De la culture papier à la culture numériqueSociété/Politiqueune

De la touche Entrée à la touche Echap, un itinéraire du curator

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Nicolas Boutan – Laboratoire MICA – EA 4426 – Université Michel de Montaigne – Bordeaux III

Le passage de la culture papier à la culture numérique peut se comprendre à travers le passage du stylo à l’application pour Smartphone pour dessiner et écrire. En effet, il n’est plus nécessaire aujourd’hui de posséder crayon et papier pour griffonner une note, attraper une pensée ou croquer un instantané : quelques effleurements sur un écran et apparaît aussitôt une nouvelle page blanche où dessiner l’actualité. Certes ce nouvel outil, s’il est assurément plus sophistiqué que l’ancien, n’en demeure pas moins une simple actualisation. La différence de taille ne réside pas tant dans la forme que dans la fond.

 

Car ce même croquis peut désormais être communiqué en temps réel à des réseaux (qui se résument souvent aux groupes de noms compilés dans les répertoires – numériques, eux aussi). Il peut être l’objet de critiques, de commentaires et de relais internationaux en quelques secondes sans qu’aucune forme d’attente ne soit plus indispensable au travail d’édition connu jusqu’alors. Ce processus – qui n’affecte pas tant le format de l’édition que celui de l’exposition – invite à considérer le voisinage d’un phénomène similaire au sein du musée d’art contemporain, la pratique du commissariat d’exposition.

 Opérateur efficace et dynamique, le commissaire d’exposition agit comme un diffuseur d’odeurs artistiques et de sensibilités particulières. Il constitue, au cœur de l’institution culturelle, une interface confuse entre artistes et visiteurs mais aussi entre service public et partenariats privés. Cette interface est nourrie d’influences réciproques ou discordantes, qui deviennent parfois de véritables ordonnances en direction des artistes sommés de produire des œuvres « orientées ». Le public des visiteurs, courtisé par ces têtes chercheuses voit s’affronter les musées et structures d’exposition entre elles dans une concurrence féroce.

Les musées incarnent l’idée traditionnelle de protection du patrimoine des évolutions contemporaines qui pourraient les mettre à mal. Cependant, les moyens technologiques et numériques employés ces dernières années[1] par ces institutions pour mener à bien leurs missions dissimulent mal la prégnance d’un souci de rentabilité. Car les missions de service public de la sphère culturelle prévoient l’organisation et l’administration de l’illisible patrimonial : classement, inventaire, subventions, rénovations, ouverture au public, etc. Les choix retenus laissent deviner les priorités budgétaires à l’origine du financement de la restauration ou de l’achat d’un monument plutôt qu’un autre. Quel sera celui susceptible d’attirer à lui un public séduit de touristes consommateurs ?

Diriger des réunions d’œuvres d’art en expositions, c’est donc faire du neuf avec de l’ancien, à l’identique d’un blog numérique élevé à la conservation de chroniques et billets d’humeur[2]. C’est aussi donner à l’archivage sa pleine matérialité, l’ordonner en éléments accessibles et signifiants. Une  réflexion autour du commissariat d’exposition ne peut faire l’économie d’une approche politique de ces belligérants de la création artistique contemporaine. Leader d’influence, tendanceur, le commissaire construit des cadrages dans le paysage insoumis de l’actualité. L’émergence de ces panneaux indicateurs aide les visiteurs à se repérer dans la densité de la création contemporaine en proposant des directions à suivre.

La volonté de débrouillage[3] et de clarté dirigée vers le monde du patrimoine et des réserves publiques peut être rapprochée des pratiques similaires sur Internet. Le monde du virtuel, virtus, celui des éléments en puissance, alimente des phases d’activation et de mises à jour conduites avec plus ou moins d’ordre et de rigueur par les curateurs. Ceci explique le caractère incontournable de la curation face à la question épineuse des conditions d’accès aux sources (open data). Car s’il est bienvenu dans le champ de l’exposition depuis les années 2000, le commissaire semble avoir accru sur Internet les animosités dirigées à son encontre et être devenu aux yeux de quelques-uns l’ennemi public n°1, comme Julien Assange. Cet exemple souligne la prépondérance conquise par les organisateurs de données et la gestion de leur accès. Au sein du musée, les problématiques se sont cristallisées autour des revendications d’artistes qui se sont estimés spoliés ou qui ont accusé les commissaires d’utiliser et d’instrumentaliser leurs œuvres pour en créer une nouvelle : l’exposition signée.

