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Le grand Homme et ses passions

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Gilles MARMASSE


Le thème du grand homme concentre les difficultés de la philosophie hégélienne de l’histoire, et plus précisément de la théorie qu’elle formule du rapport entre liberté et finitude : le grand homme est-il autonome ou assujetti à la nécessité, ses passions sont-elles pour lui une force ou une faiblesse, est-il lucide ou mystifié ? Alors que la philosophie de l’histoire de Hegel apparaît largement comme une théorie des peuples, de leurs caractères, de leurs représentations et de leurs normes, c’est l’événement qui, avec le grand homme, semble revenir au premier plan. Toutefois, peut-on repérer chez l’acteur historique un type spécifique d’agir ? Quel est son rôle et quel rapport entretient-il avec son peuple ? Comment expliquer ce qu’il y a d’efficace dans son action et pourquoi, finalement, est-il voué au malheur ? Nous défendrons ici l’hypothèse selon laquelle, pour Hegel, le grand homme est celui qui accomplit le vouloir – originairement irréfléchi – de son peuple, mais seulement pour son bénéfice propre. Dès lors, si la grandeur de son œuvre est incontestable, la particularité de ses intérêts le mène à sa perte.

Le grand homme et le peuple

Quelle est, pour Hegel, la fonction du grand homme ? Celui-ci inaugure une nouvelle période de l’histoire, en fondant l’État (c’est le cas, pour prendre des exemples proposés par Hegel lui-même, de Cécrops, roi mythique d’Athènes, ou de Romulus) ou en le refondant (Solon ou César). Il est l’homme du tournant, auquel succéderont des monarques qui se contenteront, quant à eux, de maintenir l’État tel qu’il est devenu (qu’on songe par exemple, pour la succession de César, à la suite des empereurs romains à partir d’Auguste[1]). Le grand homme est donc essentiellement novateur. Si, dans le « droit étatique interne », le monarque ne fait qu’apposer le sceau de son approbation au fonctionnement paisible de l’organisme étatique, s’il se borne à incarner et confirmer une situation qui est toujours déjà ce qu’elle doit être, le grand homme, quant à lui, transforme son peuple.

C’est en raison de cette force d’innovation que son activité est violente et contrevient à l’ordre étatique actuel[2]. Par exemple, César se fait élire dictateur à vie à l’encontre des lois de la république romaine. Or, dit Hegel, le bon droit est de son côté, et les protestations de Cicéron et de Caton d’Utique, qui pourtant invoquent la légalité, sont vaines. En effet, les vieux républicains défendent des institutions qui conduisent inéluctablement à la guerre civile et au démembrement de l’État, alors que le projet de César est unificateur[3]. L’agir du grand homme est légitime quand bien même il est à maints égards destructeur, il relève du « droit des héros » [4].

En d’autres termes, le grand homme agit (ou plutôt : doit agir) éthiquement, même si le principe de son action n’est pas déductible du régime historique tel qu’il est donné puisque, tout au contraire, son action entraîne l’Aufhebung de ce régime. L’acteur historique fait advenir un principe qui n’est pas encore institutionnalisé, qui n’existe originairement qu’« en soi » : il « est déjà présent dans l’universel précédent, [mais] n’est pas encore parvenu à la validité »[5]. Le rôle du grand homme est, plus précisément, de vouloir ce que le peuple, quant à lui, ne veut que de manière irréfléchie et donc impuissante[6]. Par exemple, le peuple romain, au sortir de la République, aspire à un régime dans lequel les individus obéissent à l’État comme à une puissance qui, quand bien même elle serait arbitraire, serait néanmoins générale. César, cherchant à s’imposer comme maître de Rome, ne fait alors que concrétiser pour son avantage propre le vouloir général de ses concitoyens. La tâche de César est donc de réaliser adéquatement (« en et pour soi ») la volonté de type romain, de même que Cyrus a à conduire à son achèvement la volonté perse, Charlemagne la volonté germanique du haut Moyen Âge, Frédéric II de Prusse la volonté germanique de type protestant, etc. Le vouloir du grand homme détermine celui de ses concitoyens et ainsi la nature du régime nouveau : « Les individus historiques sont ceux qui ont les premiers dit aux hommes ce qu’ils veulent. […] L’esprit en marche vers une nouvelle forme est l’âme intérieure de tous les individus, il est leur intériorité inconsciente, que les grands hommes portent à la conscience. »[7] La philosophie du droit, comme le montre l’introduction du traité de 1821, est de part en part une philosophie de la volonté. De fait, l’un des enjeux de l’histoire, objet ultime des Principes de la philosophie du droit, est la transformation de la volonté du peuple, et plus précisément le processus par lequel cette volonté, sous l’influence du grand homme, devient consciente d’elle-même, concrète et autofondée.

