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Diététique et comportements addictifs dans le monde romain

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Diététique et comportements addictifs dans le monde romain

 

Dimitri Tilloi-d’Ambrosi, Lyon III – Jean Moulin

Dans le monde gréco-romain, la médecine est composée de trois grands domaines : la chirurgie, la pharmacopée et la diététique. Parmi celles-ci, la diététique est considérée comme la plus noble mais aussi probablement la plus complexe. Ce champ du savoir médical s’intéresse non seulement à l’alimentation mais aussi à l’ensemble de l’hygiène de vie. Le but de la diététique est de garantir un équilibre constant dans le corps par le biais des repas, des bains ou encore des exercices physiques : elle définit un régime auquel il faut se soumettre soit pour conserver la bonne santé, soit pour la rétablir en cas de maladie. Elle répond à un souci de soi et de son corps dans une société où la médecine est bien souvent impuissante face aux maladies. La diététique implique que le patient se soumette à l’autorité du médecin. Ce dernier doit prescrire un régime adapté et personnalisé en fonction du mode de vie du sujet et de sa constitution. Il s’agit de faire en sorte que le patient puisse ensuite par lui-même s’imposer une discipline et exercer un contrôle sur son corps en étant éclairé par les conseils reçus. Ce modèle médical suppose que le patient s’approprie une partie du savoir et des méthodes diététiques dispensés par le médecin pour être en mesure de respecter au quotidien un régime sain avec discernement. Or, la diffusion et l’appropriation de la culture médicale peut conduire certains individus à en faire mauvais usage lorsque le souci de soi devient obsessionnel, ce qui se traduit par des privations excessives, l’exercice de façon maniaque d’un contrôle sur son corps ou la consommation compulsive de certains produits.

L’idée d’addiction telle qu’elle est conçue aujourd’hui, notamment par le corps médical, n’est pas formulée par les sources antiques et le concept pourrait paraître anachronique. Toutefois, il est intéressant de noter que le latin addictus désigne une personne en situation d’endettement face à un créancier, ce qui la place en situation de dépendance et d’infériorité. Or, cette dépendance et cette perte de liberté sont infâmantes pour le citoyen romain. L’addiction se définit toujours par rapport à un produit ou un objet. Ce peut être un aliment ou une boisson, un médicament, une pratique, et le corps lui-même peut se trouver au centre d’une monomanie, dans le sens où la santé et les maladies font l’objet d’une véritable obsession. En réalité, les sources antiques donnent à voir certaines attitudes qui traduisent une forme de dérèglement et une dépendance aux pratiques médicales pour agir sur son corps, où la volonté est dominée par des troubles obsessionnels et comportementaux. À partir de là, il semble intéressant de se demander ce que recherchent les individus présentés par les sources comme étant sujets à des comportements addictifs et ce que ces dérives signifient dans le contexte de la société romaine.

Nombreux sont les textes médicaux antiques qui nous informent sur l’ensemble de ces conceptions médicales. Il faut citer par exemple le Régime issu du corpus hippocratique qui fait office de texte de référence dans l’Antiquité, le De Medicina de Celse ou encore la Méthode de traitement de Galien. Toutefois, il faut surtout puiser dans les sources morales, en particulier chez Sénèque et Plutarque, et satiriques, notamment chez Martial ou Juvénal, pour déceler des pratiques qui s’écartent des normes médicales et sociales et traduisent des formes d’addiction. L’exagération est souvent de mise chez les satiristes, mais leur regard contribue à mettre en lumière les dérives de leur époque. Pour étudier ces textes, il faut bien évidemment analyser ces comportements jugés déviants par le truchement des normes et des mentalités de l’époque. Nous nous centrerons sur le Haut-Empire, puisque les sources qui évoquent ces questions se concentrent sur cette période. Il nous faudra envisager tout d’abord les pratiques qui répondent à un souci de garder un contrôle sur son corps et de le contraindre, ce qui peut s’expliquer avant tout par une crainte des maladies. Paradoxalement, nous pourrons constater aussi que les pratiques de la diététique peuvent être détournées de leur usage premier pour atteindre une forme de plaisir. Elles peuvent alors être une source d’addiction mais aussi de menace pour la santé, ce qui induit une tension entre la raison et la satisfaction de ses envies.

Le souci de préserver la santé et la rigueur du régime

Le souci de réguler sa santé et l’appropriation des pratiques diététiques peut engendrer des excès et une rigueur nocive. C’est cette discipline trop stricte que nous entendons étudier pour commencer à comprendre les mécanismes qui conduisent à une dépendance envers les pratiques diététiques et de contrôle du corps. D’une manière générale, l’excès, quel qu’il soit, éloigne l’organisme de l’équilibre dans lequel il doit normalement se trouver. Il est alors déréglé, voire transformé, par des pratiques qui entrent en conflit avec les normes établies par la société, plus particulièrement celles de la morale et la médecine, et où le rapport à la nourriture occupe souvent une place centrale.

