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L’attelage Num-Net

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L’attelage Num-Net ou la possibilité d’une autonomie

Marc Le Glatin, comédien, metteur en scène, dirige le Théâtre de Chelles (77) depuis 2000. Diplômé de sciences économiques et de l’Institut d’études politiques de Paris, il a la coresponsabilité, à l’Université de Paris-8 Saint-Denis, d’un Master sur les politiques et la gestion de la culture en Europe.

Cela fait moins de 60 ans que les techniques numériques sont utilisées en art[1] , 20 ans qu’Internet a fait son apparition[2], à peine 15 ans que la combinaison des deux a commencé à prendre pied dans les foyers. L’utilisation croissante des possibilités offertes par l’ordinateur et par Internet dans les domaines de l’art et de la culture génère aujourd’hui nombre de commentaires qui combinent souvent incertitude et banalisation. Ils relativisent la portée de ce qui est en train d’éclore et les interrogations sur la nature de la « mutation » dont nous sommes les contemporains restent prudentes.

Et pourtant,  la combinaison du Num et du Net fournit un outil porteur de bien plus qu’une simple transition. La rupture qu’elle est de nature à susciter ne saute pas aux yeux pour deux raisons. Primo, les ruptures ne sont pas des cassures. Si un bloc de fonte se casse d’un coup, un tissu ou une corde peuvent s’effilocher longtemps avant de se déchirer ou de rompre. L’invention de l’agriculture au Néolithique a bien marqué une rupture dans l’organisation des sociétés humaines sans que celle-ci ait été soudaine. Secundo, l’amplitude des effets de la révolution numérique tient aux conditions de son accomplissement: il n’y aura rupture effective que si cette révolution technique rencontre une articulation politique. Elle ne peut être appréhendée comme un choc exogène produisant des effets immédiats. Son impact, déjà visible sur la vie culturelle ou la vie démocratique, appelle une réactivité du champ politique qui tarde à se manifester. Et pour cause : ce qui est en jeu, c’est la possibilité d’accéder à une autonomie pour chacun. Un tel bouleversement dans l’organisation des pouvoirs, suscite de farouches résistances.

L’observation des évolutions récentes dans la vie artistique et culturelle, permet de comprendre quelles seraient les conditions d’une transformation libératrice d’énergie sociale.

La possibilité d’une rupture

En quelques années, le niveau d’accessibilité aux informations et aux œuvres s’est envolé. L’invention de l’imprimerie ou celle de la propagation des signes par les ondes ont, elles aussi, constitué des étapes importantes pour faciliter l’accès aux œuvres de l’esprit. Pour certains, nous ne serions entrés que dans une nouvelle transition qui ne change pas fondamentalement la nature de la relation entre les créateurs et leur public.

Le premier élément de rupture tient aux conditions de rémunération des ayant-droit. L’économie culturelle du XXe siècle (échange d’un bien culturel contre un prix) est invalidée par l’extinction de la rareté qui est consubstantielle au web. C’est précisément parce qu’elle panique que la grande industrie culturelle réclame aux gouvernements des mesures de riposte qui menacent certaines libertés fondamentales : le droit à la vie privée, le droit à la liberté d’expression, le droit à un procès équitable.

Derrière l’affaiblissement de ce secteur se profile le déclin d’une médiation culturelle appuyée sur de massives campagnes publicitaires. Blogs, sites, réseaux sociaux et autres procédés d’échanges de fichiers permettent déjà de transformer la relation entre les œuvres et leur public.  En devenant eux-mêmes médiateurs, les internautes perturbent les circuits traditionnels de recommandation des œuvres, qu’il s’agisse du marketing pour les produits de l’industrie culturelle ou de l’expertise mise au service de l’offre culturelle soutenue par les pouvoirs publics. Les officines centralisés des promoteurs de la création commencent ainsi à être sérieusement concurrencées par les internautes qui commentent et font connaître les œuvres de leur choix avec des moyens de diffusion illimités.

Nous ne sommes qu’au début du processus, mais si les pouvoirs traditionnels, qu’ils soient politiques, religieux ou économiques, perdent leurs positions d’oligopoles dans la médiation, nous pouvons déjà avancer que cette rupture est de nature anthropologique.

Certes, les contre-pouvoirs existent depuis longtemps, mais des internautes ou des groupes d’internautes dénués de moyens matériels et financiers ont aujourd’hui la possibilité de valoriser leurs avis. S’est amorcé une perte de centralité sans précédent dans les mécanismes d’édiction des normes idéologiques  et esthétiques. Nous sommes encore en présence de générations formées à des habitudes de référencement qui ralentissent les effets de la nouvelle donne. Mais avant 20 ans, le temps d’une petite génération, la hiérarchie des chaînes de recommandation aura explosé.

