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L’objet dans le Tractatus : L. Wittgenstein avec ou contre et B. Russell (II)

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LA SOLUTION TRACTATUSÉENNE À PROBLEMATIQUE RUSSELLIENNE DE L’OBJET

La problématique qui sous-tend l’élaboration de la notion d’objet dans le Tractatus est à situer dans le contexte de la construction du symbolisme logique de la science entreprise par prédécesseurs de Wittgenstein. En effet, s’il assume l’héritage de ce symbolisme – parce qu’il en partage l’intention fondamentale : fonder la connaissance scientifique sur la logique (logicisme) – il est cependant préoccupé à en corriger « les erreurs ».

Pour repréciser la problématique, il faut noter que, comme chez Russell, l’objet apparaît dans le Tractatus comme la résultante de la nécessité analytique du langage symbolique. Cette nécessité, pour Russell depuis 1905, n’est plus d’ordre référentiel. Elle présuppose cependant l’objet comme étant ce qui ne peut être reçu que dans une intuition sensible de la réalité extérieure. L’objet échappe, pour ainsi dire, au processus de l’analyse parce qu’il ne relève pas de sa seule nécessité. Comment parvenir à l’internalisation[1] de l’objet, c’est-à-dire comment faire de lui un élément inhérent à la réalité et qui ne serait que la résultante de la seule nécessité logique de l’analyse de cette réalité ? Comment ensuite réussir une analyse logiquement possible des propositions du langage symbolique afin qu’elles soient les descriptions des réalités ? Tels sont les défis de la dénotation russellienne auxquels le Tractatus apporte une réponse.

Les sections qui suivent traitent respectivement de ces deux articulations de la problématique russellienne de l’objet dans le Tractatus, avant d’en tirer la conséquence pour le symbolisme.

L’objet : fondement d’une cosmologie logique

La perspective dans laquelle Wittgenstein élabore la notion d’objet dans le Tractatus reprend donc pour son compte la problématique logico-épistémologique russellienne. Il reste conscient de la double nécessité – difficile à réconcilier chez Russell, tout comme aussi chez Frege – d’internaliser l’objet et de ne pas entretenir d’ambiguïté sur le sens empirique de la réalité. Il perçoit que la source des erreurs sur l’objet chez ses prédécesseurs réside dans la nature de la relation qu’ils instituent entre le langage et le monde dans le processus de l’analyse logique. Chez eux, les objets apparaissent dans ce processus comme des éléments isolés de la réalité, « des corps comme les chaises et les tables », que les propositions décrivent. Dans ce contexte, la question qui les fait aboutir à la notion d’objet semble alors être celle-ci : « comment imaginer des réalités d’une nature logique telle que les objets correspondent aux descriptions des propositions du symbolisme logique ? ». Cette question est, au sens de Wittgenstein, logiquement fausse dans la mesure où elle envisage la réalité comme ce qui se déduit de l’analyse logique des propositions. Elle fait entorse à la logique même de l’analyse dont le point de départ est justement la réalité complexe déjà là. Il faut plutôt inverser le sens du questionnement si l’on veut restituer celui de l’analyse.

L’affirmation inaugurale du Tractatus répond à cette exigence de redressement du sens logique de l’analyse : « Le monde est tout ce qui a lieu »[2]. Par cette affirmation, Wittgenstein pose la réalité (le monde) comme l’unique espace d’expression de toute connaissance et, par là, comme seul point de départ possible de toute analyse logique. Le monde n’est ni à déduire ni à imaginer : il est déjà là, en tant que ce en quoi tout se déroule : « Le monde est déterminé par les faits,  et par ceci qu’ils sont tout les faits »[3]. De cette façon, au lieu que de se poser la précédente question, il fallait plutôt se demander : « comment est la réalité pour que les propositions n’en soient que les reflets ? », ou encore « Comment se présentent les réalités dont les structures propositionnelles du symbolisme sont les reflets ? ».

