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La luxure

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La luxure chez Sade comme expérience métaphysique

Etienne Besse

« Yahvé dit à Osée :  » Va, prends une femme se livrant à la prostitution et des enfants de prostitution, car le pays ne fait que se prostituer en se détournant de Yahvé. «  » (Osée, I, 2)

«… ceux-là que sacre le haut Rite,

Ayant conquis la plénitude du plaisir,

Et l’insatiabilité de leur désir

Bénissant la fidélité de leur mérite.

La plénitude! Ils l’ont superlativement :

 

Baisers repus, gorgés, mains privilégiées

Dans la richesse des caresses repayées,

Et ce divin final anéantissement!… » (Verlaine, « Ces passions », Parallèlement)

*

L’œuvre de Sade et sa réputation se sont construites à partir des spectaculaires situations de débauche criminelles et blasphématoires imaginées pour des personnages dévorés par la luxure. A travers ceux-ci, Sade met en cause les dogmes religieux et sociaux de son temps en décrivant des pratiques où les vicieux prospèrent et les vertueux traversent des infortunes. Le divin marquis justifie ces situations du vice et du crime, et résume même toute forme de condition à l’unique cause de la luxure : « Presque tous les vices n’ont qu’une cause dans le cœur de l’homme : tous partent de son plus ou moins de penchant à la luxure[1] ». Celle-ci est généralisée, poussée dans ses plus ultimes conséquences par Sade, allant du plaisir lubrique jusqu’au maximum de l’insensibilité par réitérations indéfinies représentées par le personnage du scélérat. Le crime est ainsi « le dernier degré de la luxure[2] » par épuisement des jouissances. La luxure est l’initiation du scélérat : il ne cherche donc pas seulement un plaisir d’échauffement, une libération de ses passions par la transgression des dogmes ou mœurs consacrés, mais de façon ultime, « l’élan divin de la luxure[3]» doit ouvrir vers une expérience de connaissance, une expérience métaphysique conjointe ou instigatrice de connaissance supérieure : « Le plaisir de foutre n’aveugle pas », et les passions que la luxure allume fait brûler « les flambeaux de Minerve et Vénus : à la lueur de celui-ci, je fous comme ta belle-sœur ; aux rayons du premier, je pense et parle comme Hobbes et comme Montesquieu[4]»

Qu’est-ce que cette connaissance qu’offre la luxure ? Comment la luxure peut-elle amener chez Sade à un processus de connaissance démontrée? Sade insiste, c’est une connaissance de type philosophique qu’offre cette expérience, et « c’est là qu’il faut suivre l’homme pour le bien connaître ; c’est dans le sein de la lubricité que son caractère, absolument à nu, fournit à la fois toutes les teintes nécessaires au philosophe qui veut les saisir, et c’est après l’avoir vu là qu’on peut deviner à coup sûr le résultat des jets de son exécrable cœur et de ses effrayantes passions.[5]» Sade en fait même une sorte de condition du bonheur qui évalue son plaisir et sa force philosophique selon que le libertin est parvenu ou non à rejeter tous les préjugés moraux, religieux et sociaux :

Juliette, me dit Cornaro, crois-tu qu’il puisse exister au monde une plus divine passion que celle de la luxure ? – Aucune, sans doute ; mais il faut la porter à l’excès : celui qui s’impose des freins en libertinage est un imbécile qui ne connaîtra jamais le plaisir. – Le libertinage, dit la Durand, est un égarement des sens qui suppose le brisement total de tous les freins, le plus souverain mépris pour tous les préjugés, le renversement total de tout culte, la plus profonde horreur pour toute espèce de morale ; et tout libertin qui n’en sera pas à ce degré de philosophie, flottant sans cesse entre l’impétuosité de ses désirs et ses remords, ne pourra jamais être parfaitement heureux.[6]

La connaissance par le vice et ses conditions éthiques semblent malgré tout essentiellement négatives, et c’est ce qui rend problématique cette connaissance par la luxure si celle-ci n’a aucune positivité dans ce qu’elle prétend mettre en cause comme illusoire et donc seulement rejeter pour n’être que cette soustraction apophantique. En effet, si la luxure est un processus de connaissance comme son initiation scélérate par réitération de la transgression ainsi que le montre Klossowski, il semble cependant que, du fait même de la réitération, il ne puisse y avoir chez Sade de libération absolue vis-à-vis de ce qui est transgressé : le crime et le blasphème sont justifiés comme constitutifs du scélérat mais ce qu’il nie n’est jamais réellement détruit. Dieu ou les lois sociales sont dénoncés comme illusoires ou inexistants, mais leurs références sont malgré tout maintenues par Sade pour qualifier le crime et le blasphème : « – Oui, mon ami, oui, tu le peux ; il n’y a plus que Dieu qui te voie. – Oh ! je me fous de ce témoin-là, dit ce roué, mon plus grand chagrin est qu’il n’existe réellement pas de Dieu, et de me voir privé, par-là, du plaisir de l’insulter plus positivement…[7]». C’est ce qui amène Blanchot à considérer qu’il y a chez Sade une certaine hiérarchie des négations, la dialectique contre Dieu étant inférieure à celle contre la Nature[8].

Cependant, nous voudrions montrer que pour que soit possible de continuer à considérer chez Sade la luxure comme un processus de connaissance, il faut penser cette hiérarchisation comme le passage de l’initiation scélérate à la « monstruosité » qui atteint la condition de ce qui est mis en question. S’il s’agit moins de ce qui est nié (et de ce qui fait dépendre de cette relation) que de la manière dont les personnages expriment cette négation, alors nous pourrons peut-être atteindre dans leur incarnation même, les modalités d’un processus de connaissance inauguré, accompagné et accompli par la luxure. Sade ne se libère pas de rien pour rien, il faut donc lire ses romans non pas comme une provocation toujours relative, mais un stade expressif absolu dans son écriture comme monstre, ce stade ultime du personnage niant Dieu et Nature. Nous voulons montrer que le monstre représente cette ultime négation absolue qui, certes, ne sort pas du problème de Dieu et de la Nature, mais s’y engloutit à travers l’unité de leurs principes, principes que le monstre redéfinit dans l’abîme. Il y a donc chez Sade un matérialisme revendiqué, apparent, mais qui n’y parvient qu’avec des moyens que l’on peut qualifier d’hyperspiritualisation comme le « bonheur intellectuel[9] » et le crime moral dans un engloutissement en Dieu que nous tenterons d’interpréter plus loin au moyen de la métaphysique de Schelling.

Mais avant de tenter cette analyse, prenons la mesure de ces problèmes avec l’une des scènes les plus incroyables de l’œuvre de Sade :

Par les ordres du capitaine, vingt hommes n’emparent aussitôt de ceux-là ; on les massacre pendant que nous nous branlons, Borghèse, Clairwil et moi. C’est, pour ainsi dire, sur leurs corps que le souper le plus délicieux nous est offert. Et là, nus, barbouillés de foutre et de sang, ivres de luxure, nous portons la férocité au point de mêler à nos aliments des morceaux de chair, détachés par nos main du corps des malheureuses qui sont sur la table. Gorgés de meurtre et d’impudicité, nous tombons enfin, les une sur les autres, au milieu des cadavres et d’un déluge de vins, de liqueurs, de merde, de foutre, de morceaux de chair humaine. Je ne sais ce que nous devînmes ; je me rappelle seulement qu’en ouvrant les yeux à la lumière, je me retrouvai entre deux corps morts, le nez dans le cul de Carle-Son, qui m’avait rempli la gorge de merde, et qui lui-même s’était oublié le vit au cul de Borghèse. Le capitaine, qui s’était endormi la tête appuyée sur les fesses emmerdifiées de Raimonde, avait encore son vit dans mon derrière, et Sbrigani ronflait dans les bras d’Élise… les victimes en morceaux toujours sur la table.

Tel est l’état où nous trouva l’astre du jour, qui, loin de s’étonner de nos excès, ne s’était, je crois, jamais levé plus beau depuis qu’il éclairait le monde. Il est donc faux que le ciel condamne les égarements des hommes, il est donc absurde d’imaginer qu’il s’en offense. Accorderait-il ses faveurs aux scélérats comme aux honnêtes gens, s’il était irrité par le crime ?… – Eh ! non, non ! dis-je à mes amis qui, le lendemain, de sang-froid écoutaient mes réflexions ; non, non, nous n’offensons rien en nous livrant au crime. Un dieu ? Comment s’en offenserait-il, puisqu’il n’existe pas… La nature ?… Encore moins, poursuivis-je, en me rappelant l’excellente morale dont j’avais été nourrie ; l’homme ne dépend point de la nature ; il n’en est pas même l’enfant ; il est son écume, son résultat ; il n’a point d’autres lois que celles imprimées aux minéraux, aux plantes, aux bêtes ; et, quand il se perpétue, il accomplit des lois personnelles à lui, mais nullement nécessaires à la nature… nullement désirées par elle. La destruction satisfait bien plus cette mère universelle, puisqu’elle vise à lui rendre une puissance qu’elle perd par notre propagation. Ainsi nos crimes lui plaisent, mes amis, et nos vertus l’offensent ; ainsi l’atrocité dans le crime est ce qu’elle désire le plus ardemment ; car celui qui la servirait le mieux serait incontestablement celui dont la multiplicité des crimes, ou leur atrocité, détruirait jusqu’à la possibilité d’une régénération qui, se perpétuant dans les trois règnes, lui ôterait la faculté des seconds élans. Imbécile que j’étais ! ô Clairwil, avant que nous ne nous quittassions, j’en étais encore à la nature, et les nouveaux systèmes, adoptée par moi depuis ce temps, m’enlèvent à elle pour me rendre aux simples lois des règnes[10]

Sous cette vague de l’orgie où, du charnier en éruption dégoulinant d’atrocités, jaillissent blasphèmes et outrages, Sade voit pourtant briller le secret, par-delà Dieu et la Nature, de la « Loi des trois règnes» (minéral, végétal, animal): la luxure est la communion avec la clarté des principes, elle est mise en scène par Sade comme une effrayante discipline de révélation, d’obscène vérification. Mais pourtant ce que les échauffements luxurieux ont consumé, nature et Dieu, reviennent comme référence, témoin de leur dépassement. Sont-ils la mue abandonnée, l’illusion passée ou bien donnent-ils encore consistance à la transgression comme sa possibilité ? Que révèlent-ils dans la transgression qui demeure – malgré le blasphème et l’outrage – propre au divin et au naturel ?

Jérôme Bosch - le jardin des délices.

Jérôme Bosch – le jardin des délices.

Comment comprendre cette prise à témoin constante de ce qui n’existe pas et la satisfaction de ce dont on ne « dépend pas » dans les personnages et situations de Sade ? Nous le voyons dans le passage cité plus haut, ces questions sont solidaires, la transgression et l’outrage par la luxure doivent dénoncer l’illusion de Dieu par l’immoralité de la Nature, mais la Nature elle-même est « outragée » dans sa condition même, poussée à son processus de destruction, et c’est de cette manière qu’elle « révèle ses secrets » comme étant elle-même identifiée à la destruction : qu’est-ce que cette destruction jusqu’à la « possibilité de régénération » exprime et pourquoi Sade en maintient-il la référence si la luxure doit détruire la condition morale et la possibilité naturelle elle-même ? Jusqu’à la fin, les plus sordides personnages de Sade prennent Dieu à témoin et l’invoquent : « – Infâme jean-foutre de Dieu ! s’écrie-t-il, ne borne donc pas ainsi ma puissance, quand je veux t’imiter et commettre le mal ! Je ne te demande aucune faculté pour la vertu, mais communique-moi, du moins, tous tes pouvoirs pour le crime ; laisse-le-moi faire, à ton exemple ; mets, si tu l’oses, un instant, ta foudre en mes mains, et quand j’en aurai détruit les mortels, tu me verras bander encore à la lancer au sein de ton exécrable existence, pour la consumer, si je puis ! [11]». N’est-ce qu’un simple effet stylistique qui par contraste met en lumière l’ignominie du crime par ce qui est nié ? Ou bien est-ce plutôt que l’écriture de Sade produit une véritable négation qui n’est pas simplement identifiée à Dieu et la Nature, mais révèle positivement une expérience métaphysique de l’Eternité par « démonstration » ? Comment est-elle concrétisée dans son écriture ? A la fin du roman sur l’histoire de Juliette, Sade offre cette conclusion célèbre qui clôt l’histoire des prospérités du vice, les personnages se proposant d’en faire publier le récit, de l’avouer intégralement : « – Pourquoi donc craindre de le publier, dit Juliette, quand la vérité même arrache les secrets de la nature, à quelque point qu’en frémissent les hommes ? La philosophie doit tout dire.[12] »  C’est dans cet écrit philosophique qui s’avoue en contrepoint à la fin de l’histoire de Juliette, que nous devons lire une négation qui n’est pas simplement celle du vice de la luxure et sa jouissance purement relative, consommatrice ; mais une négation absolue qui dans l’aveu révèle en même temps le principe dans lequel elle s’engloutit, se clôt et clôt avec elle ce même mouvement qui « dit tout », s’intègre à l’intégralité comme expression artistique. C’est ce processus de totalisation expressive que traverse par l’écriture la luxure que nous voudrions analyser chez Sade.

