générée par l’association consiste donc (i) en une nouvelle entité politique visant la paix commune et l’arbitrage des conflits entre Etats et (ii) n’abolit pas l’autonomie territoriale des parties, puisque ces parties persistent – en fonction de la répartition des compétences choisies – à pouvoir mener leurs politiques dans différents secteurs. Par exemple, chaque Etat peut posséder ses propres institutions, ses taux d’impositions, ses universités, ses règles quant au droit de propriété foncière etc. En somme, l’accord minimal sur la sécurité commune et la coopération interterritoriale ouvre un spectre large de possibilités, du consensus minimal nozickien aux sociétés culturellement homogènes étudiées par Tocqueville[22].

La reconnaissance de l’autonomie territoriale, permettant de contrebalancer le pouvoir central et d’accroître la participation locale, consiste ainsi en une justification de premier ordre des organisations politiques fédéralistes. La prise en compte de cela permet d’éliminer une série de problèmes traditionnellement avancés contre la possibilité d’une unité régionale – par exemple européenne –, comme la diversité des démos européens, l’hétérogénéité des législations étatiques. Cette reconfiguration met cependant en avant de nouveaux problèmes qui doivent attirer notre attention normative, puisqu’il est nécessaire de prendre à bras le corps les arbitrages entre autonomie et centralisation, ou encore entre pluralisme et homogénéité. Je ne prétends pas, dans ces lignes, traiter de manière exhaustive de ces problèmes, et encore moins offrir une réponse systématique. Il me semble cependant important de souligner la manière dont la conceptualisation de la Fédération qui découle du travail d’Olivier Beaud permet de faire apparaître de nouveaux problèmes pressants au sein de la réflexion philosophique sur la théorie des institutions.

2. L’intérêt instrumental de l’autonomie territoriale

Un argument supplémentaire milite en faveur d’un fédéralisme dégageant une large sphère d’autonomie pour les territoires fédérés, au détriment du modèle d’un Etat fédéral qui ne serait qu’une réitération d’un Etat unitaire souverain sur un territoire plus élargi – comme modèle réduit d’un gouvernement cosmopolitique s’accordant avec la maxime de Condorcet selon laquelle une loi juste est juste partout[23]. Cet argument est de type instrumental, puisqu’il repose sur les effets attendus d’une diversité institutionnelle au sein d’une Fédération, et des bénéfices à tirer de cette diversité qui conduit à une concurrence institutionnelle entre les territoires.

Si au sein du pacte fédératif l’autonomie des parties n’est pas abolie – contrairement à un modèle hobbesien, rousseauiste ou même kantien de contractualisme – alors ce qui caractérise l’ordre fédératif, appelons ainsi la dynamique institutionnelle caractéristique de la Fédération comme composée de territoires relativement autonomes, peut être caractérisé par la concurrence institutionnelle. Le terme de concurrence institutionnelle peut prêter à confusion, tant l’idiome de la concurrence est rattaché au libre marché. Le mécanisme caractéristique de la concurrence est moins la présence d’un prix ou celui de l’équilibre entre offre et demande que la possibilité de découvrir de l’information[24]. La diversité d’expériences et d’innovation permet non seulement à différents individus de participer à partir de perspectives, préférences et valeurs différentes, mais aussi d’améliorer les institutions, puisque les boucles de rétroactions (feedbacks loops) sont multipliées. Le marché n’est qu’un exemple parmi d’autres de ce mécanisme, dans lequel le prix et l’ajustement de l’offre à la demande est le mécanisme de feedback par excellence : lorsque le prix d’un bien augmente ceci véhicule non seulement une information relative à la demande, l’offre ou la structure de production (par exemple l’augmentation ou la diminution de la valeur d’un matériaux de construction), mais génère aussi une multitude d’anticipations en réponse, relatives à la demande sur des biens de substitution, ou encore de nouvelles façons de produire ou de consommer. Au sein d’une Fédération, l’expérimentation institutionnelle à partir d’une diversité de territoires relativement autonomes peut afficher une telle caractéristique lorsque les migrations sont libres – puisque les citoyens sont les citoyens d’un territoire et de la Fédération – et que celles-ci jouent le rôle d’un mécanisme de feedback[25]. Lorsque les coûts de départ (exit costs) sont relativement bas, et que les individus peuvent sélectionner les paniers de service correspondant à leur valeurs et préférences, les migrations mènent théoriquement à une adaptation des cadres institutionnels aux préférences et valeurs des individus. Cela ne conduit pas nécessairement à un nivellement par le bas (race to the bottom) puisque les individus ne cherchent pas à payer le moins d’impôts possible pour des services publics, mais à obtenir le meilleur panier de services pour une somme dépensée fixe. La finalité est donc l’efficience plutôt que la réduction de la dépense. Ce modèle a été développé dans les années 1950 et 1960 au sein des études sur les aires métropolitaines américaines, et a depuis été testé empiriquement sur le choix relatif aux écoles, notamment[26].

