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Le problème de la limite chez Kant au prisme du sublime (2/2)

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Jeanne Etelain, doctorante à la New York University.

 

Le problème de la limite chez Kant est à la fois le problème que s’est posé Kant, à savoir déterminer les limites de la raison humaine, et en même temps le problème que Kant pose à sa suite, celui d’un accès limité au monde. Après avoir rappelé les termes de ce problème dans la philosophie critique, nous proposons de le mettre en perspective avec l’analytique du sublime. L’examen de l’objet à l’origine du sentiment du sublime, à savoir le sans-forme, pourrait conduire (ce que ne fait pas Kant) à envisager la possibilité d’une expérience brute fournie par les sens en dehors des formes de l’esprit.

Mots-clés : Kant, limite, sublime, transcendantal

 

Cet article est la deuxième partie d’un article du même auteur, publié le 29 mai 2017. Pour lire la première partie, cliquez ici.

 

Sentir (à) la limite

Ainsi à la question de la détermination des limites de la raison, Kant répond que la connaissance est limitée aux phénomènes par les conditions de possibilité de l’expérience, à savoir les formes transcendantales de l’esprit que sont les intuitions et les concepts purs. Mais, si la raison a tendance à se porter au-delà des limites qui lui sont assignées, et à tomber dans l’illusion transcendante, il n’en reste pas moins qu’elle peut légitimement se porter à la limite, au niveau des idées, et accéder par-là à une connaissance des limites elles-mêmes.

Cependant, le sentiment du sublime, autre type de plaisir esthétique qui se distingue du beau, semble se situer sur une autre limite qui fait alors trembler l’édifice kantien et opère une brèche dans la phénoménalité.

tennis-court-443276_1280L’analytique du sublime menée dans la Critique de la faculté de juger[1] soulève effectivement le problème de la rencontre avec un objet qui, selon Kant, se caractérise par « l’absence de forme[2] » (« Formlosigkeit ») et « une dimension d’illimité[3] » (« Unbegrenztheit »). Cette chose échapperait au travail de mise en forme des données sensibles par l’imagination dont le travail est de les synthétiser selon les catégories de l’entendement pour les transformer en objets d’expérience. Alors que le terme d’objet, dans le lexique kantien, désigne un donné qui a été unifié par les formes de la sensibilité puis de l’entendement dans une représentation pour la conscience, l’analytique du sublime ferait alors apparaître une nuance qui n’est pourtant pas théorisée par Kant : au sein de la phénoménalité, de tous les phénomènes, il faudrait distinguer les objets formés des objets sans forme. Autrement dit, aux côtés des choses en soi qui sont les choses indépendantes de toute relation à un sujet et des objets formés par l’esprit, il existerait aussi des choses avec lesquels nous sommes en relation, mais indépendamment des formes de notre esprit (nous laissons à dessein cette formulation ambiguë, puisque l’enjeu est là). C’est cet impensé du texte kantien que nous souhaiterions alors explorer, ne serait-ce que dans sa dimension spéculative : l’examen du sublime pourrait conduire à considérer qu’il existe quelque chose d’autre qui se situe au bord de l’expérience comme sa condition de possibilité et dessine un autre rapport de la pensée avec le monde que nous désignerons sous l’expression de sentir pur.

Or, au contraire, Kant fait de l’analytique du sublime un levier suprême du suprasensible dans son principe comme dans sa finalité. Contrairement à l’opinion répandue, ce qui provoque le sentiment du sublime ne se trouve aucunement dans les objets de la nature, mais « en nous ». Plus précisément ce qui provoque le sentiment du sublime, c’est la prise de conscience de notre nature et de notre destination morale face à l’échec de notre pouvoir sensible. En effet, l’esprit rencontre un objet sans-forme qui présente de façon contradictoire à la fois une dimension de totalité et une dimension d’illimité, que ce soit une grandeur (sublime mathématique) ou une force sans limite (sublime dynamique), en bref une pure quantité au-delà de toute mesure des sens qui fait violence au pouvoir de l’imagination incapable d’en faire la synthèse et d’en donner une présentation adéquate aux concepts de l’entendement. Le pont jeté entre la sensibilité et l’entendement qu’incarne l’imagination est brisé de sorte que la pensée s’emporte au-delà de ses limites. La raison se réveille, excitée par ce sentiment d’une présentation impossible qui lui rappelle la nature de ses idées, et vient remplacer l’entendement dans le défi lancé à l’imagination. Ainsi l’esprit s’émerveille du pouvoir de la raison à penser ce qui se situe au-delà de l’expérience possible.