Hegel ne cesse d’insister sur la lucidité des acteurs historiques : « Les hommes appartenant à l’histoire mondiale sont les plus perspicaces dans leur monde. Ils comprennent au mieux ce qu’il s’agit de faire. »[8] En même temps, le savoir des acteurs de l’histoire est pratique et non pas théorique[9]. Le grand homme sait ce qui est à faire ici et maintenant, mais ne peut inscrire ce savoir dans une connaissance systématique de l’histoire[10]. Son savoir apparaît comme analogue à la génialité de l’artiste, au sens où ce dernier dispose d’une capacité naturelle – mais seulement naturelle – à représenter extérieurement ce qu’il ressent[11]. À l’instar de l’artiste, le grand homme historique est incapable de mettre son action en perspective (c’est pourquoi, au demeurant, quand il fait œuvre d’historien, il en reste à l’histoire originaire). D’une manière qui n’est qu’apparemment paradoxale, Hegel déclare que le grand homme, à la fois, a « la supériorité du génie »[12] et n’est qu’« un homme naïf, simple »[13].

L’adéquation entre le grand homme et son peuple explique son pouvoir intégrateur : « Tous se rassemblent autour des bannières de ces héros, car celles-ci expriment ce que le temps exige. »[14] Le succès principiel de l’acteur historique n’a rien de surprenant, puisqu’il agit sur les volontés de ses concitoyens, lesquels justement aspirent à obéir à celui qui est capable d’incarner leur esprit comme il convient. Toutefois, puisque nous sommes dans l’esprit objectif, le grand homme n’agit pas sur lui-même mais sur les autres. Par construction, son action est alors inévitablement laborieuse et son succès partiel. Même si le droit historique est de son côté, il se heurte à une résistance qui, finalement, fera son malheur : « Les grands hommes n’ont pas été heureux. Car ou bien ils se sont donnés beaucoup de mal, ou bien, à l’instant où ils réalisaient ce qu’ils avaient voulu, ils sont morts, ont été tués ou déportés. »[15]

Cependant, pourquoi le peuple a-t-il besoin du grand homme ? Pourquoi, d’un côté, son aspiration lui est-elle originairement obscure et pourquoi, d’un autre, cette aspiration requiert-elle un meneur pour être réalisée ?

En premier lieu, le caractère originairement obscur à soi de la volonté du peuple exprime une constante de la conception hégélienne du processus systématique. Le commencement d’un processus est inévitablement immédiat. Chez Hegel, tout processus a pour point de départ une forme de lui-même à la fois anticipée et défectueuse. C’est seulement dans son achèvement que la conscience du peuple s’élève à l’universalité concrète, c’est-à-dire à une conscience de soi s’exprimant sous la forme de lois connues et voulues pour elles-mêmes. Étant un processus d’éducation, un cycle historique ne peut commencer qu’avec un moment d’ignorance et d’atonie de la volonté.

En second lieu, le caractère indispensable du chef et l’incapacité du peuple à s’éduquer lui-même exprime une conviction de Hegel qui s’exprime, sur un autre plan, dans la critique adressée aux théories du contrat social[16]. Pour lui, ce qui est originairement pluriel ne peut de lui-même s’élever à l’unité. Une telle élévation requiert une unité « abstraite », c’est-à-dire à la fois réelle et non encore incarnée dans le tout du peuple. Tel est précisément le rôle qu’assume l’acteur historique. Le processus – que l’on peut dire « syllogistique » – est donc celui-ci : 1) le grand homme, en lui-même unique et abstrait, se rapporte à 2) la multiplicité donnée de ses concitoyens en lutte les uns contre les autres et 3) en fait un peuple unifié et historiquement actif. Le grandeur de l’acteur historique ne peut être séparée de son agir concret. Hegel ne se lasse pas de railler les discours tendant à exalter tel ou tel individu qui, censément, avait une dimension historique mais auquel les circonstances n’ont pas donné l’opportunité de mettre en œuvre sa valeur. En réalité, dit-il, on ne devient un grand homme que dans un agir qui, de fait, change l’histoire : « Les lauriers de la pure volonté sont des feuilles desséchées qui n’ont jamais verdi. »[17] Mais que tel individu soit un grand homme et non pas un simple membre du peuple, est, comme toute génialité, un fait « naturel » contingent, qui se constate mais ne s’explique pas.

