Culture et sentiment au XVIII° siècleHistoire des idéesune

Le sentiment esthétique est-il analysable ?

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Sur une évolution de la pensée de Condillac

Laetitia Simonetta

 

Résumé : Le sentiment, compris comme jugement esthétique, représente une véritable pierre de touche pour le projet empiriste radical de Condillac. Dans ses premiers écrits, celui-ci entend montrer qu’on peut rapporter les jugements émis face aux œuvres, qui semblent relever du « coup d’œil », à une éducation esthétique, fondée sur des jugements passés et une familiarité avec les modèles artistiques. Toutefois, Condillac a peu à peu fait évoluer sa position, jusqu’à reconnaître que le sentiment esthétique ne se réduit pas aux connaissances qu’on a acquises en ce domaine : il concède qu’elles risquent même, lorsqu’elles sont trop nombreuses, de faire disparaître tout sentiment. Il doit alors, pour restituer fidèlement ce fait qu’est le sentiment esthétique, faire évoluer les principes de son empirisme, parmi lesquels figure l’exigence de l’analyse.

Abstract : The « sentiment », understood as an esthetic judgement, is a real touchstone for Condillac’s radical empiricist project. In his early works, he intends to show that the kind of judgment we make when we appreciate a painting, which seems to happen in the “blink of an eye”, is actually derived from an esthetic education, grounded in former judgments and a long acquaintance with artistic models. However, Condillac progressively changed his mind and tended to recognize that the esthetic sentiment cannot be reduced to an acquired knowledge: he even admitted that the latter sometimes prevents us from having any sentiment at all, when looking at a painting. Condillac, then, went on to change the very principles of his own empiricism – including the necessity of analysis – in order to explain what it is like to have an esthetic sentiment.

 

Condillac ayant introduit l’empirisme lockéen en France, et ayant défendu le projet qui lui est associé de débusquer derrière les prétendues idées innées des idées acquises, il traite sans cesse de la « culture », au sens où il ne cesse de montrer que rien n’est simplement donné. Toute connaissance, ne seraient-ce que les idées sensibles et les opérations de l’âme, suppose une acquisition. Les dispositions naturelles n’existent qu’en étant cultivées par leur rencontre avec les objets extérieurs. Or, une seule capacité semble innée selon lui : c’est le sentiment. Celui-ci désigne d’abord la capacité d’éprouver des sentiments de plaisir et de douleur : dès l’instant que la statue du Traité des sensations reçoit des impressions, elle jouit ou elle souffre. La capacité d’être affectée n’a pas à être formée ; en revanche, elle est au principe de toute acquisition, comme le montre bien le Traité de 1754 :

Mais puisqu’il [l’étonnement] ne l’augmente [l’activité des opérations de l’âme], qu’en faisant remarquer une opposition plus sensible entre les sentiments agréables et les sentiments désagréables, c’est toujours le plaisir et la douleur qui sont le premier mobile de ses facultés[1].

Compris comme capacité à être affecté, le sentiment se situe en amont de toute culture. Ce que Condillac appelle le « sentiment fondamental » constitue aussi une limite à son empirisme radical : il désigne par cette expression l’impression confuse que la statue a de son existence lorsqu’elle est bornée à l’exercice du toucher[2]. C’est un toucher interne à la statue, précédant la rencontre du corps et des objets extérieurs. Ce serait un sentiment irréductible à la sensation venue de l’expérience externe et, dès lors, disponible avant tout apprentissage. Enfin, la dernière acception du sentiment pourrait encore laisser penser que tout n’est pas de l’ordre de la « culture » chez Condillac : le sentiment esthétique, qui désigne dans le Traité des animaux de 1755 l’instinct appliqué au beau, et qui prend aussi le nom de goût[3]. Ce dernier, cependant, entretient un rapport à la culture beaucoup plus complexe que les deux premiers types de sentiment. Le lecteur de Condillac sait depuis le Traité des sensations que cet instinct apparent est un leurre, du même ordre que celui produit par les perceptions habituelles des objets extérieurs. Dans les deux cas, il s’applique à montrer que ces deux espèces de perceptions reposent sur un véritable travail qui forme la capacité de sentir et de bien sentir. Contre ceux qui, comme l’abbé Du Bos[4], considèrent que tout homme dispose d’un instinct pour juger de la beauté, Condillac affirme que le goût ou le sentiment esthétique est véritablement culturel, subordonné à un apprentissage technique. La particularité de ce sentiment, par rapport aux perceptions sensibles, est d’être issu de connaissances artistiques et non seulement de simples habitudes perceptives. Même si Condillac ne pose pas la question en ces termes, il conduit ainsi à réfléchir, à propos du cas du sentiment du beau, à la façon dont la culture « se sédimente » en nous et détermine nos perceptions : avons-nous conscience des normes par rapport auxquelles nous jugeons ? Devrait-on toujours mobiliser les raisons qui rendent possibles notre sentiment pour éviter de lui prêter à tort la force de l’évidence ? La valeur du sentiment est-elle proportionnée à la culture de celui qui juge ? Nous voulons montrer que la position de Condillac évolue sur cette question et témoigne d’une attention accrue à un certain type de faits, d’ordre esthétique, venant assouplir les principes de son empirisme.

