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Recension – Des sexes innombrables, le genre à l’épreuve de la biologie

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C. Belledent – Recension de l’ouvrage de Thierry Hoquet, Des sexes innombrables, le genre à l’épreuve de la biologie, Seuil, collection science ouverte, Paris, mars 2016, 250 pages, 18 euros.

Ce livre propose une relecture de questions importantes dans les sciences humaines, sociales et/ou « naturelles » des cinquante dernières années : réfléchir le rapport entre sexe et genre ainsi que l’évidence biologique des sexes. L’ouvrage se compose de quatre chapitres : remettre le naturalisme à sa place, le labyrinthe des sexes, la révolution intersexe : ce qui trouble la dichotomie, sortir de l’arche de Noé. Ces chapitres sont précédés d’une introduction conséquente, retrouvailles avec Miss Oua-Oua qui donne au texte une inscription dans un temps (les années 2010), un espace (la France, même si cela n’est jamais précisé) ainsi que le point de vue de l’auteur qui tient aussi comme politique de sa recherche[1] : « Je ne suis plus le garçonnet que j’ai été et j’ai avec moi cette fillette que je dois éduquer[2]. »

couv_HoquetL’approche scientifique choisie pour questionner la notion de sexe, ses marques biologiques et ses politiques (scientifiques et sociales), est décrite comme alternaturaliste. Elle se distingue strictement d’une approche naturaliste qui verrait « la nature » comme justification suprême des fonctionnement sociaux pensés comme « naturels » par tautologie, sans réflexion sur les conditions de production situées d’un régime de vérité aux lourdes conséquences sociales (écologiques) et politiques. Elle se détache aussi du champ dans lequel son objet/sujet, le sexe comme mise à l’épreuve biologique du genre, paraîtrait à première vue l’inscrire, celui des études de genre. L’auteur veut, en effet, dépasser « une doxa » à trois ancrages qui empêcherait « la prise en compte du sexe dans les études de genre ». L’approche unisexe (interne/externe) de Laqueur ne prendrait pas en compte plus globalement et historiquement l’ordre binaire des sexes. Les propositions d’incorporation du sexe dans le genre seraient aussi insuffisantes, que le sexe soit compris pour Delphy, comme une partition hiérarchisante (les rapports sociaux de sexe) ou pour Butler comme une expression du genre, avec laquelle elle marque sa distance par l’usage de guillemets. Le sexe serait plus généralement dans les travaux féministes étudié par des prismes anthropologique, sociologique, politique et/ou philosophique (sexe comme classe, comme discours ou comme moment de l’histoire pouvant être dépassé par les technologies). L’alternaturalisme est une proposition pour renouveler la pensée du sexe, une invitation à l’approcher et le comprendre dans sa biologie et sa matérialité.

Bien sûr, l’auteur n’est pas dupe de la toute puissance de la biologie et s’appuie sur la philosophie des sciences et particulièrement les travaux de Donna Haraway pour souligner le fait que les sciences « naturelles » sont faites des allers-retours avec les sociétés qui les produisent. Il souligne en particulier l’hétérosexisme et l’androcentrisme de la biologie, tant dans ses postulats que dans ses observations et conclusions. La démarche alors entreprise est d’aider les lecteu(rice)s à s’y retrouver dans le labyrinthe de ce qu’est ce sexe, matériellement, tel que la biologie le raconte. Des prérequis sont nécessaires pour entrer dans ce labyrinthe dans lequel trois parcours seront envisagés.

L’auteur demande d’accepter l’existence de deux sexes, mâle et femelle dans la reproduction animale (humaine et non humaine), ceci non dans le sens commun des sexes, mais plutôt pour chercher dans les sexes un dénominateur commun qu’il nomme l’ « archisexe ».