Dans cette optique, l’alimentation est une composante fondamentale du portrait moral d’un individu tel qu’il est conçu par les sources antiques. Cela peut être constaté notamment dans les biographies impériales écrites par Suétone ou celles de l’Histoire Auguste. Ainsi, le bon empereur est frugal, à l’image d’Auguste, alors qu’à l’inverse le mauvais empereur est glouton, tel Claude ou Vitellius. Le choix de sa nourriture et la façon de la manger, dans les manières ou les quantités, participent à la construction de l’image de soi et de sa diffusion auprès de ses pairs, ce qui est fondamental dans les stratégies de représentation de l’élite du monde antique. La mesure est une valeur essentielle de la société romaine. Cette norme implique que le citoyen soit capable de se contrôler et de limiter ses plaisirs, en particulier à table. D’une façon générale, toute démesure est mal vue, car elle relève de l’hybris et ne saurait être digne du citoyen romain. Il en va de même pour la douceur des bains ou les plaisirs charnels dont il faut user modérément. Le mode de vie idéal est celui qui est structuré par un équilibre total, ce que permettent d’atteindre l’art médical et la diététique, dont les exigences s’articulent pleinement avec ces impératifs moraux.

Les médecins sont ainsi très attentifs au comportement de leurs patients, de même qu’ils leur imposent une alimentation diversifiée et raisonnée. Le régime, tel qu’il est conçu par la médecine hippocratique et galénique, s’adresse avant tout aux plus riches, ceux qui ont le temps et les moyens de se préoccuper de leur santé. Toutefois, pour certains ce souci peut se convertir en une préoccupation profonde et angoissante, à tel point qu’ils entrent dans une situation de dépendance vis-à-vis des techniques employées par la médecine. Le souci de soi peut alors devenir obsessionnel, voire maladif. C’est ce qu’explique Michel Foucault qui distingue deux formes d’excès autour des pratiques diététiques. D’une part, on trouve ceux qui poussent le contrôle de leur corps jusque dans ses retranchements, dans une perspective que l’on pourrait qualifier d’ « athlétique », où il s’agit d’optimiser les facultés de son corps ; d’autre part, il y a ceux dont le comportement est caractérisé par des excès « valétudinaires », où l’attention portée à la santé est excessive en raison de la peur des maladies[1]. Ces phénomènes sont tout à fait perceptibles à l’époque romaine, notamment chez Plutarque, moraliste du IIe siècle de notre ère. On peut lire dans ses Œuvres morales une véritable mise en garde contre les effets néfastes des contraintes excessives que l’on fait peser sur le corps :

En vérité, un régime extrêmement minutieux, et réglé, comme on dit, « jusqu’à l’ongle », rend le corps tout à fait timoré et fragile, et du même coup rabaisse l’ardeur de l’âme elle-même, qui se met à tout suspecter, et aussi bien toute forme de passe-temps et d’activité, dans les plaisirs comme dans les peines, et n’aborde plus rien avec résolution et confiance. Le corps, tout comme une voile, il ne faut ni le resserrer et replier complètement par temps calme, ni le manœuvrer avec relâchement et négligence si l’on a quelque crainte[2].

L’image du régime « réglé jusqu’à l’ongle » à laquelle Plutarque a recours illustre tout à fait l’idée d’un régime trop rigoureux, voire drastique, où la sévérité est mauvaise pour le corps plus qu’elle ne le sert. Dans sa description de tels comportement, on pressent la crainte des maladies qui mène à l’instauration d’un cercle vicieux affaiblissant le corps. La psyché exerce un pouvoir sur les comportements et s’inscrit dans une certaine mesure dans la chair. En effet, c’est la peur, celles des maladies, qui conduit à tout redouter et relève d’une attitude hypocondriaque. Cette peur profonde peut se comprendre par l’impuissance des sociétés antiques face à des maladies graves et par la faible efficacité des remèdes, constitués surtout de plantes variées, d’aliments, parfois de minéraux. La mortalité pouvait en effet être assez élevée et l’espérance de vie parfois médiocre, par exemple pour les enfants en bas âge ou les femmes en couche, ou bien en situation d’épidémie. De même, la médecine antique expliquait que l’environnement pouvait être source de maladies, par exemple par les miasmes, ce qui peut expliquer cette crainte démesurée et l’adoption de stratégie pour se prémunir d’après les conseils des disciples d’Hippocrate.