Un agir égoïste

La personnalité originale de l’acteur historique se définit à partir de ses inclinations propres. Comme on le sait, Hegel insiste abondamment sur le caractère « intéressé » des acteurs de l’histoire : « Il n’arrive […] rien, rien n’est accompli, sans que les individus qui agissent en la matière ne se satisfassent aussi. »[18] Il s’oppose ainsi à la représentation selon laquelle la volonté du grand homme serait un idéal général qui ne mobiliserait pas son individualité particulière. La dimension anti-kantienne de cette prise de position est claire, puisque, selon l’Idée d’une histoire universelle, le problème du bon gouvernant est « le plus difficile » et « aussi celui qui sera résolu en dernier », dans la mesure où « le chef suprême doit être juste pour lui-même [c’est-à-dire désintéressé], et cependant un homme »[19]. Pour Hegel, au contraire, le grand homme agit de manière à réaliser ses fins propres[20].

Quelle est alors la nature de l’intérêt du grand homme ? Deux hypothèses sont possibles, qui sont d’ailleurs complémentaires. Selon la première, le grand homme ne chercherait à contenter que des inclinations médiocres. Telle est l’analyse, dit Hegel, des « maîtres d’école » et des « valets de chambres ». Ceux-ci voient – à juste titre – les penchants vulgaires du grand homme, mais ils croient – à tort – que son agir se borne à la satisfaction de ces penchants. En réalité, les détracteurs du grand homme n’expriment que leur propre étroitesse d’esprit : médiocres, ils sont incapables de concevoir ce qui leur est supérieur. Si le valet de chambre ne voit que les petits côtés de son maître, c’est parce qu’il n’est lui-même, dit Hegel, qu’un valet de chambre[21]. De même, l’instituteur moralisateur en reste aux idéaux abstraits parce qu’il n’est pas un homme d’action. Nous avons ici, typiquement, un point de vue réfléchissant : il est exact, mais a pour défaut de perdre le sens unitaire de ce qu’il observe.

Selon une seconde hypothèse, ratifiée par Hegel, la satisfaction qu’obtient le grand homme est de type politique. Par exemple, César ne cherche pas tant la richesse et la volupté que le maintien de sa position politique, l’honneur et la sécurité[22] – des biens qui n’ont de signification que dans l’État : « César […] ne veut rien d’autre, si ce n’est d’être le maître. »[23] Le héros trouve sa satisfaction dans son rôle historique lui-même[24]. La fin du grand homme, quand bien même elle est égoïste, est donc bel et bien de nature politique. De même qu’il y a, pour les citoyens, un bonheur civique[25], il y a, pour les grands hommes, un bonheur spécifiquement historique.

La légitimité du bonheur n’est d’ailleurs pas propre à la sphère de l’histoire. C’est un leitmotiv hégélien que, dans la vie éthique, la particularité de tout homme a le droit d’être satisfaite. L’ordre éthique – familial, social ou étatique – ne s’oppose pas à l’intérêt individuel mais, à l’opposé, lui permet de s’accomplir. L’individu cherche la satisfaction de ses buts propres et n’en est pas moins grand puisque, dans la vie éthique comme moment de réconciliation au sein de l’esprit objectif, il y a une harmonie de l’universel et du particulier. De même que le bien commun s’accorde, dans la famille, avec les sentiments particuliers de ses membres, et dans la société civile avec les intérêts des agents économiques, il s’accorde, dans l’État, avec la volonté délibérée de chaque citoyen : « Les hommes exigent aussi que, s’ils doivent agir pour une cause, celle-ci leur plaise […]. Ils veulent être impliqués en elle par leurs opinions, par leur conviction que la cause est bonne, ou encore qu’elle est juste, utile, avantageuse pour eux, etc. »[26]