Ceci établit un argument instrumental en faveur d’ordres fédéralistes laissant une autonomie large aux territoires fédérés. La diversité de territoires autonomes mettant en place des institutions permet une expérimentation institutionnelle, conduisant à une découverte d’informations sur les conditions de réussite ou d’échec de ces expérimentations, menant finalement à des progrès pour tous les individus. Le nom d’Elinor Ostrom est généralement rattaché à cette perspective, mettant l’accent sur la promotion d’une diversité de centres de décisions pour résoudre des problèmes et ainsi engendrer un mécanisme d’apprentissage[27]. En plus des gains d’efficience produits par la concurrence institutionnelle, une seconde caractéristique essentielle est l’apprentissage du système dans son ensemble, puisque les territoires peuvent se copier ou bien, à l’inverse, apprendre des erreurs de leurs voisins.

Il faut noter que la concurrence institutionnelle ne s’oppose donc nullement à la coopération. En effet, la construction d’un cadre dans lequel l’expérimentation socio-politique peut être menée de manière différenciée (au moyen, par exemple, d’accords inter-étatiques au sein de la Fédération, comme au chap. 10) constitue une qualité essentielle du pacte fédératif, qui ne limite pas seulement la souveraineté des parties contractant au pacte, mais établit aussi les conditions de possibilité d’une coopération accrue. En éliminant les coûts liés à la méfiance mutuelle, le pacte fédératif instaure un cadre de confiance permettant l’émergence de multiples coopérations mutuellement bénéfiques entre territoires sans que des mesures homogénéisantes apparaissent depuis l’Etat fédéral, qui peut se contenter de vérifier la légalité des procédés ou de contrôler que ces accords bilatéraux ne produisent pas d’externalités importantes sur les autres membres de la Fédération, introduisant une rupture d’équité (fair-play) entre les parties. Tout ceci milite non pas pour une harmonisation des cadres nationaux, guidé par la peur d’une régression institutionnelle et de la concurrence (fiscale ou sociale) entre les pays, mais pour la préservation d’une autonomie et une capacité d’expérimenter pour les territoires unis au sein d’une même Fédération, à condition que les expérimentations et particularités locales ne reviennent pas à exploiter directement ou indirectement les partenaires, par exemple en produisant dans un territoire sans y contribuer[28].

Conclusion : passer de la réalité du modèle au modèle de la réalité

Le problème essentiel de la Fédération tient à sa nature particulière, puisqu’elle risque sans cesse d’être rabattue sur une des deux formes dominantes du bestiaire politique : l’Etat unitaire ou la coopération internationale d’Etats unitaires sous la forme d’une confédération. Dans ce cadre, la plupart des Etats dits fédéraux, se trouvent ainsi en présence d’un quasi Etat unitaire, qui centralise énormément de prérogatives[29]. Il est certain que la réalité des entités politiques nommées fédérations ne correspond pas nécessairement à la conceptualisation de la Fédération que j’ai menée. En cela mon propos demeure strictement normatif, et milite en faveur de certains arrangements institutionnels qui garantissent une autonomie importante aux territoires fédérés.