Dans les romans de Sade, la luxure n’est plus un plaisir désordonné en vue de lui-même, ce n’est même plus un débordement gratuit de surabondance joyeuse, une offrande délicieuse de jouissance et de volupté. C’est un processus qui tente d’outrager morale et religion par transgressions criminelles et blasphématoires, afin qu’en « outrageant la nature », elle-même dévoile le mystère de son principe vital. La vie doit être avouée, déchiffrée, décode en allant à rebours de son mouvement d’apparence vital qui produit et génère : à l’inverse (mais pas au contraire), Sade remonte au principe de génération ou reformation par l’habitude de l’outrage, de la destruction, du « vice » qui, dans l’insensibilité de la répétition apathique, dévoile la vraie nature par « démonstration ».

 

Crois-tu, par exemple, qu’en abrutissant deux ou trois sens par des excès, combien ce qu’on retire des autres est inouï ? Je te démontrerai, quand tu le voudras, cette inconcevable vérité. Sois sûre, en attendant, qu’en général c’est dans l’insensibilité, dans la dépravation, que la nature commence à nous donner la clef de ses secrets, et que nous ne la devinons qu’en l’outrageant. [13]

La « démonstration » par abrutissement, excès des sens mène à « l’inconcevable » qui manifeste la « vérité » grâce à l’insensibilisation parce que c’est corporellement que les secrets de la nature doivent se lire et se révéler. C’est bien une expérience de perversion généralisée que propose Sade à ses personnages, il initie le scélérat de sang-froid insensible jusqu’aux révélations monstres : mais comme la luxure se vise elle-même, reproduit l’affectation sans son fruit de nature à l’espèce et sans don d’amour ou de charité[14], de même la perversion reste à se répéter au sein des codes de la religion, de la société[15] et ultimement de la nature : la perversion sadienne n’expulse ou n’exclut rien, elle infecte et pervertit ce qu’elle remet en cause extérieurement et s’enfonce dans le secret que le crime tente de faire avouer, par la corruption. Cette corruption est péché en tant que séparation « interne » mais pas rejet hors du système divin créateur ; c’est dans sa force de dislocation et son engloutissement dans le problème métaphysique de Dieu que la corruption sadienne s’exprime comme opération révélatrice du secret de sa condition.

La lubricité ou le vice ne suffisent pas ; à travers la luxure, c’est l’épanouissement criminel et blasphématoire indéfiniment répété, retenté, toujours plus repoussé aux confins du possible qui est le signe d’évaluation de sa perversion[16]. Il ne s’agit pas d’un paroxysme de dépassement qui rendrait illusoires les chaînes sociales ou religieuses du commun, qui rendrait à son caractère d’illusion les justifications des lois ou des dogmes : Sade s’abyme en elles, il reconsidère les lois dans les règles de la Société du crime où rentre Juliette, il lui ouvre les porte du Vatican[17] pour mieux y enfermer sa perversion, le vice étant sacré et la vertu soupçonnée de crime. Se forme ainsi un processus de révélation par la transgression qui épuise l’occasion transgressive et cherche l’aveu dans le mutisme innocent, le secret de cet abîme de la nature qui émerge dans les supplices par reflet. Pour cela, l’initiation est une épure charnelle et spirituelle décapante qui écorche jusqu’à l’insensibilité pervertie et corrompt les sens dans les excès à tous les niveaux.

 – Ô ma bonne, lui dis-je, n’est-il pas vrai que plus l’on a d’esprit et mieux l’on goûte les douceurs de la volupté ? – Assurément, me répondit Delbène, et la raison de cela est bien simple : la volupté n’admet aucune chaîne, on ne jouit jamais mieux que quand elle les rompt toutes ; or, plus un être a d’esprit, plus il brise de freins : donc l’homme d’esprit sera toujours plus propre qu’un autre aux plaisirs du libertinage. – Je crois que l’extrême finesse des organes y contribue beaucoup aussi, répondis-je. – Cela n’est pas douteux, dit Mme Delbène : plus la glace est polie, mieux elle reçoit, et mieux elle réfléchit les objets qui lui sont présentés[18].

C’est donc la transgression – dont les modes sont perversion ou corruption – qui est la raison de ce reflet sur le corps et la rage de la répétition sans frein qui se mire à la surface du corps, mais non par narcissisme, mais pour vérifier le dépassement de l’individu et percevoir le flux secret pur. La démonstration devient spirituelle par les degrés de son insensibilité, et elle lit sa démonstration sur le corps réfléchissant en réponse de son processus de sang-froid. « On ne dort pas quand on projette un crime ; sa seule idée embrase tous les sens ; on le manie sous toutes ses formes, on le savoure dans toutes ses branches, et l’on jouit mille fois d’avance du plaisir dont on sait bien qu’on pétillera, dès qu’il sera commis.[19] » C’est donc une fois les sens vaincus, la sensibilité épuisée que le véritable plaisir s’établit de sang-froid dans sa projection, sa préparation et sa réalisation, que le crime moral peut écrire corporellement sa jouissance et dépasser celle-ci dans le bonheur intellectuel de l’aveu. Les personnages de Sade avouent le cri muet du principe de nature dont les scélérats préparent la mise en scène : les suppliciés reflètent l’énergie des bourreaux et réciproquement, et les monstres deviennent cet embrasement d’énergie, dieux à l’instant divin des paroxysmes qui les transforment. La luxure de Sade interroge sa condition même d’espèce auto-suffisante, non dans sa conservation, mais son « énergie » : d’où une luxure sans individu, mais groupe désindividué, torturé dans les supplices d’agglomération multipliant l’informe. L’envers de l’être est révélé : à travers l’individu qui s’électrise, apparaît la relation d’énergie ; à travers le vice individuel, le délitement qui fluidifie comme matière pure, et au final, à travers ce bain d’ablutions rituelles dans l’horreur, comme expérience métaphysique, l’absence d’individuation du Créateur divin. L’athéisme déclaré de Sade concerne moins les dogmes ou la doctrine que ce principe d’individuation crée, de lien à l’incarnation, de garantit aux hommes d’une stabilité subjective comme procédé identité : l’acte scélérat luxurieux l’attaque et s’en abstrait. Klossowski résume ces problèmes de l’athéisme chez Sade admirablement :

1) L’athéisme rationnel est l’héritier des normes monothéistes dont il maintient l’économie unitaire de l’âme, avec la propriété et l’identité du moi responsable.

2) que si la souveraineté de l’homme est le principe et le but de l’athéisme rationnel, Sade poursuit la désintégration de l’homme à partir d’une liquidation des normes de la raison

3) à défaut d’une formulation conceptuelle autre que celle du matérialisme rationnel de son époque, Sade a fait de l’athéisme la « religion » de la monstruosité intégrale

4) cette « religion » comporte une ascèse qui est celle de la réitération apathique des actes, en quoi se confirme l’insuffisance de l’athéisme

5) de la sorte l’athéisme sadien réintroduit le caractère divin de la monstruosité – divin en ce sens que sa « présence réelle » ne s’actualise jamais autrement que par des rites – soit des actes réitérés.

6) qu’il apparaît ainsi, que ce n’est pas l’athéisme qui conditionne et libère la monstruosité sadienne, mais qu’en revanche celle-ci contraint Sade à dérationaliser l’athéisme dès que, par ce dernier, il tente de rationnaliser sa monstruosité propre [20]

L’athéisme de Sade offre la fin de toute forme de consistance substantielle, de subjectivité comme assise rationnelle et de principe de raison suffisante : la luxure brise les écorces des participants et vomit la chair sans corps, ne reste qu’un flot de gestuelle sans repère propre, seule la dépossession de soi et la possession par la volupté. « Et je déchargeais… et j’étais comme une forcenée ; je n’y voyais plus, je n’entendais plus, tous mes sens n’existaient que dans les régions de la volupté ; j’étais à elle uniquement[21] » Alors l’écume de l’énergie vitale éclate en froides copies de surface et les flux de l’énergie vitale n’ont donc plus de supports individués à affecter, ils ne sont que myriades de reflets sanglants. L’insensibilité est le signe de l’accès réussi, de l’initiation concluante qui constate la fin de l’individualité et rejette dans le sang du supplice son ancienne peau subjective torturée, la chrysalide martyrisée de l’ancienne individuation.

C’est dans l’accès au principe dé-créateur que la symbiose paradoxale s’effectue dans l’approfondissement de son déchirement : l’acte naturel n’est plus de conservation mais régénère la destruction (dans la luxure comme mode de perversion et de corruption), non comme moyen mais purs principes dont il faut comprendre les signes à même l’expérience de la recherche. L’athéisme de Sade est la fin du dieu Un qui unifie et individue, ou du moins fait dépendre ces principes selon son Image. Passé ce stade par l’excès de luxure abrutissante, la Nature témoigne en ce retour au creuset originel nu. Le vice n’annule pas la vertu, et la perversion maintient l’opposition pour donner un contenu qui reflète le résultat de sa transgression ; au paroxysme du crime, le jeu scélérat se brouille dans ses oppositions et la vertu revient malgré elle dans le vice. La forme propositionnelle de l’écriture restitue l’apparence de l’opposition vertu-vice, mais la réalité de l’expérience de Sade renvoie cette distinction à sa consommation perverse sans repère autre que ceux – artificiels – du langage : mais il n’y a plus de sujet réel, et Sade s’en amuse dans les multiples pseudo-raisonnements, sophismes délirants qu’il fait dire à ses personnages. Le sens de l’athéisme de Sade est en effet plus que la perversion scélérate, c’est la recherche de « corruption », qui, sans créateur ni homme à son image, indivis, poursuit l’expérience de négation de façon exponentielle : « D’un côté, l’impossibilité de la réparation, de l’autre, celle de pouvoir deviner duquel il faut se repentir davantage, et la conscience s’étourdit et se tait alors à tel point, que vous devenez capable de prolonger le crime au-delà même des bornes de la vie ; ce qui vous fait voir que cette situation de la conscience a cela de particulier sur les autres affections de l’âme, de s’anéantir en raison de ce qu’on l’accroît[22]. La négation est interne aux concepts, elle est donc scission du problème de Dieu qui s’accroit à mesure que ses principes doctrinaux chrétiens sont niés dans l’engloutissement de leurs conditions, leur corruption. Sade atteint par-là, non pas le vide sans illusion – il n’y a pas de sortie possible – mais la Plénitude, « au-delà même des bornes de la Vie ». C’est par l’expression de cette Plénitude par anéantissement sans limite que se gonflent les voiles de l’Eternité : alors le geste scélérat déboucle son flux, se décode, hagard, et devient Monstre. C’est à travers le monstre que Sade atteint l’impersonnalité qui s’auto-transgresse sans ordre, s’engloutit :

C’est là que la férocité de cet anthropophage se développe dans toute son étendue. Il n’est plus à lui ; le décousu de ses propos annonce son nouveau désordre ; il ne balbutie plus que des paroles sales et sans suite, que d’affreux mots ou des blasphèmes. Je continuerai de vous le peindre dans cet égarement : tous les traits sont essentiels à l’artiste qui développe aux hommes les monstruosités de la nature.[23]