Trois parcours de compréhension du sexe, présentés sous forme de tableaux, sont alors proposés et mis en relation. Les six sens permettent de circonscrire les usages langagiers courants du sexe (distinction entre homme et femme ainsi que les rôles dans la génération, appartenance à une classe sociale, à un ensemble, l’ensemble des femmes, la sexualité, les organes). Les dix composantes du sexe individuel rappellent les niveaux auxquels se localise le sexe (génétique, gonadique, gamétique, gonophoriques interne et externe, hormonal, somatique, légal, psychique et libidinal). Enfin les sept processus rendent compte de ce que la biologie envisage comme le sexe (mélange d’ADN, recombinaison de gènes, mode de reproduction, type de gamète, type de gonade, type de génitoires, alternance de ploïdie, type d’individus, type reproducteur, sexualité comme mise en contact des gamètes). L’auteur propose deux possibles mises en relation et lectures de ces trois tableaux : une lecture dualiste ou une lecture pluraliste[3]. La lecture dualiste procède par simplification, tout ce qui ne correspond pas à ses cadres est une anomalie ou une pathologie, alors que la lecture pluraliste envisage simplement la variété du sexe. Un niveau ne se prête pas à la lecture pluraliste, le sexe gamétique, qui selon l’auteur constitue le sens biologique fondamental et entérine l’existence biologique de deux sexes : « c’est en ce sens, et peut-être seulement en ce sens-là, que la biologie affirme qu’il existe deux sexes et seulement deux[4]. » Une fois cette distinction anisogamique établie (l’archisexe), l’auteur la complexifie en discutant de l’influence génétique ou environnementale du sexe au-delà des humains dans l’ensemble des espèces animales. Cela lui permet d’affirmer finalement une large variété dans la détermination du sexe, ainsi que l’existence de dynamiques de genre chez les animaux (« des arcs-en-ciel sexuels partout » p. 112).

Il est alors question de cette variété sexuelle dans le chapitre portant sur les intersexes, autrement dit des personnes « avec des génitoires non conventionnelles, ne correspondant pas aux normes de genre[5] ». L’auteur rappelle que pendant le premier semestre de la grossesse les embryons ne sont pas déterminés sexuellement : « À suivre le développement de l’embryon humain, on comprend que le pénis n’est finalement qu’une sorte de clitoris hypertrophié ; ou que le scrotum qui reçoit les testicules n’est rien d’autre que des lèvres soudées. Quant à la testostérone, l’élixir magique de la masculinité, elle n’est qu’une molécule très proche des œstrogènes aux effets féminisants[6]. » Les processus de distinction sexuelle ne fonctionnent pas toujours de la même manière avec pour résultat une palette d’intersexuations génitales ou chromosomiques possibles. Tout en discutant de la relative fréquence de ces intersexuations, l’auteur propose une discussion somatico-socio-politique sur les traitements appliqués aux sexes humains discordants et courants. Il dénonce la prégnance d’une vision normative pathologisante et des opérations dites de réassignation sexuelle plus eugéniques que callipédiques[7] : « Il faut renoncer à l’arrogance de la normalité, il importe de changer les mentalités et la société plutôt que de corriger les anatomies[8]. » Par là même, l’auteur affirme la nature épistémologique des sciences du sexe, le nécessaire passage d’une pensée de l’anormal à celle de l’anomal pathologique ou non. Sa démonstration affirme que le sexe n’est qu’un échange génétique (niveau du corps) qui ne devrait pas être légalement marqué (niveau de l’individu) et conclut alors en faveur de la suppression de la mention de sexe de l’état civil (français ?), comme symbole d’une « neutralisation politique du sexe[9] ».

Si la proposition ne peut que retenir l’attention, la critique se doit de relever les questions que pose le texte en termes de politiques des sexes, ceci localement et globalement, au niveau particulier et hégémonique.

