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Histoire d’agencement (1/2)

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Histoire d’agencement

 

Bruno Meziane, docteur en philosophie rattaché au LLCP (Paris 8).

Résumé

Cet article porte sur l’agencement d’énonciation Deleuze-Guattari. Mais en quel sens ? Ce concept ne sera pas étudié ici comme une entrée possible dans les méandres du « matérialisme machinique » de Deleuze et Guattari, ainsi que l’a fait par exemple Guillaume Sibertin-Blanc avec sa thèse, ni dans une visée comparatiste avec des concepts foucaldiens voisins tel celui de « dispositif ». Autre piste exclue, et non des moindres, l’analyse des enjeux cliniques et politiques de ce concept, enjeux qu’on devine en pointillés dans l’exigence de ré-invention de la relation clinique et de la symptomatologie portée par L’Anti-Œdipe. En revenant d’abord sur les conditions institutionnelles qui ont rendu possible la collaboration du psychanalyste et du philosophe et sur les dispositions partagées par l’un et l’autre, on tentera de redonner à l’agencement d’énonciation Deleuze-Guattari une histoire évitant l’écueil de la rencontre miraculeuse ou improbable à quoi sa genèse est souvent réduite. En tentant de pénétrer ensuite dans l’atelier de travail deleuzo-guattarien, nous chercherons cette fois à comprendre cet agencement comme processus d’ajustement et de remaniement d’habitus. Peut-être plus directement encore qu’en recourant à la thématisation des problèmes théoriques partagés par les deux auteurs, cette dernière voie serait apte à éclairer, au moins partiellement, le mode opératoire de l’agencement deleuzo-guattarien.

Mots-clés : Agencement, dispositions, remaniement, institution, processus.

Abstract

This article deals with the assemblage of enunciation developed by Deleuze and Guattari. But in what sense ? This concept will be neither studied here as a possible introduction into the intricacies of « mechanistic materialism » by Deleuze and Guattari – as previoulsy done for example by Guillaume Sibertin-Blanc in his theses – nor in a comparatist purpose with similar foucauldian concepts such as the « dispositif ». Another line of inquiry – not the least though – but that we will not explore here is the analysis of the clinical and political issues of this concept, that can be implicitely understood in the requirement of a re-invention of the clinical relationship as well as the symptomatology addressed in Anti-Oedipius. By coming back first to the institutional conditions that made the collaboration between the psychoanalyst and the philosopher possible as well as underlining their mutual dispositions, we shall try to give a background to the assemblage of enunciation by Deleuze and Guattari, avoiding the pitfall that often consists in simplifying their meeting to something accidental or improbable. Trying then to understand the way Deleuze and Guattari worked together, we will seek this time to understand this assemblage as an adjustment process and as a reorganisation of habitus. This latter may be even more useful to help us understand – at least partially – the mode of operation of the Deleuze-Guattari assemblage and may be more straightforward than if we had used the objectivation of the theoretical problems shared by both authors.

Keywords : Assemblage, disposition, reorganisation, institution, process

Cet article est la première partie d’une publication en deux temps. Vous pourrez trouver la deuxième partie en cliquant ici.

 

I. Au-delà d’une rencontre « improbable »

 

La rencontre de Deleuze, philosophe professionnel et de Guattari, psychanalyste formé à la clinique La Borde de Jean Oury, mais aussi par Jacques Lacan, est bien celle de deux univers sociaux et intellectuel distincts. Faut-il pour autant affirmer que rien ne « prédestinait » ces deux univers à se rencontrer comme le fait par exemple François Dosse ? Bien qu’il reconstitue certaines des médiations essentielles à cette rencontre, Dosse tend à en réduire la genèse à « l’explosion » des mois de mai-juin 1968 « qui permit les rencontres les plus improbables[1]. » Miracle de l’événement. Pourtant, muni de Logique de sens (Lacan lui en ayant confié la recension pour la revue Scilicet), dont la lecture lui avait fait reconnaître une « profonde homologie de point de vue », Guattari écrivait à Deleuze en 1969 que leur rencontre était comme un « événement déjà présent rétroactivement à partir de plusieurs origines[2]. » En outre, la spontanéité avec laquelle cette amitié naît et se reconnaît dès les premiers échanges de lettres est également frappante. Seulement, il faut tenter de comprendre cette spontanéité indépendamment de la seule référence aux événements de mai-juin 1968 tout en l’arrachant aux formes d’explications tautologiques dont Montaigne a jadis fourni la formule type : « parce que c’était lui, parce que c’était moi. » S’il est vrai que cette amitié ne naît pas, par exemple, d’une fréquentation commune des mêmes institutions scolaires, la collaboration à laquelle elle donne lieu peut être rapportée à une histoire, même sommairement reconstituée comme ici, concernant les rapports entre champs disciplinaires, les stratégies de positionnement des agents qui s’y situent et les habitus respectifs de ces agents. Un mot sur notre emploi de la sociologie de Bourdieu à laquelle nous venons implicitement de nous référer. C’est à condition de poser, comme comme y invite le sociologue, la question de l’acquisition de dispositions (théoriques, littéraires politiques, critiques, etc.) et des conditions de cette acquisition (dans des champs dont les limites sont elles-mêmes enjeux de luttes), que celle de la probabilité ou de l’improbabilité de la rencontre entre deux trajectoires (en l’occurence celles de Deleuze et Guattari) peut se poser concrètement. Et parce que la visée proposée par le sociologue est contraignante et impose une sélection orientée d’informations, elle permet d’éviter le piège du récit biographique, si bien analysé par Jean-Claude Passeron[3], soit cette « utopie d’exhaustivité » pour laquelle tout, dans la description d’une vie individuelle, est pertinent.