La question est plus précisément de savoir quel type d’union relie la particularité de l’intérêt du grand homme et l’universalité de la volonté du peuple. Deux remarques sont à faire ici.

a) En premier lieu, l’intérêt du grand homme est exclusif : « En ce qui concerne la morale des passions, il est évident qu’elles n’aspirent qu’à leur propre intérêt (streben nach dem eigenen Interesse). De ce côté-ci, elles apparaissent comme mauvaises et égoïstes (eigennützig). »[27] « L’activité humaine en général dérive d’intérêts particuliers, de fins spéciales ou, si l’on veut, d’intentions égoïstes (selbstsüchtigen Absichten). »[28] Le grand homme n’incarne pas seulement la volonté du peuple sur un mode particulier, mais sur un mode tel qu’il s’oppose à d’autres intérêts particuliers. Qu’on songe, par exemple, à la rivalité de César et de Pompée. Chez Hegel, l’universel en vient toujours à s’incarner de manière particulière. Mais, par rapport à l’économie générale de l’esprit, le propre de l’esprit objectif, et de l’histoire qui y est incluse, tient à ce que la particularité est exclusive – une exclusivité qu’exprime, précisément, la notion de passion.

b) En second lieu, le grand homme, alors même qu’il n’agit nullement pour le bien du peuple mais seulement pour son bien propre, réalise ce à quoi son peuple aspire. Comment justifier cette thèse ? Tout simplement par le fait que le grand homme est en position de pouvoir. L’intérêt du grand homme est d’exercer lui-même le pouvoir. L’aspiration irréfléchie du peuple est que le pouvoir dans l’État, désormais, soit exercé comme le grand homme sait qu’il doit l’exercer. La congruence entre l’un et l’autre n’a donc rien de miraculeux. Si le grand homme agit comme il le doit dans la défense de ses buts spécifiques, c’est-à-dire conformément à ce que l’esprit du peuple exige, alors, puisqu’il est en position de pouvoir, son action, quoique égoïste, assure le bien commun. D’un point de vue structural, la carence générale de l’esprit objectif (deuxième moment de l’esprit) s’exprime, dans le cas de l’histoire, par l’égoïsme du grand homme. Mais la plénitude de la vie éthique (troisième moment de l’esprit objectif) s’exprime par le fait que le grand homme incarne, au cœur même de son égoïsme, le vouloir de son peuple.

On retrouve bien ici la structure de la ruse de la raison : parce que la volonté, dans l’esprit objectif, est divisée, l’esprit du peuple est incarné par des individus dont les intérêts sont mutuellement incompatibles. Le vouloir du peuple ne s’exprime pas dans une hypothétique conscience collective mais dans des individus chez lesquels il se particularise de manière à chaque fois égoïste. Dès lors, parce que l’intérêt du grand homme est fini, sa satisfaction ne peut être que provisoire. D’où le malheur qui le guette inévitablement : « [Sa] personnalité se sacrifie, [sa] vie entière n’a été qu’un sacrifice. »[29] Pour autant, l’acteur historique est un représentant de la volonté universelle du peuple et assure le progrès de l’histoire. Même si, dans l’histoire, la raison n’est que rusée, et non pas entièrement développée, elle s’y manifeste pourtant de manière incontestable, puisque le peuple, étant gouverné par le grand homme, est gouverné conformément à son esprit propre. Selon l’interprétation classique, la théorie hégélienne de la ruse de la raison signifierait que la passion du grand homme serait le moyen qui permettrait à la « raison » de le manipuler – la raison étant ici comprise comme une instance transcendante à l’histoire. Selon notre interprétation, il n’y a, pour Hegel, aucune instance supra-historique qui gouverne l’histoire, car la « rationalité » de l’histoire signifie, tout au contraire, que l’esprit – ici sous la figure du peuple – se gouverne lui-même. Toutefois, le peuple demeure rivé à son bien propre, de même que le grand homme ne défend que ses intérêts égoïstes. La « ruse de la raison » exprime précisément la particularité indépassable de l’agir historique – une finitude qui mène les peuples et les hommes à leur perte[30].

Apologie ou dénonciation de la passion ?