Ainsi, dans la perspective qui est celle de Wittgenstein dans le Tractatus, « La réalité est comparée à la proposition »[4]. Autrement dit, la logique suivant laquelle la proposition est structurée nous montre suivant quelle logique la réalité l’est aussi. Il s’agit d’abord pour Wittgenstein de tirer la conséquence ultime de la conviction qui fonde le logicisme : la logique est le miroir du monde[5]. C’est sur cette conviction qu’il fondera la thèse selon laquelle l’identité structurelle du monde et du langage n’est pas à démontrer mais simplement à montrer. Et le guide en la matière, c’est la structure des propositions du langage que révèle leur analyse logique. Suivant celle-ci, l’objet en tant qu’élément ultime d’une analyse logique, ne peut que correspondre à ce qui dans la proposition est l’élément le plus simple, à savoir le nom : « Le nom est dans la proposition le représentant de l’objet »[6].

Nous reviendrons sur la relation de représentation dans la prochaine section. Si nous semblons l’anticiper, c’est simplement parce qu’elle doit être tenue pour sous-jacente à l’analyse de l’objet et du monde, et parce qu’elle permet de comprendre les réformes introduites par Wittgenstein dans le symbolisme en vue de sa correction. Ainsi, toute la cosmologie inaugurale de l’œuvre exposée aux aphorismes 1 à 2.063 constitue une construction après coup, qui vise à asseoir une base cohérente (logique) de la construction du symbolisme. Elle est donc une interprétation a posteriori de la réalité, à l’image de ce qui en est la projection : la proposition.

La première originalité de la théorie des objets dans le Tractatus est que les objets y sont présentés d’emblée comme les éléments internes d’une cosmologie logique. Une distinction importante, qui participe à cette internalisation de l’objet, est faite : « Le monde est la totalité  des faits, non des choses »[7]. Les « faits » constituent l’ensemble des événements qui peuvent se manifester dans le monde. Rien d’autre, en dehors des « faits », n’arrive dans le monde, car « Le monde se décompose en faits »[8]. Wittgenstein tient, comme le second Russell, à n’entretenir aucune ambiguïté sur le contenu phénoménologique des faits, ce d’autant plus qu’il ne déduit encore rien, il ne fait que constater, se situant encore au point de départ de l’analyse.

Dans la terminologie du Tractatus, les « faits » correspondent aux objets tels qu’envisagés dans la théorie de la dénotation de Russell en 1905. Mais alors que pour Russell les faits sont assimilés à des données brutes de l’expérience qui servaient à justifier le sens des propositions du symbolisme – ce à quoi aboutit leur analyse, par un saut en rupture logique avec le processus ce cette analyse – Wittgenstein au contraire en faisait des données à analyser. Les faits complexes s’analysent en faits simples, avant que ceux-ci ne s’analysent en « objets ». Ces derniers n’apparaissent donc que dans le contexte de l’analyse des faits simples. Cela indique que l’« objet », perçu en ce sens, n’est pas de l’ordre de ce qui se manifeste, mais de ce qui est interne à ce qui se manifeste, c’est-à-dire ce qui lui est sous-tendu et implicite.

L’« objet » du Tractatus n’est donc pas un fait (objet au sens de Russell). Il est ce qui forme l’être du fait, ce qui rend possible la manifestation de son existence : « Ce qui a lieu, le fait, est la subsistance d’états de chose »[9]. Que le « fait » soit un « état de choses » signifie qu’il manifeste une manière d’être (« état »), ou de se comporter, des « choses » en lui. Ici, l’on comprend que Wittgenstein élabore la notion d’objet en poussant, au-delà du langage, c’est-à-dire dans le monde, la réponse à la question russellienne de la dénotation. En effet, au lieu de se demander ce qui rend la description possible, il cherche, avant, à répondre à la question de savoir ce qui rend possible le fait décrit par la proposition. Il tient de ce fait à comparer des choses d’un même ordre, celui du possible : à la possibilité de la description correspond la possibilité du fait décrit, et non pas le fait lui-même. C’est ce que Russell n’a pas perçu. Qu’est-ce qui donc rend possible le fait tel qu’il se manifeste à nous, ou encore, qu’est-ce qui en fait un « état de choses » ? La réponse à cette question est donnée dans les aphorismes suivants :

L’état de choses est une connexion d’objets (entités, choses)[10].

