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Recension – Vers une langue sans terre

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Recension par Pierre Fasula du livre d’Antonin Wiser, Vers une langue sans terre, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2014, collection « Philia », 344 p., 26€.

 

L’ouvrage d’Antonin Wiser nous donne l’occasion de faire l’éloge des Éditions de la Maison des sciences de l’homme, qui publient notamment nombre de travaux du Groupe de recherche sur la culture de Weimar. Les collections « Philia » et « Philia-monde » regroupent en effet aussi bien des traductions et présentations de G. Simmel, S. Kracauer, T. W. Adorno, E. Bloch ou encore M. Horkheimer, que des monographies et ouvrages collectifs à leur propos et sur la philosophie allemande du début de siècle. Implications philosophiques s’est déjà fait l’écho de ce travail approfondi de publications avec les recensions de Sur le seuil du temps (S. Kracauer), Habermas. Citoyenneté et responsabilité (A. Dupeyrix) et Adorno l’humaniste (M.-A. Ricard).

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Vers une langue sans terre est un ouvrage délibérément ardu. D’abord par sa langue, son expression, qui n’hésite pas à mêler concepts et images, comparaisons, métaphores – comme ce peut être le cas chez Adorno. Ensuite par la difficulté même du sujet abordé, puisque les réflexions d’Adorno sur la littérature sont disséminées dans toute son œuvre : « il n’y a pas à proprement parler de théorie adornienne de la littérature, au sens d’un discours unifié et systématique » (p. 119). C’est la raison pour laquelle ce travail s’offre comme une lecture d’Adorno au sens de « Legere : lire et lier » (ibid.) des remarques disséminées. De ce point de vue, même s’il arrive parfois que l’analyse de détail perde un peu le lecteur, ce livre charpenté parvient à mettre en évidence quelques grandes lignes essentielles de la pensée d’Adorno.

Entre le prologue et l’épilogue, l’ouvrage est en effet structuré en deux grandes parties. La première, d’une centaine de pages et intitulée « L’esprit et la lettre », relève de la philosophie de la littérature et du langage, en ce qu’elle met à jour progressivement cette conception de la littérature comme d’une « langue sans terre ». La deuxième partie est intitulée « L’expérience proustienne de la littérature », même si elle est consacrée, par-delà Proust, à toute une série d’auteurs : Eichendorff et Hölderlin, Beckett, Kafka et Celan, dans des chapitres intitulés respectivement « Tact – L’expérience proustienne de la littérature », « Syncopes – Les sauvetages de la poésie » et « Cendres – Ce qui reste de la littérature ». Il est toujours intéressant de repérer les « favoris » des philosophes qui se consacrent à la littérature, et dans le cas présent, cette liste mêle à la fois des classiques comme Proust et les romantiques allemands, et des contemporains d’Adorno, ce qui témoigne d’un souci vivant pour ce qui faisait alors en littérature.

Si l’on rentre dans le détail de la première partie de l’ouvrage, on gardera d’abord cette idée de la littérature comme d’une « langue contre la langue », qui est pensée dans son contexte intellectuel propre, la philosophie allemande des 19e et 20e siècles, mais aussi en référence à des concepts et des catégories d’une certaine philosophie française, celle de Deleuze, Derrida ou encore Lyotard, cités à plusieurs occasions (par exemple p. 67, 78, 80), sans que ce parti pris de lecture soit fortement thématisé.

Quoi qu’il en soit, il s’agit pour Adorno d’aller « dans la direction d’une “langue contre la langue”, vers une échappatoire aux “processus de réification” pourtant irréductiblement portés par le médium linguistique » (p. 21). L’analyse détaillée du rapport entre identité et différence, de ce qui se substitue au concept isolé (la constellation de concepts), de l’ineffable ou encore de l’idée d’« art informel » conduit Antonin Wiser à redéfinir ainsi le véritable statut de cette « langue sans terre » :

La littérature comme récit se trouve ainsi confrontée à ce qui constituait l’exigence même d’un langage philosophique transformé : conduire par le medium linguistique conceptuel au-delà de lui-même, ou organiser la fuite du langage hors de sa prison, à la rencontre de son autre. La littérature affronte alors l’impossibilité d’une langue contre la langue en traçant un langage second par-dessus la littéralité du premier : elle se définit comme l’épreuve même de cet impossible (p. 83).