La passion, chez Hegel, hérite de la notion classique de passion comme retentissement en l’âme des mouvements du corps. La passion, qui est sensible, hétéronome et particulière, s’oppose alors à la raison, qui est intellectuelle, autonome et universelle. Si la passion est traditionnellement dévalorisée, comme on le voit encore chez Descartes et Spinoza, l’apologie de la passion est une des marques du romantisme. En effet, après les héros raisonnables de l’âge classique – qu’on songe au Nathan le Sage de Lessing – le romantisme valorise les personnages aux engouements violents – qu’on songe au Werther de Gœthe, au Karl Moor de Schiller ou à la Lucinde de Frédéric Schlegel[31]. Chez Hegel, conformément à la tradition, la notion de passion nomme la particularité de l’individu et renvoie aux « fins des intérêts particuliers »[32]. En revanche, le philosophe est proche des romantiques en faisant de la passion non pas un élément de passivité mais l’énergie du vouloir[33]. En outre, en vertu de la passion, l’action du grand homme est non seulement concrète mais aussi publique et a un retentissement dans le peuple tout entier : « Je dirai donc passion en entendant par là la détermination du caractère dans la mesure où ces déterminations du vouloir n’ont pas un contenu purement privé, mais constituent l’élément moteur (das Treibende) qui met en branle (das Wirkende) des actions universelles. »[34]

La passion s’oppose, sous la plume de Hegel, à l’enthousiasme (Enthusiasmus), qui est à comprendre comme une aspiration indéterminée et sans traduction concrète[35]. Le vouloir passionné du héros n’est pas ce qui le rend tributaire des événements mais, tout au contraire, ce par quoi il parvient à les maîtriser et à les plier à ses propres fins. C’est parce qu’il est passionné que le grand homme n’en reste pas aux simples idéaux mais agit concrètement et efficacement. Par ailleurs, la notion de passion inclut celle d’unicité : l’homme passionné poursuit une seule fin et, à la différence de l’homme commun, ne se disperse pas en une multiplicité de buts. Hegel retrouve ainsi une affirmation de Kant, pour qui la passion a pour effet « d’ériger en un tout ce qui est partie de ses fins »[36]. Mais alors que cette détermination est, chez Kant, un motif de condamnation (l’homme passionné est monomaniaque), elle est chez Hegel un motif d’éloge (l’homme passionné agit de manière entièrement constante et cohérente) : « En fait, [les grands hommes] ont été des passionnés, c’est-à-dire ils ont eu la passion de leur fin et leur ont consacré tout leur caractère, leur génie et leur naturel. »[37]

Cependant la passion, chez Hegel, conserve un sens fondamentalement négatif. Elle « apparaît pour ainsi dire comme quelque chose d’animal »[38]. L’affirmation selon laquelle « rien de grand ne s’est produit dans le monde sans passion »[39] pourrait s’entendre comme une apologie : la passion manifesterait sa dignité par la grandeur des actions qu’elle permet. Puissante et créatrice, elle briserait les modèles établis et instituerait un monde nouveau. Mais ce serait là se méprendre sur la pensée hégélienne, qui dévalue toujours l’immédiateté. Il faut bien plutôt saisir cette phrase sur un mode dialectique : rien de grandiose ne s’est fait sans un point de départ minuscule. À l’apologie romantique de la passion, Hegel oppose une constante valorisation de la raison. Cependant, il accorde aux romantiques le fait que la passion constitue le commencement inévitable de toute œuvre rationnelle. En définitive, d’un côté, l’action historique a sa source dans des préoccupations égoïstes, de l’autre, elle consiste précisément à dépasser ces préoccupations par une œuvre de portée globale. Hegel est résolument anti-romantique, mais il fait droit au point de vue romantique comme moment inaugural de tout processus historique.

Parce que le vouloir du grand homme n’est qu’un commencement, le devenir historique implique sa négation. Alors que le but du grand homme n’est qu’individuel et n’est référé qu’à lui-même, le cycle historique s’achève avec l’apparition d’un régime adéquat au peuple tout entier. La passion est le point de départ, et la raison le point d’arrivée. Hegel récuse toute pensée en terme d’ « ou bien… ou bien » : que le grand homme soit intéressé et égoïste ne signifie pas que son agir ne soit pas productif ni ne rende possible l’accomplissement du bien commun. L’analyse hégélienne s’oppose donc à deux unilatéralités. D’une part, contre les maîtres d’école (et, par exemple, contre Tolstoï avant la lettre), Hegel montre que les héros sont véritablement grands, et qu’ils changent l’histoire non pas en raison de circonstances contingentes mais en raison d’un vouloir spécifique. De l’autre, contre toute vision purement héroïque de l’histoire (et, par exemple, contre Tite Live), il montre que nul grand homme n’est vraiment à la hauteur de son peuple. L’originalité de Hegel est donc de faire de la passion un moment indispensable de l’action historique, mais, en même temps, de maintenir son caractère éthiquement subordonné.