Philosophie et psychologie  

S’agissant des conditions institutionnelles de la rencontre entre Deleuze et Guattari, il faut commencer par rappeler que l’association d’un philosophe et d’un psychanalyste concrétise une tendance du champ philosophique français de l’époque, fortement polarisé depuis le milieu des années 1950 par le renouvellement des « sciences de l’homme ». Le bref cursus philosophique de Guattari, entamé dans la Sorbonne du début des années 1950 à la suite des conseils d’Oury, est révélateur à cet égard. La plupart des jeunes philosophes que Guattari rencontre alors au sein du « Groupe philosophie de la Sorbonne » et qu’il invitera tous à se rendre à la clinique La Borde (de Lucien Sebag à Claude Vivien, de Pierre Clastres à Michel Cartry, d’Alfred Adler à Ginette Michaud) se convertiront ensuite aux « sciences de l’homme » (anthropologie, ethnologie, psychiatrie, psychanalyse). A s’en tenir aux témoignages datés de cette période, l’enseignement de Lacan constitue alors la principale préoccupation philosophique de Guattari. Connaissant presque par cœur certains textes du « Maître », il les diffuse auprès de ses camarades d’études à peu près au moment où Jean Hyppolite, directeur de l’Ecole Normale Supérieure (Ulm), invite Lacan à y tenir son séminaire. A sa manière, Guattari participe à la promotion de la psychanalyse lacanienne en pôle d’attraction intellectuelle pour un certain nombre de jeunes philosophes qui verront là une rupture autant qu’une alternative par rapport au style d’enseignement des maîtres philosophiques sorbonnards. 