Relativement au vice et à la vertu – donc à l’agir pour le bien ou le mal -, le scélérat est dans un processus de perversion, alors que le monstre est dans un processus de corruption. Le libertinage des personnages de Sade comme mode d’initiation n’est pas une frivolité d’hypocrite, une nouvelle tartufferie, il n’y a pas d’hommage du vice rendu à la vertu dans les romans de Sade. La perversion est le maintien de l’opposition mais qui inverse les pôles et fait passer le vice pour la vertu, la vertu pour le vice et imagine l’infortune de l’un et les prospérités de l’autre : le régime des récompenses et des punitions est maintenu, inversé et poussé jusqu’à la caricature. La perversion est ce jeu à l’envers de la vertu comme du vice conventionnel. La corruption cherche dans la vertu le vice qu’elle étouffe, et, par-là même, Sade cherche ce qui dans le vice et ses modes, ses propriétés, ses fonctions, ses opérations peut acheter la vertu, la prostituer pour qu’elle vende le vice qu’elle étouffait afin de le délivrer et de s’en infecter : ce n’est pas un jeu de perversion qui fait passer l’un pour l’autre, c’est un travail d’approfondissements des vertus comme des vices, que ce soit à partir de Justine ou Juliette, l’engloutissement de leurs corruptions respectives sont sœurs : « si jamais la vertu voulait se faire entendre au fond de son cœur, je veux qu’elle y trouve le vice si bien établi qu’elle n’ait même pas la possibilité de l’attaque.[24] » La luxure du scélérat agit et recherche le mal, elle est vice par perversion mais maintient le jeu de destruction relatif au bien que son « mouvement » régénère, réitère la destruction et en attend l’occasion passivement ou par construction. Le monstre ne détruit pas pour détruire ; il découvre l’effectivité corruptrice de l’ordre naturel par la luxure et s’y incarne en son mouvement de destruction qui, alors n’est plus individuel, mais flux des passions et intérêts qui s’abyment dans le « l’énergie des principes[25] »

Comment Sade effectue cette transformation du scélérat au monstre ? Le jeu scélérat fait passer le vice à la vertu et inversement se brouille à son paroxysme insensible. Mais le repère de l’occasion transgressive le reconstitue et l’acte scélérat reste relatif, se voit victime de son vice qui régénère dans le personnage la jouissance, donc une certaine sensibilité et fait remonter à lui l’élan de la vertu : « quand le délire est dissipé, n’éprouvez-vous donc pas quelques secrets mouvements de vertu… qui, si vous les suiviez, vous ramèneraient infailliblement au bien ? – Oui, me répondit Noirceuil, j’éprouve quelquefois ces secrets mouvements, ils naissent quelquefois dans le calme des passions … Est-ce véritablement la vertu qui vient combattre le vice dans moi ?… Si je trouve que son existence ait quelque réalité, j’analyserai cette existence ; et si elle me paraît préférable à celle du vice, je l’adopterai sans doute[26]»

C’est pourquoi le plus haut degré de luxure qu’est le crime finit par quitter ce jeu scélérat dans cet examen propre qui prend alors, hors de l’attente relative, son caractère absolu. C’est à ce point que le désir d’un crime moral d’écriture prend sa source afin dépasser la répétition temporelle et d’accéder dans la luxure à son principe éternel, « au-delà même des bornes de la Vie », soit avec Clairwill, soit à travers la victime dans laquelle Saint-Fond enfonce un pacte satanique écrit au sang avant son exécution et dont

Ses souffrances, de la même nature que celle que vous lui aurez fait endurer en lui enfonçant le billet, seront éternelles ; et l’on jouira du plaisir délicieux de les avoir prolongées au-delà même des bornes de l’éternité, si l’éternité pouvait en avoir.[27] »  (…) – Je voudrais, dit Clairwil, trouver un crime dont l’effet perpétuel agît, même quand je n’agirais plus, en sorte qu’il n’y eût pas un seul instant de ma vie, ou même en dormant, où je ne fusse cause d’un désordre quelconque, et que ce désordre pût s’étendre au point qu’il entraînât une corruption générale, ou un dérangement si formel, qu’au-delà même de ma vie l’effet s’en prolongeât encore.
– Je ne vois guère, mon ange, répondis-je, pour remplir tes idées sur cela, que ce qu’on peut appeler le meurtre moral, auquel on parvient par conseil, par écrit ou par action
 [28]

Le crime infini s’active par la réitération obsessionnelle du scélérat qui récupère son geste indéfiniment par l’occasion transgressive, mais c’est à partir de l’exaspération de ce geste que le scélérat accède au geste absolu de l’écrit, le crime moral qui est monstruosité « par-delà les bornes de l’éternité ». Dans l’écrit, le jeu pervers de représentation par reflets et oppositions entre dans sa relation elle-même, son passage de vice qui s’engloutit dans « la corruption générale ». Alors que le crime scélérat accédait à l’insensibilité par répétition, le crime moral écrit s’incarne par l’écrit dont « l’effet s’en prolonge encore », l’écrit qui se clôt sur le criminel scélérat et incorpore exponentiellement la réitération en acte protéiforme, la monstruosité. C’est ce passage qui fait que le scélérat atteint des états « divins », une éternisation de son acte monstrueux qui lui dévoile sa « divinité [29]» :

 – Mais vous, vous, respectables êtres, interrompis-je ici, croyez-vous réellement que vous soyez des hommes ? Eh ! non, non ! quand on leur ressemble aussi peu, quand on les domine avec autant d’empire, il est impossible d’être de leur race. – Elle a raison, dit Saint-Fond ; oui, nous sommes des dieux : ne nous suffit-il pas comme eux de former des désirs pour qu’ils soient aussitôt satisfaits ? Ah ! qui doute que, parmi les hommes, il n’y ait une classe assez supérieure à la plus faible espèce, pour être ce que les poètes nommaient autrefois des divinités ! – Pour moi, je ne suis pas Hercule, je le sens, dit le prince, mais je voudrais être Pluton ; je voudrais être chargé du soin de déchirer les mortels aux enfers. – Et moi, dit Saint-Fond, je voudrais être la boîte de Pandore, afin que tous les maux sortis de mon sein les détruisissent tous individuellement.[30]

 

C’est pourquoi l’acte monstrueux est corruption, c’est-à-dire qu’il approfondit le vice et la vertu parce que son acte est infinie destruction comme écrit, il creuse à l’infini son état corporel et l’acte vertueux ou vicieux afin de chercher, dans la Nature, l’aveu du principe qui l’anime éternellement, la divinité infernale, la clôture du pacte prolongé dans l’irrémédiable. L’écrit scinde son acte individuel qui le réalise, le démultiplie dans les supplices pour en faire une lecture exponentielle sur ses victimes qui avouent sa scission : le monstre vient alors à l’expression. Le crime moral qu’est l’écrit est l’expérience limite qui, à travers le jeu de la perversion, tente de lire la révélation selon la corruption dans les gravures de chair. Chez Sade la luxure et ses débordements sadomasochistes représentent cette mise en scène qui cherche l’aveu ; nous pouvons en interpréter les modes avec Foucault :

Le masochiste n’est pas celui qui trouve son plaisir dans la souffrance. C’est peut-être plutôt celui qui accepte l’épreuve de la vérité et qui y soumet son plaisir : Si je supporte jusqu’au bout l’épreuve de la vérité, si je supporte jusqu’au bout l’épreuve à laquelle tu me soumets, alors je l’emporterai sur ton discours et mon affirmation sera plus forte que la tienne. Et le déséquilibre entre le masochiste et son partenaire tient à ceci que le partenaire pose la question en termes apophantiques : Dis-moi ce qu’est ton plaisir, montre-le moi ; étale-le à travers la grille des questions que je te pose ; permets-moi de le constater. Utilisation du paradoxe.

Et le masochiste répond en terme ordaliques : J’en supporterai toujours plus que tu ne peux en faire. Et mon plaisir est dans cet excès, toujours déplacé, jamais rempli. Il n’est pas dans ce que tu fais mais dans cette ombre creuse que chacun de tes gestes projette en avant de lui.

A la question apophantique de son partenaire, le masochiste réplique non par une réponse mais par un défi ordalique ; ou plutôt il entend un défi ordalique et il y répond : à la limite de ce que tu peux imaginer être moi, j’affirme mon plaisir[31]

De même, cette épreuve de vérité du supplice et de la luxure soumise à la destruction est à la recherche non d’une jouissance, mais d’un « bonheur intellectuel[32] » qui consiste, comme nous le verrons, à entendre la « voix muette de la Nature ». L’aveu que cherche Sade n’est pas seulement celui du plaisir, dans le jeu d’échange du bourreau et de la victime[33], le supplice cherche à lire, déchiffrer à même le corps le mystère de la nature, le principe de son énergie qui se répand et doit s’exprimer comme signe que le scélérat doit décoder à l’envers de son reflet de surface charnel et que le monstre doit incarner pour pleinement exprimer. L’écrit monstrueux du crime moral a pour but de décoder dans les supplices infligés ou subis les hiéroglyphes charnels de l’aveu de la « voix de la Nature » organisé par le scélérat et réalisé par le monstre. Cet aveu de la nature révèle ses principes, aussi les romans de Sade sont-ils à comprendre comme cette recherche, cette expérience métaphysique que permet la luxure – « pour sonder votre caractère, je mette en usage les ressorts de la lubricité. (…) je ne juge jamais les hommes, dans le cours de leur vie, que par leurs passions dans le libertinage[34] » – qui dévoile selon Sade la divine sagesse de Minerve parallèlement aux dons de Vénus.[35] Qu’est-ce que cette sagesse du crime révèle des principes de la Nature ? Principalement l’indistinction – qui, comme nous l’avons vu, s’incarnait dans l’égarement des « monstruosités de la nature » – indistinction donc, errance de la mort et de la vie comme « non-être » ou « Etre perdu ». L’aveu qui s’écrit comme corps-monstre est mort de l’intimité vitale individuelle qui se révèle autre absolument, émerge à son paroxysme vivant dans le supplice qui l’éprouve à ses degrés les plus ultimes, et dévoile, par la corruption, sa pureté à travers sangs  et flammes, la « loi des trois règnes »

Le principe de la vie, dans tous les êtres, n’est autre que celui de la mort ; nous les recevons et les nourrissons dans nous, tous deux à la fois. A cet instant que nous appelons mort, tout paraît se dissoudre ; nous le croyons, par l’excessive différence qui se trouve alors entre cette portion de matière, qui ne paraît plus animée ; mais cette mort n’est qu’imaginaire, elle n’existe que figurativement et sans aucune réalité… La première génération, que nous appelons vie, nous est une espèce d’exemple. Ces lois ne parviennent à cette première génération que par l’épuisement ; elles ne parviennent à l’autre que par la destruction. Il faut, à la première, une espèce de matière corrompue, à la seconde, de la matière putréfiée. Et voilà la seule cause de cette immensité de créations successives : elles ne sont, dans les unes et dans les autres, que ces premiers principes d’épuisement ou d’anéantissement, ce qui vous fait voir que la mort est aussi nécessaire que la vie, qu’il n’y a point de mort, et que tous les fléaux dont nous venons de parler, la cruauté des tyrans, les crimes du scélérat, sont aussi nécessaires aux lois de ces trois règnes que l’acte qui les revivifiait[36] (…) Ô Juliette ! ne perdez jamais de vue qu’il n’y a point de destruction réelle ; que la mort elle-même n’en est point une, qu’elle n’est, physiquement et philosophiquement vue, qu’une différente modification de la matière dans laquelle le principe actif, ou si l’on veut, le principe du mouvement, ne cesse jamais d’agir, quoique d’une manière moins apparente. La naissance de l’homme n’est donc pas plus le commencement de son existence que la mort n’en est la cessation ; et la mère qui l’enfante ne lui donne pas plus la vie, que le meurtrier qui le tue ne lui donne la mort : l’une produit une espèce de matière organisée dans tels sens, l’autre donne occasion à la renaissance d’une matière différente, et tous deux créent.[37]