Les avantages normatifs de telles organisations sont notables. Il ne s’agit pas uniquement de forger un idéal-type, mais aussi de défendre les intérêts de la fédéralisation dans un monde caractérisé par la diversité des conceptions du bien et de la justice – problèmes qui sont devenus essentiels pour la théorie politique contemporaine.  Il est évident, par exemple, que les critiques de Beaud vis-à-vis de la construction européenne portent sur les tentatives d’harmonisation et d’homogénéisation des valeurs morales et politiques. Une Fédération comme organisation politique permet, au contraire, à chaque partie d’explorer et d’approfondir des modèles politiques distincts dans un cadre empêchant les conflits. En cela, le pacte fédératif peut devenir un modèle au sens non seulement de modèle théorique permettant de juger l’adéquation de la réalité au modèle (comme pour l’UE) mais aussi un modèle normatif, fournissant des arguments pour orienter la réalité en direction d’une fédéralisation plus importante[30]. De ce point de vue, le concept de pacte fédératif élaboré dans l’ouvrage d’Olivier Beaud est fondamental car il permet d’établir la spécificité des Fédérations comme forme politique. Ces quelques développements visent ainsi avant tout à montrer la fécondité potentielle des concepts développés et minutieusement construits par Olivier Beaud dans son ouvrage, qui restera une référence en Français pour qui s’intéresse au fédéralisme et aux formes de l’organisation politique.

 

[1] Je remercie les éditeurs et les deux évaluateurs anonymes qui ont grandement participé à l’amélioration de cet article, du point de vue de la restitution comme de la discussion ou de la forme.

[2] On reconnaît bien sûr la théorie, dessinée à grands traits, du contrat social, telle qu’on la retrouve, sous différentes formes, chez Hobbes, Locke, Rousseau ou encore Kant et préfigurée par Grotius ou encore Pufendorf.

[3] Notamment dans la continuité directe de sa Théorie de la Fédération, Paris, Puf, 2007. L’Union Européenne était la grande absente de cet ouvrage, comme noté par Thiery Chopin, 2010, « OLIVIER BEAUD Théorie de la Fédération Paris, PUF, 2007 (2e édition mai 2009), 425 pages. », Critique internationale, 46(1) : 187-193.

[4] J’utiliserai principalement le terme de Fédération avec une majuscule pour référer à l’usage de Beaud depuis Théorie de la Fédération, qui distingue entre la fédération pour désigner la diversité empirique d’organisations et la Fédération comme concept institutionnel particulier.

[5] Beaud, Olivier, 1999. « Fédéralisme et fédération en France. Histoire d’un concept impensable ? », Annales de la faculté de droit de l’Université de Strasbourg, 3, 7-82.

[6] Le lecteur intéressé par ce thème pourra également consulter, de manière plus philosophique, Theories of Federalism : A Reader, de Dimitrios Karmis et Wayne Norman (eds), London, Palgrave MacMillan, 2005, qui offre un panorama historique quasi-exhaustif des théories fédéralistes classiques, l’excellent Federalism and Subsidiarity, de James Fleming et Jacob Levy (eds), New York, New York University Press, 2014. Pour une introduction récente, voir l’article de Michael Da Silva, « Federalism : Contemporary Political Philosophy Issues », Philosophical Compass, 17(4), ainsi que l’article de la Stanford Encyclopedia of Philosophy d’Andreas Follesdal : « Federalism », Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2022 :

https://plato.stanford.edu/entries/federalism/.

[7] Voir Signe Rehling Larsen, The Constitutional Theory of the Federation and the European Union, Oxford, Oxford University Press, 2021.