Il est vrai que les médecins peuvent se montrer exigeants et intransigeants envers leurs patients en leur prescrivant des règles de vie très encadrées et précises. Le régime de vie peut aussi être défini et imposé par le père de famille à ses enfants. Galien explique comment son père surveillait avec autorité le régime alimentaire de son fils[3]. Cette sévérité, celle du médecin ou du père, peut se comprendre par le sentiment éprouvé d’une grande fragilité du corps révélée par les textes médicaux, où une simple indigestion peut être à l’origine de maladies parfois graves. Elle implique un contrôle étroit sur le corps et sur les envies, notamment alimentaires. Cette peur implique de savoir anticiper l’arrivée de la maladie, ce qu’explique longuement Plutarque dans les Préceptes de santé, par exemple en consommant régulièrement des aliments qui seront utiles lorsque la maladie surgira afin d’être habitué à leur goût et à leurs effets[4]. Or, cette prédisposition et cette inquiétude peut conduire à adopter une attitude valétudinaire, c’est-à-dire une conduite conditionnée par la peur de la maladie ou le sentiment d’être malade. Dans ce cas, la consommation de préparations pharmacologiques ou les pratiques thérapeutiques peuvent alors induire le sujet dans un état de dépendance puisqu’il trouve dans ces solutions une réponse à ses angoisses. De plus, les membres de l’élite de l’époque romaine possèdent une culture médicale souvent solide, à l’image de Plutarque, qui a sans aucun doute suivi des études de médecine. La maîtrise de ce savoir, la connaissance des effets des aliments et des gestes thérapeutiques peut faciliter leur usage et donc, les excès qui peuvent avoir lieu sont une façon de conjurer cette peur nourrie de la crainte de la maladie

C’est ce que dénonce Plutarque dans son œuvre où il explique qu’il ne faut pas enfermer son corps dans des pratiques qui constituent davantage un carcan plutôt que des méthodes de guérison et de soin. Au contraire, il est nécessaire d’adopter un mode de vie empreint de régularité et d’équilibre, ce qui est une des clés du régime, sans enfermer son corps dans un ensemble de pratiques qui doivent normalement être suivies lorsque l’on est touché par la maladie. Vivre dans la peur constante de la maladie et soumettre son corps à un régime strict pour faire face à cette angoisse entre en contradiction avec les normes de la société romaine car les médecins antiques, secondés par les moralistes et les philosophes, insistent sur la nécessité pour l’homme libre d’être pleinement maître de soi et de son corps, et par extension de son âme. C’est pourquoi Plutarque compare volontiers le corps à un navire qu’il faut contrôler pour naviguer en toute sérénité, de la même manière qu’il convient de prendre soin du corps. Lorsque l’individu ne parvient pas à assurer cette sérénité, il devient alors dominé par la peur de la maladie, ce dont témoigne l’exemple d’Aelius Aristide, dont une partie de l’existence fut occupée à trouver des solutions pour le soin de sa santé.

Hypocondrie à l’antique : l’exemple d’Aelius Aristide

Le souci de soi et la peur de la maladie amènent certains à adopter des comportements qui peuvent tout à fait être qualifiés d’hypocondriaques. L’un des plus illustres patients de l’Antiquité est Aelius Aristide[5]. Le contexte dans lequel il vit doit être rappelé pour mieux comprendre les mentalités de son temps. La fin de l’époque antonine, notamment sous le règne de Marc Aurèle, est le théâtre d’un changement de conjoncture avec des menaces pressantes sur les frontières où les guerres se succèdent face aux Barbares, les épidémies, telle la « peste antonine[6] », causent de nombreux décès. Les incertitudes du temps qui font suite à une période d’apogée s’inscrivent dans les esprits mais aussi dans une certaine mesure dans le corps, ce dont témoignent les récits d’Aelius Aristide, mort à la fin des années 180 ap. J.-C. Face à ces angoisses, le recours à la médecine, parfois excessif, peut constituer alors une forme d’échappatoire. La crainte excessive de la maladie serait donc dans une certaine mesure, dans le cas d’Aelius Aristide, une intériorisation des préoccupations de l’époque, qui se traduit par une exacerbation de ses problèmes de santé, réels ou non.

Ses discours confèrent parfois une dimension épique au vécu de ses maladies. Celles dont il souffre sont variées : il est sujet à des maux de dents et de tête, à de l’asthme ou encore à des fièvres. Des bains, des purges, des saignées ou bien la consommation de nourritures particulières doivent ramener un équilibre dans son corps. La dimension thérapeutique et médicale de ces pratiques est importante, mais la dimension religieuse également, puisqu’il est amené à fréquenter des lieux à la fois de cure et de culte. La rencontre avec la divinité y permet une expérience transcendante et qui apporte une réponse aux inquiétudes :

J’ai résolu de m’en remettre au dieu véritablement comme à un médecin, pour qu’en secret il agisse à sa guise[7].