Il s’ensuit que, dans le sentiment du sublime, la pensée jouit de la transgression de ses propres limites, l’imagination sommée de présenter un imprésentable sans y parvenir et la raison subsumant une intuition sensible à un de ses concepts. Tout ceci a été très bien analysé par Lyotard :

Le sentiment sublime s’analyse en un double défi : l’imagination placée aux frontières de ce qu’elle peut présenter se fait violence pour présenter au moins qu’elle ne peut plus présenter. La raison, de son côté, cherche, déraisonnablement, à violer l’interdit qu’elle s’impose et qui est proprement critique, l’interdit de trouver dans l’intuition sensible des objets correspondant à ses concepts. Sous ces deux aspects, la pensée défie sa propre finitude, comme fascinée par sa démesure[4].

La pensée est conduite aux limites de l’imagination et de l’entendement, qui donnent le relai à la raison, de sorte qu’elle touche à sa propre limite. La pensée jouissant de la pensée, Kant en tire la conséquence que le sentiment du sublime exprime une « finalité interne » du sujet par contraste avec le plaisir esthétique qui exprime une « finalité formelle subjective de l’objet[5] ». Dans le sentiment du sublime, l’esprit jouit de sa nature suprasensible, alors que, dans le sentiment du beau, l’esprit jouit de la représentation d’un objet dont la forme paraît tellement adéquate au libre jeu de ses facultés, l’imagination et l’entendement rivalisant de formes et de concepts pour déterminer l’objet de l’intuition, qu’elle semble comme prédéterminée pour elles et esquisse une finalité de la nature pour le sujet transcendantal. Autrement dit, dans le cas du beau, le sujet s’éprouve en harmonie avec le monde, alors que, dans le cas du sublime, il s’éprouve en rupture avec lui puisque ce dernier se présente comme disproportionné par rapport aux facultés du sujet. Voilà pourquoi, dans la perspective d’un usage pratique de la raison pure, que la finalité de la nature permet d’espérer, Kant considère la question du sublime comme un « simple appendice[6]  » à sa philosophie critique.

Cependant, il ne faut pas oublier que le sentiment du sublime est « un plaisir qui ne surgit qu’indirectement » et qui plus est « mérite d’être appelé un plaisir négatif[7] ». En effet, il est précédé d’un sentiment de peine, « d’un arrêt momentané des forces vitales[8] », face à une nature qui se manifeste « dans son chaos ou dans son désordre et ses dévastations les plus sauvages et les plus déréglées[9] ». Ce n’est pas l’océan qui est sublime, « sa vision est horrible[10] », mais toujours l’effusion de la pensée. Pourtant même si l’analyse distingue deux temps du processus sublime, elle est systématiquement conduite à partir du subjectif. Selon nous, il semble que Kant n’accorde que trop peu d’importance à ce qui rend possible le sublime à savoir « un objet (de la nature) dont la représentation détermine l’esprit à concevoir la pensée de ce qu’il y a d’inaccessible dans la nature en tant que présentation des Idées[11] ». Ainsi seul le moment subjectif du sentiment déplaisant provoqué par une « contre-finalité » de la nature, par ailleurs absolument opposé au second moment subjectif du sentiment de plaisir pris à une finalité suprasensible, est souligné au dépend du moment objectif d’un rencontre avec « un objet (de la nature) ». Pourtant, pour que l’imagination soit laissée si interdite, pour que la raison soit ainsi exaltée, il doit bien y avoir la présence de quelque chose qui force à penser. Ce n’est pas parce que cette chose est irreprésentable, d’une part, et seulement pensable, d’autre part, qu’elle n’existe pas.

Au contraire, le sentiment du sublime est un jugement réfléchissant, différent du jugement déterminant qui subsume sous un concept, par lequel la pensée fait retour sur elle-même et se sent penser – ce qui vaut à Lyotard de parler « d’une sorte de pré-logique transcendantale[12] ». Dans ses Leçons sur l’Analytique du sublime, l’auteur s’interroge effectivement sur le statut de la réflexion dans la troisième Critique. Il en déduit deux principes : un aspect tautégorique par lequel la pensée se sent elle-même et une fonction heuristique par laquelle elle découvre la manière dont elle fonctionne. En d’autres termes, l’expérience esthétique serait au fondement de l’entreprise critique qu’elle viendrait justifier : la pensée prend conscience d’elle-même, mais ne possède pas les moyens de théoriser les conditions de sa possibilité, d’où la nécessité de mener un examen critique. Lyotard parle à ce titre d’une théorie de la « sensation pure[13] » par laquelle la pensée est réduite à sa faculté de « sentir, c’est-à-dire de juger im-médiatement[14] ».