***

Que le grand homme soit passionné n’implique pas qu’il soit d’un caractère impulsif. Tout au contraire, les exemples fournis par les Leçons sur la philosophie de l’histoire montrent qu’il est un tacticien qui délibère et agit en connaissance de cause. C’est pourquoi il est responsable de ses actes. En d’autres termes, la passion n’implique aucune disparition de la capacité du grand homme à peser ses actes et à les vouloir pour leur signification éthique elle-même. Le grand homme doit réaliser ce que son temps exige – mais rien ne garantit qu’il accomplisse son devoir. C’est là un des aspects de la finitude de l’esprit objectif : le grand homme peut ne pas accomplir la norme originale qui le définit[40]. L’analyse hégélienne du grand homme est donc remarquablement ambiguë. D’un côté, il est indispensable et capable de grandes choses, de l’autre son savoir et son vouloir sont bornés, il peut agir mal, et est incapable d’être véritablement heureux.

Ici comme ailleurs, on perçoit la dimension réformiste, voire révolutionnaire, de l’hégélianisme. En même temps, pour Hegel, le changement ne peut être conduit que d’en haut. Pour l’auteur des Principes de la philosophie du droit, le peuple en tant que masse est incapable de produire un changement significatif dans l’histoire. Certes, Hegel admet que les grands hommes puissent ne pas appartenir originairement à la caste des gouvernants (qu’on songe par exemple à Napoléon). Pour autant, le changement dans l’histoire ne s’opère pas sous le schème du renversement du pouvoir par le peuple, mais sous le schème de l’instauration d’un pouvoir nouveau par un homme providentiel. Il demeure, toutefois, que l’agir du grand homme répond à la volonté populaire. Même si Hegel est méfiant à l’égard de la démocratie, qu’il comprend comme le régime de la concurrence des opinions particulières, sa philosophie présuppose et promeut continûment le vouloir du peuple.

Gilles Marmasse, ancien élève de l’École Normale Supérieure, agrégé en philosophie et docteur en philosophie de l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne, est actuellement Maître de Conférence à l’Université Paris-IV Sorbonne. Outre de nombreuses contributions à des ouvrages collectifs, de nombreux articles, la direction d’ouvrages collectifs (Hegel, penseur du droit, dirigé par J.-Fr. Kervégan et G. Marmasse, Paris, Éditions du CNRS, 2004 ; Die Natur in den Begriff übersetzen, hrsg. von G. Marmasse und T. Posch, Frankfurt a.M., Peter Lang, 2005 ; La nature entre science et philosophie, dirigé par N. Lechopier et G. Marmasse, Paris, Vuibert, 2008 ; L’histoire, Paris, Vrin, coll. « théma », 2010) et plusieurs traductions de l’œuvre de Hegel (citons la toute récente traduction des Leçons sur la philosophie de la religion, deuxième partie : « les religions antiques, africaines et orientales », Paris, Vrin, 2010), il est l’auteur de Penser le réel. Hegel, la nature et l’esprit, Paris, Kimé, 2008. Il a également coordonné, de 2004 à 2010, le Bulletin de littérature hégélienne (Archives de Philosophie) et anime, en collaboration avec Bernard Mabille, le Séminaire de Recherche Hégélienne (EA 3562/Paris I, EA 3552/Paris IV, EA 2626/Univ. de Poitiers).


[1] Cf. Leçons sur la philosophie de l’histoire, in Werke in zwanzig Bänden, éd. par E. Moldenhauer et K.M. Michel, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1970 (désormais W), 12, 283, trad. J. Gibelin revue par E. Gilson, Paris, Vrin, 1998, p. 244. On ne peut que penser à la distinction établie par Rousseau entre le prince et le législateur : « Le premier n’a qu’à suivre le modèle que l’autre doit proposer. Celui-ci est le mécanicien qui invente la machine, celui-là n’est que l’ouvrier qui la monte et la fait marcher. » (Contrat social, II, 7)

[2] Cf. Encyclopédie III, R. du § 433, W 10, 223, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, p. 231.