De cinq ans l’aîné de Guattari, Deleuze se forme à un moment où la psychologie occupe déjà une place relativement privilégiée. Lorsque Deleuze étudie à la Sorbonne au cours de la deuxième moitié des années 1940, la psychologie a déjà trouvé une assise institutionnelle solide dans l’enseignement secondaire de la philosophie. C’est d’ailleurs via l’action de philosophes devenus médecins, donc possesseurs d’un capital scientifique certifié, que la psychologie expérimentale s’institutionnalise dans le champ académique français et conquiert peu à peu son autonomie scientifique et institutionnelle vis à vis de la philosophie : de Théodule Ribot, premier occupant d’une chaire de psychologie expérimentale au Collège de France, à Pierre Janet et George Dumas et jusqu’à Daniel Lagache, premier psychanalyste en poste à la Sorbonne, qui fonde une licence de psychologie au sein des études philosophiques en 1947[4]. Le parcours d’un certain nombre des maîtres de Deleuze, académiques ou non, témoigne également de la nécessité ressentie par les philosophes formés au cours des années 1920 de prendre position par rapport à la psychologie en voie d’autonomisation :  Georges Canguilhem s’interrogeant en 1939 dans son Traité de logique et de morale sur la possibilité d’une science psychologique en reprenant par-là explicitement la critique épistémologique formulée un siècle plus tôt par Auguste Comte;Sartrequi, entre L’image dans la vie psychologique : rôle et nature et L’Imaginaire,a élaboré une psychologie philosophique puis phénoménologique[5] et dont la psychanalyse existentielle proposée peu après dans L’être et le néant aura une importance évidente pour le jeune Deleuze et le groupe formé autour de la revue Espace au temps de la Libération. Il faudrait encore mentionner le cas de Jean Hyppolite qui, outre son dialogue par textes interposés autour de la linguistique ou de la philosophie hégélienne avec un Lacan, a établi au cours des années 1950 des relations constantes avec le psychiatre Henri Baruk, directeur de l’asile de Charenton et a développé une réflexion autour du concept d’aliénation en lien avec ses observations du milieu asilaire, envisageant la mise en place d’un groupe de réflexion à l’ENS, composé de philosophes et de psychologues[6]. Considérée comme la science humaine la plus proche de la philosophie, la psychologie, au sens large, est bien inscrite dans l’espace des possibles pour les philosophes formés après 1945. Le parcours de Michel Foucault, en fait assez typique d’une génération de normaliens philosophes formés après-guerre selon José Luis Moreno Pestana, montre qu’elle fait pleinement partie de cet univers de problèmes et de repères intellectuels qui orientent les stratégies de positionnement des agents du champ philosophique de l’époque[7]. Si Deleuze n’a pas hésité comme Foucault, un temps durant, entre une carrière de philosophe et de psychologue, ses travaux des années 1960, de ceux consacrés à Sacher Masoch à Différence et répétition ou Logique du sens, montrentque les catégories psychanalytiques de « phantasme », de « répétition », d’« objets partiels » ou d’« instinct de mort » ont intégré sa problématique philosophique avant la rencontre avec Guattari. Certains ouvrages comme Présentation de Sacher-Masoch ou Logique du sens, présenté par Deleuze comme un « essai de roman logique et psychanalytique », seront reconnus par Lacan et commentés à l’occasion de séminaires, signe que la psychanalyse lacanienne constitue un nouveau pôle de consécration possible pour les philosophes qui tentent de relever le défi lancé à leur discipline par un structuralisme alors diffus. La rencontre entre Deleuze et Lacan à Lyon telle que la rapporte François Dosse semble avoir ouvert, un moment du moins, la perspective d’un travail entre le philosophe et le psychanalyste. Malentendu, pure et simple stratégie de séduction initiée par le « Maître » ? Quoi qu’il en soit, les témoignages de l’époque autant que la conception de la symptomatologie dégagée dans Présentation de Sacher-Masoch, indiquent que Deleuze est déjà désireux de connaître de l’intérieur « le monde des psychotiques » et soucieux d’élaborer une philosophie « critique et clinique » qui ne soit pas vouée à un travail de seconde main, résignée à traiter de l’extérieur un « matériau » déjà constitué par d’autres. Le message sera entendu par Jean-Pierre Muyard, jeune psychiatre installé à la clinique La Borde et auditeur de certains cours de Deleuze à Lyon, qui se fera l’instigateur et l’intermédiaire de la rencontre du philosophe avec Guattari[8].  

Circulations institutionnelles

Ce panorama trop sommaire des enchevêtrements de la philosophie et de la psychologie a au moins l’avantage de resserrer la distance des univers intellectuels dans lesquels évoluent respectivement Deleuze et Guattari. Dans la même perspective, il faut encore relativiser l’extériorité apparente de Guattari à l’Université française d’alors. Réduire son parcours universitaire à cinq années de pharmacie et « des plages de philosophie à la Sorbonne », tend à faire oublier que ces cursus, certes tous deux inachevés, ont permis à Guattari d’établir des relations durables et constantes avec le champ universitaire. A partir du milieu des années 1950 et durant toute la décennie 1960, celui-ci a assuré au sein de la clinique de La Borde une présence plus ou moins constante d’étudiants politisés, passés pour la plupart par l’Union des Etudiants Communistes, jeunes philosophes pour ce qui concerne la première vague (celle du milieu des années 1950), puis étudiants en sciences politiques ou en sciences humaines, écrivains ou jeunes psychiatres pour ce qui concerne celle des années 1960. Simultanément, Guattari investit intensément certaines des structures les plus importantes du « mouvement étudiant » des années 1960 qui se reconstruit après la fin de la guerre d’Algérie en prenant en charge la problématique spécifique du « milieu étudiant ». On songe par exemple aux relations d’amitié, de militantisme et de travail avec certains membres particulièrement actifs de l’UNEF comme Jean-Claude Polack, Michel Butel, Jean Michel Rostain (secrétaire de l’UNEF en 1964), mais aussi à l’intérêt de Guattari pour les publications de la revue de la Mutuelle Nationale des Étudiants de France (MNEF), Recherches universitaires, qui entre 1962 et 1964 a proposé notamment une série d’articles consacrés aux questions de santé et de pathologies en milieu étudiant. Guattari reste également en relation avec le Groupe de philosophie de la Sorbonne et publie dans les Cahiers de philosophie (revue du groupe) un article consacré à la psychothérapie institutionnelle dans lequel il met en question le clivage entre les recherches théoriques en philosophie et « l’activité analytique concrète des sciences humaines[9]. » On le voit, à travers l’apport continu en étudiants à la clinique La Borde qu’il a assuré autant que par son investissement des structures du « mouvement étudiant », Guattari crée les conditions d’une circulation entre plusieurs univers institutionnels (La Borde, la Sorbonne et le structures du mouvement étudiant) qui lui donneront plus tard les moyens d’une prise sur la crise de l’Université et les événements de mai-juin 1968. On voit aussi, à considérer ce circuit institutionnel, que si Guattari et Deleuze ne se connaissent ni ne se lisent encore au début des années 1960, ils se trouvent en fait à deux pièces l’un de l’autre pourrait-on dire : le premier participant aux réunions du « Groupe de philosophie de la Sorbonne » qui se tiennent à l’Institut de philosophie de la Sorbonne chez le bibliothécaire Pierre Romeu, le second maître assistant dans la même université dont les cours accompagnent l’enseignement magistral de Jean Wahl.