L’espèce ne se manifeste plus dans la luxure, l’acte sexuel y est non reproductif, perversion qui avorte la fécondité et la jouissance pour parvenir au principe de celle-ci qui est essentiellement régénérescence par-delà la mort, changement de forme « renaissance d’une matière différente » dans sa destruction. Le monstre est celui qui expérimente ces changements de forme qui désindividualisent ; son rituel répété stabilise cet acte qui devient nécessité, donc loi des « trois règnes que l’acte revivifiait ». Le monstre les rend consistants hors de l’individu et de l’espèce, et produit son engloutissement dans le banquet charnel, la consommation sacrilège qui consume toute tentative d’individuation : l’aveu que le scélérat tente d’arracher est celui d’une nature sans espèce, sans individu, hors genre où apparaît l’opération de l’énergie fluide, « matière corrompue », les signes du creuset originel, les instincts purs de la matrice comme « principe actif », l’origine pure se pro-duisant. Au-delà des cris et supplications, un silence primordial assourdissant « règne » pendant que les brumes sanglantes décantent ces signes décorporés du naturel produit. Le monstre se développe, s’articule en moment de l’histoire ou périodes qui épousent indistinctement la scission des « trois règnes », dévorant et s’accouplant aux animaux, bêtes et pierres…

La bestialité fut universelle. Xénophon nous apprend que, pendant la retraite des Dix Mille, les Grecs ne se servaient que de chèvres. Cette habitude est encore très répandue dans toute l’Italie : le bouc est meilleur que sa femelle ; son anus, plus étroit, est plus chaud ; et cet animal, naturellement lubrique, s’agite de lui-même, dès qu’il s’aperçoit qu’on décharge : sois bien persuadée, Juliette, que je n’en parle que par expérience. Le dindon est délicieux, mais il faut lui couper le cou à l’instant de la crise ; le resserrement de son boyau vous comble alors de volupté. Les Sybarites enculaient les chiens ; les Égyptiennes se prostituaient à des crocodiles, les Américaines à des ériges. On en vint enfin aux statues : tout le monde sait qu’un page de Louis XV fut trouvé déchargeant sur le derrière de la Vénus aux belles fesses. Un Grec, arrivant à Delphes pour y consulter l’oracle, trouva dans le temple deux génies de marbre, et rendit, pendant la nuit, son libidineux hommage à celui des deux qu’il avait trouvé le plus beau. Son opération faite, il le couronna de laurier, pour récompense des plaisirs qu’il en avait reçus.[38] 

L’écriture de Sade est ce rythme transgressif dont la réitération articule l’énergie originaire qu’elle développe alors monstrueusement, suscite et traduit comme code criminel et signes du creuset par-delà la chair individuelle vers l’incorporation multiforme du Monstre. Le principe et l’énergie originaire sont donc relatifs non plus au créateur ou cause première, mais ils sont relatifs à la coupure, la séparation, au déchirement et ainsi à la médiation qui délie les « trois règnes »  et dont l’expression artistique est le rythme de l’articulation élémentaire. Celui-ci est le processus d’aveu infini de la séparation qui se dissipe dans l’abîme de l’autosuffisance qui n’a plus de cause explicative mais le brouillement ténébreux de ses modalités, de ses possibilités qui s’étendent hors Vie et Eternité, « règne » trinitaire de scission impersonnel. Cette caractérisation épouse monstrueusement les principes naturels, ceux du « creuset », du « fond », non pour les surpasser, mais encore une fois s’y abymer, s’y engloutir pour déchiffrer l’aveu de cette « voix muette » :

La nature n’a donc point de voix ; celle qui tonne en nous n’est donc plus que celle du préjugé, qu’avec un peu de force nous pouvons absorber pour toujours. Il est pourtant un organe sacré qui retentit en nous, avant la voix de l’erreur ou de l’éducation ; mais cette voix, qui nous soumet au joug des éléments, ne nous contraint qu’à ce qui flatte l’accord de ces éléments, et leurs combinaisons modifiées sur les formes dont ces mêmes éléments se servent pour nous composer. Mais cette voix est bien faible, elle ne nous inspire ni la connaissance d’un Dieu, ni celle des devoirs du sang ou de la société, parce que toutes ces choses sont chimériques. Cette voix ne nous dicte pas non plus de ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait : si nous voulons bien l’écouter, nous y trouverons positivement tout le contraire[39]

Les personnages de Sade sont les apparitions de ce mouvement du sens total dont ils réitèrent sans fin l’expression « sans voix », retour à l’origine sans produit. Le sadique veut ouvrir à toute force la clôture de pureté d’une Justine dont la jouissance de sa vertu reste irrémédiablement secrète : l’hyper-extase de ses expériences scandaleuses ne souilleront pas sa pureté cachée à elle-même, son innocence réitérée malgré les prospérités du vice. Et Juliette clôture sa jouissance extatique effrénée dans le secret du sang-froid, de la Société du crime jusqu’à l’apathie de sa corruption qui reste le but antinomique de sa jouissance, c’est-à-dire sa luxure[40] : mais au-delà de la jouissance, ce qu’exprime Sade est dans l’écriture, le « bonheur intellectuel » permis par le crime moral. Et celui-ci passe par la lecture et l’écriture des corps, qui compare nature et dieu pour mieux les fondre dans son engloutissement monstrueux. En voici un exemple lorsqu’il est question de la fille de Juliette que Noirceuil lui conseille de tuer :

 

Je ne connais pas cette fille, mais examinez-la bien attentivement, regardez s’il n’est pas écrit à son front : C’est pour tes menus plaisirs que le ciel l’a mise en ce monde … Oui, ces mots sont écrits sur son front, vous les y lirez ; et qui les a placés, si ce n’est la main de la nature ? [41](…) La félicité que je vous conseille sera infiniment plus vive : il y aura alors, et le bonheur physique acquis par la jouissance, et le bonheur intellectuel né de la comparaison de son sort au vôtre ; car le bonheur consiste plus à ces sortes de comparaisons qu’à des jouissances réelles.[42]

L’écriture de Sade révèle l’intime tout en le clôturant plastiquement dans la réitération expressive. C’est en cela une expérience essentiellement artistique. Encore une fois, si l’on s’en tient à l’intime seul, on constatera chez Sade une pornographie froide et vide, sans les charmes de la littérature libertine de son époque ; et si l’on considère les discours métaphysico-scientifiques de ses personnages, on ne peut qu’en constater l’indigence ou la superficialité sophistique générale : mais il faut au contraire voir à l’œuvre la singularité de l’expression des romans de Sade. La pornographie (l’intime) est tuée par sa réitération jusqu’à l’apathie, le sang-froid préparatoire de l’onanisme[43] ou des discours raffinés, indéfiniment répétés : l’athéisme des personnages de Sade entraîne à la prostitution généralisée, l’universel vide sans identité, le pur mouvement et les émanations du creuset naturel, de la Nature matricielle : seul un « geste » est recherché chez le sadique dans ce mouvement, appelant la plasticité expressive des extases auxquelles Sade le soumet monstrueusement tout en condensant, clôturant cette recherche dans le signe écrit. Toute l’apathie des personnages est cette fluidité expressive que Sade modalise à l’infini ; plus la modalisation est outrancière, les supplices multiformes, les êtres mutants, et plus l’impossible se développe et atteint une expression plus réelle, trop vraie sans doute, mais ainsi hors fiction, Art pur.

Si l’on prend un élément de comparaison avec Hölderlin, le processus d’écriture, la parole blasphématoire est aussi nécessaire dans l’ordre du mouvement tragique, mais celui-ci maintient les deux ordres, un certain équilibre dans le devenir-un-illimité qui féconde une séparation dans l’accent, le rythme tragique : « C’est une grande ressource de l’âme qui travaille secrètement, qu’elle évite, au comble de la conscience, la conscience, et que, avant que le dieu présent ne la saisisse effectivement, elle le contre d’une parole blasphématoire, obtenant ainsi la possibilité vive et sacrée de l’esprit [44]». Dans ce paroxysme de l’âme, ce « comble de la conscience » se rencontre la charge poétique tragique qui à la fois se projette vers le sacré hors des limites et de la condition mortelle, et à la fois sépare absolument : la puissance de l’Action qu’a vue Hölderlin, c’est là qu’il faut se maintenir. Se maintenir en se plongeant à son mouvement tragique et son paroxysme blasphématoire, s’abîmer en son mouvement d’éclatement monstrueux : « La présentation du Tragique repose principalement sur ceci, à savoir que le monstrueux, comment Dieu et l’Homme s’accouplent et comment, toute limite abolie, la puissance panique de la nature et le tréfonds de l’âme deviennent un dans la fureur, comment ce monstrueux se conçoit par ceci que le devenir-un illimité se purifie par une séparation illimitée[45] »

Sade va plus loin parce que cette séparation blasphématoire est réitérée dans un mouvement qui s’annule de lui-même comme écrit qui clôture son annulation sans rien fonder de stable sinon la reprise inlassable d’une révolution expressive constante qui n’a ni créateur préalable, ni auteur consigné à la fin, mais pure « énergie » qui s’écrit alors malgré elle, comme une « Aufhebung » pure, monstrueuse. Il ne s’agit plus de beauté mais de maîtrise totalitaire de sa perfection multiforme qui éclate à l’infini, totale absolution qui se supprime d’elle-même sans remords tout en déchargeant son oppression expressive. Avec Sade nous ne sommes plus uniquement dans la reformation corporelle et contrôlée, mais dans cet hyper-contrôle qui au paroxysme de l’oppression vitale libère l’artifice absolu au-delà du naturel, au-delà du corps de société, au-delà de la Vie. Ce sont des signes, car de purs renvois et non des formes. Le miroir de la mort fait luire en « surface », sur la « glace » des souffrances le reflet fugace, le renvoi furtif de la renaissance et l’origine de jouvence de la régénérescence dans le creuset vers lequel l’acte monstrueux se fond et s’engloutit dans sa Plénitude. Il n’y a pas représentation mais conversion du Verbe en geste formant l’aveu des principes, la tentation des règnes. La désignation est alors monstration illimitée dans ses modalisations où l’évanescence vitale et la morsure de la mort s’étreignent dans l’énergie du creuset pur dont l’expression n’est autre que l’irradiation artistique.

Pourquoi Sade maintient-il dans son Art le problème divin alors que la figure du monstre atteint la plus pure éternisation sur-naturelle qui dépasse toute doctrine? Certes, ce n’est pas un problème hölderlien de purification, elle n’est pas retour à l’innocence, ou surhomme, mais monstre d’engloutissement, d’actes purs, vagues et écumes d’intérêts, flot de passions de la « boîte de Pandore[46] »  qui détruit toute individualité donc n’identifie même plus un sujet à son acte d’origine. Il n’y a pas d’identification à la Nature (même négatif), il y a engloutissement dans son obscurité muette et incorporation monstrueuse à ses principes qui s’expriment alors dans les scènes sadiques. Lors de la mort de Justine, à la fin de l’Histoire de Juliette, les amis de celle-ci décident d’exposer à la foudre sa sœur Justine ; à cette occasion, ces criminels mettent au défi la divinité : « – Mes amis, dit-il à la joyeuse société, j’ai souvent vu que, dans de pareilles aventures, il devenait extrêmement instructif de tenter le sort. Un orage horrible se forme ; livrons cette créature à la foudre ; je me convertis, si elle la respecte. » Puis la foudre anéantit Justine : Noirceuil,- l’initiateur de Juliette qui même à la fin de l’aventure n’est pas surpassé en monstruosité par son élève – observant le corps foudroyé de Justine commente ainsi la scène : « – Qu’on a raison de faire l’éloge de Dieu, dit Noirceuil ; voyez comme il est décent : il a respecté le cul. Il est encore beau, ce sublime derrière, qui fit couler tant de foutre ! Est-ce qu’il ne te tente pas, Chabert ? » [47]» Il n’y a donc pas d’évacuation dans l’ignorance du problème divin, celui-ci est toujours présent dans l’œuvre de Sade à tous les degrés. Pourquoi Sade ne parvient-il donc pas à ce stade à redéfinir complètement de la divinité ou de la référence à  son problème ? Précisément parce qu’il faut interpréter ce fond de la nature autosuffisant, non pas sans ou hors de dieu, mais comme principe de réalisation du divin : le processus d’engloutissement monstrueux et ses opérations de déchiffrement des secrets de la nature, de torture sado-machiste pour l’aveu de la voix muette de la nature sont, à travers le péché de luxure, la recherche du péché de Dieu,  c’est-à-dire sa Tentation. Mais celle-ci advient par engloutissement en Dieu, et ainsi à son paroxysme, le Monstre se divinise en devenant aveugle en Dieu lui-même et la nature tout en manifestant malgré lui ses principes qu’il déborde.