La configuration des objets forme l’état de choses[11].

Dans l’état de choses, les objets sont engagés les uns dans autres comme les anneaux pendants d’une chaîne[12].

Dans l’état de choses les objets sont mutuellement dans un rapport déterminé[13].

La manière déterminée dont les objets se rapportent les uns aux autres dans l’état de choses est la structure de ce dernier[14].

Ce qui rend possible le fait est ainsi à rechercher en lui-même, en sa structure interne. En ce lieu, il se révèle comme un enchaînement d’« objets ». La manière dont le fait se manifeste, sa « configuration », est donc la résultante de la manière dont les objets sont reliés en lui. Que sont alors les « objets » dans le Tractatus ? A ce niveau de notre développement, deux caractéristiques des « objets » sont à retenir. D’une part, ils sont ce en quoi le fait s’analyse en dernière instance, ses éléments simples, ses atomes : ils sont les substances du fait. Comme tels, ils sont, d’autre part, la possibilité du fait. Cette possibilité n’est pas celle de l’essence individuelle[15], au sens platonicien du terme, mais celle de la structure qui fait apparaître la configuration du fait. Ils sont le principe même de cette configuration par lequel le fait se montre à nous tel qu’il apparaît ou, dit autrement, sa forme : « la forme est la possibilité de la structure »[16]du fait : « La possibilité de son occurrence dans des états de choses est la forme de l’objet »[17]. Les objets ne sont donc pas des entités isolées des faits, ils leur sont intimement liés.

L’approche tractatuséenne des objets résout ainsi l’impasse logico-épistémologique dans laquelle se situait celle de Russell en 1905. En effet, la distinction entre « faits » et « objets » permet, d’une part, d’appréhender ceux-ci comme faisant partie d’une cosmologie logique dont ils sont les substances ontologiques inséparables : les formes font la configuration du monde et, par là même, assurent son contenu. C’est ce qu’il faut comprendre par « Elle [la substance] est forme et contenu »[18]. Cette réconciliation de la forme et du contenu, qui signifie aussi celle de la logique et de l’épistémologie, prépare à l’analyse de la description (proposition) en tant que la démarche qui aboutit non plus à un objet isolé du monde, mais à un objet qui lui est logiquement immanent, et qui se révèle dans le processus logique de l’analyse de cette description. D’autre part, en définissant la substance ontologique du monde comme étant une forme, c’est encore cette réconciliation de la forme et du contenu qui est utilisée, mais à présent pour réaliser le dessein du logicisme : fonder l’épistémologique (théorie de la connaissance) sur la logique (théorie des formes d’inférence valides). Ici, le contenu à connaître (la configuration) est défini sur la possibilité de sa structure (la forme).

Wittgenstein, en définissant les objets comme des substances formelles, constitue la logique en une ontologie du monde. Il fonde de la sorte le monde de l’expérience sur la possibilité logique de son existence. Ceci vise, comme nous le disions plus haut, à préparer une base cohérente à l’analyse logique de la description (proposition). L’idée, c’est de faire de cette possibilité logique, qui est la raison de son existence, celle aussi de ses descriptions ou, ce qui est la même chose, de ses représentations. La question reste de savoir comment ces descriptions procèdent logiquement des faits : qu’est-ce qui assure logiquement la relation entre la réalité (monde) et sa représentation (langage) ? Tel sera le second intérêt de la réforme de l’objet dans le Tractatus.

L’objet comme principe de toute représentation

La seconde originalité de la théorie des objets dans le Tractatus réside dans le fait que, pour Wittgenstein, les objets constituent le principe de toute représentation du monde. Cela tient à deux raisons. La première consiste en la nature substantielle même de l’objet :

Si le monde n’avait pas de substance, il en résulterait que, pour une proposition, avoir un sens dépendrait de la vérité d’une autre proposition[19].

Il serait alors impossible d’esquisser une image du monde (vraie ou fausse)[20].