Cet abandon de soi au dieu et aux pratiques qui ont cours dans ces sanctuaires thaumaturges apparaissent alors comme un moyen de se libérer de ses peurs en procurant un sentiment de plénitude au contact du sacré[8]. Dans les sanctuaires d’Asclépios, dieu de la médecine, il est d’usage de recourir à l’incubation, c’est-à-dire au fait de dormir pour se voir donner en rêve des prescriptions divines pour retrouver la santé. Les ex voto retrouvés sur ces lieux de culte témoignent de la vitalité de ces temples et de leur importance dans les pratiques de santé de l’époque, et dans une certaine mesure du succès de la guérison espérée. Les prêtres quant à eux aident les patients à bien interpréter la volonté du dieu. Parmi les conseils donnés par la divinité, il est fréquent de devoir se rendre aux bains, qui font souvent partie des prescriptions médicales pour soigner le corps. Aelius Aristide fréquente de façon assidue ces lieux pour suivre cet ensemble de pratiques à la fois rituelles et médicale. L’intensité, spirituelle et physique, que procure l’expérience de ces lieux aide alors à comprendre le processus addictif dans lequel entre Aelius Aristide et qui l’aide à trouver une forme d’apaisement. Le fait de se trouver aux côtés d’autres personnes malades et de vivre collectivement l’attente des prescriptions d’Asclépios aide à comprendre l’attachement à cette démarche. Toutefois, lorsque ces inquiétudes sont trop fortes, l’assujettissement du corps de façon récurrente à des privations peut être une solution pour s’assurer de se tenir éloigné des maladies.

Jeûnes et privations alimentaires

Parmi les usages de la diététique, le jeûne est souvent conseillé par les médecins, notamment dans les phases de rémission d’une maladie, ce que fait souvent Galien dans la Méthode de traitement, bien qu’il existe de vifs débats parmi les médecins antiques sur le recours à cette forme de privation. Dans le monde païen, cet usage n’a aucune dimension religieuse. Dans les traités hippocratiques et galéniques, il peut s’agir aussi de l’interdiction d’un aliment ou d’un groupe d’aliments en particulier en raison des humeurs nocives qu’ils génèrent dans le corps, dans un souci de ramener le corps du malade vers la guérison. Le jeûne est délimité dans le temps et doit permettre de retrouver progressivement une alimentation normale jour après jour. La principale vertu du jeûne selon la médecine antique est de purger le corps et de réduire les humeurs mauvaises. Cependant, la dimension cathartique de cette pratique conduit certains à l’excès et à abuser du recours au jeûne, affaiblissant ainsi le corps plus qu’il ne le soigne. Les privations excessives de nourriture enlèvent au corps l’équilibre dans lequel il doit se trouver, car le manque nutritionnel ne permet pas de compenser les efforts fournis :

D’autres au contraire font intervenir d’autorité, à des périodes fixes, certaines diètes minutieusement réglées ; c’est à tort qu’ils enseignent ainsi à la nature qui n’en a pas besoin à éprouver un besoin de restriction et à rendre nécessaire une privation qui n’était pas nécessaire en un temps qui réclame ses exigences habituelles. […] Ce n’est pas un comportement sûr ni facile, ni digne d’un citoyen et d’un être humain, mais semblable à l’existence d’une huître ou d’une souche, cette immuabilité obtenue par la contrainte concernant la nourriture et l’abstinence, ainsi que le mouvement et le repos, chez des hommes qui se sont résolus et limités à une vie obscure, oisive, solitaire, dépourvue d’amis et de gloire, loin de toute activité civile[9].

