De la culture papier à la culture numériqueSociété/Politiqueune

Dossier : culture papier, culture numérique

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Coordination : A. Monnin, N. Picoche et T. Zuppinger

T. Zuppinger (Paris IV – Rationalités contemporaines)

Nous avons le plaisir de vous annoncer le lancement du dossier de juin « culture papier, culture numérique », qui rassemble les contributions d’un certain nombre d’acteurs majeurs et d’observateurs privilégiés de cette mutation majeure qui affecte notre société.

Ce n’est pas une problématique neuve pour la revue. Nous avions déjà par le passé consacré une semaine thématique à ce thème et dans le cadre de ses ateliers, un groupe de recherche se réunit sur ces thèmes (consulter le premier compte-rendu). Nous sommes cependant loin d’avoir épuisé en quoique ce soit ce thème, et au contraire, le sentiment qui s’en dégage est plutôt l’impression d’avoir ouvert des pistes.

Cela tient très certainement à la nature éminemment complexe et contemporaine de cet objet (ou plus exactement champ) d’étude. Complexe car comme le souligne A. Gefen « la sphère de la littérature numérique recouvre des pratiques sociales, des réalités technologiques et des valeurs symboliques qui ne sont pas nécessairement corrélées et coordonnées. » Il s’agit donc d’une situation où les panoplies conceptuelles les plus variées sont requises et aucune ne peut prétendre dominer le champ (G. Athéa). En la matière, spécialisation signifie cécité. Contemporaine car nous sommes en train de vivre cette mutation. Chaque jour (ou presque) l’univers papier et l’univers numérique proposent une configuration nouvelle et nouent des liens différents. Il est faux de penser que le numérique est l’horizon indépassable de la culture papier. Les choses sont bien plus complexes. Certains aspects du papier demeureront, des innovations continuent d’être apportées, et il est tendancieux de n’y voir là que des combats d’arrière-garde et un conservatisme agonisant.

De même, les re-configurations incessantes du monde numérique, son polymorphisme nous laissent à penser que cet outil/espace/média n’en est encore qu’à des balbutiements. Deux directions s’ouvrent à la pensée : une meilleure intégration de la culture papier et l’élaboration d’une nouvelle culture qui lui est spécifique. L’intégration renvoie au principe (ou vœu) selon lequel la culture numérique ne se construit pas contre le papier, mais la prolonge et lui permet une plus large diffusion, un enrichissement… l’élaboration d’une nouvelle culture fait signe vers l’idée selon laquelle le numérique ce n’est pas juste du papier augmenté et moins cher (thèse à discuter au demeurant, comme en témoigne l’article de M. A. Rieu)

C’est pourquoi ce dossier a été pensé, voulu et coordonné dans le sens d’une ouverture pluri-disciplinaire où se côtoient et dialoguent (soit explicitement, soit implicitement par leur proximité et une approche commune) des chercheurs, des artistes, des journalistes, des éditeurs, et des acteurs du monde numérique.

Édition numérique et scientifique

Le monde de l’édition scientifique représente un témoin particulièrement intéressant pour appréhender les mutations induites par la diffusion des pratiques numériques. En effet, l’édition scientifique ne semble pas être, a priori, un média d’avant-garde de nouvelles pratiques d’éditions. Pourtant, on observe que les revues en ligne se multiplient et que les portails comme revues.org deviennent des acteurs majeurs de l’édition scientifique. Il y a plusieurs regards possibles : l’éditeur, l’auteur et le lecteur. Pour l’éditeur, l’édition scientifique représente avant tout un avantage économique, car les frais sont bien inférieurs à de l’édition papier, avec une visibilité potentielle infiniment plus large. Mais cette seule considération ne rend pas compte de la mutation qui s’opère. En effet, les auteurs ont rapidement perçu l’intérêt scientifique qu’il pouvait trouver à ce nouveau mode de diffusion.

Ainsi, Laurent Amiotte-Suchet souligne que les revues ethnographiques ont ainsi pu appuyer leur travaux avec des prolongements multimédias.

Cette exploitation des nouvelles possibilités offertes par l’édition numérique n’est en fait qu’un début. Les revues en ligne deviennent rapidement un lieu d’exploration d’une nouvelle forme de publication, de recherches et la constitution de communautés immatérielles de chercheurs.

En rendant ainsi le savoir accessible différemment, avec les hypertextes notamment (PA Chardel) on observe que cela affecte les modalités d’apprentissage et que le e-learning ne cesse d’évoluer et de développer de nouveaux paradigmes d’apprentissage ( J. Frayssinhes).

La culture numérique, parce qu’elle est nouvelle, en construction et en évolution, semble abriter toutes les promesses d’un monde meilleur, plus libre, plus informé, plus démocratique, plus riche. C’est pourquoi il nous a paru important d’évaluer aussi les limites qui affectent le monde numérique et qui dans certains cas semblent presque consubstantielles à lui. En témoigne la contribution de J. Gilbert, qui souligne que si le clavier est plus efficace en termes de rapidité de saisie, les enrichissements du texte, l’écriture en marge, hors-ligne, se fait sur le papier.