Le Traité des sensations : le sentiment, un principe de connaissance indépendant de toute acquisition ?

Après l’Essai sur l’origine des connaissances humaines de 1749, tout l’enjeu du Traité des sensations de 1754 est de fournir une genèse complète des opérations et des connaissances de l’âme. Condillac combat ainsi le préjugé d’après lequel l’homme serait capable de porter certains jugements de façon spontanée, sans avoir appris à les faire, et de recevoir ainsi des idées de façon immédiate. La vue est celui de nos sens qui semble le plus apte à nous fournir naturellement des connaissances sur le monde extérieur[5]. Mais, comme pour toutes les idées qui semblent innées ou naturelles à l’homme, l’origine de l’idée d’espace et des idées de figure est désormais inapparaissante, occultée par l’effet de l’exercice et de l’habitude qui ont permis de transformer une incapacité – ici celle de l’œil – en un pouvoir réel de juger. L’existence du jugement de goût  semble confirmer que la vue détient un pouvoir judicatif inné se manifestant dans une forme de sentiment. Condillac utilise ainsi à plusieurs reprises dans le Traité de 1754 l’exemple du jugement formulé devant un tableau pour montrer qu’il s’enracine dans un apprentissage, afin de convaincre son lecteur qu’il en est de même dans l’activité quotidienne de l’œil. D’après lui, on n’est capable de juger d’un objet de façon semble-t-il immédiate qu’à la condition d’en avoir déjà fait l’analyse détaillée ; le sentiment dans l’art ainsi que la vision pure et simple des objets sont des illusions qui s’expliquent par la rapidité de jugements habituels.

Ce parallèle entre jugement esthétique et vision est d’abord mobilisé par Condillac pour montrer que ce qui est traditionnellement identifié comme sensible propre de la vue, objet d’un discernement immédiat, à savoir la couleur, ne donne pas directement lieu à une idée distincte mais à une perception confuse[6]. Quand la statue aperçoit plusieurs couleurs en même temps, « son attention trop partagée les embrasse confusément[7] » et n’est pas capable de les distinguer. Ainsi :

Il est vraisemblable qu’elle est [= la statue] par rapport à deux ou trois couleurs qui s’offrent à elle avec quantité d’autres, comme nous sommes nous-mêmes par rapport à un tableau un peu composé, et dont le sujet ne nous est pas familier. D’abord nous en apercevons les détails confusément ; ensuite nos yeux se fixent sur une figure, puis sur une autre, et ce n’est qu’après les avoir remarquées successivement que nous parvenons à juger de toutes ensemble[8].

L’attitude que nous adoptons devant un tableau sert de modèle pour rendre compte du jugement que nous portons quotidiennement sur les sensations composées, c’est-à-dire sur les sensations qui sont reçues avec d’autres – comme quand plusieurs couleurs sont perçus en même temps. La statue commence à distinguer les couleurs lorsqu’elle fixe son attention sur chaque couleur prise isolément. Le passage de l’une à l’autre rend possible le jugement, défini comme la mise en rapport de deux idées que l’on compare[9]. La confusion de la perception initiale n’est donc pas relative à la quantité d’objets présentés mais à « l’exercice[10] » ou à l’entraînement des yeux, Condillac rapportant l’impression de confusion au peu d’expérience de l’organe :

Un peintre et moi nous voyons également toutes les parties d’un tableau : mais tandis qu’il les démêle rapidement, je les découvre avec tant de peine, qu’il me semble que je voie à chaque instant ce que je n’avais point encore vu. Ainsi donc qu’il y a dans ce tableau plus de choses distinctes pour ses yeux, et moins pour les miens[11] […].