[8] Voir, par exemple, les travaux qui ont succédé à la publication de Margaret Moore (ed), National Self-Determination and Secession, Oxford, Oxford University Press, 1998, ou encore Christopher Wellmann, A Theory of Secession, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.

[9] On aurait envie de parler de nature tierce de la Fédération, cependant cette interprétation est directement évacuée par l’auteur lui-meme, voir Olivier Beaud, « La répartition des compétences dans une Fédération. Essai sur la reformulation du problème », Jus Politicum, 16, 2016.

[10] Il existe une multitude de discussion sur la nature, ou non, fédérale de l’Europe. Voir notamment David McKay, Federalism and European Union : A Political Economy Perspective, Oxford, Oxford University Press, 1999; Michael Burgess, Federalism and European Union: The Building of Europe (1950-2000), London, Routledge, 2000; Kalypso Nikolaïdes et Robert Howse, The Federal Vision: Legitimacy and Levels of Governance in the United States and the European Union, Oxford, Oxford University Press, 2001; Daniel  Kelemen, The Rules of Federalism: Institutions and Regulatory Politics in the EU and Beyond, Cambridge MA, Harvard University Press, 2004. Voir Signe Lehring Larsen, op.cit., Introduction, pour une revue de littérature contemporaine.  

[11] Margaret Moore, A Political Theory of Territory, Oxford, Oxford University Press, 2015. Ce constat – relatif à l’influence de Rawls, qui n’a que très peu considéré les aspects territoriaux de sa théorie de la justice – comporte bien évidemment des exceptions, en premier lieu desquelles Daniel Weinstock, « Vers une théorie normative du fédéralisme », Revue internationale des sciences sociales, 167(1) : 79-87, 2001.

[12] Le travail de Kant sur le cosmopolitisme constitue certainement une exception, puisque la nécessité d’un gouvernement mondial est pensée dans la continuité de la nécessité d’une autorité politique étatique. Ceci montre bien à quel point la relation entre contractualisme et pacte fédératif est étroite. Voir notamment, Immanuel Kant, Vers la Paix perpétuelle, Paris, Puf, 1795, et la Métaphysique des mœurs, Paris, Flammarion, 1795, particulièrement le deuxième tome, comprenant la Doctrine du Droit.

[13] Il faut noter que cette question est différente de celle, historique, de savoir comment et pourquoi les Etats se sont fédéralisés. Cette dernière question impliquerait une analyse historique des conflits ayant généré les fédérations (par exemple pour la confédération helvétique). La question de l’origine historique ne coïncide pas avec celle de la justification normative.

[14] Voir notamment, Alexander Hamilton, James Jay et James Madison, The Federalist Papers, Harmondsworth, Penguin Books, 1788 ; Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1835, et John Stuart Mill, Considerations on Representative Government, Buffalo, Prometheus Books, 1861. Une majeure partie des arguments développés au sein du renouveau contemporain des études sur le fédéralisme consiste en une variation de l’un ou l’autre de ces arguments. Philip Pettit, The State, Princeton, Princeton University Press, 2023, défend, par exemple, la nécessité d’une organisation fédéraliste de l’Etat à partir d’un argument proche de celui des Fédéralistes.

[15] Plus récemment, cet argument a été systématiquement développé par Jacob Levy dans « Federalism, Liberalism, and the Separation of Loyalties », The American Political Science Review, 101(3) : 459-477.

[16] Une tendance discutée aussi bien par Signe Rehling Larsen, op.cit, que par Stephen Tierney, The Federal Contract, Oxford, Oxford University Press, 2022, qui soutient cependant que cette tendance n’est nullement une loi.

[17] Sur ce dernier point, voir notamment Céline Spector, No Démos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe, Paris, Seuil, 2021. La question de la pluralité du démos est un problème fondamental pour les théoriciens de l’Union Européenne, puisque la pluralité du démos implique une fragmentation de l’espace public et donc de la légitimité démocratique. Jurgen Habermas travaille cette question dans La Constitution de l’Europe, Paris, Gallimard, 2011, en défendant la possibilité d’émergence d’une démocratie trans-nationale (plutôt que supranationale).