Cependant, Lyotard s’intéresse avant tout à l’aspect réflexif de cette pensée qui se sent elle-même alors que nous souhaiterions attirer l’attention sur l’aspect transitif de la pensée qui sent quelque chose. Autrement dit, nous souhaiterions pousser plus loin cette théorie de la sensation pure en insistant sur le moment objectif de la rencontre de la pensée avec un objet. Car pour penser, il faut bien que quelque chose fasse penser, qu’il y ait une rencontre, ou plutôt un sentir. Finalement, il est plus juste d’analyser le sublime comme un processus à trois temps : a) le premier serait celui de la rencontre avec un objet sans forme qui serait sentie comme telle, b) le deuxième serait le sentiment de terreur et d’horreur du fait que le pouvoir de l’imagination de mettre en forme est excédé, c) le troisième serait le sentiment du sublime à proprement parler, provoqué par le réveil de la raison qui jouit alors d’elle-même. Il convient donc de comprendre plus en avant le caractère de l’objet qui suscite les Idées du sublime en nous.

Ce qui éveille le sentiment du sublime, dit Kant, est un objet sans forme. Dans la perspective de Kant, le sans-forme désigne un objet qui fait violence au travail de mise en forme de l’esprit qui est supposé opérer une liaison des données de l’intuition sensible grâce au travail de synthèse de l’imagination et transformer la sensation en « image » conformément aux catégories de l’entendement. Plus précisément, le sans-forme serait une sensation qui défie le pouvoir actif de synthèse de l’imagination de sorte qu’elle ne se constituerait pas en représentation pour la conscience. Alors que, selon Kant, la sensation est toujours immédiatement mise en forme par les intuitions pures de l’esprit, il nous semblerait toutefois que le sans-forme présenterait également un défi à la sensibilité. L’objet à l’origine du sentiment du sublime est effectivement décrit comme une quantité incommensurable, une totalité illimitée, sans extension spatiale. Ainsi le sans-forme dépasserait la capacité des sens à synthétiser l’ensemble divers des données sensibles de l’expérience[15]. Il serait pourtant absurde d’en conclure que le sans-forme est situé au-delà du champ de l’expérience puisqu’il est clair que sa présence est nécessairement sentie par le sujet sans quoi le sentiment du sublime ne serait possible. Il doit donc se trouver que le sans-forme dépasse la mesure des sens, non pas les sens.

Par contre, en l’absence de formes, il resterait la matière du phénomène à savoir une rhapsodie de sensations brutes qui se tiennent au bord de l’expérience. Le sans-forme pourrait donc être rapproché de la matière non-formée du phénomène qui n’est pas pensable dans une représentation, seulement sentie. Dans sa rencontre avec l’objet sans forme donc, le sujet transcendantal se trouve à l’extrême limite de sa pensée et aperçoit le dehors absolu qui fonde ses représentations. Le paradoxe de l’absolu est qu’il n’est jamais donné dans une représentation, mais qu’il doit toujours être présent « derrière » les phénomènes comme leur matière. L’absolu est donc une présentation sans représentation qui est toujours appelée à être pensée au-delà. Mais comme l’absolu est l’impensable lui-même, pour rester ce qu’il est, lui le sans-relation, il doit obliger la pensée à se replier sur elle-même. Dans son passage à la limite, la pensée, horrifiée à la vision de ce qui lui est absolument étranger, face à son tout-autre, trouve un refuge rassurant au sein de la raison. Face à l’impensable, la pensée se rencontre donc elle-même, d’abord sous une forme négative, puis positivement. Cette forme négative sous laquelle se signale l’impensable est l’objet sans forme qui se présente, la matière du phénomène qui résiste et que l’imagination est impuissante à se représenter, faisant basculer la pensée à sa limite. Je renvoie encore une fois à l’analyse qu’en fait Lyotard :

Des conditions a priori de possibilité doivent, par hypothèse, être elles-mêmes inconditionnées, sinon elles ne seraient pas a priori. Or si l’examen critique peut les établir comme telles, c’est qu’il peut apercevoir le néant de condition qui se trouve “ derrière ” elles. Autrement dit, la réflexion pousse l’analyse de ses propres conditions aussi loin qu’elle peut, en vertu de l’exigence critique elle-même. Elle touche ainsi à l’absolu de ces conditions, qui n’est que l’impossibilité pour elle de poursuivre plus en “ avant ” : absolu de la présentation, absolu de la spéculation, absolu de la moralité. Toute pensée est en effet une mise en relation, une “ synthèse ” dans la langue kantienne. Quand donc la pensée touche l’absolu, la relation touche le sans-relation puisque l’absolu est le sans-relation. Comment le sans-relation peut-il être “ présent ” à la relation ? Il ne peut y être “ présent ” que désavoué (comme entité métaphysique), interdit (comme illusion). Ce désaveu, qui est constitutif de la pensée criticiste, est l’aveu de son propre emportement. Elle s’interdit l’absolu pour autant qu’elle le veut encore. Il en résulte dans la pensée une sorte de spasme. Et l’Analytique du sublime est l’épure de ce spasme. […] Il expose l’“ état ” de la pensée critique quand elle touche sa limite extrême – un état spasmodique[16].