Les objets, en tant que substances, sont les atomes du monde. Comme tels, ils sont les termes ultimes en lesquels celui-ci s’analyse et sur lesquels repose l’analyse de toute connaissance (description). Mais le souligner, c’est relever une position contre une autre, dans un débat qui oppose Wittgenstein à Russell, ainsi que le relève à juste titre Merril B. Hintikka et Jaakko Hintikka. Ils montrent, en effet, que dans sa théorie de la connaissance :

Russell reconnaît deux classes différentes d’objets de connaissance :

(i)                les objets concrets de connaissance, y compris les particuliers et les universels ;

(ii)               les formes logiques.

(…) Wittgenstein modifie les conceptions de Russell en vue d’arriver aux doctrines exposées dans le Tractatus. En bref, il élimine la classe (ii) des formes logique que Russell utilise pour intégrer la logique et la signification dans sa théorie de la connaissance. (…) Ce changement signifie que le rôle précédemment assumé par les objets de connaissance de la deuxième classe (ii) de Russell doit désormais l’être par les objets ordinaires (i). Or ce rôle est avant tout censé rendre compte des formes logiques des propositions complexes. Mais si ces formes ne sont pas fondamentalement irréductibles, elles doivent alors être formées à partir des objets (i). En d’autres mots, toutes les formes logiques complexes doivent pouvoir se construire à partir des objets concrets simples (i) [21].

Si cette observation a l’avantage de montrer ce en quoi les objets dans le Tractatus sont une réforme de ceux de la théorie de la connaissance de Russell, on peut cependant lui reprocher de ne pas tenir compte de la distinction fondamentale de Wittgenstein entre « faits » et « objets ». Ceci pourrait être aussi une raison de revoir l’analyse de leur perception du « statut catégoriel de l’objet »[22]. Sans mener ici la discussion, nos explications données plus haut nous permettent de dire que dans la terminologie du Tractatus, il n’y a pas d’« objets concrets ». Ce qui est concret dans le monde, c’est le « fait », non l’« objet ».

Toutefois, de la connaissance des objets, dépend celle des faits. Connaître le monde, comme dit Wittgenstein, c’est en connaître les objets : « Si tous les objets sont donnés, alors sont aussi en même temps donnés tous les états de choses possibles »[23]. Les objets sont donc les garants de toutes les formes de description du monde, c’est-à-dire ce sur quoi repose toute connaissance : c’est par eux que les connaissances se vérifient.

La seconde raison du statut principiel des objets dans le processus de la représentation réside dans leurs déterminations formelles :

Il est patent que, si différent du monde réel  que soit conçu un monde, il faut qu’il ait quelque chose  – une forme – en commun avec lui[24].

Cette forme consiste justement dans les objets[25].

Comme déterminations formelles, les objets sont les formes des faits, ou bien encore la possibilité de leurs structures (ce que Wittgenstein appelle « structures internes »). Or, ce n’est que ce qui rend possibles les structures des faits qui rend aussi possibles les structures de leurs descriptions. Autrement dit, la structure interne (forme) de la description est identique à celle du fait lui correspondant. Cette isomorphie interne du fait et de sa description n’est donc que celle des objets : les objets (formes) dans la description sont identiques aux objets dans les faits. C’est ce qui maintient la stabilité des représentations (descriptions).

Pour l’auteur du Tractatus, on le comprend, les objets, en tant que formes des faits, ont la propriété de se projeter, par eux-mêmes, dans les descriptions de ceux-ci, de manière à ce qu’ils en soient les « projections » (« image », « transposition »). Le terme indicateur du Tractatus à cet effet est : « montrer ». Tel est d’ailleurs le fondement de la Bild-Theorie, qui commence avec l’affirmation : « Nous nous faisons des images des faits »[26]. Wittgenstein fait remarquer que, si la forme (de la représentation) est ce que l’image a en commun avec le fait[27], elle ne peut cependant être représentée par l’image : celle-ci ne peut que le « montrer ». Ainsi, le principe de l’image, en tant qu’elle est sa possibilité, lui échappe : c’est la forme elle-même qui se montre dans l’image. C’est qu’en fait, « Les éléments de l’image sont les représentants des objets dans celle-ci »[28].