D’un point de vue physiologique, le peintre et l’amateur sont sur un pied d’égalité : ils disposent des mêmes impressions sur leur rétine. La différence entre les deux visions vient de la distinction qui caractérise celle du peintre, rendue possible par l’expérience de son regard. Cela signifie que, selon Condillac, la connaissance du peintre en la matière ne se manifeste pas dans sa capacité à avoir au premier regard une impression d’ensemble sur le tableau, qui lui permettrait de formuler un jugement unifié sur cette œuvre, mais dans celle de percevoir les détails du tableau. Au contraire, l’œil de l’amateur tend à confondre chaque partie avec les autres et à ne retenir ainsi qu’un élément du tableau ; de même, la statue ne remarque qu’une seule couleur parmi toutes celles qu’elle voit, les autres demeurant invisibles à ses yeux. Ce n’est que lorsque, à l’instar de l’amateur en peinture, elle commence à considérer les couleurs successivement qu’elle arrive à les démêler. Le but de cet exercice est qu’elle parvienne, comme le peintre, à remarquer plusieurs couleurs en même temps. Un nouvel exemple pris au jugement esthétique montre que l’impératif de l’analyse s’applique aussi à la perception distincte des figures :

Qu’on nous offre un tableau fort composé, l’étude que nous en faisons ne nous échappe pas : nous nous apercevons que nous comptons les personnages, que nous en parcourons les attitudes, les traits, que nous portons sur toutes ces choses une suite de jugements, et que ce n’est qu’après toutes ces opérations que nous les embrassons d’un même coup d’œil[12] […].

Selon Condillac, la force du peintre n’est pas de pouvoir juger du tout au premier coup d’œil – et ainsi d’éprouver un sentiment esthétique – mais d’avoir en tête une multitude de jugements sur les détails du tableau dont il garde une vision distincte même dans le « coup d’œil » final[13]. Cette expression signale qu’il consent à l’apparence d’instantanéité du jugement esthétique, même s’il veut montrer qu’il n’y a là qu’une apparence, qui cache une suite d’inférences. Le recours au domaine esthétique est instructif sur la conception qu’en a Condillac : le jugement de goût combine à ses yeux un aspect rationnel et discursif incontestable et une disposition à juger de façon immédiate, en un coup d’œil. Alors que le premier aspect prime pour la démarche génétique qui l’occupe, il est forcé de reconnaître le caractère synthétique du jugement que l’homme éduqué porte devant une œuvre d’art et que tout un chacun porte sur les figures des objets qu’il regarde, qui occulte l’opération du jugement pourtant présente jusqu’à la fin. Remarquons que, comme pour maintenir la pertinence du premier aspect et ainsi la preuve qu’il apporte à ses arguments, il précise que le tableau que nous sommes invités à juger dans son expérience de pensée est « fort composé » : devant ce type d’œuvre, l’attention que nous donnons aux détails est effectivement frappante. Le second aspect, l’apparence d’immédiateté du jugement, est rapporté à l’habitude, laquelle a contribué à développer en l’homme une habileté à parcourir très rapidement la « suite de nos jugements[14] ». Dans le Traité de 1754, l’abbé refuse ainsi de reconnaître l’existence d’un pouvoir de juger d’un objet avant tout examen ; même dans le cas de l’œuvre d’art, il est faux, comme le soutiennent certains de ses contemporains, que le sentiment puisse saisir en un instant la valeur de l’ensemble de l’œuvre. Comme toute perception, le sentiment esthétique suppose une éducation.

Le Traité des animaux : quelle est l’autonomie du sentiment par rapport à la culture qui l’a rendu possible ?

Dans le Traité des animaux de 1755, Condillac trouve une nouvelle occasion de développer la voie ouverte par l’Essai de 1749 : la critique qu’il y mène de la notion d’instinct est pour lui une nouvelle occasion de faire la genèse des idées et des opérations de l’âme[15]. Loin que Condillac défende l’idée que l’instinct est une connaissance spécifique à l’animal dont le propre par rapport à la connaissance réfléchie serait d’être spontanée, il en fait un mythe né de l’incapacité des hommes à remonter à l’origine des connaissances animales aussi bien qu’humaines. Ni l’instinct n’est l’apanage des bêtes, ni la réflexion celui des hommes. Animaux et hommes, à force de répéter leurs jugements, développent des formes d’instinct. C’est dans ce contexte qu’il rappelle qu’il est d’usage de nommer « sentiment, goût[16] » l’instinct appliqué au beau. De même que l’instinct pratique et que l’instinct qui s’applique à la recherche de la vérité, le sentiment désigne une méthode devenue familière ou une habitude de juger qu’on s’est appropriée, et qui, selon Condillac, porte plus spécifiquement sur les objets des beaux-arts. La nouveauté du Traité de 1755 est que le sentiment esthétique n’est plus abordé au détour d’une analyse des perceptions quotidiennes mais théorisé pour lui-même. Condillac montre que ce qui s’apparente à une perception immédiate de la beauté est fondé sur une véritable culture du goût :