Ainsi le sublime poserait le problème de la différence entre penser une chose et la rencontrer, entre la représentation et ce qui se présente. Ce qui se présente à nous, ce qui apparaît, c’est d’abord le phénomène en tant que diversité sensible empirique qui n’a pas encore été constitué en objet pour l’esprit dans une représentation consciente. Kant rappelle que l’idéalisme transcendantal s’accorde en dernière instance d’un réalisme empirique : il n’y a pas de phénomènes sans une matière des phénomènes auquel cas la réalité ne serait qu’une apparence vide ou une production du sujet. Toute la stratégie kantienne consiste à dire que cette matière est mise en forme par les facultés transcendantales du sujet, de sorte que nous n’avons accès qu’à sa relation avec nous, jamais à son en-soi non formé, qui reste au dehors du champ de l’expérience, mais que néanmoins elle doit être admise, bien qu’inconnaissable, comme ce qui se trouve à son fondement. Si la matière du phénomène est fournie par la sensation, elle est, selon Kant, toujours déjà mise en forme par l’esprit et à commencer par la sensibilité.

Or il nous a semblé que le sans-forme soulèverait aussi l’enjeu d’une expérience brute fournie par les sens, une sensation ou un sentir pur, résultant de la rencontre avec une chose dont la matière, qui n’accède pas au statut de représentation et en reste au divers sensible, serait située en-deçà ou au-delà du pouvoir de mise en forme transcendantale. Il ne s’agit pas de confondre la chose en soi avec la matière du phénomène, mais comme nous l’avons dit, de faire une distinction au sein même de la phénoménalité entre la forme et le sans-forme. L’objet sans-forme ne serait donc pas la chose en soi, mais sa matière brute, son résidu irréductible, sa réalité effective qui se présente au sujet sur la pointe du transcendantal dans un sentir pur. L’impensable qui ne peut être pensé mais seulement senti, telle serait l’ultime limite de la phénoménalité ouverte sur le dehors absolu que Kant n’aurait pas réussi à penser.

Ainsi le sublime reposerait le problème des limites, celle d’une expérience sensible située à la limite des frontières de la pensée. Nous voyons dans quelle mesure le problème de la limite reste au fond un problème au sens fort du terme pour Kant, à savoir un problème irrésolu. Bien qu’il affirme la nécessité de penser la limite, et même plutôt de penser à la limite, il énonce dans le même temps son impossibilité fondamentale et se réfugie en dernière instance à l’intérieur du territoire délimité qu’il vient d’assigner à la pensée. Le sentiment du sublime incarne ce moment où la pensée se retranche en elle-même face à la matière qui déborde les formes de son esprit et se protège de « l’illusion consistant à vouloir voir quelque chose par-delà les limites[17] ». Le problème que pose Kant n’est pas d’avoir ignoré une expérience immanente indépendamment des formes transcendantales de la pensée, c’est-à-dire une expérience qui n’excède pas les limites de l’expérience, seulement les limites de l’esprit, mais d’avoir affirmé son impossibilité fondamentale. Ainsi le sentir pur comme ultime limite ou pointe extrême du transcendantal reste la frustration permanente de la philosophie kantienne.



[1] CJ, p. 225-263.

[2] CJ, p.228.

[3] CJ, p. 225.

[4] Jean-François Lyotard, Leçons sur l’Analytique du sublime, Paris, Galilée, 1991, p. 75.

[5] CJ, p. 169.

[6] CJ, p. 228.

[7] CJ, p. 226.

[8] Idem.

[9] CJ, p. 227.

[10] Idem.

[11] CJ, « Remarque générale », p. 251, souligné dans le texte.

[12] Lyotard, Leçons sur l’Analytique du sublime, op. cit., p. 48.

[13] Lyotard, Leçons sur l’Analytique du sublime, op. cit., p. 61.

[14] Idem.

[15] Cela expliquerait peut-être pourquoi Kant parle d’une « absence de forme  » (« Formlosigkeit »), d’une informité, et non pas seulement d’une difformité : l’objet qui suscite le sentiment du sublime présente des formes mal définies tant et si bien que l’esprit n’arriverait pas à le mettre en forme conformément à ses principes.

[16] Lyotard, Leçons sur l’Analytique du sublime, op. cit. p.76

[17] CJ, p. 258.

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