II. Une affinité des dispositions

Si les référence à des tendances objectives (force d’attraction suscitée par les sciences humaines renouvelées et place de la psychologie dans le champ philosophique des années 1950-1960) ou à des circulations institutionnelles (celles d’un Guattari partagé entre La Borde, la Sorbonne, les structures du mouvements étudiants) sont indispensables pour essayer de rendre compte avec un minimum d’efficacité de la probabilité de l’association du philosophe et du psychanalyste, elles sont insuffisantes dès lors qu’on cherche à expliquer la réussite d’une telle association. Citons Deleuze :

La condition pour pouvoir effectivement travailler à deux, c’est l’existence d’un fonds commun implicite, inexplicable, qui nous fait rire des mêmes choses, ou nous soucier des mêmes choses, être écœuré ou enthousiasmé par des choses analogues. Ce fonds commun peut animer les conversations les plus insignifiantes, les plus idiotes (elles sont même nécessaires avant les séances orales). Mais il est aussi le fonds d’où sortent les problèmes auxquels nous sommes voués et qui nous hantent comme des ritournelles[10]

Le terme de « fonds » réfère ici à des dispositions profondes. L’usage qu’en fait Deleuze doit être rapproché de l’attitude courante des deux intéressés évitant ouvertement, dans la plupart de leurs déclarations, de présenter leur rencontre comme la réunion d’une série de capitaux (culturels ou sociaux) préexistants et excluant de la même manière le vocabulaire du travail, de l’accumulation ou de la mutualisation dans les descriptions données à leur activité commune. Implicite et mystérieux, ce « fonds » repose sans doute sur l’ajustement plus ou moins harmonieux de deux habitus, ou comme le dit aussi Bourdieu, de deux systèmes de dispositions durables et transposables engendrées par des socialisations spécifiques. Rien n’est plus implicite que des dispositions par principe inhérentes à leurs « porteurs ». Il n’est pas question pour autant de sous-estimer la part des remaniements et des altérations au niveau des disposition respectives de chacun des protagonistes que le processus d’écriture à deux a dû impliquer, nous y revenons d’ailleurs plus loin. Seulement, à moins de confondre le mystère de l’amour avec l’amour du mystère, l’emploi de la conceptualité bourdieusienne paraît tout indiqué pour penser une affinité qui passe, de l’aveu même de Deleuze, par les enthousiasmes et les dégoûts les plus spontanés, les conversations insignifiantes et les plus ordinaires autant que par le consensus sur des problématiques théoriques exigeant un haut degré de formalisation.

Dispositions philosophiques et théoriques

Comparé à celui de Deleuze qui, de la Khâgne à Louis-le-grand en passant par la Sorbonne, le concours d’agrégation, les années d’enseignement au lycée, l’obtention du doctorat d’Etat et celui du troisième cycle, aura suivi les étapes obligées du cursus honorum philosophique (exception faite du titre de normalien), le parcours académique de Guattari est à la fois réduit et heurté. Les comparaisons que ce dernier invoque parfois pour décrire sa démarche philosophique[11] paraissent en outre accréditer une opposition, celle de l’amateur et du professionnel, qui apparaît aussi en creux dans certaines déclarations de Deleuze. Cependant, là encore la marginalité guattarienne doit être nuancée. Si l’on reprend les quelques informations disponibles sur ce cursus inachevé de philosophie, tout indique que l’enseignement de Lacan constitue alors la principale préoccupation philosophique de Guattari (mais il étudie en même temps Sartre, Merleau-Ponty et Kierkegaard). Il reste que pareil cursus a sans aucun doute suscité des dispositions minimales que Deleuze semble bien reconnaître comme telles lorsqu’il déclare, que sans être philosophe de formation, Guattari prenait « vis-à-vis de ces choses, beaucoup de précautions[12]. » Cette attitude précautionneuse qui contraste d’ailleurs avec les images mieux connues de la hardiesse guattarienne faisant feu conceptuel de tout bois théorique glané dans les domaines les plus divers (politique, anthropologie, esthétique ou linguistique) ne doit pas être réduite aux complexes de l’amateur crispé par le sentiment de son incompétence ou de son indignité. Psychologiquement discutable, pareille réduction est intenable dans le cadre d’une sociologie des dispositions qui nous apprend plutôt à voir dans l’amateur celui qui, depuis sa naïveté inconsciente et heureuse, est voué à l’indifférence aux différences qui comptent pour les professionnels d’une pratique instituée par un champ ayant atteint un haut degré d’autonomie[13]. Autrement dit, au principe de l’attitude précautionneuse de Guattari, il faut mettre une sensibilité déjà habitée par le champ philosophique et son histoire et en cela capable d’opérer les distinctions qui s’imposent parmi les problèmes, les thèmes et les enjeux circulant dans un tel champ.