C’est ici que la métaphysique de Schelling peut nous aider à comprendre la cohérence de ce processus et du parcours des personnages de Sade qui retrouvent la divinité mythologique et chrétienne à tous les niveaux de leur engloutissement dans le Sans-fond naturel, la « mévolonté » de Dieu. A rebours du Verbe qui se fait chair, Sade fait avouer le Verbe à la chair et la chair devient Verbe primaire au sens développé plus haut. Les romans de Sade éprouvent l’incarnation du Verbe mais le désincarnent en purs gestes scélérats jusqu’aux renvois reflétés, l’éclat des corps jusqu’à l’éclair originaire de la référence divine obsessionnelle dans lequel Sade brûle et consume ses personnages aux confins de l’originel « sans-fond », engloutissement de la monstruosité.

Il ne s’agit pas de dire que si Sade ne sort pas du problème divin dans ses romans, c’est parce que ses personnages animent ou figurent le même parcours conceptuel que Schelling. Nous voulons seulement penser et interpréter cet enfermement monstrueux en Dieu en en montrant les phases grâce aux développements de Schelling et ses explications des éléments de doctrine chrétienne, notamment sur le mal. Sade maintient la référence divine et naturelle non pas de façon relative dans ses romans, mais selon une écriture absolue, selon une nécessité imaginative qui cherche dans la remontée à l’originaire, un processus de décréation qu’accompagne l’expression artistique.

Nier Dieu alors qu’il n’est selon Sade qu’une illusion, une « chimère déifique[48] », ce n’est en fait que faire advenir à la réversibilité son acte créateur, et ainsi, tenter son principe par le principe de sa réalisation qui se replie jusqu’à l’auto-dislocation, l’Acte de scission. Par la tentation, Sade s’enfonce dans la chimère et s’engloutit en Dieu pour devenir divinité chimérique, monstre divin. La seule réalité de l’expérience de Sade dans ce péché de Dieu que veulent ses personnages, est de tenter le principe divin non par la créature ou l’individuation mais le principe de création que présuppose la réalisation divine, et l’acte vertueux ou vicieux qui s’en rapproche ou s’en éloigne. « 26 Avec celui qui est pur tu te montres pur, Et avec le pervers tu agis selon sa perversité » selon le Psaume 18 : il s’agit pour Sade de trouver cette énergie qui indistinctement dans le principe de la création et de communion aux créatures fait que le divin purifie les Purs et pervertit les pervers et de la faire imploser. C’est dans l’obscure bacchanale de ce principe primordial que Sade se plonge pour retrouver le dynamisme de la « pleine plénitude » exponentielle qui déborde ses engloutissements : son art en est l’expression même. L’art de Sade indique à travers cette recherche et cette expérience de la plus ultime tentation, donc de la plus riche possibilité expressive dans les modalités multiples de ses situations d’écritures. La plénitude exprime non pas la réalisation de tous les possibles, la complétude, mais la jouissance de l’impossible qui se déborde par l’inflation du même identique au même, l’expression de l’imprépensable du sans-fond. Le réel revenu à son principe sans individuation, sans réalisation du virtuel est accroissement exponentiel de sa puissance. La puissance est l’affirmation réelle du possible : la puissance inclut sans fin le possible détruit par la réalisation réelle et le réel détruit par les projections possibles : pure origine poétique. C’est dans cette dynamique que prend force l’expression artistique de Sade.

Nous l’avons vu plus haut, le scélérat joue avec la bonté et faisant passer l’un pour l’autre, et dévoile au monstre le mal au cœur du bien[49]. En faisant jouer le mouvement pervers dans la luxure, Sade révèle l’abîme monstrueuse de l’homme qui découvre qu’en son cœur, vice et vertu se mélangent inextricablement. L’évaluation sadienne consiste à isoler par la perversion l’un et l’autre, puis à révéler le potentiel de l’un pour le corrompre, l’extraire de sa potentialité. La puissance domine l’acte et répète sa cancérisation virtuelle pour assiéger et envahir la lueur de l’actualité. D’où l’absence de jouissance et l’accès toujours insensible dans cette mise en scène des mystères du mal dans l’outrage de la Nature ; c’est ce sens du mal schellinien qui est expérimenté par Sade à travers ses romans comme recherche effrénée du crime moral et du bonheur intellectuel supérieur à la simple jouissance.

Le principe du mal doit être recherché encore plus haut, en ce qui est spirituel. Car le mal lui-même est spirituel, il est même  à certains égards le spirituel le plus pur, car il mène la guerre la plus acharnée contre tout ce qui est être (Seyn) et il tendrait même à renverser ce qui fait le fond de la création[50]  (…) Celui qui est tant soit peu familier des mystères du mal (car on doit l’ignorer dans son cœur, mais non pas dans sa tête), celui-là sait que la plus haute corruption est en même temps la plus spirituelle, et qu’avec elle disparaît finalement tout ce qui est naturel, même la sensibilité et jusqu’au plaisir lui-même, que celui-ci se change en cruauté et que le mal démoniaque et diabolique est encore plus étranger à la jouissance que le bien[51].

De même chez Sade, la jouissance n’est pas l’objectif[52], il s’agit bien plutôt du bonheur intellectuel qui est cette expérience métaphysique de l’engloutissement en Dieu-Nature et son débordement comme puissance du Mal par hyperspiritualisation au cœur de l’abîme. En cela, la littérature de Sade réalise cette « haute corruption » qui dans le mal développé « dépasse » la nature elle-même comme l’indique Schelling, et ainsi réalise la tension du mal la plus intense et la plus riche originairement. Or, Schelling indique que cette possibilité du mal est en Dieu comme fond de sa réalisation, Nature, sans-fond de création. Qu’est-ce que ce non-fond de l’homme que retrouve Sade, qu’est-ce qu’il implique ?

Nous voulons nommer ce Quelque chose d’inexprimable en soi <den ungrund> le sans-fond, l’Un éternellement autonome, la profondeur insondable, qui engloutit irrésistiblement tout entendement fini. Ce mystérieux sans-fond (ungrund) est un être qui se crée à partir de lui-même ; mais tout ce qu’il crée est Dieu[53].

Tant est proche de chaque homme le non-fond de l’éternité, devant lequel il est pris de terreur, quand celui-ci se présente à sa conscience. Antérieurement à l’action venant de cette profondeur, on ne saurait indiquer aucun fondement ; elle est telle, parce qu’elle est telle ; elle est absolument, et dans cette mesure, elle est nécessaire. La plupart sont épouvantés devant cette liberté insondable (grundlos), par soi, nécessaire, comme ils s’épouvantent de la magie, de tout incompréhensible, et spécialement du monde des esprits. Si donc ils s’avisent d’un tel agir venant du non-fond, ils se sentent écrasés devant lui, comme devant une apparition venue d’un monde supérieur, et ils ne trouvent pas la force de lui résister. Un tel agir venant du non-fond est le talisman secret, la force sombre et effrayante qui, parfois, permet à la volonté d’un seul homme de courber le monde devant lui. Peut-être le mystère est-il un bonheur qui repose là-dessus ?[54] <Ce fond est la condition de l’existence du mal dans la réalisation de Dieu :> Car de même que dans la création initiale, qui n’est rien d’autre que la naissance de la lumière, il a fallu que le principe obscur existât à titre de fond, afin que la lumière pût se lever en s’en dégageant (comme de la simple puissance on s’élève à l’acte), de même il faut un autre fond pour la naissance de l’esprit, et par conséquent un second principe de ténèbres qui doit être d’autant plus élevé que l’esprit est supérieur à la lumière. Or ce principe n’est autre que l’esprit du mal, éveillé dans la création par l’émotion du fond ténébreux de la nature, c’est-à-dire par l’esprit du déchirement et de la scission de la lumière et des ténèbres, auquel maintenant l’esprit de l’amour oppose un idéal supérieur, comme il opposait jadis la lumière au mouvement sans règle de la nature initiale. (…) le mal n’est rien d’autre que l’archi-fond (Urgrund) pour l’existence, et dans la mesure où il tend à s’actualiser dans un être créé, il n’est donc en fait que la puissance du fond à l’œuvre dans la nature [55]

 

Et Sade est l’écrivain qui a investi imaginativement ce fond et dévoilé l’abîme de la puissance du mal pour en  exprimer le « bonheur », cette force de faire « courber le monde » dans l’engloutissement de cette force sombre. Il ne s’agit pas d’autodestruction, suicide individuel, mais d’investissement de la force destructive qui se déborde indéfiniment dans son redoublement transgressif et déploie l’expression totale de cette possession absolue parce qu’elle est dialectiquement constitutive de l’actualisation de l’Absolu. C’est cette « force sombre » éternellement « nécessaire » que les personnages de Sade fixent et proposent pour leur bonheur dans sa force irrésistible, écrasante de cruauté spirituelle, par-delà la jouissance : « … que les portes se ferment, que le silence règne, qu’il n’y ait aucun autre bruit dans cette maison que celui que je vais y faire. Je voudrais que l’univers entier cessât d’exister quand je bande [56]» Sade l’exprime sans détours, « je n’ai point de passion plus ardente que celle de le propager <le crime> dans le monde, et si je pouvais l’envelopper tout entier dans mes pièges, je le pulvériserais sans remords. [57]» Et dans son jardin, la sorcière Durand fait œuvre de mort et de « magie » dans cette domination du fond du sans-fond naturel, terre obscure où meure le germe pour éclore ; et cette œuvre du fond est une nécessité métaphysique supérieure que Sade figure imaginativement

– Toute la nature est à mes ordres, nous répondit la Durand, et elle sera toujours aux volontés de ceux qui l’étudieront : avec la chimie et la physique on parvient à tout. Archimède ne demandait qu’un point d’appui pour soulever la terre, et moi, je n’ai plus besoin que d’une plante pour la détruire en six minutes. – Délicieuse créature, dit Clairwil en la serrant dans ses bras, que je suis heureuse d’avoir rencontré quelqu’un dont les procédés répondent si bien à mes opinions ! Nous nous enfermâmes dans le cimetière avec la petite fille. Dès qu’elle eut avalé le venin, ses contorsions commencèrent. – Asseyons-nous, dis-je, sur la paille la plus fraîchement remuée. – Je vous entends, répondit la sorcière. Elle sort une boîte de sa poche, parsème le cimetière de la poudre contenue dans cette boîte, et le terrain, se bouleversant aussitôt, nous offre un sol hérissé de cadavres.[58]

La jouissance sadique est celle qui détruit la condition de la jouissance dans ce retour au sans-fond : elle scinde l’individuel et rend tout à la destruction de son abîme sans fond. A travers ce délire imaginatif, Sade perçoit toute la puissance du fond qui, lorsqu’il est réinvesti par l’homme selon son principe divin, remet en cause la condition même qui le permet et fait accéder à la pure puissance, et isole, soumet et détruit le sans-fond par le sans-fond qui ainsi se déborde vers son insondable « mystère », l’essence d’un bonheur intellectuel qui se surmonte dans l’engloutissement vers son abîme originelle. Ce retour vers le fond peut se recomposer de façon cohérente comme processus artistique si l’on suit Schelling.