Ces remarques de Plutarque portent sur deux enjeux que représente ce type de comportement obsessionnel. Le premier est d’ordre biologique, puisque l’excès de privations va à l’encontre du fonctionnement naturel du corps en rendant son rythme de vie artificialisé. L’autre enjeu est d’ordre social, car celui qui soumet son corps à un régime trop strict risque, par ses pratiques déviantes, de se placer en marge de la cité et de la sociabilité car une telle personne n’est plus en mesure de répondre à ses devoirs. En effet, dans l’Antiquité la participation aux banquets est un rituel social essentiel pour assurer son rang et s’intégrer dans la communauté civique. C’est pourquoi Plutarque évoque la mise à l’écart de la vie sociale et parle alors d’une vie obscure. Ne pas prendre part à l’hospitalité induite par le banquet, c’est s’écarter des valeurs fondamentales de la sociabilité antique. Si la goinfrerie n’est pas admise dans les banquets antiques et est raillée par les satiristes, le jeûne et les formes d’ascétisme peuvent aussi s’inscrire en opposition par rapport à la sociabilité symposiaque. Celui qui se soumet à de telles privations peut alors être considéré comme asocial et ne peut affirmer son appartenance à la cité. Or, le contrôle de la communauté civique et le regard des concitoyens sur l’individu, en définissant des normes, peut être assez fort et ne pas s’y conformer c’est se marginaliser. Dans le cas décrit par Plutarque, le corps se trouve alors affaibli par cette discipline et le citoyen n’est plus en mesure de s’impliquer dans les affaires publiques ou privées, ce qui relève chez les Romains du negotium. Cette idée n’est pas propre au monde romain car elle est déjà présente dans la pensée de Socrate et de Platon. De nos jours encore, la question de l’orthorexie, le souci de manger sain, peut poser aussi des problèmes comportementaux où le souci du corps fait entrer l’individu dans une situation de dépendance vis-à-vis de son corps. Comme aujourd’hui, les excès autour de ces pratiques concernent les privations, mais d’autres moyens d’actions plus violents peuvent être utilisés sur le corps et s’inscrire dans ce processus d’assujettissement à des formes d’addiction médicales, ils marquent alors une volonté de dépasser le stade de la simple privation et de renforcer la coercition sur le corps.

Purges et vomissements

Sénèque dénonce ceux qui « mangent pour vomir et vomissent pour manger » : la gourmandise, la gula, commande au corps qui s’amollit alors dans les plaisirs de la table[10]. Ce jugement sévère a parfois conduit à généraliser l’idée que les Romains mangeaient sans aucune limite et que le vomissement était un moyen d’assouvir un besoin insatiable de nourriture, à l’image de Claude qui se fait vomir à l’aide d’une plume chez Suétone. Ce regard critique s’explique aussi par l’appartenance de Sénèque au stoïcisme, mouvement qui connaît un essor important à l’époque romaine et se fait l’écho du discours tenu par la médecine : il appelle au rejet des excès et à l’observance d’une certaine sobriété. Toute forme d’enfermement du corps dans des pratiques qui traduisent un dérèglement sont donc incompatibles avec cette pensée. Or, le vomissement marque de façon visible l’éloignement de la retenue de soi et la soumission de l’esprit à la chair. La dimension morale de la diététique est indubitable et jette de nombreux ponts entre médecine et philosophie.

À partir de ce que dit Sénèque et des descriptions de scènes de vomissement dans certaines sources, on a même supposé qu’il existât une pièce destinée uniquement aux vomissements, le vomitorium : or il s’agit d’un mythe car les sources, et notamment l’archéologie, n’ont jamais rien prouvé de tel. Mais pour certains le recours aux vomissements répond à un désir de suivre un régime rigoureux, notamment celui des athlètes, afin d’exercer un strict contrôle sur son corps. C’est ce dont se moque Martial au sujet d’une femme nommée Philaenis, qui se soumet à une telle discipline :

Elle ne dîne, elle ne se met à table qu’après avoir vomi sept setiers de vin pur, et elle croit pouvoir revenir à ce chiffre lorsqu’elle a absorbé seize pains de régime pour athlètes[11].

Cet exemple rapporté par Martial souligne une volonté chez certains d’imiter les athlètes, dans leur mode de vie et leur alimentation. Chez les auteurs satiriques comme Martial, la répétition d’une habitude, presque maladive, peut finir par caractériser l’individu et ajouter une dimension comique à la description des personnes dépeintes. L’attitude de Philaenis peut se comprendre par l’image saine du mode de vie suivi par les sportifs, puisque leur régime alimentaire est très encadré par les entraîneurs pour améliorer leurs performances, ce qui correspond au modèle athlétique mis en avant par Michel Foucault. La représentation du corps des sportifs, par exemple d’un pugiliste ou d’un discobole, est valorisée par l’art antique comme la statuaire par exemple et a pu contribuer dans une certaine mesure à vouloir contraindre ce corps pour atteindre cet idéal. L’imitation de leur mode de vie qui s’inscrit alors dans le quotidien peut constituer une source de bouleversement des habitudes et de la psychologie de l’individu, à l’origine de pratiques à caractère addictif. Cependant, dans les Satires, Juvénal se moque de ceux qui souhaitent les imiter sans pour autant pratiquer aucun sport :

À peine quelques-unes font du sport et mangent les rations des athlètes[12].