Ce constat d’une affinité globale des dispositions philosophiques peut être renforcé par celui d’une affinité théorique plus localisée. Pour ne prendre qu’un exemple, mais particulièrement significatif, il paraît clair que l’attention que l’un et l’autre, chacun de leur côté, portent au concept d’institution,  constitue une condition intellectuelle de base à leur rencontre. Dans la relecture qu’il fait de David Hume au début des années 1950, Deleuze conceptualise l’institution comme pratique ou activité constitutive de modèles renvoyant au jeu d’une imagination réglée par des lois d’association. Sous ce concept d’institution, Deleuze explore l’idée humienne d’une normativité sociale diffuse, productrice de règles impératives et « artificielles » assurant la composition des passions et l’intégration des intérêts. Une image de la société s’en dégage, celle d’un monde positif de « l’artifice » : milieu institutionnel excluant toute transcendance du Droit, toute rupture instituante d’un ordre social sous la forme de la loi. L’institution donne également lieu à une thématisation explicite chez Guattari, mais dans un contexte complètement différent, celui de la « psychothérapie institutionnelle » et du travail au sein de la clinique La Borde. Ce qui est visé par Guattari, comme cela apparaît dans le modèle des « clubs thérapeutiques » qu’il propose à La Borde[14], c’est une intervention créatrice au cœur de l’institution même (ici, la clinique). Contre la perception de l’institution comme structure « chosifiée », Guattari élabore une pratique collective et symbolique capable de maîtriser en les déjouant les dimensions aliénantes de l’institution clinique (statuts, rôles fixés, hiérarchie, routinisation). Une telle élaboration est fort éloignée des préoccupations d’historien de la philosophie de Deleuze. Mais tous deux se rejoignent dans l’idée que l’institution en général est irréductible à sa conception durkheimienne (alors dominante dans les années 1950) comme fait social à la fois coercitif et extérieur aux individus. L’institution est une pratique, ou le lieu d’une pratique créatrice. L’Anti-Œdipe exploitera, en les remaniant grâce de nouvelles médiations conceptuelles, ces deux inspirations :la conception de la socialisation du désir exposée dans ce livre présentant une idée du champ social comme champ d’inventivité et de création irréductible à des structures répressives ; idée qui se trouvait déjà impliquée dans la problématique institutionnelle de chacun des auteurs.

Dispositions littéraires

Aux dispositions philosophiques s’ajoutent les dispositions littéraires. Rappelons les goûts partagés par Deleuze et Guattari pour toute une série d’écrivains : Kafka, Beckett, Artaud, Proust et Blanchot entre autres. Certains feront l’objet d’une étude commune (Kafka), d’autres, comme Proust sur lequel Deleuze avait travaillé au début des années 1960, seront réinvestis dans le sillage de l’association. Par-delà ces goûts communs, il faut revenir pour l’un et l’autre en amont de leur parcours, à un moment où des dispositions s’enracinent en profondeur, pour tenter de mesurer comment le « modèle littéraire » a pu peser sur leur formation intellectuelle.