Comment Schelling conçoit ce fond sans-fond pour expliquer à partir de la création divine l’existence, la condition et l’effectivité du mal? Schelling pose le problème ainsi : « Pour être scindées de Dieu, les choses doivent advenir en un fondement différent de lui. Mais comme rien ne peut être en dehors de Dieu, la seule solution à cette contradiction, c’est que les choses aient leur fondement en ce qui, en Dieu lui-même, n’est pas Lui-même, c’est-à-dire en ce qui fait le fondement de son existence[59]» Or ce fond second est le support de l’in-formation divine[60] qui se réalise comme autorévélation de son essence : en tant que puissance de cet acte de réalisation, le fond est scission de l’ipséité divine qui la rejoint comme désir, mais désir non-informé, potentiel signé d’une matière en puissance, en passion de la révélation, c’est-à-dire volonté aveugle ou « mévolonté[61] ». La littérature de Sade investit ce fond aux confins du possible et produit, par l’imagination, la puissance de ce désir non révélé du fond ; c’est ainsi qu’on accède à un bonheur intellectuel contagieux de la volonté aveugle, l’expérience métaphysique ultime du désir par corruption générale. Là-dessus, Heidegger commente Schelling ainsi :

 

Dans le mot Sehnsucht (Désir), le terme Sucht, qui n’a rien à voir étymologiquement avec le verbe suchen (chercher), signifie originellement – et aujourd’hui encore – la maladie, l’épidémie qui tend à se propager ; siech = le mal, c’est-à-dire ce qui mine et met à mal ; Seuche = l’épidémie, la peste.  (…) Il y a donc dans le désir (Sehn-sucht) une double mobilité et même une mobilité ad-versée : la tendance à sortir de soi pour se propager au-dehors, mais aussi la tendance à revenir en arrière et à rentrer en soi-même. Le désir, en tant que détermination essentielle du fond comme ce qui s’écarte de soi-même pour prendre le large en la vastitude indéterminée de l’absolue plénitude de l’essence, et en même temps, comme la sur-puissance de la concentration en soi-même. (…) le désir en tant que volonté du fond est une volonté privée d’entendement qui, dans sa tension, ne peut jamais que pressentir l’être-soi, la séité. Le désir éternel est une tension qui par elle-même ne peut jamais accéder à une configuration stable, puisque le désir veut toujours demeurer désir ; (…) le désir est « sans nom », c’est-à-dire privé de nom, il ne connaît aucun nom et ne sait pas nommer ce vers quoi il tend ; c’est la possibilité du verbe qui lui fait défaut [62]

Cette poursuite du scélérat vers la voix muette de la nature ou cette « possibilité du Verbe », cette lecture du corps comme supplice est cette tension, cette énergie du désir imaginé par Sade qui à la fois se recroqueville sur son égoïsme intéressé (mais qui alors est possédé par cet intérêt, donc erre et se disperse) et à la fois se répand comme indétermination de sa passion : nous l’avons vu plus haut, c’est là l’expression sadienne la plus pure du désir qui cherche « à lire son nom », cherche à décrypter un langage, un verbe qui lui fait défaut selon son explosion hors individualité, hors sujet et ne trouve que le mouvement d’un geste scélérat, la fièvre possédée d’un désir voluptueux. Par la suite, le monstre démultiplie ce désir informe du fond qui s’abîme en corruption généralisée pour contaminer tout dans cette absence d’ipséité du désir : la perversion est cette phase « d’adversion » du désir comme geste consumé, puis la corruption opère cette phase contagieuse, épidémique qui fait que le désir s’étend, se répand au Fond, s’abyme dans « l’absolue plénitude » et rayonne l’énergie monstrueuse de la « sur-puissance » sans nom, l’expression pure, la chair informulée du Verbe, la suprême tentation qui a rejoint l’égoïsme divin primordial. Sade se replie dans la « Nature », dans ce que Schelling a explicité du Divin : « La Création est surmontement de l’ipséité divine par l’amour divin. La nature n’est rien d’autre que l’égoïsme divin, doucement brisé et adouci par l’amour. [63]», et Sade surmonte la Nature en brisant l’actualisation de l’amour, en brisant ce qui brise et s’abymant dans la scission du sans-fond. Le miracle de Sade est d’avoir exprimé ce retour littérairement alors que cette réversibilité est précisément « possibilité sans Verbe » ; à partir de Sade, il n’y a donc d’Art que de ce geste impossible qui s’engloutit dans ce déchirement.

Sade écrit selon ce sans-fond illimité le vertige des passions pures dans leurs dispersions indéfinies, leurs éparpillements originels. Il met en scène cette émotion primordiale du fond mais à l’inverse de l’auto-révélation : Sade cherche à retrouver ce mouvement de dislocation vers l’inengendré, le pur « règne » tripartie distinct qui se retient de se dire dans l’hypnose rythmique du mal ; il fait avouer dans ce retour monstrueux l’obscurité muette sans représenter son Verbe, il le laisse au pur Désir sans fin, en l’émotion expressive engloutie qui ne révèle que ce mouvement de reflet qui détruit sa représentation et « s’étend » comme plénitude indéterminée, matière « inexplicitée[64] ». Dieu est rendu à son opacité primordiale, à la pure puissance obscure du fond, l’abîme éternelle aveugle qui se rétracte chez Sade par-delà Vie et Eternité, qui se déborde hors moments ou périodes. Sade refuse toute transfiguration du fond, il l’a déjà dépassé dans ce retour aux mythologies de l’âge d’or[65] où Minerve et Vénus illuminent leurs flambeaux. Le premier miroir de l’image divine auto-révélée comme paganisme n’est plus pour Sade que rendue à sa comédie. « Mes amis, leur dit Olympe en italien, nous n’avons pas voulu visiter le temple de Vénus, sans offrir un sacrifice à cette déesse ; voulez-vous en devenir les prêtres ? [66]» également dans l’épisode de l’asile de fous où Juliette et ses compagnons de débauche retrouvent le Christ[67]. La représentation de l’incarnation et sa Passion sont alors reprises dans ce passage et réinvesties par les personnages de Sade qui n’expulsent pas la divinité dans une simple illusion expliquée, mais poussent à outrance la fermeture des principes de création pour les laisser se condenser dans un paradis de décréation où tous les saints et démons s’emplissent de luxure éclatante dans la même clôture du vide originel de leur enfer.

Dans cette phase ultime inversée de repli de l’in-formation[68] du fond d’existence naturelle par l’exister divin, Sade imagine faire éprouver à ses personnages dans cette inversion, non pas l’acte d’amour, mais la tentation divine face à cette pure puissance. Celle-ci n’est possible que si le principe tentateur est nécessaire et propre à l’économie divine de la création que Sade pousse à son paroxysme. Sade fait avouer le divin comparaissant parmi le divin comme dans le psaume 82 : « Dieu se tient dans l’assemblée de Dieu; Il juge au milieu des dieux. (…) 5 Ils n’ont ni savoir ni intelligence, Ils marchent dans les ténèbres ; Tous les fondements de la terre sont ébranlés. 6 J’avais dit: Vous êtes des dieux, Vous êtes tous des fils du Très-Haut. 7 Cependant vous mourrez comme des hommes, Vous tomberez comme un prince quelconque. » Les Dieux obscurs retombent dans l’abîme du fond Divin, possédés par leurs puissances et Sade nous entraîne dans leurs Chute avec l’ipséité divine qui « s’est levée » pour les faire tomber dans les « fondements » de sa création. A partir de là, Sade atteint non plus un désir sans fond indéterminé, mais un principe pur, ce qui se désactualise et scinde en « règne », puissance, tout en appartenant à l’économie divine, un des Fils du Très haut, le diable, Satan. Schelling commente ainsi le livre de Job :

On ne trouve pas un seul passage ni dans L’Ancien Testament ni dans le Nouveau Testament où il soit dit que le diable aurait été créé, qu’il serait un esprit créé. Veuillez bien remarquer que je dis : un esprit créé. Car qu’il soit advenu seulement dans le cours des choses, cela n’est pas exclusif du fait qu’il n’est pas un esprit créé. (…) S’il n’est pas un esprit concret, individuel, il peut toujours être qualifié de principe, comme un principe appartenant lui-même à l’économie divine et dans cette mesure reconnue par Dieu.  Dans le livre de Job, « les fils de Dieu paraissent devant Yahweh », et parmi eux Satan… Satan apparaît comme un pouvoir enclin à mettre en doute la disposition intérieure de l’homme, et donc à la mettre à l’épreuve, comme un pouvoir, donc, qui pour ainsi dire est nécessaire afin que l’incertain devienne certain, que l’indécis se décide, que la disposition intérieure fasse ses preuves. (…) N’est-ce pas rabaisser le Christ de tenir pour possible qu’il ait été exposé à la tentation par une créature ? alors qu’il est parfaitement concevable en revanche que le Christ ait été exposé aux sollicitations de ce principe, et ce de façon plus directe et plus immédiate que n’aurait pu l’être quelque homme que ce fût, et qu’il ait dû y être exposé de par la volonté divine qui veut que tout fasse ses preuves et soit confirmé. Une simple créature, un esprit créaturel, qui ne pouvait être face au Christ aucun pouvoir véritable, n’aurait jamais pu s’approcher de lui avec des tentations. Il est parfaitement concevable en revanche que le Prince ou le Dieu de ce monde (II Cor 4,4 et Heb 2,14), le principe universel qui tient captif le monde entier, ait pu s’approcher également de la conscience du Christ…[69]

L’abrutissement, l’excès errant du scélérat est dépassé : le monstre diabolique éprouve la création sans créature, il est le Tentateur suprême. Comme l’ont noté Klossowski et Bataille[70], Sade a retrouvé cette théogonie diabolique, sa disposition et l’a maintenue en Dieu, comme adoration blasphématoire, ultime transgression comme Tentation ; d’où les mises au défi incessantes ou chantage à la conversion finale. Le principe diabolique comme puissance de décision permet aux personnages d’accéder au bonheur intellectuel, à la pleine plénitude sans frein comme unité au principe de scission « Le bonheur tient à l’énergie des principes : il ne saurait y en avoir pour celui qui flotte sans cesse. [71]» Ce n’est que par ce retour originel aux principes de divinité que l’énergie est exprimée, énergie n écessaire en tant que tension de la scission du règne, c’est-à-dire le paradoxe de l’épuisement dans le déploiement, l’acte préparant la puissance.

Mais Sade n’est pas dans la re-création, mais dans la recherche de son implosion profanatrice et ainsi, en tant que principe du mal consubstantiel à la réalisation divine, Sade n’en finit pas de narguer, bafouer le référentiel divin par des tentations interminables, tentation par la faim, la domination du monde et de façons paradigmatiques, par les saintes Ecritures comme dans le chapitre 4 de l’évangile selon saint Matthieu. Sade fait alors régurgiter la création en Dieu dans ses péchés de gloutonnerie, et réduit le monde créé à la pure puissance du sans-fond naturel en dépassant celle-ci dans le bonheur intellectuel de l’Ecrit, « péché contre l’Esprit Saint », puis tente encore par retournement de l’Ecriture, le Verbe fait chair que se noie dans la chair et dévore son sacrifice pascal dans l’épouvante d’une nouvelle Cène, d’un nouvel Autel, notamment avec ce passage irréel dans le palais souterrain du monstre géant Minski le « centaure »  :

Cette mécanique est simple, dit le géant, en nous faisant observer de près la composition de ces meubles. Vous voyez que cette table, ces lustres, ces fauteuils, ne sont composés que de groupes de filles artistement arrangés ; mes plats vont se placer tout chauds sur les reins de ces créatures ; mes bougies sont enfoncées dans leurs cons, et mon derrière, ainsi que les vôtres, en se nichant dans ces fauteuils, vont être appuyés sur les doux visages ou les blancs tétons de ces demoiselles : c’est pour cela que je vous prie de vous trousser, mesdames, et vous, messieurs, de vous déculotter, afin que, d’après les paroles de l’Écriture, la chair puisse reposer sur la chair.[72]

Sade livre ses personnages à la clôture du « monde » et sa puissance sans remords ni rédemption. Sade effectue le chemin christique d’un monde livré à l’empire de la mort et dans lequel il se vautre sans devenir ou réaliser la médiation, la personnalité du paraclet : il se fond dans la puissance du sans-fond solitaire, dans le principe du Prince du Monde pour lequel le Christ même ne prie pas[73] et ne pardonne pas[74], et Sade y clôt son écriture sans rémission jusqu’à l’enfer dont le lieu même apparaît aux personnages de ses romans. Il « descend aux enfers », réalise l’oracle de Jonas[75] dans l’engloutissement du monstre, sanctifie le Christ rendu coupable dans une représentation blasphématoire et clôture le scélérat dans l’enfer de sa monstruosité jusqu’à l’Enfer même :