D’autant que les internautes ne se contentent pas de commenter et de diffuser. Ils produisent. La séparation traditionnelle entre émetteurs et récepteurs, entre producteurs et consommateurs s’estompe. Les techniques numériques rendent aisées la réalisation de documents comprenant textes, images et sons, qui sont ensuite diffusés à l’infini et sans coût. La professionnalisation, conforme à la division du travail qui avait accompagné le processus d’individuation de la création artistique à partir de la pré-renaissance italienne, s’est affirmée parallèlement au développement du capitalisme marchand. Ce cycle long est en phase d’essoufflement.

On constate déjà que la nature des œuvres artistiques, amateurs et/ou professionnelles, se transforme avec le Num et le Net : Elles convoquent plusieurs auteurs à la fois avec un art consommé du mixage entre citations d’œuvres passées et inventions présentes. Elles tendent vers la pluridisciplinarité (texte, image et son pouvant s’allier au spectacle vivant ou aux arts plastiques), la déspécialisation des domaines artistiques étant régénératrice de diversité. Elles invitent de plus en plus à la participation, avec l’incitation à l’intervention de ce qu’on appelle encore le public ou, de manière plus radicale, avec des œuvres collaboratives qui ne seront jamais finies.

Nous assistons à une perte d’étanchéité entre le temps du travail et celui des loisirs, entre le lieu de production et celui du ressourcement, entre le statut d’émetteur de signes et celui de récepteur, autant d’éléments qui nous rapprochent des temps qui ont précédé les impératifs de la concurrence.

Un désir de rupture

Le livre, la presse écrite, la radio ou la télévision sont toujours contrôlables – et trop souvent contrôlés –  par des pouvoirs économiques ou politiques. La Toile, en supposant que son existence soit tolérée, est conçue pour n’être pas contrôlable. Simple question d’architecture. Elle comporte autant de cellules d’initiatives qu’il y a d’internautes. Et l’histoire récente montre que les dispositifs liberticides accouchent immédiatement de techniques de contournement concoctées par des collectifs de hackers. Comment comprendre une telle efficacité de la résistance ?

Les cultures populaires sont par essence des cultures qui se vivent et se partagent. Elles reposent sur des pratiques et des relations humaines. Au XXe siècle, l’abondance de la culture commerciale conjuguée à l’offre intimidante d’œuvres estampillées par les experts des politiques publiques de l’art ont progressivement atrophié les pratiques artistiques des populations. La passivité de l’acte de consommation culturelle s’est généralisée. En ce début du XXIè siècle, le regain de vitalité des pratiques artistiques amateurs (3) correspond à un besoin profond. La vie culturelle formatée, comme l’assèchement de la vie démocratique, nourrissent un désir irrépressible de participation.

Les opportunités techniques offertes par le Num et le Net sont donc survenues au tournant de ce  siècle, à un moment où s’affermissait l’envie de prendre part, à nouveau,  à la production de la vie symbolique. Qu’ils s’expriment sur le Net ou dans la vie culturelle locale, les désirs conjugués de voir, de commenter et de faire caractérisent fortement le moment que nous vivons.

Il s’agirait de mouvements synergiques, les études (4) montrant que plus les personnes sont actives sur la Toile, plus elles sortent au spectacle, au musée ou au cinéma. L’accroissement des pratiques culturelles à domicile suscite une augmentation des pratiques culturelle à l’extérieur. Est perdant le temps passé devant la télévision, un des médias emblématiques de la communication verticale du « un vers tous ». Nous assistons à l’amorce d’un glissement embarquant le consommateur atomisé vers l’avènement d’une personne capable d’autonomie, investie dans une vie culturelle émancipatrice. La prééminence des êtres frappés de solitude augmentée, condamnés aux avachissement télévisuels ou errant en solitaire dans des musées, décline devant la participation à une vie culturelle et artistique, qu’elle soit locale ou sur la Toile mondialisée. Les études en attestent nettement pour de jeunes générations qui sont déjà en âge d’avoir des enfants, lesquels grandiront à leur tour dans cet environnement propice aux attitudes contributives et au partage direct des informations et des œuvres.

Les conditions d’une rupture

Cette opportunité inédite d’aboutir à la rupture escomptée est cependant assujettie à quelques conditions fortes :

1)      Repousser vigoureusement toutes les tentatives des pouvoirs économiques et politiques en vue de limiter la libre circulation des signes sur le web.