L’habitus philosophique de Deleuze par exemple s’est constitué, pour une part du moins, en intériorisant un modèle de la philosophie qui lui était proposé par Sartre, cet « intellectuel total » qui, en réunissant les compétences de métaphysicien, de romancier, de dramaturge et de critique, a « abolit la frontière entre la philosophie littéraire et la littérature philosophique[15] ».  L’importance de Sartre est patente dès le début de la formation de Deleuze. En témoigne les écrits de la revue Espace à laquelle Deleuze collabore entre 1944 et 1945, projet inséparablement philosophique et littéraire empruntant, pour les radicaliser, certains de ses thèmes philosophiques (la critique de la vie intérieure ou le projet d’unedescription de l’expérience éliminant toute trace de la subjectivité)au Sartre de La transcendance de l’ego de L’imagination ou de La Nausée[16]. Sans doute Deleuze ne versera-t-il pas dans la littérature philosophique comme son « maître », pas plus qu’il ne deviendra le chef d’une école littéraire à la sortie de la guerre. Emmanuel Péhau a montré que cette issue n’était pas impossible pour le jeune Deleuze. Lié, via la revue Espace à tout un réseau de la résistance culturelle des années 1940 ˗ du journal Combat à la revue Poésie de Pierre Seghers, en passant par les salons de Gabriel Moré ou Marie Magdelaine Davy ˗, il faut bien voir que Deleuze s’inscrit, dès ses premiers écrits, dans le champ littéraire du temps. Ses publications pour Poésie 45 et Poésie 47 montrent qu’il est reconnu et exposé à tout juste vingt-ans par celles et ceux qui, d’Eluard à Aragon, de Sartre à Queneau, Ponge ou Roy, tous contributeurs de la revue de Seghers, redéfinissent alors le champ littéraire en France[17]. Outre la figure d’un Sartre, celle de Jean Wahl est également incontournable pour saisir l’intériorisation du modèle littéraire dans le parcours du jeune Deleuze. Tout en étant un philosophe pleinement académique, Wahl n’a cessé de transgresser des clivages structurant du champ philosophique, prenant la littérature pour objet, publiant de la poésie dans les revues littéraires, assistant à l’aventure du Collège de sociologie ou créant, à travers la revue Deucalion et le Collège de philosophie, les conditions intellectuelles et institutionnelles d’une liaison active entre écrivains, poètes et philosophes dans l’après-guerre[18]. Edité chez Minuit à partir du milieu des années 1960, Deleuze n’est certes pas lié comme Foucault, Faye ou Derrida au même moment, au champ de la littérature d’« avant-garde ». Mais la reconnaissance constante d’un style d’écriture et de pensée chez les philosophes qu’il étudie et traite comme autant d’écrivains originaux ou l’ampleur du thème de la création et du lien de la philosophie avec les disciplines créatrices, rappellent que pour Deleuze, le travail philosophique s’affirme pleinement dans la production d’une œuvre commandée par les valeurs d’originalité et de nouveauté. En dehors de l’admiration partagée pour Sartre, l’effet joué par le modèle littéraire dans la formation intellectuelle de Guattari paraît plus difficilement saisissable que dans le cas de Deleuze. On sait que, suivant en cela l’entreprise de Lacan promouvant, dès le début des années 1950, les méthodes de la linguistique pour le renouvellement de la conception psychanalytique de l’inconscient, le langage constitue rapidement un objet théorique de première importance pour lui. Mais l’appropriation du structuralisme linguistique ne saurait résumer l’investissement de Guattari dans ce domaine auquel il est également introduit par les recherches de Michel Izard et de Jean Roudaut sur la poésie et la littérature. Il n’est peut-être pas forcé de suggérer que Guattari était en ce sens particulièrement bien disposé à reconnaître dans Logique du sens, cet « essai de roman logique et psychanalytique », une orchestration réussie des ressources qu’il avait lui-même mobilisées dans ses recherches autour du langage (structuralisme linguistique et psychanalytique, littérature) à partir des années 1950. Enfin l’investissement guattarien dans le domaine du langage est irréductible à un intérêt théorique puisqu’il implique très vite la quête d’un style d’expression propre entraînant du même coup l’obsession de l’œuvre : « Ecrire un livre a été le grand mythe de ma jeunesse[19]. » La recherche d’une forme romanesque qu’il commence à entreprendre à l’époque où il mène un cursus de philosophie et assiste aux séminaires de Lacan, a en fait poursuivi Guattari bien après les années 1950 comme en témoigne par exemple l’écrivaine Marie Depussé qui, au milieu des années 1960 encore, l’aurait dissuadé de poursuivre ses tentatives fictionnelles fortement marquées par James Joyce[20].