Cette critique de Juvénal souligne l’anormalité d’un tel comportement et de l’adoption du mode de vie des athlètes puisque ce dernier est conditionné par les efforts physiques qu’ils doivent fournir[13]. De plus, la réputation de l’hygiène de vie des athlètes ne fait pas nécessairement l’unanimité, notamment auprès des médecins qui jugent que leur régime de vie est trop artificiel en raison de pratiques jugées excessives, par exemple des efforts physiques intensifs ou encore une consommation de viande trop abondante. Ces modèles diététiques trouvent alors une diffusion dans la société, ce dont témoignent les auteurs tels Juvénal et Martial. Or, ce phénomène correspond bien au souci des individus d’adopter des stratégies pour assurer un contrôle sur leur santé. Il s’agit dans une certaine mesure d’une forme d’automédication. Toutefois, l’exemple donné par Juvénal de ceux qui se plient aux pratiques diététiques rigoureuses en mangeant la ration alimentaire très riche des athlètes, montre que ces formes d’addiction ne répondent pas seulement à des peurs mais peuvent aussi masquer une quête du plaisir.

Détourner les pratiques diététiques pour les plaisirs

Si le but de la diététique est de préserver la santé et de savoir vivre en modérant l’usage des plaisirs, les pratiques médicales se voient parfois utilisées pour atteindre une jouissance, parfois au risque de mettre sa santé en danger. La morale se montre particulièrement critique envers certaines habitudes qui traduisent un dérèglement du comportement et une transgression de la norme. Ainsi, Sénèque fulmine contre les dérives qui peuvent accompagner la consommation du vin. Celle-ci doit s’accomplir dans des limites bien établies. Au banquet, l’ivresse est mal perçue et le maître de maison est responsable de la bonne tenue des réjouissances. Dans le monde grec il est d’usage par exemple que l’hôte détermine les quantités d’eau à employer pour le mélange avec le vin, de même qu’il assure le bon déroulement des conversations entre les convives.

Or, les écarts vis-à-vis de ces normes mènent à l’excès et à la dépendance, surtout lorsque le vin n’est plus bu pour son goût et pour la convivialité qu’il induit, mais avant tout pour ses effets sur le corps. Sénèque, en tant que stoïcien, dénonce toute forme de relâchement de l’esprit et du corps face aux attraits du plaisir. On trouve dans ses Lettres à Lucilius un ton très pessimiste sur son temps, l’époque julio-claudienne, qu’il voit comme une période de « décadence » des mœurs, où l’on recherche plus les plaisirs de la table que la vertu de la philosophie. Dans cette perspective, il rapporte des scènes où le corps des individus est entièrement soumis aux effets de l’alcool, non seulement en raison des quantités consommées mais aussi de la combinaison avec la chaleur des thermes :

Dans le monde du plaisir, le propos est de placer sa jouissance à tout mettre à l’envers, à ne pas s’écarter seulement du droit chemin, mais à s’en éloigner le plus possible pour finir par se trouver diamétralement opposé à lui. […] Un vice fréquent chez les jeunes gens qui fréquentent le gymnase est de se rendre ivre ou plutôt de vivre ivrognes à peine franchie l’entrée de la piscine, parmi les corps dévêtus, de se refaire transpirer en buvant sec et beaucoup, pour recommencer à se racler. […] L’alcool[14] n’est délectable que s’il ne se mélange pas avec la nourriture, mais va librement jusque dans les moelles ; l’ivresse préférée est celle qui s’installe en place libre[15].

Ce n’est pas la consommation de vin qui est directement dénoncée par Sénèque, car le vin fait partie intégrante de la civilisation gréco-romaine et peut même être utilisé par la médecine. Le philosophe explique qu’il faut savoir le boire raisonnablement et selon les normes définies par la société.

De même, les thermes sont un lieu emblématique du mode de vie romaine et sont aussi un lieu stratégique dans l’application des préceptes diététiques. Ils se trouvent ici dévoyés de leur raison d’être, puisque la raison d’être de ces lieux est avant tout de se nettoyer et de prendre soin du corps, puisque la chaleur générée dans certaines salles, comme le caldarium, est utilisée pour ressentir plus rapidement les effets de la boisson.  Dans cette même lettre, peu avant de mentionner ces dérives, Sénèque insiste sur les corps malades des personnes dont le mode de vie est déréglé : il n’hésite pas à les comparer à des grives engraissées dans l’obscurité des jarres, où l’inertie les fait grossir plus rapidement[16]. Pour Sénèque, les maladies qui se multiplient à son époque résultent avant tout de ces dérèglements moraux, en particulier autour de la nourriture. Selon lui, l’essor de la gastronomie a engendré de nouveaux maux qui ont amené la médecine à se sophistiquer et à s’adapter. La médicalisation croissante des corps est donc pour Sénèque un signe de ce désordre moral. Il en ressort une forme d’addiction à la nourriture chez certains qui préfèrent fréquenter les cuisines plutôt que les écoles de rhétorique et nourrir leur esprit[17]. De même, dans l’Histoire naturelle, Pline l’Ancien déplore le danger auquel s’exposent certains dans leur façon de boire lorsqu’ils sont aux bains :