Il nous semble que l’on retrouve là des thèses connues en France par d’autres voies, dont celle de Foucault dans Les mots et les choses (à la fin du chapitre 8) ou de Deleuze dans Critique et clinique (dans l’avant-propos et le 1er chapitre). La question est alors de savoir s’il s’agit bien d’une convergence réelle entre ces auteurs et Adorno. Si c’était le cas, cela mériterait d’être exploré, d’autant plus que l’idée finalement dégagée n’est pas sans poser problème : dans quelle mesure peut-on parler de la littérature comme d’un langage second, se dégageant de ce que l’on nomme d’ordinaire le langage ? Faut-il prendre au pied de la lettre la fameuse citation de Proust mentionnée par Deleuze et rappelée par Antonin Wiser : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère » (p. 88) ? Quoi qu’il en soit de la réponse à donner à ces questions, on notera l’intérêt des pages qui suivent alors et qui décrivent le rapport d’Adorno à sa langue maternelle et aux mots étrangers.

La deuxième partie de l’ouvrage se confronte encore bien davantage au problème de l’absence d’une théorie de la littérature « en bonne et due forme », puisqu’elle se focalise sur « Adorno lecteur » d’un certain nombre d’auteurs.

Proust est abordé selon la catégorie du « tact », qui désigne d’abord cette relation d’Adorno à Proust, l’exigence pour Adorno de faire preuve de tact face au dévoilement de l’intime par Proust. Le « tact » désigne ensuite cette « expérience de l’enfance » (p. 143), qui est, selon Adorno, l’objet de la recherche proustienne, voire l’expérience même de Proust, présenté comme un « homme sans peau » pour le protéger et donc comme hypersensible : « On peut penser que face au choc, le tact proustien, l’hyperacuité enfantine qu’il a conservée, est resté sans défense : sa sensibilité n’a pas revêtu la carapace rigide du sujet majeur » (p. 154, on notera au passage cette dernière expression de « sujet majeur », empruntée probablement à Deleuze).

Si cette lecture de Proust qui insiste sur la sensibilité reste plutôt conventionnelle, ou en tout cas l’est devenue entretemps, « Les sauvetages de la poésie » met en rapport de manière plus originale Valéry, Eichendorff et Hölderlin « autour de l’aspiration du sujet lyrique à s’enfoncer jusqu’au naufrage dans un langage qui le déborde et l’emporte » (p. 128). Ce long chapitre a son point de départ dans la question de l’héritage et de l’avant-garde, dans la question de savoir ce qu’il faut sauver de la poésie et de ce que le poète lui-même cherche à sauver :

Adorno affirme [dans son essai de 1958 sur la poésie lyrique] que le poète tente de sauver l’éphémère et de (re)trouver la nature perdue “en se plongeant en lui-même”. Mais cette plongée n’atteint pas son objectif à chercher quelque subjectum […] Plonger ne peut se faire qu’à se défaire du sol subjectif ; c’est l’expérience même de sa dissolution (p. 191).

En même temps, il s’agit bien, en définitive, dans cette manière pour le sujet de disparaître, de faire murmurer les choses elles-mêmes.

Le dernier chapitre, « Cendres », aborde la question de la littérature après Auschwitz, pour décrire non pas le peu qu’il en reste, mais la manière dont elle reste, continue à rester. Beckett en serait un exemple : « Dans ce il faut continuer beckettien, Adorno répond véritablement à ceux qui lui reprochèrent d’avoir condamné la poésie au mutisme » (p. 246). Outre Beckett, Kafka et Celan sont alors présentés dans ce chapitre comme des modèles de cette littérature restante.

On conseille donc la lecture de cet ouvrage qui, dans sa difficulté, permet d’entrer véritablement aussi bien dans la philosophie du langage d’Adorno que dans sa philosophie de la littérature. Dans une description minutieuse, Antonin Wiser réussit à mettre en évidence non seulement cette idée générale d’une « langue sans terre » ou d’une « langue contre la langue », mais aussi la spécificité de chaque lecture : celle de Proust, d’Eichendorff ou encore de Beckett.

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