Par là, Wittgenstein veut signifier que nos représentations sont des dessins des faits. Or, ce qu’il y a d’identique entre un fait et son dessin, ce sont non les configurations, mais les formes internes, les objets. La représentation donc a lieu à un double niveau, interne et externe, le premier assurant le second :

Que les éléments de l’image soient entre eux dans un rapport déterminé présente ceci : que les choses sont entre elles dans ce rapport. Cette interdépendance des éléments de l’image, nommons-là sa structure, et la possibilité de cette interdépendance sa forme de représentation[29].

La question de la connexion logique entre le fait (objet au sens de Russell en 1905) et sa description se trouve ainsi résolue par la nature formelle des objets. Comme formes (forme de la représentation : c’est-à-dire forme interne de la réalité, mais aussi possibilité de la structure de l’image), ils ont la propriété de circuler entre la réalité et son image, et donc de se montrer dans celui-ci. Cette auto-monstration des objets fait d’eux les principes de toute représentation. Par eux, « L’image est ainsi attachée à la réalité ; elle va jusqu’à atteindre la réalité »[30].

La réforme Wittgensteinienne de l’objet lui aura, en définitive, servi à définir une base ontologique logiquement valable du symbolisme. Cette ontologie, pour être véritablement logique (c’est-à-dire logiciste), ne pouvait être que formelle. Les objets, définis comme pure forme, répondaient à cette exigence sans laquelle le système symbolique lui-même ne saurait gagner en cohérence. C’est sur cette base que l’auteur du Tractatus va fonder sa réforme des symbolismes logiques de ses prédécesseurs, et particulièrement celui de Russell.

Les conséquences pour le symbolisme

Eu égard à ce qui précède, on pourrait affirmer que, dans le Tractatus, la critique de l’objet constitue la clé de voûte de la critique wittgensteinienne du symbolisme logique élaboré par ses prédécesseurs. Autrement dit, pour Wittgenstein, les erreurs de leurs symbolismes proviennent de leur méconnaissance du sens logique véritable des objets. Comme nous le soulignions plus haut, les erreurs tiennent en ce que Frege et Russell font reposer ce sens logique de l’objet sur l’existence d’objets logiques isolés.

Rappelons que la question logique fondamentale qui se posait dans le symbolisme était de savoir comment la proposition désigne son objet. En guise de réponse à cette question, Wittgenstein fait la remarque suivante :

La possibilité de la proposition repose sur le principe de la position des signes comme représentants des objets. Ma pensée fondamentale est que les « constantes logiques » ne sont les représentants de rien. Que la logique des faits ne peut elle-même avoir de représentant[31].

En effet, cette remarque nous mène à la question suivante : comment désigner un objet ? Or, selon l’auteur du Tractatus, bien qu’étant des substances, les objets ne sont pas des entités isolées, mais des formes internes de réalités. Désigner un objet à travers une proposition du langage revient, dès lors, non pas à dénoter, de façon directe ou indirecte, une réalité immédiate, ainsi que le pensaient Frege et Russell. Mais cela revient plutôt à indiquer la structure interne de cette réalité, c’est-à-dire aussi la possibilité même de sa représentation. Tel est le sens de la citation ci-dessus.

Voyons à présent comment la proposition se connecte à la réalité. Selon Wittgenstein, cette connexion se fait sous le mode la représentation : la proposition est une « image »[32] de la réalité, en tant qu’elle en est la projection ou la transposition. De la sorte, une analogie peut être établie entre la proposition et le fait qu’elle représente :

Les signes simples utilisés dans la proposition s’appellent noms[33].

Le nom signifie l’objet. L’objet est sa signification. (« A » est le même signe que « A »)[34].

A la configuration des signes simples dans le signe propositionnel correspond la configuration des objets dans la situation[35].

Un nom est mis pour une chose, un autre pour une autre, et ils sont reliés entre eux, de telle sorte que le tout, comme une tableau vivant, figure un état de choses[36].