[3] Leçon de 1822-23 sur la philosophie de l’histoire (désormais PH 1822-23), éd. par K.H. Ilting, K. Brehmer et H.N. Seelmann, Hambourg, Meiner, 1996, p. 69-70, trad. M. Bienenstock (dir.), Ch. Bouton, J.-M. Buée, G. Marmasse, N. Waszek et D. Wittmann, Paris, Le Livre de Poche, 2009, p. 164-165. [L’ouvrage traduit également l’Introduction de 1830-31 à la philosophie de l’histoire (désormais PH 1830-31), Gesammelte Werke, Hambourg, Meiner, 1968- (désormais GW), 18, éd. par W. Jaeschke.]

[4] Principes de la philosophie du droit, § 350, W 7, 507, trad. J.-Fr. Kervégan, Paris, PUF, 2003, p. 436. Selon une interprétation restrictive, appuyée notamment sur la Remarque du § 93 des Principes de la philosophie du droit, on dira que le héros n’est que le premier fondateur de l’État, qui met fin à l’état de nature (une notion qui, de toute façon, n’a pas de sens historique pour Hegel). Selon une interprétation large, autorisée par PH 1822-23, éd. cit. p. 69, trad. cit. p. 163, tout grand homme est un héros, puisqu’il met fin à cet état de nature relatif qu’est la division de l’État.

[5] PH 1822-23, éd. cit. p. 68, trad. cit. p. 163.

[6] Cf. PH 1830-31, éd. cit. p. 165, trad. cit. p. 74.

[7] La raison dans l’histoire (désormais RH), éd. par J. Hoffmeister, Hambourg, Meiner, 1955, p. 99, trad. K. Papaioannou, Paris, UGE, 10/18, 1965, p. 123 (trad. mod.).

[8] PH 1822-23, éd. cit. p. 69, trad. cit. p. 164.

[9] Cf. Leçons sur la philosophie de l’histoire, W 12, 46, trad. cit. (mod.) p. 35.

[10] Cf. RH, éd. cit. p. 87-88, trad. cit. (mod.) p. 110.

[11] Cf. Cours d’esthétique I, W 13, 363, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenck, Paris, Aubier, 1995-1999, t. 1 p. 373.

[12] Leçons sur la philosophie de l’histoire, W 12, 377, trad. cit. p. 240.

[13] PH 1822-23, éd. cit. p. 416, trad. cit. p. 449.

[14] Ibid., éd. cit. p. 68, trad. cit. p. 164.

[15] Ibid., éd. cit. p. 71, trad. cit. p. 165. Cf. aussi le Cours d’esthétique III, W 15, 20, trad. cit. t. 3 p. 241.

[16] Cf. Principes de la philosophie du droit, R. du § 29, W 7, 80, trad. cit. p. 138.

[17] Principes de la philosophie du droit, Add. du § 124, W 7, 236.

[18] PH 1830-31, éd. cit. p. 159, trad. cit. p. 69.

[19] Idée d’une histoire universelle, sixième proposition, Ak. 8, 23, trad. S. Piobetta, Paris, GF-Flammarion, 1990, p. 77-78. Hegel s’oppose aussi à Rousseau, pour qui « il faudrait [au législateur] une intelligence supérieure, qui vît toutes les passions des hommes et qui n’en éprouvât aucune » (Contrat social, II, 7), et à Schiller qui, dans son Erinnerung an das Publikum servant de postface à la Conjuration de Fiesque (1784), écrit que la morale de la pièce est que « chacun d’entre nous doit apprendre à rejeter, pour le bien de la patrie, la couronne qu’il se montre capable de conquérir » (Schiller, Werke I, Münich, Hanser, 1966, p. 261).

[20] Cf. PH 1822-23, éd. cit. p. 70, trad. cit. p. 165. On songe à la sentence de Gœthe, citée par Nietzsche dans la deuxième Considération inactuelle : « L’homme d’action est toujours sans scrupule », Maximen und Reflexionen, Hamburger Ausgabe, vol. 12, Münich, DTV, 1982, p. 399.