 Devant la masse de toutes les informations quotidiennes, (ré)ouvertures de musées, biennales, triennales, foires d’art contemporain et autres manifestations qui alimentent sans cesse l’actualité de l’art, apparaît un panorama parachevé par des événements satellitaires subalternes (vernissages, ouverture de galerie, itinérance des expositions, etc.) que décrit Nicolas Bourriaud dans son ouvrage Radicant[4]. Il est souvent malaisé de dessiner une ligne directrice de la création. C’est justement l’un des mobiles de l’activité curatoriale, thermomètre de l’art contemporain invité à organiser au sein du musée ou de l’institution culturelle des points de vue subjectifs, des réunions d’œuvres issues des réserves selon un certain point de vue, décalé, documenté, publicitaire ou politique.

Tout ceci concourt à établir la pratique curatoriale comme une expérience illisible, absente, encodée, diffuse comme le rappelle Jérôme Glicenstein :

Une étape importante de l’histoire du commissariat d’exposition est atteinte à partir des années 1960, avec les débuts de ce que nous appelons communément l’art contemporain. La différence avec les époques antérieures tient au fait que le commissaire – quelle que soit son activité d’origine – va de plus en plus s’impliquer dans le contenu de ce qui est montré et dans l’accompagnement de la production des œuvres. C’est à ce moment-là qu’une ambiguïté va commencer à se développer à propos de la nature de son travail.[5]

Nous l’avons vu, des motivations institutionnelles réclament des propositions d’expositions clés-en-mains orientées par la surprise, la finesse, l’attrait des foules, l’inattendu. D’autre part, une certaine adaptabilité rend cette activité difficile à circonscrire ou à évaluer et laisse la porte ouverte à des sollicitations d’artistes en perte de vitesse désirant exposer, à des collectionneurs désireux de connaître les écuries dominantes du moment. Deux directions principales pour le curateur-ordonnateur : les passages auxquels il donne ordre et qu’il administre, mais aussi les passages souterrains qu’il peut produire lui-même. Cette écriture n’est plus celle du papier mais celle de la curation numérique où les mots s’organisent avec la ponctuation de l’espace.

Considérons par exemple que l’exposition peut faire texte, ce qui semble plus ou moins aller de soi devant les revendications de certains commissaires au statut d’auteur ou les récentes recherches socio-juridiques conduites dans le but de construire un statut administratif aligné sur le droit d’auteur. L’auteur posé comme belligérant de l’action de transmission et d’émission, nul étonnement que l’on retrouve régulièrement sa figure convoquée pour décrire le travail des commissaires. Par ailleurs, le rapprochement de la curation au schéma narratif qui analyserait une situation initiale, des personnages (adjuvants et opposants), un élément perturbateur, une action correctrice, et enfin une situation finale après le dénouement pourrait fédérer quelques-unes des perspectives à l’œuvre dans le passage de la culture papier à celle du numérique : hackers, spam, etc. comme autant d’adjuvants et d’opposants à une bonne navigation au cœur des données.

Le schéma narratif appliqué à la curation pourrait être le suivant : l’invitation faite à un curateur par sa hiérarchie de proposer une « exposition » selon un cahier des charges déterminé correspondrait à la situation initiale. Des personnages (personnel administratif, comptable, de direction ou de régie, concurrents, agents intermédiaires, etc.) qui freinent (opposants) ou facilitent (adjuvants) le travail de veille et de compilation. Un élément perturbateur qui pourrait être le refus de prêt ou de diffusion d’une œuvre par un collectionneur, un ayant-droit ou une institution, le tarif prohibitif des assurances ou des conditions de conservation trop coûteuses avant un dénouement et une situation finale qui pourrait ressembler au démontage de l’exposition où les œuvres retournent dans leurs locaux d’origine, chez leurs propriétaires collectionneurs ou bien dans les réserves d’un musée en attendant leur prochaine exposition dans un nouveau contexte.