Ces dispositions littéraires partagées ont conduit Deleuze et Guattari, chacun de leur côté d’abord, à conférer à la littérature une fonction de modification de la sensibilité clinique. Dans sa Présentation de Sacher-Masoch, Deleuze affirmait ainsi que la symptomatologie, cet art des signes et de la constitution de « tableaux » cliniques, était autant l’affaire des écrivains que des médecins. Dans Logique du sens, il défendra le projet romanesque de Zola et l’identification du romancier expérimental au regard clinique, en soulignant la transformation que la « puissance poétique » de ce dernier fait subir aux théories médicales qu’il mobilise. Dans la pratique thérapeutique de Guattari, la reconnaissance du langage par des patients enfermés dans une expression stéréotypée pouvait passer par un travail de réappropriation de ressources expressives, fondé par exemple sur la pratique de la copie d’œuvres littéraires (comme le Château de Kafka) introduites dans l’analyse comme tiers entre le langage pathologique du patient et le langage technique du médecin. Mais c’est avec L’Anti-Œdipe que ces dispositions littéraires communes et que le statut conféré par Deleuze et Guattari à la littérature joueront à plein régime leur rôle de machine infernale. Mobilisés à l’opposé du mode de traitement que la psychanalyse réservait aux œuvres littéraires objectivés comme autant de « cas », Beckett, Artaud, Lawrence ou Miller seront fondus dans la syntaxe même de L’Anti-Œdipe grâce à un procédé d’incrustation de leurs énoncés qui rend possible la formation d’un vaste discours indirect libre. Suivant ce procédé qui diffère de la simple citation d’auteurs révérés, les thèmes des écrivains mobilisés ˗ du corps sans organe d’Artaud à la sexualité des fleurs de Proust, de la critique du mythe chez Miller à celle de l’Amour chez Lawrence ˗, deviennent de véritables agents de co-production d’une nouvelle symptomatologie ; l’intégration tantôt insensible, tantôt flagrante à la phrase de Deleuze et Guattari de ces thèmes et énoncés exprimant le projet théorique d’auteurs attachés à faire éclater le monologue technique-médical sur la psychose ou le désir. Bref, on voit comment les dispositions et les goûts littéraires des auteurs de L’Anti-Œdipe trouvent ici un rendement critique autrement efficace que celui de la protestation lyrique. En effet, la part jouée par l’énonciation littéraire dans la syntaxe et les catégories de la nouvelle clinique vient en retour mettre en question le caractère pseudo-scientifique du monopole de compétence que la psychanalyse et la psychiatrie revendiquent quant aux questions portant sur le désir, la folie ou la nature de l’inconscient.

Mais la fonction remplie par la littérature dans L’Anti-Œdipe pose le problème plus général du style et de la stylisation de l’énonciation théorique. Si l’on reprend, assez librement, la notion de « style » comprise par Gilles Gaston Granger comme tentative de solution apportée à des difficultés rencontrées par un travail théorique[21], alors il faut voir dans la volonté deleuzo-guattarienne de réaliser un livre où l’on ne saurait plus qui parle du fou ou du médecin, autre chose qu’un artifice rhétorique. L’effet d’indiscernabilité produit par l’énonciation deleuzo-guattarienne constitue une solution, partielle et incomplète sans doute, apportée au problème de la libération de parole censée être garantie par la psychanalyse mais, selon les auteurs, complètement bloquée par le code « oedipien » utilisé par l’analyste. Ce que le style d’écriture deleuzo-guattarien indique, c’est une tentative de dépasser le dualisme inhérent à la relation clinique effectuée dans le cadre conventionnel d’une interprétation de la parole délirante, dépassement opérant via l’instauration d’un régime d’énonciation collective. Stylistiquement parlant, cette tentative se mesurerait aussi au niveau apparemment trivial de l’intégration de gros mots ou de vulgarités dans la phrase deleuzo-guattarienne ; intégration en fait inséparable de l’effort des auteurs pour manifester le plus brutalement possible l’intensité d’une expérience émotionnelle propre au délire (« les rayons du ciel dans le cul » de Schreber[22]) que la cure psychanalytique neutralise et qu’il faut, suivant Deleuze et Guattari, récupérer comme une véritable instance de co-production du discours clinique.