L’ambassadeur nous courbe toutes deux sur le bord, comme pour nous en faire voir la profondeur, et s’amuse à observer nos fesses bien à sa portée par cette posture. – Si je vous précipitais toutes les deux là-dedans, dit le paillard, qu’en arriverait-il ? – Bien peu d’inconvénients, si nous tombions sur de bons matelas. – C’est dans les enfers que vous tomberez, gueuses : ce que vous voyez est la bouche du Tartare… Et en même temps, pour nous effrayer, des flammes sortent de cet antre obscur et nous repoussent. – Ainsi, ce sera donc là notre tombeau ? – Je le crains, et vois votre sentence écrite sur vos culs… Il nous les baisait, nous les pinçait en disant cela ; et celui de la jeune personne que je lui avais amenée était surtout le plus molesté : il le mordait et le piquait avec une aiguille. Cependant, rien ne paraissait encore, et quoique par ses ordres je le secouasse de toutes mes forces, il n’y avait pas même encore la plus légère apparence d’érection… – Oh ! foutre, dit ce libertin en empoignant ma compagne et l’enlevant de terre, oh ! sacredieu, quel plaisir de précipiter cela dans les flammes ! L’effet suit de près la menace, et sitôt que, par mes soins, le vit du paillard bande, d’un élan vigoureux la jeune fille est à l’instant élancée dans le trou… – Branle !… branle !… branle donc, foutue garce ! s’écria-t-il en voyant sortir les flammes que détermine la chute du corps qu’on vient de lancer. Puis, s’armant d’un poignard à l’instant où sa décharge est prête à partir, il se précipite lui-même dans le trou pour y poignarder sa victime dont les cris m’annoncent la mort. Je ne le revis plus ; une vieille femme me paya, me recommanda le silence, et nous n’avons jamais entendu parler de ce seigneur.[76]

A travers cette scène, nous voyons Sade décrire avec une puissance de conviction surprenante, l’objectif infernal d’engloutissement après l’insensibilité, l’impuissance la plus vile et la lecture d’un verbe criminel, « sentence écrite » sur la chair, que le monstre peut interpréter comme appel vers l’enfer. Ce n’est qu’en apercevant et rejoignant l’éclat originel, celui du « Tartare » que le monstre, l’ambassadeur étranger parmi l’étranger, « l’Etre perdu » se tend : la « menace » de la consumation le transit, « les flammes que détermine la chute du corps » le projettent dans le vertige originel, vers l’éclat initial, « l’éclair de vie qui brille dans la profondeur de l’obscurité, y compris en chaque homme singulier, s’embrase et devient pour le pécheur feu dévorant, de même que dans un organisme vivant le membre ou le système isolé, dès lors qu’il s’est détaché du tout, éprouve comme feu (fièvre) l’unité et la conspiration mêmes auxquelles il s’est opposé, et brûle d’une ardeur interne [77]» : c’est le paradoxe de la monstruosité qui s’engloutit en niant le Tout mais en étant Un comme Tout par et dans sa destruction du Tout ; le monstre détruit par l’éclair du centre du fond de l’autorévélation, et par-là, est renvoyé, consumé à sa périphérie, à ses confins insondés où l’écho de la mort parvient partout et nulle part au cœur de l’éclair vivant. C’est en atteignant l’originel éclat que le Tout est mis en cause, c’est le risque suprême du fond réinvesti qui, dans son processus d’unification, délite le Tout. Et l’écriture de Sade a enfermé cette concentration expressive dans cette monotonie du Même apparente pour atteindre la plus intense densité artistique d’un Même s’approfondissant dans les abysses du Même vertige fractalisé dans son tourbillon infini.

Certes, Juliette nie l’Enfer devant Saint-Fond mais en tant qu’opérateur de distribution de récompenses ou de peines après la mort. En fait, Sade maintient le lieu, le cherche maintes fois, le décrit avec assurance, et le justifie en tant que bonheur intellectuel imaginé comme au-delà de la vérité, l’Enfer ayant l’intensité supérieur de la totalité. Dans son mouvement de rétractation du monothéisme chrétien, Sade fait parcourir à ses personnages une revisite du mythologique initial (et nécessaire comme période de révélation selon Schelling comme on l’a vu) : c’est à partir de ce moment que l’enfer devient consistant comme dans la scène de l’ambassadeur, l’enfer devient le dernier stade de forclusion qui livre tout entier à la consumation de l’être pour rejoindre le creuset du sans-fond.

Pour aller de là à Baïes, nous traversâmes le village de Bauli, où les poètes placèrent les Champs-Élysées. Près de là, se voit l’ancien Achéron. – Allons visiter l’enfer, me dit Clairwil, en voyant ces eaux ; allons tourmenter ceux qui y sont, ou nous amuser de leurs supplices… J’aimerais les fonctions de Proserpine, et pourvu que des maux s’opèrent sous mes yeux, je serai toujours la plus heureuse des femmes. Un printemps éternel règne dans cette vallée. Au milieu des vignes et des peupliers, se voient, çà et là, les caveaux qui renfermaient les urnes cinéraires, et Caron demeurait sans doute à Misène. On aime à se persuader tout cela, quand on a de l’imagination. Cette brillante partie de notre esprit vivifie tout, et la vérité, toujours au-dessous de la chimère, devient presque inutile à celui qui sait créer et embellir le mensonge.[78]

On peut penser que Sade maintient spirituellement l’Enfer par perversion, de même que saint Paul livre la chair à Satan[79] pour la sanctification de l’Esprit : Sade trouve le bonheur dans cette même spiritualisation de la chair parce qu’elle est péché spirituel sans rémission. Mais également parce que l’Enfer – comme Satan – est intellectuellement cohérent comme fond du divin à réinvestir monstrueusement pour déchaîner le Katechon[80]. La vie est du côté du possible, de l’imagination vivifiante qui crée réellement ses chimères au-dessus de la Vérité : ainsi le non-être est plus nécessaire que l’être, et Sade sanctifie le mensonge dans l’intensité « sublime[81] » du péché. Comment, à partir de Schelling, penser l’errance affamée du monstre qui s’aveugle en Dieu et se scinde en lui par son péché dans l’engloutissement du règne ?

« Tel est donc le commencement du péché, que l’homme passe de l’être authentique au non-être, de la vérité au mensonge, de la lumière aux ténèbres, afin de devenir lui-même fond créateur et d’asseoir sa domination sur toutes choses, grâce à la puissance (Macht) du centre qu’il a en lui. Car même en celui qui s’est écarté du centre, demeure toujours le sentiment d’avoir été toutes choses, à savoir en et avec Dieu ; c’est pourquoi il tend à regagner cet état, mais pour soi, et non point tant là où il pourrait être tout, à savoir en Dieu. De là prend naissance cette avidité de la passion-du-propre, qui, dans la mesure où elle se détache du tout et de l’unité, devient toujours aussi plus concupiscente, avide et venimeuse. Intrinsèque au mal est cette contradiction qui se dévore et s’annihile sans cesse, à savoir qu’il tend à se faire créature en détruisant précisément le lien constitutif du statut créaturel, et, dans sa présomption d’être tout, tombe dans le non-être. D’ailleurs, le péché, quand il est patent, ne suscite point, comme la faiblesse ou l’impuissance, un sentiment de regret, mais d’effroi et d’horreur, qui ne s’explique que parce que le péché s’efforce de briser le Verbe, de porter atteinte au fond de la création et de profaner le mystère.[82]

Nous considérons que la teneur de cette « profanation » de Sade dans le péché de luxure ne peut être atteinte que dans ce rapport « au fond création » pensé par Schelling dans lequel Sade engloutit ses personnages : c’est pourquoi il ne sort pas du référentiel divin et naturel tout en désirant les dépasser, mais Sade ne nie pas un existant – Dieu – il produit en son principe et selon son principe son non-être.

Si nous résumons le parcours de Schelling, celui-ci voit la divinité se scinder de l’exister à l’existence pour réaliser son essence : l’Acte divin est Volonté, être (Wesen) en réalisation en tant qu’il se brise en sa pleine ipséité primaire close pour atteindre la Plénitude de sa révélation : par-là Il laisse éclater le fond de son existence pour ex-sister, se tenir hors de lui dans la stance, poser son essence : le fond est ce même lui-même, la Nature, ce sur quoi et vers quoi Il réfléchit, reflète et informe la réalisation de sa divinité comme acte d’exister qui se veut comme Volonté. Et c’est cet éclatement du fond qui devient autonome en Dieu tout en procédant de sa scission, et devient base de son reflet d’exister, qui se révèle comme son désir, en puissance de cet éclat, volonté-aveugle de surface existante pour l’éclair d’exister, existence sans-fond du Désir illimité, sans forme. En lui-même, le sans-fond est cette possibilité donc puissance du mal qui en tant que principe est en Dieu, « fils du Très-Haut » là-bas, et ainsi, inversement proportionnelle à la tension de sa réalisation par l’Acte divin qui entrouvre progressivement cette écorce du même soi-même, ce Désir qu’Il contient dans son Amour. L’éclair primaire et l’éclat réfléchi sont cette relation médiatisée qui se réalise en Dieu, et nécessite plusieurs phase d’in-formation : principiellement désir, in-formation indécise du paganisme, tentation de la puissance, et médiation réconciliatrice qui s’incarne dans le Christ, apaisant le sans-fond et l’in-formation mythique primitive[83] et poursuivant la Promesse vers l’Age supérieur de l’éternelle accomplissement de son essence spirituelle.

Sade inverse ce processus en mettant le désir et le mal au centre de sa littérature. Il débute par une interrogation systématique, une tentation intégrale de l’incarnation par la luxure qui s’épanouit en supplices, blasphèmes et perversité, passant de la jouissance à l’insensibilité jusqu’au bonheur intellectuel du monstre de corruption protéiforme, paganisme d’énergie qui s’accomplit dans l’engloutissement et le dévoilement des secrets de la Nature[84], la scission des « trois règnes ». Il écrit dans ce retrait de l’éclat qui lit sur les corps les supplices, renvoie aux mises en scènes représentées et devient pur geste reflété qui revient à la fluidité primordiale du creuset clos dans l’égoïsme de son unité destructrice compacte. Sade écrit le Même sur le Même quand Schelling veut révéler l’Autre du Même hors du Même : Sade laisse l’expression artistique pure s’évaporer de sa décréation monolithique, pure car hors de la condition de son geste de création. Sade macule la conception par la luxure, met en cause l’incarnation par l’insensibilité, la transfiguration par sa désindividuation et la déformation des figures polythéistes régénérées, la rédemption par la perversion et le monothéisme par la corruption de sa révélation ; il opère alors ce repli monstrueux sur le Verbe, attaquant ses signes et sa médiation par une monstruosité exponentielle du signe d’écriture de pur renvois, dont les reflets de perversion et les engloutissements de corruption se consument dans les éclairs noyés de la divinité infestée par son in-formation que Sade reproduit, diffracte dans le paganisme afin de déborder le miroir de la nature créée, les « créatures » n’étant que « vapeur » sans dépendance ; il atteint ainsi le principe divin originel et s’y enferme indéfiniment par tentations réitérées qui dépassent les bornes de l’Eternité et de la Vie : Sade brûle tout dans cette scission concentrée de la réalisation divine primitive qu’il cancérise dans la virtualité puissante du sans-fond infernal qui se scinde en pur « règnes » multiples de non-être[85]. L’art de Sade est ainsi une rétrocession imaginative dans l’irrémédiable, l’impossibilité réversible du même dévoré par le même retour identique qui dicte dans son péché aveugle la pleine plénitude de la nature de Dieu, l’expression. L’expression artistique de Sade est le parcours, le processus d’exposition inauguré par la passion originelle jusqu’à l’originaire Acte qui dévoile son origine : Passion dans la jouissance de la luxure, la consommation vide du plaisir passif qui accède alors au Geste, à la répétition de sang-froid du scélérat qui accède à l’insensibilité, le supplice de la chair qui reflète sur les corps martyrs les Signes secrets de la nature, introduisant dans cet aveu de la chair à leur Lecture, et par-là à l’Ecriture du crime moral qui déborde la mise en scène et s’abyme dans la représentation d’un dépassement éternel, et ainsi, passe à l’Informe monstruosité qui s’incarne dans cet engloutissement polymorphe, le paganisme de la divinisation qui accède ainsi au Bonheur intellectuel de l’Acte, le débordement dans le retour destructif au principe de scission hors créateur, rythme expressif du règne tripartite : articulation élémentaire.