À la lumière de cet exemple on comprendra dès-lors que le débat majeur qui secoue et agite l’actualité des politiques d’exposition se focalise sur la possible utilisation ou kidnapping (symbolique) des œuvres par les commissaires au détriment des artistes, créateurs « originels » des œuvres. Après le travail de création réservé aux artistes existerait une deuxième œuvre, celle qui serait imaginée et présentée par les commissaires. Elle résiderait dans l’agencement et la disposition d’œuvres en une autre unité fondatrice de sens. Ces attaques définissent l’activité du commissaire d’exposition comme la conquête égocentrique d’un manipulateur ambitieux, accusé d’ « instrumentaliser » les œuvres par carriérisme.

Les enjeux d’une activité de veille sur Internet ou l’hébergement d’articles et de brèves – qui ne sont pas forcément écrits par celui qui les publie mais simplement relayés – placent le curateur sur Internet comme une clé d’entrée à l’information ciblée et orientée, avec les avantages et inconvénients que cela présuppose. Redirections vers d’autres sites, pratiques du lien et de l’hypertexte, le curator vagabonde dans les arborescences comme une âme à la recherche d’un corps et illustre la téchnocréation expliquée par Paul Ardenne :

Autre formule encore, la « technocréation », caractéristique d’une société globale à présent saturée de technologie. Ce mode d’expression plastique offre cette singularité : sa relative indifférence à la formule originale ou pionnière. S’appuyant sur les nouveaux outils du temps (l’ordinateur) ou les opportunités offertes par la civilisation numérique (création en réseaux), la « technocréation » remoule forme et principe de l’œuvre d’art. On y puise dans le réservoir débordant des formes déjà disponibles, que la numérisation rend aisément recyclables. Fondée sur le Found, « la chose trouvée », cette culture du « sampling » valorise l’emprunt, l’échantillonnage, le « retravail », les « post-œuvres.[6]

Le « retravail » qu’évoque Paul Ardenne s’impose dans la gestion des réserves des collections publiques aujourd’hui encombrées. De la même façon, les informations et les données disponibles sur Internet s’accroissent régulièrement. La diffusion et le partage ont pu être démultipliés grâce aux réseaux sociaux, aux blogs, ce qui justifie l’émergence de l’activité d’organisation, du regroupement intelligent, de la classification par centres d’intérêts, par fréquence de consultation, etc. Il n’est plus exceptionnel que des internautes installent des « veilles » sur un sujet précis, qu’ils portent grande attention à la gestion des flux, aux processus de remise à jour ou d’actualisation des sources. L’essentiel n’est plus d’accéder à l’information mais de parvenir à lui donner du sens sous l’égide de sélectionneurs-spécialistes. Ces derniers monnayent leurs analyses ou leurs propositions de méthodes de classement et combattent le caractère intangible des catégories à l’œuvre.

C’est l’aspect nécessairement collaboratif, fédérateur, de l’activité de curateur plus qu’une question de pouvoir de subordination sur les œuvres qui retient l’attention des artistes en laissant entrapercevoir des possibilités de promotion ou de reconnaissance nouvelles. Il faudrait alors adoucir la litanie selon laquelle la lecture de l’exposition ne serait permise pour le spectateur qu’en l’absence de travail curatorial, c’est-à-dire dans une situation de rapport virginal avec l’œuvre, avant d’en retrouver une version parasitée après le passage du commissaire.