Comme l’ont montré nombre de travaux féministes, la bicatégorisation sexuelle telle qu’elle opère socialement n’est pas tant symétrique que hiérarchique, les femmes et l’ensemble des minorités sexuelles (homosexuelles, transidentitaires, intersexes…) sont le sexe, le particulier, le marqué, alors que les hommes appartiennent au neutre, à l’humain, à l’universel. Le sexe n’est pas seulement pensé de manière hétérosexiste, il a une sexualité per se1, dans la reproduction des corps et dans la mise en relation des sexes. Le « sexe individuel[10] » semble alors difficilement tenable puisqu’il procède d’un sexuel forcément relationnel. Le sexe n’est pas à proprement parler une marque mais plutôt le signe d’un ordre (sociopolitique) et de ses exclusions. La mise en lumière et la critique de cette hiérarchie sont négligées dans le texte, tout comme, et cela va avec, celles de l’importance symbolique et structurante du sexe pour les religions (y compris laïcisées) et la psychanalyse.

Par delà, une critique indispensable du partage entre nature et culture[11], l’auteur propose d’« émanciper la société[12] » par la poursuite d’« un mouvement vers plus d’universalisme républicain[13] ». Or, à l’heure actuelle des mouvements minoritaires (en pouvoir et pas en nombre) demandent précisément la remise en question de ces universaux aux signifiants forts mais aux applications seulement hégémoniques. Dans la proposition de suppression de la mention de sexe de l’état-civil, n’y aurait-il pas un risque d’effacement2 du critère de classement, sans remettre en question, les dynamiques de pouvoir autrement dit le principe même de classification ?

Pour finir, l’auteur « ose » un parallèle entre sexe et race[14] et argumente que la non reconnaissance institutionnelle de la catégorie sociale « race » n’entraîne pas la négation de différences « raciales ». Il met là le doigt sur le nœud du problème, qui d’ailleurs se devrait d’être articulé. Pour la race, comme pour le sexe, ce ne sont pas les naturalisations des différences qui importent, ce sont les rapports de pouvoir qui imposent des inégalités sociales, des limitations, des discriminations, des violences… Comme l’affirmait Colette Guillaumin, il y a près d’un demi-siècle à propos de la race, et c’est aussi vrai du sexe : « Montrer l’inconsistance d’une telle catégorie dans le domaine scientifique est insuffisant pour la faire disparaître des catégories mentales, non seulement de la majorité des gens mais aussi bien de ceux-là mêmes qui sont intellectuellement persuadés de son inexistence en tant que fait “naturel”3. »

Malgré les critiques socio-politiques majeures posées par le texte, il est à recommander largement aux personnes qui cherchent une remise en cause de la naturalisation des sexes et des effets sociaux de leur biologie.


[1] Comme le démontre Donna Haraway, à propos de « l’expérience féminine en études féministes », une recherche est située par les expériences de l’auteur et ne se déroule pas de la même manière selon le cadre dans lequel elle se déroule ainsi que l’objectif visé, ce qui implique qu’une recherche a une politique. Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes : la réinvention de la nature, Paris, Actes Sud, 2009.

[2] Thierry Hoquet, Des sexes innombrables, le genre à l’épreuve de la biologie, Paris, Seuil, 2016, p. 7.

[3] Voir tableau p. 90.

[4] Ibid., p. 92.

[5] Ibid., p. 129.

[6] Ibid., p. 138.

[7]Pour l’auteur, une société callipédique envisage la beauté, la richesse de tous ses membres dans leur diversité. Une société eugénique construit des normes de hiérarchisations par le bien et le beau, elle redistribue de la valeur entre celles et ceux qui ont droit à une vie correcte par opposition aux « autres » qui doivent être rééduqués, réassignés ou rejetés.

[8] Ibid., p. 153.

[9] Ibid., p. 213.

[10] Ibid., p. 76.

[11] Voir Ibid., p. 209.

[12] Voir Ibid., p. 211.

[13] Voir Ibid., p. 215.

[14] Voir Ibid., p. 213.

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