La fin de l’exception et le règne du tout se vaut ?

Est-ce que la qualité des grands auteurs, des grands peintres, est de savoir exprimer ce que le commun n’avait pas conscience et aucun moyen de réaliser car n’est pas Flaubert ou Rembrant qui veut ? Universalité et sentiment d’une commune nature humaine en lisant Madame Bovary : c’est-à-dire unité de tous les lecteurs dans la réception de la peinture d’une âme. Aujourd’hui, par les réseaux sociaux, c’est chacun qui peut s’exprimer, écrire ce qu’il pense, vit, fait et qu’importe le style, la recherche ou la profondeur de la réflexion. Universalité par l’étalage complet de nos différences : ce n’est plus des millions de lecteurs qui en apprennent plus sur eux par la mise en mot d’un seul, mais des millions de personnes qui expriment leur singularité. A cet égard, il nous semble important de reprendre ici la définition que F. Forest donne

Le but des artistes de la communication n’est certes pas de produire des significations au premier niveau, mais bien de nous faire prendre conscience comment la pratique généralisée de la communication inter-réagit, finalement, sur l’ensemble de notre système sensible.

Au prisme de la haute culture, cela apparaît comme une perte, une décadence. Mais cela suppose néanmoins que la culture a nécessairement une mission et qu’elle peut échouer à la remplir. Que les œuvres qui composent la culture soit régit par une finalité interne, c’est une évidence, mais est-ce valable pour la culture vue comme un tout ? Doit-elle vraiment remplir une mission (rassembler les hommes, exprimer notre commune nature, ou magnifier la singularité d’une personnalité…) ?

De fait, la question des mutations du monde de la culture à l’ère numérique rencontre de plein-fouet la problématique qui agite le monde de l’art : les expressions culturelles doivent-elles être évaluées à l’aune de leur proximité avec une supposée mission à remplir dans la société ?

Dissolution, émergence, adaptation et mutations

Dissolution, émergence, adaptation et mutations apparaissent comme les notions clés d’une méthodologie pour appréhender le domaine de la culture numérique. Nous assistons, pour reprendre la formule de F. Pascal, à un déplacement de perspectives. Déplacement qui contribue notamment à rendre toujours plus floues les distinctions entre auteur et acteur du Web (M. V. Rosati).

Les médias constituent également un espace de réflexion important pour ce dossier. D’une part l’évolution du droit face aux médias (P. de Filippi) et d’autre part la dissolution éventuelle du journalisme dans l’ère numérique (N. Becquet). Sommes-nous à la veille de la disparition du journalisme tel que nous l’avons connu ? Au contraire, saura-t-il s’adapter, comme le fait le dépôt légal. Doit-on  garder une trace de ces événements, publications et créations qui apparaissent et disparaissent ? et si oui comment fixer un flux en lui conservant sa propriété essentielle de flux ?  Telle est la problématique qu’affronte C. Oury : « les collections du dépôt légal devaient restituer aussi bien les contenus que les formes éditoriales sous lesquelles ceux-là étaient présentés. » Et il ne faut pas non plus négliger l’importance du défi que représente l’attribution des citations dans un monde où la notion d’auteur tend parfois à perdre de son importance.

Adaptation, disparition, mais aussi émergence : selon G. Pigeon, la culture numérique représente l’apparition d’une nouvelle oralité, qui gagne à être mise en relation avec la pensée mythique.

Pour conclure ce dossier, nous avons regroupé un certain nombre de contributions qui ont fait le choix d’adopter une perspective différente, permettant de prolonger la reflexion et de rappeler si besoin était, que ce dossier est loin d’être clôt. N. Boutan nous propose un itinéraire du curator en proposant un parcours qui nous amène de la touche entrée à la touche Echap. Marc Jajah se concentre lui sur l’évolution des marginalia de lecture du « papier à l’écran ».

 

En addenda de ce dossier, nous avons le plaisir de vous proposer les actes de la table ronde tenue le 8 février : Les arts et la culture à l’ère numérique : les mutations de la figure de l’amateur.

En vous souhaitant une excellente lecture,

1 Comment

  1. Bonjour à tous,

    Je tenais à vous féliciter pour votre ouverture d’esprit, et votre capacité à ouvrir vos colonnes à d’autres objets de recherche que ceux de la seule philosophie.
    Aujourd’hui, à l’ère du numérique, la science ne peut plus se contenter d’être ethno-centrée sur son objet historique. Elle se doit d’être transversale, en s’appuyant sur de nombreux objets de recherche qui permettent d’enrichir la réflexion, développant ainsi la connaissance.
    Bien Cordialement

    J.F

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