[18] Voir Stephen Tierney, op.cit., pp. 246sq.

[19] Le cas des ressources naturelles est légèrement différent puisqu’il n’est pas nécessaire de considérer que les droits d’occupation d’un territoire correspondent à des droits de propriété permettant des droits d’exploitation explicites. Ainsi, les ressources naturelles d’un territoire peuvent légitimement être partagées par les autres Etats fédérés. Sur la différence entre droit d’occupation et droit de propriété, voir Margaret Moore, A Political Theory of Territory, op.cit.

[20] Notamment Signe Rehling Larsen, op.cit. et Stephen Tierney, op.cit. Ce dernier propose une analyse minutieuse de l’arbitrage à mener entre pluralisme et unitarisme au sein de la Fédérations.

[21] Voir Richard Nozick, Anarchie, Etat, Utopie, Puf, 1974. Notamment le dernier chapitre « Canevas d’utopie ». Pour une lecture particulièrement poussée de ce dernier chapitre, on lira avec intérêt l’article de Ralf Bader, « The Framework for Utopia », The Cambridge Companion to Nozick’s Anarchy, State and Utopia, édité par Ralf Bader et John Meadowcroft, Cambride, Cambridge University Press, 2011. Pour une théorie inspirée de cette approche nozickienne et adaptée au problème du multiculturalisme, voir Chandran Kukathas, The Liberal Archipelago : A Theory of Diversity and Freedom, Oxford, Oxford University Press, 2003.

[22] Dernièrement, ces développements ont connu des postérités importantes, notamment pour faire droit au pluralisme axiologique caractéristique des sociétés modernes. Voir Julian Müller, Political Pluralism, Disagreement, and Justice, London, Routledge, 2019.

[23] « Une bonne loi doit être bonne pour tous les hommes, comme une proposition est vraie pour tous », Nicolas de Condorcet, « Observations sur le vingt-neuvième livre de l’Esprit des Lois », 1811.

[24] Sur ce point, voir notamment Friedrich Hayek, « The Meaning of Competition », Individualism and Economic Order, Chicago, Chicago University Press, 1948.

[25] Sur cette importance de la liberté de mouvement au sein d’un Etat, qui peut même, au besoin, est financée, pour abaisser le coût d’exit, voir Robert Taylor, Exit Left : Markets and Mobility in Republican Thought, Oxford University Press, Oxford, 2017.

[26] En particulier à partir de Ostrom, Vincent., Tiebout, Charles., et Robert Warren (1961), « The Organization of Government in Metropolitan Areas: A Theoretical Inquiry », American Political Science Review, 55: 831-842. Robert Taylor, op.cit., propose une lecture de la littérature empirique récente à partir de ces recherches séminales.

[27] Notamment dans Elinor Ostrom, Understanding Institutional Diversity, Princeton, Princeton University Press, 2005.

[28] Pour une analyse détaillée de la concurrence institutionnelle et de ses limites, voir Viktor Vanberg, « Globailization, Democracy and Citizens’ Sovereignty: Can Competition Among Governments Enhance Democracy? », Constitutional Political Economy, 11: 87-112, 2000.

[29] Un exemple extrême, noté par Olivier Beaud, serait celui de la Fédération Russe, qui correspond en réalité davantage à un mode d’organisation impérial qu’à une fédération. De manière beaucoup plus mesurée, on peut remarquer des différences notables entre les fédérations Suisse ou Canadienne et, par exemple, la République Fédérale Allemande, qui consiste en un modèle plus centralisé. Pour une théorie comparée des constitutions fédérales, voir notamment Stephen Tierney, op.cit.

[30] Je développe moi-même cet argumentaire dans Nathanaël Colin-Jaeger, « En défense des ordres polycentriques : l’argument de l’antifragilité », Document de travail.

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

More in:2024

Next Article:

0 %