Bien plus, pour en boire davantage, on brise ses forces en le filtrant, on imagine d’autres moyens pour exciter la soif et on prend même des poisons qui permettent de boire : les uns absorbent au préalable de la cigüe afin d’être contraints à boire par la crainte de la mort, d’autres prennent de la poudre de pierre ponce et d’autres substances que je rougirais de révéler en les rapportant. Nous voyons les plus prudents d’entre eux se faire cuire aux bains et s’en faire sortir inanimés, et d’autres qui ne peuvent plus atteindre leur lit, pas même leur tunique, mais qui, nus et haletant, saisissent sur leur passage d’énormes vases, comme pour montrer ostensiblement leur force, et les engloutissent tout entiers pour vomir aussitôt, avaler de nouveau, une deuxième fois, une troisième fois, comme s’ils étaient nés pour perdre du vin, et comme si celui-ci ne pouvait s’écouler qu’à travers le corps humain[18] !

Le lien entre les thermes et le vin peut paraître surprenant, mais dans l’Antiquité romaine, des médecins-masseurs se trouvaient fréquemment dans ces établissements, et c’est alors que pouvait être donné un peu de vin pour affermir le corps. Dans ces descriptions faites par le naturaliste, on assiste à une véritable débauche dans la consommation de vin, où aucune borne n’est posée à la quête de l’ivresse et du plaisir. Certains perdent connaissance ou bien le contrôle d’eux-mêmes puisqu’ils se ruent sur le vin en pouvant à peine marcher. Cette soumission du corps à la boisson et ce manque de mesure est en totale opposition aux valeurs romaines traditionnelles que sont la virtus et la gravitas qui doivent animer l’homme romain. De même, le vomissement consécutif à l’excès de boisson n’est pas celui recommandé par les médecins pour purger le corps, il est ici le signe d’un dérèglement du corps et de la morale. Le corps ne répond plus, il semble alors devenir lui-même une outre destinée à contenir la boisson dont il est gorgé. On remarque que l’usage médical du vin pouvant être fait dans les thermes est détourné non pour soigner le corps, par une consommation mesurée et judicieuse, mais pour jouir le plus possible et ainsi s’affranchir de toute entrave, même si cela induit la mise en danger de sa vie. Certains prennent de la cigüe, le poison par excellence de l’Antiquité par lequel Socrate est mort, afin de rendre leurs pratiques plus intrépides. Les substances mentionnées par Pline qui accompagnent la consommation de boisson apparaissent comme indispensables à l’ingestion du vin et peuvent bien traduire des formes d’addiction.  De plus, cette perte absolue de contrôle de soi décrite par Pline va totalement à l’encontre de l’idéal romain de maîtrise de ses faits et gestes en toutes circonstances, surtout en public.

Il faut bien évidemment nuancer un tel tableau très sombre car il ne s’agit sans doute pas d’une pratique très répandue mais le fait d’une minorité. Toutefois, les idéaux moraux qui habitent des auteurs comme Sénèque ou Pline l’Ancien les conduisent à exagérer ces comportements inappropriés pour mettre le lecteur en alerte sur la nécessité de se plier aux exigences des normes morales et sociales. Malgré tout, les auteurs satiristes rendent compte eux aussi de l’intempérance autour de la boisson. Martial décrit par exemple le recours à des stratagèmes pour masquer l’addiction au vin :

Pour ne pas sentir, Fescennia, le vin que tu as bu hier, tu avales sans modération des pastilles de Cosmus[19]. Ces drogues blanchissent tes dents, mais elles restent sans effet quand un rot remonte du fond de ton gouffre intérieur. Mais que dis-je ? Ne sent-elle pas plus mauvais, cette infection mêlée à des parfums, et, en se chargeant d’une double odeur, ton haleine ne porte-t-elle pas plus loin ? Renonce donc à des tromperies connues de tous et à des subterfuges déjà découverts : sois ivre franchement[20].

L’ingestion de pastilles décrite par Martial pour accompagner la consommation exagérée de vin doit ainsi permettre de masquer l’haleine du buveur. Or, ces produits sont le fait d’un parfumeur et non d’un médecin, ce qui peut les rendre douteux puisqu’ils ne sont pas confectionnés dans un but thérapeutique. Les textes médicaux fournissent en effet de nombreuses recettes de pastilles pour l’haleine mais aussi d’autres qui sont des médicaments. De plus, l’haleine apparaît souvent dans les textes satiriques comme un élément important du portrait des personnages dépeints. Elle reflète le mode et l’hygiène de vie d’un individu, en particulier chez Martial. Le vin apparaît donc comme un élément décisif dans le processus d’addiction qui peut affecter certains individus de l’époque romaine, puisqu’il se situe à la frontière entre une boisson bue pour le plaisir du goût, parfois pour la santé, et une boisson qui peut être considérée comme un poison.