Il y a ainsi une similitude interne entre la proposition et le fait qu’elle représente. Ce qui leur est commun, c’est leur forme interne. Mais cette forme, on l’a vu, qui est celle des objets, échappe à la représentation, c’est-à-dire la proposition, en tant qu’elle est sa possibilité.

On peut déduire de ce qui précède la réponse à la question logique de relation entre la proposition et l’objet.

Les situations peuvent être décrites, non nommées. (Les noms sont comme des points, les propositions comme des flèches, elles ont un sens.)[37]

Je ne puis que nommer les objets. Des signes en sont les représentants. Je ne puis qu’en parler, non les énoncer. Une proposition peut seulement dire d’une chose comment elle est, non ce qu’elle est[38].

Autrement dit, la proposition ne désigne pas un objet (qui est simple) : elle ne le nomme pas (comme le pensait Frege). Elle désigne plutôt un complexe d’objets qu’elle décrit, c’est-à-dire « un état de choses ». Wittgenstein reprend ici la distinction russellienne du nom et de la description, mais il en fait un usage différent. D’une part, le nom pour lui ne saurait être un nom propre, au sens de Frege ou même de Russell, c’est-à-dire la désignation d’un élément isolé qui gît dans la proposition. D’autre part, une description n’est pas exactement la dénotation indirecte d’un objet, comme le pensait Russell, mais celle d’un fait.

L’objet est un concept formel qui ne saurait subsister isolément, en dehors du fait. Le terme « objet » est donc un pseudo-concept. Par lui-même, il ne désigne rien. Sa juste représentation dans le symbolisme correspond à une variable :

Par exemple, dans la proposition : « il y a deux objets qui… »  au moyen de « (Ǝ x, y)… »

Chaque fois qu’il en est autrement, qu’il est utilisé comme nom de concept propre, naissent des pseudo-propositions dépourvues de sens.

Ainsi ne peut-on dire : « II y a des objets », comme on dit par exemple : « Il y a des livres. » Et encore moins : « Il y a cent objets » ; ou : « Il y a No objets. »

Et il est dépourvu de sens que de parler du nombre de tous les objets.

Il en est de même pour les mots « complexes », « fait », « fonction », « nombre », etc.

Tous dénotent des concepts formels et sont représentés dans l’idéographie par des variables, et non par des fonctions ou des classes (comme le croyaient Frege et Russell).

Des expressions comme « 1 est un nombre », « Il n’y a qu’un seul zéro » et toutes celles  du même genre sont dépourvues de sens.

(Il est tout aussi dépourvu de sens de dire : « il n’y a qu’un seul 1 » qu’à dire « 2+2 est, à trois heures, égal à 4 ».)[39]

En désignant l’objet par un nom, on doit avoir conscience que l’emploi de ce terme est celui d’un concept formel. Il se montre lui-même comme tel et, donc, il ne peut jouer aucun rôle particulier dans le symbolisme. Ici, particulièrement, Wittgenstein stigmatise, chez Russell, la nécessité qu’il éprouve de définir des symboles primitifs (idées et propositions) en début d’exposition de son symbolisme. Cela donne le sentiment de leur présence comme objets logiques isolés dans le symbolisme. Pour l’auteur du Tractatus, « Ce qui a échappé à Frege et Russell ; la manière dont ils veulent exprimer des propositions générales  (…) est par conséquent fausse : elle renferme un cercle vicieux. »[40]

L’objet, en tant que concept formel, ne peut être séparé de la proposition s’il veut signifier quelque chose ; car « Seule la proposition a un sens ; ce n’est que lié dans une proposition que le nom a une signification. »[41] On pourrait voir que Wittgenstein réalise ici une synthèse très complexe. Il confère au nom la caractéristique dévolue à la description chez Russell (qui est qu’elle ne signifie rien isolément, mais requiert une signification à l’intérieur de la proposition). Seulement, la description (proposition) représentant un complexe d’objets, elle constitue le cadre à l’intérieur duquel le nom va jouir du principe contextuel de Frege. Selon ce principe énoncé dans Les fondements de l’arithmétique, « On doit rechercher ce que les mots veulent dire non pas isolément mais pris dans leur contexte »[42]. Cette synthèse constitue une rupture, dans la continuité, de l’élaboration du symbolisme logique entreprise par Frege et Russell.