Pour conclure, à travers l’expérience de la luxure, Sade prétend dépasser la référence au Dieu chrétien créateur et surpasser la Nature par l’outrage : le but de ce processus effectué par les personnages de Sade est d’atteindre l’expérience ultime – le « bonheur intellectuel » – l’invariant « naturel » des « trois règnes» (minéral, végétal, animal). Or, cette expérience ne surpasse manifestement pas la nature et reste conditionnée par la référence au divin gardant ainsi la cohérence transgressive du blasphème comme de sa dénonciation comme illusion. Ce n’est donc pas une « sortie » ou un évanouissement de l’illusion de Dieu et du référentiel naturel, mais un « engloutissement » à rebours en Dieu et la Nature, un retour extrême à leurs principes comme actes solidaires. Pour comprendre cela, il est nécessaire d’en référer à Schelling qui, pour interpréter le mal vis-à-vis de Dieu, caractérise l’acte divin en dépassant l’émanation panthéiste comme la création ex-nihilo, par ce principe de l’in-formation de l’ipséité divine par scission de son existence Sans-Fond (Nature en Dieu) qui est sa base d’autorévélation progressive. Et Sade fait effectuer à ces personnages ce même parcours comme acte à rebours de l’explication de Schelling, en ayant également pour principe d’évaluation le Mal exprimé par les différents stades de la luxure dont nous avons parcouru les principales stations : de l’insensible passion du scélérat, son écriture comme crime moral, sa monstruosité jusqu’à son bonheur intellectuel s’articulant aux principes des règnes élémentaires. Dans ce retour métaphysique vers l’acte, l’expression artistique de Sade est l’inauguration réitérée de l’origine engloutissant son auteur.


[1]           Histoire de Juliette, 5ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p48

[2]           Histoire de Juliette, 4ème partie, vol2, éditions 10/18 décembre 1979,  p428

[3]           Histoire de Juliette, 6ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p329

[4]           Histoire de Juliette, 5ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p178

[5]           Histoire de Juliette, 6ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p398

[6]           Histoire de Juliette, 6ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p406

[7]           Histoire de Juliette, 6ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p378

[8]             «… la lutte contre la nature incarne <pour Sade> dans l’histoire de l’homme une étape dialectique très supérieure à la lutte contre Dieu » (Blanchot, La raison de Sade, p 61, édition 10/18)

[9]           Histoire de Juliette, 6ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p463

[10]          Histoire de Juliette, 5ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p98sq

[11]            Histoire de Juliette, 6ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p494

[12]          Histoire de Juliette, 6ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p503

[13]            Histoire de Juliette, 4ème partie, volume 2 édition 10/18, p383sq

[14]          « Je n’ai jamais cru que, de la jonction de deux corps, puisse jamais résulter celle de deux cœurs : je vois à cette jonction physique de grands motifs de mépris… de dégoût, mais pas un seul d’amour » (Histoire de Juliette, 4ème partie, vol2 éditions 10/18 décembre 1979, p427)

[15]          Cf. La philosophie dans le boudoir, « Français, encore un effort si vous voulez être républicains »

[16]          Cf. Klossowski, « Le philosophe scélérat », p27sq, Sade mon prochain

[17]          Cf. Histoire de Juliette, volume 2, col 10/18 décembre 1979 p432, 4ème partie

[18]          Histoire de Juliette, Première partie, vol1 édition 10/18 décembre 1979, p80

[19]          Histoire de Juliette, 6ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p280

[20]          Klossowski, « Sade, mon prochain » p 11

[21]          Histoire de Juliette, 6ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p270

[22]          Histoire de Juliette, 4ème partie, vol2 édition 10/18 décembre 1979 p298

[23]          Histoire de Juliette, 6ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p415

[24]          Histoire de Juliette, 6ème partie, volume3 éditions 10/18 décembre 1979, p453

[25]          Histoire de Juliette, 6ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p496

[26]          Histoire de Juliette 1ère partie, volume1, éditions 10/18 décembre 1979 p180sq

[27]          Histoire de Juliette 1ère partie, volume1, coll 10/18 p461

[28]          Histoire de Juliette, 3ème partie, volume2, coll 10/18 p150

[29]          Histoire de Juliette, 6ème partie, volume3 éditions 10/18 décembre 1979, p329

[30]          Histoire de Juliette, 2ème partie, cité par Blanchot p54-55

[31]          Michel Foucault, La volonté de Savoir, p84, leçon du 3 février 1971 §7

[32]          Histoire de Juliette, 6ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p463

[33]          Cf. Histoire de Juliette, 5ème partie, « histoire de Brisa-Testa », vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p99

[34]          Histoire de Juliette, 5ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p46

[35]          Histoire de Juliette, 5ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p178

[36]          Histoire de Juliette, 4ème partie, vol2 éditions 10/18 décembre 1979, p459-460

[37]          Histoire de Juliette, 4ème partie, vol2 éditions 10/18 décembre 1979, p463-464

[38]          Histoire de Juliette, Première partie, vol1, éditions 10/18 1979, p236

[39]          Histoire de Juliette, 4ème partie, vol2 éditions 10/18 décembre 1979, p473

[40]          Cf. Histoire de Juliette, 6ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p327

[41]          Histoire de Juliette, 6ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p456

[42]          Histoire de Juliette, 6ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p463

[43]          Cf. Histoire de Juliette, 5ème partie, « histoire de Brisa-Testa », vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p118)

[44]          Hölderlin, DKV, 2, 915-6 ; FHA, 16, 414/19 – 415/2, P 961

[45]          Hölderlin – Remarques sur Sophocle – Remarque sur Œdipe trad. F.Fédier UGE 1965, p63

[46]          Histoire de Juliette, 2ème partie, cité par Blanchot p54-55

[47]          Histoire de Juliette, 6ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p500

[48]          Histoire de Juliette, 4ème partie, vol2 p425-426 10/18

[49]          Cf. Schelling, Les Ages du monde, p 158, SN B90-91 editions Ousia

[50]          Schelling, Stuttgardt Privat-Vorlesungen, 1810 ; I, VII, p468, cité par Heidegger, Schelling, p207-208 NRF

[51]          Schelling, Stuttgardt Privat-Vorlesungen, 1810 ; I, VII, p468 ; cité par Heidegger, Schelling, p208 NRF

[52]          « Imagine-toi que toute jouissance honnête ou prescrite par cette bête dont tu parles sans cesse sans la connaître et que tu appelles nature, que ces jouissances, dis-je, seront expressément exclues de ce recueil » Sade, Les Cent-vingt journées de Sodome (réd. entre 1782 et 1785) Introduction II, fin

[53]          Schelling, Hirtenbrief an die wahren und achten Freymaurer alten System, p39

[54]          Schelling, Ages du monde, SNB 93-94, p 162 editions Ousia

[55]          Schelling, Recherches philosophiques sur la liberté humaine et sujet qui s’y rattachent, trad. Courtine et Martineau, p162, 378

[56]          Histoire de Juliette, 6ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p388

[57]          Histoire de Juliette, 6ème partie, volume3, coll 10/18 p310

[58]          Histoire de Juliette, 3ème partie, volume2, coll 10/18

[59]          Schelling, Recherches sur l’essence de la liberté humaine et des sujets qui s’y rattachent, œuvres métaphysiques, trad Courtine et Martineau p145, 359

[60]          « Puisqu’en effet cet être (Wesen) de la nature primitive n’est rien d’autre que ce qui fait le fond éternel de l’existence de Dieu, il faut donc qu’il contienne enfermé en lui-même l’être (Wesen) de Dieu, pour ainsi dire en tant qu’éclair de vie illuminant de son regard l’obscurité des profondeurs…. Le premier principe est celui par lequel les êtres sont séparés de Dieu, ou encore par lequel, ils sont simplement dans le fond ; mais comme il y a une unité originelle entre ce qui est dans le fond et ce qui est préformé dans l’entendement… c’est donc le principe qui de par sa nature est obscur qui est précisément transfiguré en lumière, et tous deux ne font qu’un – bien qu’en un degré toujours déterminé – en chaque être naturel. Le principe, dans la mesure où il provient du fond et où il est obscur, constitue la volonté-propre de la créature, qui, dans la mesure où elle ne s’est pas encore élevée à l’unité parfaite avec la lumière (en tant que principe de l’entendement), où par conséquent elle ne la saisit pas, est simplement passion ou convoitise, c’est-à-dire volonté aveugle. » (Schelling, Recherches philosophiques sur la liberté humaine et sujet qui s’y rattachent, p147sq, 361-363 trad. Courtine et Martineau)

[61]          Cf. Schelling, Philosophie de la révélation, p 221, volume3, leçon XXXI, editions PUF

[62]          Heidegger, Schelling, p216-217 NRF Gallimard

[63]          Schelling, Ages du monde, p15, editions Ousia

[64]          Cf. Heidegger, Schelling, p 218 – 152 NRF Gallimard

[65]            Cf. Schelling, Recherches philosophiques sur la liberté humaine et sujet qui s’y rattachent, p163, 379

[66]          Histoire de Juliette, 5ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p205

[67]          Cf. Histoire de Juliette, 5ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p241

[68]          « Mais la vie et la diversité, ou d’une manière générale le particulier, sans limitation de l’Un absolu ne sont, originellement et en eux-mêmes, possibles que grâce au principe de l’imagination divine, ou, dans le monde dérivé, que grâce à la phantaisie, qui rassemble l’Absolu et la délimitation, et in-forme dans le particulier toute la divinité de l’universel » (Schelling, Philosophie de l’art, §30 – 393, p86 edition Million, coll krisis)

[69]            Schelling, Philosophie de la Révélation, leçon XXXIII, p263sq livre III

[70]          « Comme le dit le chrétien Klossowski, ses interminables romans, plutôt qu’aux livres qui nous amusent, ressemblent aux livres de dévotion. La « méthode accomplie » qui les ordonne est celle du « religieux… qui met son âme devant le mystère divin ». Il faut les lire comme ils furent écrits, avec le souci de sonder un mystère qui n’est ni moins profond, ni peut-être moins « divin », que celui de la théologie. » (Bataille, la littérature et le mal, p136, Nrf)

[71]          Histoire de Juliette, 6ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p496

[72]          Histoire de Juliette, 3ème partie, vol2 éditions 10/18 décembre 1979

[73]          « Je ne prie pas pour le monde » Saint Jean, chapitre 17, 9

[74]          Cf. Saint Matthieu 12, 31-32 ; saint Marc 3, 28-30 et saint Luc 12,8

[75]          Cf. Saint Matthieu, chapitre 12, verset 39-43

[76]          Histoire de Juliette, 6ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p368

[77]          Schelling, Recherches philosophiques sur la liberté humaine et sujet qui s’y rattachent, p 174 – 391

[78]          Histoire de Juliette, 5ème partie, vol3 éditions 10/18 décembre 1979, p202

[79]          Cf. Saint Paul, I Corinthiens 5

[80]          Cf. Saint Paul, 2 Thessaloniciens, chapitre 2

[81]          Cf. Schelling, Philosophie de l’art, §§ 65-66 notamment p158, Millon, Coll Krisis, trad.Sulzer et Pernet

[82]            Schelling, Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine et les sujets qui s’y rattachent, p173-174, trad. Courtine et Martineau, 390-391

[83]          « Le fondement de la mythologie en général (…) réside dans ce fait que l’homme a de nouveau rendu actif ce principe du commencement qui était destiné à reposer en lui. » (Philosophie de la révélation, livre II, Ire partie, 18e leçon, SW, XIII, 382 p239 PUF)

[84]          Cf. le titre du dernier manuscrit de Sade brûlé par son député de fils, « Les Journées de Florbelle ou la Nature dévoilée » http://www.pba-auctions.com/html/fiche.jsp?id=5497796&np=3&lng=fr&npp=20&ordre=&aff=5&sold=&r=

[85]          « … Le non-étant qui s’était élevé en elle au rang d’étant, lui sera subordonné à titre de base, ce non-étant (le mal) sera rejeté sous la nature, dans la plus profonde des profondeurs, et, comme celle-ci est déjà elle-même égoïsme divin adouci, celui-là sombre dans le feu consumant de cet égoïsme, autrement dit l’enfer. Après cette ultime catastrophe, l’enfer serait donc les fondations de la nature, et de même la nature les fondations, la base du ciel, c’est-à-dire de la présence divine. Le mal, alors, n’est plus subsistant relativement à Dieu-l’univers, et n’est plus subsistant que dans soi-même. Désormais il a ce qu’il veut, l’être-dans-soi-même-total, donc la séparation d’avec le monde universel, le monde divin. Il est abandonné aux tourments de son propre égoïsme, à la faim de son mal-de-soi. » Schelling, conférences de Stuttgart, œuvres métaphysiques, p256sq, 481sq, trad. Courtine, Martineau

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