La question de savoir si les commissaires d’exposition peuvent faire figure d’auteurs est un peu plus complexe que pour ce qui concerne les muséographes ou les scénographes d’exposition, puisqu’elle renvoie à une distinction parfois difficile à faire de nos jours entre la création artistique et sa diffusion : entre une œuvre d’art et son exposition.[7]

Il convient de rappeler qu’auparavant le conservateur du patrimoine traditionnel était le médiateur privilégié des expositions qu’il organisait au musée. Or, l’exercice de la conservation du patrimoine stricto sensu se densifie depuis quelques années : baisse des budgets, invitation massive à la recherche de partenariats, clivage entre grandes institutions situées dans la capitale et petites structures municipales. Face à l’accroissement exponentiel du volume horaire qu’ils doivent consacrer à des tâches purement bureaucratiques, les voici invités à déléguer à des tiers (les curateurs) une partie de la programmation avec des « cartes blanches », pour se limiter au travail plus austère du montage comptable. La racine du mot curateur elle-même signifie « prendre soin » des œuvres, assurer leur protection, acception du terme que l’on retrouve outre atlantique avec le mot curator pour désigner pêle-mêle commissaires, conservateurs, parfois collectionneurs et régisseurs, ou encore directeurs de collection : les sphères d’activité voisinent avec plus ou moins de netteté quant à leurs domaines de compétences. Conservation et curation pourraient se rejoindre dans  l’administration des programmations d’expositions. Ils opèrent avec subjectivité des choix parmi les collections publiques et proposent des associations d’œuvres dans des espaces où des accrochages narratifs, anecdotiques conduisent le public et les artistes à s’agréger derrière des identités artistiques puissantes et fédératrices.

Le traitement médiatique des informations quotidiennes poursuit cette approche. Régulièrement dans les tribunes de journaux ou sur les plateaux de télévision des experts et des spécialistes sont conviés et invitent des champs d’activités comme celui de la curation à s’inventer chaque jour sous de nouveaux développements. L’application de ce protocole dans l’actualité quotidienne fait face à l’accroissement de très nombreux administrateurs autoproclamés. Dans une certaine mesure, le commissariat d’exposition participe à l’élection de certains artistes au détriment d’autres. Certains d’entre eux, poursuivant fréquemment des activités annexes, et ne possédant pas immanquablement le cursus type d’accès à l’exposition (comme les écoles des beaux-arts et les résidences), peuvent désormais s’affranchir des galeristes. Ils diffusent leurs travaux dans des espaces virtuels qui fédèrent autour de ces micro-événements des discours et des relais.

A l’image des logiciels aptes à débusquer les espions qui colonisent les mémoires informatiques avant de les détruire, le curateur est soutenu par une intelligence artificielle communautaire qui fonctionne selon des rituels propres qui se transmettent puis s’effacent mais surtout qui s’optimisent perpétuellement dans un système de variations et de déclinaisons à l’approche de toute menace de contrainte. Mercenaires contemporains, les curateurs conduisent le traitement et la sélection de l’information en suppléant l’incapacité à opérer des choix à partir de données promises à se démultiplier encore avec la vague annoncée de portails d’accès aux données et s’imposent aujourd’hui de façon prospective comme des piliers fondamentaux auxquels déléguer une partie importante de nos vies.


[1]              « Ce point est crucial, car on ne soulignera jamais assez que la nécessaire accumulation des ressources numériques doit aller de pair avec la mise au point d’outils d’exploitation intelligents. »à propos de la numérisation à la BNF. Bruno Racine, Google et le nouveau monde, Paris, éditions Perrin, 2011.

[2]              « Prenons l’exemple de la production scientifique. Dans ce domaine, le blog, en instituant un réseau interactif, peut être comparé à un « séminaire permanent », utile aussi bien pour renouveler les rapports entre enseignants et étudiants que pour faire progresser la recherche académique. » Bruno Racine, op. cit., p.27

[3]              « La « condition postmoderne » impose ce constat : le brouillage croissant des signes, leur dé-hiérarchisation, une constante remise en jeu de leur valeur. En une formule, le manque d’une « vérité » artistique certifiée, d’un dogme, de règles intangibles. » Paul Ardenne, Art, le présent. La création plasticienne au tournant du 21e siècle, Paris, éditions du regard, 2009, p.10

[4]              Nicolas Bourriaud, Radicant, pour une esthétique de la globalisation, Paris, Denoël, 2009

[5]              Jérôme Glicenstein, L’art : une histoire d’expositions. Paris, PUF, 2009, p.66

[6]              Paul Ardenne, op. cit., p.11

[7]              Jérôme Glicenstein, op.cit., p.64

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