Nous avons montré, dans cet article, comment, à travers l’élaboration du concept d’objet dans le Tractatus, Wittgenstein convoque, explicitement mais surtout implicitement, Frege et Russell pour réaliser la synthèse qui fait l’originalité de son œuvre. Pour montrer la subtilité et l’ingéniosité de la tâche, Pierre Jacob peut en dire, dans une métaphore relevant de la chimie, ce qui suit : « Les aphorismes sibyllins du Tractatus sont les cristaux déposés, après évaporation, par déshydratation d’un composé de Russell et de Frege chauffé à blanc »[43]. Cette métaphore qui témoigne, du reste, de la grande subtilité de l’auteur, montre combien peu est évidente la perception de cette synthèse.

Mais si cette métaphore suggère la synthèse par Wittgenstein des recherches de Frege et de Russell relativement à l’élaboration du symbolisme logique idéal pour la science, elle n’en laisse entrevoir ni le fondement, ni le sens. Sur ce point, nous avons montré que la synthèse est fondée sur la réforme du concept d’objet. Cette réforme est d’autant plus importante qu’elle est la source des malentendus sur la logique du langage symbolique, et donc aussi l’origine de la plupart des erreurs qui y sont commises. Aussi, le sens de la synthèse est à situer bien plus dans le cadre de la problématique russellienne de l’objet. Celle-ci est à la fois d’ordre logique et épistémologique. Il s’agissait, en fin de compte, d’élaborer une théorie logique qui puisse, de manière satisfaisante, servir de fondement à la connaissance.

Sur ce point, l’œuvre de Wittgenstein n’a pas manqué de séduire, si l’on s’en tient au fait qu’elle a inspiré Russell lui-même. Dans sa brève introduction de La philosophie de l’atomisme logique, il mentionne que ses textes « ont notamment pour souci d’expliquer certaines idées héritées de mon ami et ancien étudiant Ludwig Wittgenstein »[44]. De même, elle a suscité de réels intérêts dans le monde intellectuel, et particulièrement dans le Cercle de Vienne, dont les membres espéraient un usage positiviste du Tractatus.

Landry Roland KOUDOU (Université de Cocody-Abidjan (Côte d’Ivoire))

Né le 14/11/1969 en Côte d’Ivoire, Landry Roland KOUDOU a une thèse de Doctorat 3ème cycle (2001) en Philosophie, sur « Logique et ontologie chez L. Wittgenstein : statuts de la logique et variations de l’ontologie ». Assistant (2002) puis Maître Assistant (2005) au Département de Philosophie de l’Université de Cocody, il enseigne la Logique et la Philosophie analytique. Il rédige une thèse de Doctorat d’Etat, sur « Logique et langage chez L. Wittgenstein : nécessité logique et signification ». Il est entres autres l’auteur de  « Logique de la violence comme la violence d’une logique », in Actes du colloque du 9 au 12 janvier 2002 sur « Paix, violence et démocratie en Afrique », Paris, L’harmattan, 2003 ; « Logique et praxis chez L. Wittgenstein », in Le Korè, n°33, 2003 ; et de « La réconciliation comme un processus dialogique : une lecture socio-politique de Différence et subjectivité de Francis Jacques », in Noùs, n°001, Revue du (CERPHIS), Université de Cocody-Abidjan, 2004.

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VERNANT Denis, La philosophie mathématique de Russell, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, Collection « Mathesis », 1993, 509p.

WAISMANN Friedrich, « Entretiens de Wittgenstein », in Antonia Soulez (dir.), Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, Traduit de l’allemand par Barbara CASSIN, Anna GUITARD, Jean SEBESTIK et Antonia SOULEZ, Paris, PUF, Collection « Philosophie aujourd’hui »,1985, p. 237-306.

WITTGENSTEIN Ludwig, Tractatus logico-philosophicus, trad. G.G. Granger, Paris, Gallimard, 1993, 123p.