Quand un peintre, par exemple, veut former un élève, il lui fait remarquer la composition, le dessin, l’expression et le coloris des tableaux qu’il lui montre. Il les lui fait comparer sous chacun de ces rapports : il lui dit pourquoi la composition de celui-ci est mieux ordonnée, le dessin plus exact, pourquoi cet autre est d’une expression plus naturelle, d’un coloris plus vrai : l’élève prononce ces jugements d’abord avec lenteur, peu à peu il s’en fait une habitude ; enfin, à la vue d’un nouveau tableau, il les répète de lui-même si rapidement, qu’il ne paraît pas juger de sa beauté ; il la sent, il la goûte[17].

L’appréhension esthétique de l’élève éduqué cache un long processus d’apprentissage basé sur la multiplication des comparaisons entre différents tableaux, qui donne lieu à ce qu’on appelle, au XVIIIe siècle, le goût de comparaison. Le jugement de goût n’est pas réductible à une impression subjective de plaisir ou de peine ; il se fonde au contraire sur une familiarité avec les principes artistiques ordonnant la production des beautés de l’art et sur une connaissance du patrimoine culturel. À la suite de son professeur, l’élève peut rendre raison de ses jugements en disant pourquoi telle œuvre est plus belle qu’une autre[18]. Ce passage pose une nouvelle question : si l’on ne juge que par comparaison avec d’autres œuvres, le jugement peut-il vraiment s’opérer dans cette perception simple qu’est le sentiment ? La dernière phrase peut donner lieu à deux lectures.

Une première hypothèse invite à conclure que la perception de la beauté, bien qu’elle prenne l’apparence du sentiment, s’assimile en fait à l’application rapide et inaperçue de jugements. Pour le prouver, Condillac installe l’élève devant un « nouveau tableau », face auquel, conformément aux principes qu’il a posés, il ne peut pas se fier à ses habitudes mais doit exercer sa réflexion[19]. Cette lecture est corroborée par la distinction proposée dans le Traité des sensations entre le peintre et l’ignorant : le premier ne se démarque pas du second par la perception instantanée de la beauté dont il serait capable mais par la rapidité des comparaisons qui se font dans son esprit devant le tableau. Ainsi, d’après cette première interprétation, dire que l’élève bien entraîné « ne paraît pas juger » sous-entend qu’en fait, il juge. Sa passivité apparente – il paraît goûter ou sentir passivement la beauté du tableau comme si celle-ci lui était donnée dans une perception simple – résulte de la rapidité des jugements qu’il opère. Toutefois, il nous semble qu’une autre lecture peut être faite de ce passage, un des premiers de l’œuvre de Condillac qui laisse penser que la beauté de l’œuvre n’est pas déduite dans une suite de jugements mais qu’elle est sentie. Selon cette hypothèse, ce qu’on appelle « sentiment ou goût » désigne un ensemble de jugements passés devenus familiers, qui constituent le socle ou la disposition à partir de laquelle l’individu juge de la beauté d’un nouveau tableau. Cette disposition s’apparenterait à une capacité de bien sentir qui, une fois constituée, saisirait ses objets dans une impression immédiate, non discursive. Pour aller dans le sens de cette interprétation, il est remarquable que Condillac précise que les jugements passés se « transforment[20] » dans ce que l’on nomme « sentiment, goût[21] ». L’instinct esthétique ou le sentiment serait le résultat des jugements passés, ce à quoi ils auraient finalement abouti. Ce serait seulement « dans les commencements » que « sentir ou goûter la beauté d’un objet » reviendrait à « juger de lui par comparaison avec d’autres[22] ».