Dispositions critiques et politiques

Aux dispositions philosophiques et littéraires, il faudrait enfin ajouter l’affinité des dispositions politiques et critiques. On peut s’en remettre cette fois aux déclarations de Guattari présentant les circonstances de son travail avec Deleuze à l’occasion d’une table ronde organisée au moment de la parution de L’Anti-Œdipe : « Nous faisons partie d’une génération dont la conscience politique est née dans l’enthousiasme et la naïveté de la Libération, avec sa mythologie conjuratoire du fascisme[23]. » Aussi général et flou que puisse être un pareil schème générationnel, il n’est pas complètement dépourvu d’intérêt. S’il n’a pas alors de parcours militant politique rompu à la culture des « groupuscules révolutionnaires » comme Guattari, il n’est pas difficile de saisir la prégnance de l’enthousiasme politique de l’époque de la Libération sur certains des premiers écrits de Deleuze et du groupe philosophico-littéraire formé autour de la revue Espace. Mais outre l’exposition commune à ces événements politiques majeurs, Deleuze, malgré sa distance à l’engagement communiste du temps, est proche socialement (via une série d’amitiés) et intellectuellement de courants marxistes hétérodoxes (« Arguments »et « Socialisme ou barbarie ») dont les membres trouveront au moment des mois de mai-juin 1968, un peu comme Guattari, un relais à leurs projections. En fait, toutes les différences évidentes en termes de capital et de socialisation politiques, ne doivent pas cacher une sorte d’homologie des dispositions critiques. Pour le dire un peu vite, à l’osmose guattarienne avec « la révolution institutionnelle » du printemps 1968 ˗ osmose fondée notamment sur l’investissement guattarien dans le militantisme étudiant du début des années 1960 et sa contribution à l’émergence d’une problématique spécifique du « milieu étudiant » ˗, on peut faire correspondre la prise de position critique de Deleuze sur l’institution philosophique toujours plus nette à partir de la deuxième moitié des années 1960. Cette prise de position portant sur le style des livres philosophiques, la recherche de nouveaux moyens d’expression et de nouvelles mises en forme conduit Deleuze à mesurer toutes les ambitions de renouvellement qu’il nourrit pour la discipline aux formes de mobilisations politiques étudiantes des années 1960 ainsi qu’à une nouvelle demande étudiante en matière de produits culturels (philosophiques). Peu avant le printemps 1968, on voit se constituer en pointillés cette harmonie relative des dispositions hérétiques du philosophe et de l’humeur anti-institutionnelle, anti-autoritaire de la nouvelle vie étudiante, harmonie qui s’exprimera plus franchement, et avec le style qu’on sait, au centre expérimental de Vincennes dès le début de la décennie 1970[24]


[1] François Dosse, Gilles Deleuze et Félix Guattari, biographie croisée, Paris, La Découverte, 2007, p. 11.

[2] Ibidem, p. 15.

[3] Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique, Albin Michel, Paris, 2006, p. 303-304.

[4] Jean-Louis Fabiani, Les philosophes de la République, Paris, Les Éditions de Minuit, 1988, p. 52.

[5] Voir Frédéric Fruteau de Laclos, « La métaphysique des forces et les formes du psychisme. Deleuze, Sartre et les autres », Revue philosophique de la France et de l’étranger, Paris, Presses Univresitaires de France, 2015, p. 149-168.

[6] Didier Eribon, Michel Foucault, Paris, Flammarion, 2011, p. 122-124.

[7] Voir José Luis Moreno Pestaña, En devenant Foucault. Sociogenèse d’un grand philosophe, Broissieux, Éditions du Croquant, 2006 ; Luca Paltrinieri, « Philosophie, psychologie, histoire dans les années 1950. Maladie mentale et personnalité comme analyseur », in, Giuseppe Bianco, Frédéric Fruteau de Laclos (dir.),L’angle mort. Philosophie et sciences humaines en France pendant les années 1950, Paris, Editions de la Sorbonne, La philosophie à l’oeuvre, 2016, p. 170.

[8] François Dosse., Gilles Deleuze et Félix Guattari, biographie croisée, op.cit., p. 12-13.

[9] Félix Guattari, Psychanalyse et transversalité, Paris, Maspero, 1972, p. 97.

[10] Robert Maggiori, « Nous deux », Libération, jeudi 12 septembre 1991.

[11]Guattari se présente parfois comme « une sorte de Douanier-Rousseau de la philosophie ». Voir Félix Guattari, « Vertige de l’immanence », Chimères, n°38, Paris, 2000, p. 16.

[12]Robert Maggiori, « Nous deux », Libération, art. cit.

[13]Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 400-407.

[14]Félix Guattari, « La “grille” », exposé réalisé au stage de formation de La Borde le 29 janvier 1987, disponible en ligne sur www.revue-chimeres.fr.

[15]Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, p. 344-345.

[16]Voir notamment  « De l’âge de raison à l’âge ingrat », Espace, n°1, juin 1946.

[17]Nous nous appuyons sur le travail encore inédit d’Emmanuel Péhau, Le philosophe et ses autres, thèse de doctorat en cours, sous la direction de M. George Navet, Université Paris VIII.

[18]Sur tous ces points, voir Isabelle Kalinowski, « La littérature dans le champ philosophique français de la première moitié du XXème siècle », Methodos [En ligne], n°1, 2001, mis en ligne le 05 avril 2004.

[19]Sur tous ces points, voir François Dosse., Gilles Deleuze et Félix Guattari, biographie croisée, op. cit., p. 50-53. 

[20]Ibidem, p. 68.

[21]Gilles-Gaston Granger, Essai d’une philosophie du style, Armand Colin, Paris, 1968, p. 111.

[22]Gilles Deleuze, Félix Guattari,  L’Anti-Œdipe, Les Editions de Minuit, Paris, 1972, p. 7.

[23]Gilles Deleuze, L’île déserte, op. cit., page 301.

[24]Ibidem, p. 187-197.

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