 


[1] Nous empruntons le terme à F. Rivenc (« Logique, langage et philosophie », in Meyer M. (dir.), La philosophie anglo-saxonne, Paris, PUF, Collection Premier cycle, 1994, p.241.), qui l’emploi pour exprimer, chez Carnap, la possibilité de formuler les règles de la syntaxe logique à l’intérieur du langage.

[2] WITTGENSTEIN Ludwig, Tractatus, 1.

[3]Ibid., 1.11.

[4] Ibid., 4.05.

[5] Ibid., 5.511.

[6] Ibid., 3.22.

[7] Ibid., 1.1.

[8] Ibid., 1.2.

[9] Ibid., 2.

[10] Ibid., 2.01.

[11] Ibid., 2.0272.

[12] Ibid., 2.03.

[13] Ibid., 2.031.

[14] Ibid., 2.032.

[15] Par cette réduction de la substance en une simple forme, il y a ici comme une désubstantialisation de la substance traditionnelle. Wittgenstein montre en ce sens en quoi une ontologie véritablement logique n’a pas nécessairement besoin de postuler une forme d’être autre que ce qui est dans le monde.

[16] WITTGENSTEIN Ludwig, Tractatus, 2.033.

[17] Ibid., 2.0141.

[18] Ibid., 2.025.

[19] Ibid., 2.0211.

[20] Ibid., 2.0212.

[21] HINTIKKA M. B., HINTIKKA J., Investigations sur Wittgenstein, p. 75-76.

[22] Ibid., p. 51-65.

[23] WITTGENSTEIN L., Tractatus, 2.0124.

[24] Ibid., 2.022.

[25] Ibid., 2.023.

[26] Ibid., 2.1.

[27] Ibid., 2.17.

[28] Ibid., 2.131.

[29] Ibid.,  2.15. On pourrait citer ici avec intérêt le commentaire que Lagache Agnès (Wittgenstein, la logique d’un dieu, Paris, Les Editions du Cerf, 1975, p. 78.) fait de cet aphorisme : « La forme de la représentation est donc la possibilité de communication des deux séries, et en tant que possibilité est la manière d’être de cette communication. Elle est la manière de représenter, donc finalement le mode de l’identité ».

[30] WITTGENSTEIN L., Tractatus, 2.1511.

[31] Ibid., 4.0312.

[32] Ibid., 4.01. (voir aussi 3.11 et 3.143)

[33] Ibid., 3.202.

[34] Ibid., 3.203.

[35] Ibid., 3.21.

[36] Ibid., 4.0311.

[37] Ibid., 3.144.

[38] Ibid., 3.221.

[39] Ibid., 4.1272.

[40] Ibid., 4.1273.

[41] Ibid., 3.3.

[42] FREGE G., Les fondements de l’arithmétique, Recherche logico-mathématique sur le concept de Nombre, Traduit de l’allemand par Claude Imbert, Paris, Éditions du Seuil, Collection « L’ordre philosophique », 1969, p. 122.

[43] JACOB Pierre, L’empirisme logique, ses antécédents, ses critiques, Paris, Les éditions de Minuit, 1980, p.88.

[44] RUSSELL Bertrand, La philosophie de l’atomisme logique (1918), in Écrits de logique philosophique, p.336.

1 Comment

  1.  »Ainsi, dans la perspective qui est celle de Wittgenstein dans le Tractatus, « La réalité est comparée à la proposition »[4]. Autrement dit, la logique suivant laquelle la proposition est structurée nous montre suivant quelle logique la réalité l’est aussi. » Ne serait ce pas plutôt  »Ainsi, dans la perspective qui est celle de Wittgenstein dans le Tractatus, « La réalité est comparée à la proposition »[4]. Autrement dit, la logique suivant laquelle la RÉALIATÉ est structurée nous montre suivant quelle logique la PROPOSITION l’est aussi. » Du fait qu’avec Wittgenstein c’est selon la logique qui d’ailleurs rempli le monde que la proposition se soumet afin de mieux la décrire. 《La proposition ne peut être vraie ou fausse que dans la mesure où elle est une image de la réalité 》aph 4.061

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