Conclusion : une contribution à l’histoire du corps chez les Romains

Les différents exemples que nous avons examinés ainsi que les points de vue développés par les médecins et les moralistes expriment de façon très nette l’idée que la maîtrise du corps est un moyen d’assurer sa liberté et sa dignité d’homme libre. Pour les Anciens, toute forme de dépendance, qu’elle soit médicale, sexuelle ou alimentaire est une forme de déchéance pour le citoyen. Les normes socio-culturelles sont très prégnantes dans le monde romain, où chacun s’expose au regard de la communauté où il vit et doit mettre sa vie en conformité avec ce que la société attend.

Le corps idéal du romain est ainsi un corps qui reflète la mesure et la plénitude de soi. Il ne doit pas être déformé par la démesure dans la consommation alimentaire ou les exercices physiques, affaibli par un régime trop rigoureux au point d’apparaître comme maladif. Son apparence compte mais aussi les odeurs qu’il dégage puisque celle du vin, lorsqu’il est bu en abondance, risque de mettre l’individu au ban de la société et de lui attirer les reproches. Le corps de l’homme romain doit donc, comme dans la statuaire appréciée par le goût de l’époque, se faire un moyen d’expression des vertus romaines qui transcendent la chair, telles la gravitas et la virtus. Le contrôle exercé sur le corps, excessif ou non, ne s’inscrit donc pas seulement dans un ensemble de conceptions médicales, mais il traduit bien l’influence des normes et des mentalités de l’époque sur les comportements individuels.

De fait, il semble que cette approche de la civilisation romaine par les aspects médicaux et moraux, qui se mêlent intimement, soit un éclairage utile pour dépasser les clichés habituels sur la supposée débauche des Romains, véhiculés depuis des siècles. Cet aperçu des phénomènes addictifs et des usages des stratégies médicales dessine un portrait plus juste et plus net de l’homme romain idéal, soucieux de vertu et du respect des normes. Bien plus, ces personnages rencontrés au fil de cette présentation constituent à certains égards un reflet de notre époque, de nos mentalités et de nos inquiétudes au sujet du corps et de notre santé.


[1] M. Foucault, Histoire de la sexualité : L’usage des plaisirs, t. 2, Paris, 1984, p. 139 sq. Dans ce volume, Michel Foucault réfléchit aux usages de la diététique et parle de technique de soi et d’art de l’existence. Il s’appuie sur la pensée philosophique du monde grec, notamment celle de Socrate et de Platon, qui appelle à une mesure dans les plaisirs mais aussi dans les stratégies de soin et de contrainte sur le corps.

[2] Plutarque, Préceptes de santé, 13.

[3] Galien, Des bons et des mauvais sucs, 15-20.

[4] Les règles de la diététique recommandent de modifier de régime alimentaire de façon progressive selon l’état de santé, la saison ou encore l’âge de l’individu, car tout changement brusque est nuisible au corps : Plutarque, Préceptes de santé, 25.

[5] Il s’agit d’un rhéteur du IIe siècle ap. J.-C., qui vécut à l’époque antonine. Dans les Discours Sacrés, il fait le récit de ses aventures médicales, puisqu’il parcourt les plus grands sanctuaires de guérison de l’Orient romain en quête du salut du corps, notamment en Asie Mineure par exemple à Smyrne et Pergame.

[6] En réalité probablement une forme de variole.

[7] Aelius Aristide, Discours sacrés, I, 4.

[8] Il faut aussi mettre ces mutations en parallèle avec le développement des cultes orientaux dans le monde romain où la quête d’une spiritualité plus forte traduit une évolution des sensibilités religieuses, comme le prouve le succès croissant de Mithra.

[9] Plutarque, Préceptes de santé, 23.

[10] Sénèque, Consolation à Helvia, 10, 3 ; Lettres à Lucilius, 88, 19 ; 95, 21.

[11] Martial, Épigrammes, VII, LXVII.

[12] Juvénal, Satires, II.

[13] Galien explique que quiconque se soumettrait au régime des athlètes sans pratiquer leurs activités risquerait de nuire gravement à sa santé et à l’équilibre des humeurs : Galien, Sur les facultés des aliments, I, 2.

[14] Traduit de merum = vin pur.

[15] Sénèque, Lettres à Lucilius, 122, 5-6.

[16] Sénèque, Lettres à Lucilius, 122, 4.

[17] Sénèque, Lettres à Lucilius, 95.

[18] Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XIV, 138-139.

[19] Célèbre parfumeur de l’époque.

[20] Martial, Épigrammes, I, 87.

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