[21] Principes de la philosophie du droit, R. du § 124, W 7, 234, trad. cit. p. 221-222. On songe au Contrat social III, 12 : « Les âmes basses ne croient point aux grands hommes. » Comme on le sait, cette thématique est déjà développée au chapitre VI de la Phénoménologie de l’esprit, W 3, 489, trad. B. Bourgeois, Paris, 2006, p. 553, qui cite le mot attribué à une certaine Madame Cornuel : « Il n’y a point de héros pour les valets de chambre » et le complète : « Mais cela, non pas parce que le premier n’est pas un héros, mais parce que le second est le valet de chambre. »

[22] Cf. PH 1830-31, éd. cit. p. 164, trad. cit. p. 73.

[23] PH 1822-23, éd. cit. p. 415, trad. cit. p. 449.

[24] Cf. le § 551 de l’Encyclopédie III.

[25] Cf. Principes de la philosophie du droit, § 268, W 7, 413.

[26] PH 1830-31, éd. cit. p. 160, trad. cit. p. 69.

[27] RH, éd. cit. p. 84, trad. cit. (mod.) p. 107.

[28] Ibid., éd. cit. p. 85, trad. cit. (mod.) p. 108.

[29] PH 1822-23, éd. cit. p. 70, trad. p. 165.

[30] Sur la question de la ruse de la raison et sur le malheur du grand homme, nous nous permettons de renvoyer à notre article « La fin de l’histoire et la ruse de la raison chez Hegel », in G. Marmasse (dir.), L’histoire, Paris, Vrin, 2010, p. 97 sq.

[31] Kierkegaard radicalisera cette tendance, déclarant par exemple que « le christianisme veut potentialiser la passion et la porter à son plus haut point » (Post-scriptum aux Miettes philosophiques, trad. P. Petit, Paris, Gallimard, 2002, p. 119).

[32] PH 1830-31, éd. cit. p. 156, trad. cit. p. 68. Cf. PH 1822-23, éd. cit. p. 59, trad. cit. p. 156, pour l’opposition de l’Idée universelle et des passions particulières.

[33] Cf. RH, éd. cit. p. 85, trad. cit. p. 108.

[34] Ibid. (trad. mod.)

[35] Cf. RH, éd. cit. p. 101, trad. cit. p. 125. On retrouve ici la distinction faite entre le caractère (Charakter) et l’entêtement (Eigensinn) dans l’addition du § 395, de l’Encyclopédie, W 10, 73, trad. cit. p. 428-429. Car le caractère a pour traits propres, dit Hegel, « l’énergie avec laquelle l’homme, sans se laisser dérouter, poursuit ses buts et intérêts » et « un contenu riche en teneur, universel ». En revanche, l’entêtement n’a que la forme du caractère, non son contenu, il aiguise l’individualité de l’homme en une forme qui trouble son rapport avec autrui. (Nous devons ce rapprochement à Elodie Djordjevic.)

[36] Kant, Anthropologie, Ak. 7, 266, trad. P. Jalabert, in Kant, Œuvres, trad. par F. Alquié (dir.), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1986, t. 3, p. 1083.

[37] RH, éd. cit. p. 101, trad. cit. (mod.) p. 125. Dans l’addition du § 13 des Principes de la philosophie du droit, Hegel paraphrase (à dire vrai, de manière infidèle) Gœthe disant, dans le sonnet « Nature et art », que celui qui veut accomplir quelque chose de grand doit savoir se limiter (« Wer Großes will, muß sich zusammenraffen ( = rassembler toutes ses forces, Gœthe)/sich beschränken ( = se limiter, Hegel) »).

[38] PH 1822-23, éd. cit. p. 70, trad. cit. p. 165.

[39] PH 1830-31, éd. cit. p. 160, trad. cit. p. 70. Hegel tire vraisemblablement la formule de Kant, qui la cite entre guillemets et la critique : « Rien de grand n’a jamais été accompli dans le monde sans violente passion » (Anthropologie, § 81, Ak. VII, 267, trad. cit. p. 1083). Kant s’inspire probablement des chapitres 6 et suivants de la troisième partie du De l’esprit d’Helvétius.

[40] Cf. Cours d’esthétique III, W 15, 259, trad. cit. p. 240.

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