2)      Adopter un mécanisme de cotisations obligatoires pour concilier cette liberté nouvelle et la rémunération des auteurs, interprètes et producteurs. L’accès à la culture pour tous renvoie directement à la notion de bien commun. Le libre accès aux œuvres est considéré comme une condition de l’amélioration du fonctionnement de la société tout entière. En passant en accès libre, à la portée de tous via un financement mutualisé, la culture rejoindrait ainsi le statut de l’éducation et de la santé. C’est précisément ce qui s’était  imaginé dans les maquis quand la résistance réfléchissait aux meilleurs moyens d’empêcher le retour de la barbarie. Et n’ayons aucune crainte fantasmée sur un mécanisme collectif de rémunération comme la licence globale. La sécurité sociale n’a jamais empêché d’avoir des médecins libéraux !

3)      Eviter l’effet vitrine des « nouvelles technologies » et la célébration festive et funeste de la modernité technologique. Elles ne vont pas spontanément renouveler l’art. Elles bouleversent les conditions de sa production et de sa diffusion, ce qui n’est qu’une condition permissive d’un renouvellement esthétique. Reste alors à éviter que l’usage du mix ne devienne une pratique ludique appauvrie de sens. Eviter que les gadgets de la fausse interactivité infantilisante ne se substituent à la participation véritable. Eviter que la possibilité offerte à chacun de s’exprimer, ne devienne une incontinence du moi à la manière de la téléréalité (« Je suis comme ça et je n’ai pas peur de le dire »), au détriment d’une transposition sensible de la réalité. Enfin, éviter que la présentation ne l’emporte sur la représentation, comme ce fut le cas à l’époque de la décadence romaine quand les jeux du cirque avaient pris le pas sur le théâtre antique où l’on mourrait en coulisses pour mieux accoucher du sens. L’homme est un animal symbolique. Il a besoin de représentation car le réel est incapable d’unir les humains. La prolifération de spectacles ou de performances présentant la déchéance (excréments, urine, sperme, automutilation) ou de responsables politiques arborant leur présence immédiate (Poutine, Sarkozy, Berlusconi) appellent un retour de la représentation, y compris sur Internet.

On comprend ici que la culture ne peut remplacer la patiente instruction. Durant les années de formation de l’esprit, le renforcement des humanités est indispensable pour éviter que la Toile ne se transforme en une vaste décharge. L’autonomie, la décentralisation, l’autorégulation et l’horizontalité présupposent une solide dose de verticalité dans la transmission des repères de l’histoire de l’art, des sciences et des idées.

4)      La participation se prépare aussi dans les milieux culturels. Qu’il s’agisse de la formation à la flânerie intelligente et à la médiation efficace sur Internet, ou à l’utilisation des outils numériques de création, de leurs possibilités expressives (logiciels de son et d’image), les institutions culturelles et les équipes artistiques ont un immense chantier devant elles. Les ateliers traditionnels d’expression artistique (écriture, théâtre, cinéma, danse, musique, …) restent un socle à développer en lien avec le travail de maîtrise des nouveaux accessoires numériques. Seul un maillage serré d’équipements culturels de proximité permettrait d’offrir à tous ces outils de l’autonomie.

Notre époque a le pressentiment que la culture est une énorme clef de résolution de ce qui ne peut être traité sans elle. Le mot culture revient à toutes les sauces  (culture politique, culture d’entreprise, diversité culturelle, …), alors que la politique culturelle reste absente des grands débats politiques. Ce paradoxe repose sur notre incapacité à reconsidérer la question du statut de l’art et de la culture dans notre société. Or, nous l’avons vu, les nouvelles opportunités offertes par le Num et le Net refondent la question de ce statut.

Quand les professionnels de la culture ne parviennent pas à diversifier leur public, il leur arrive de faire claquer un argument qui se veut imparable : « Tout le monde n’aime pas le football, et tout le monde n’est pas obligé d’aimer le théâtre ou l’art contemporain ». On peut, certes, aimer ou pas le football. Mais la mise en représentation artistique correspond à une fonction indispensable à la survie d’une civilisation. Elle doit aussi faire partie de la vie de chacun, de façon continue, depuis le plus jeune âge. Les institutions culturelles ne peuvent alors s’adresser à un public, mais à l’ensemble de la population, précisément à la manière dont sont pensés les services de l’éducation et de la santé. Il ne s’agit pas d’aménager des moments d’agrément ou de divertissement, mais de révéler subtilement d’autres façons de construire notre destin. Si, en libérant l’accès aux œuvres et en encourageant dès l’enfance l’implication de tous dans la vie artistique et culturelle, le politique parvient à faire en sorte que l’art renoue avec sa fonction anthropologique, il est probable que l’emprise de la consommation comme mode de vie refluera et que le sacré ne s’enfermera plus dans les stades.



[1] Les recherches sur la composition assistée par ordinateur remontent à 1955, et débouchèrent en 1956 sur le fameux quatuor à cordes dit «Illiac Suite», élaboré par Lejaren A. Hiller et Léonard M. Isaacson à l’université de l’Illinois.

[2] Apparition en 1993 du premier navigateur web, supportant le texte et les images.

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