L’insistance de Condillac dans l’ensemble du Traité des animaux ainsi que dans le Traité des sensations pour rapporter toute forme de connaissance immédiate à un enchaînement de jugements habituels ainsi que l’incise « il les répète de lui-même si rapidement » à propos de l’élève appréciant un nouveau tableau donnent raison à la première interprétation. L’impression de sentiment ne résulterait que de l’extrême rapidité du jugement. Cependant, en faveur de la seconde hypothèse, on sait depuis l’Essai que Condillac s’oppose à l’existence d’opérations inconscientes[23], thèse qui est difficilement conciliable avec l’idée que la perception de la beauté dans le sentiment cacherait des comparaisons insensibles. Condillac ne tranche pas clairement la question. En fin de compte, la difficulté est de déterminer sous quelles modalités la culture acquise détermine le sentiment : est-elle mobilisée de façon expresse par celui qui émet un jugement esthétique ? D’un côté, il est certain que l’élève du Traité des animaux, lorsqu’il éduque son goût, apprend à juger de la beauté des œuvres d’art « par comparaison avec d’autres[24] » : dans ce moment, c’est bien un jugement mobilisant expressément les normes culturelles qui conclut sur la valeur des objets considérés. Mais, une fois son goût constitué, l’élève l’applique à des tableaux considérés isolément. Par le sentiment ou le goût, l’homme semble détenir une capacité de juger qui diffère de celle mobilisée jusqu’ici dans la mesure où elle peut se prononcer sans comparaison explicite avec d’autres objets. La difficulté est que Condillac refuse de façon générale que le jugement puisse se passer de l’exercice de la comparaison – rappelons qu’il l’a défini comme la perception d’un rapport entre deux sensations que l’on compare c’est-à-dire que l’on sent en même temps. Le jugement esthétique ne devrait pas faire exception. On comprend ainsi sa réticence à dire que c’est le sentiment qui juge à partir de la seule impression présente et son insistance sur l’idée que les comparaisons que l’élève a faites sont sédimentées en lui : les jugements que l’élève répète à la vue d’un nouveau tableau sont tous ces jugements de comparaison que le peintre lui a appris à faire dans le temps de sa formation.

Portrait du médecin Alphonse Leroy - Jacques-Louis David

Portrait du médecin Alphonse Leroy – Jacques-Louis David

Quoiqu’il en soit, ce chapitre est bien à part dans les premiers travaux de Condillac car il laisse entrevoir la possibilité que le sentiment soit un jugement qui, dans le moment de son exercice, se passe de comparaisons et juge un objet en soi, par la seule impression qu’il fait sur le spectateur[25]. Néanmoins, malgré les concessions qu’il semble faire à l’expérience et à la forme du sentiment, l’abbé garde une position critique. Dans le Traité des animaux, la démarche génétique l’emporte, non pas simplement pour le plaisir de faire l’histoire de nos perceptions, mais car cette histoire comporte une valeur polémique : la croyance en « un goût naturel, inné, qui nous rend juges de tout sans avoir rien étudié[26] » favorise la naissance des préjugés. Condillac constate ainsi que, alors que les sentiments varient d’un homme à l’autre, chacun a pourtant la conviction d’avoir un sentiment qui se prononce de façon objective :

[…] chacun est prévenu que son sentiment est la mesure de celui des autres. Il ne croit pas qu’on puisse prendre du plaisir à une chose qui ne lui en fait point : il pense qu’on a tout au plus sur lui l’avantage de juger froidement qu’elle est belle ; et encore est-il persuadé que ce jugement est bien peu fondé : mais si nous savions que le sentiment n’est dans son origine qu’un jugement fort lent, nous reconnaîtrions que ce qui n’est pour nous que jugement peut être devenu sentiment pour les autres[27].

La formation du goût est à ce point incorporée que  celui qui juge par sentiment a l’impression que son sentiment est évident et universel, ne devant rien à un apprentissage ou à une réflexion historiquement située. L’homme qui juge par sentiment renverse les rapports de force : il attribue de la partialité à ce qu’il estime être un jugement et de l’objectivité à ce qu’il estime être un sentiment. De son point de vue, c’est le plaisir ressenti qui fonde le jugement esthétique et lui donne sa valeur, alors qu’en fait c’est l’analyse passée qui permet d’apprécier l’œuvre et d’en tirer du plaisir. Le sentiment esthétique se fait passer pour un principe absolu. Or, comme Condillac l’a montré dans le Traité des systèmes de 1749, les erreurs dans lesquelles tombe l’esprit humain sont dues au fait qu’il donne son adhésion à des idées dont il a perdu l’intelligence, parce qu’il n’est pas capable d’en comprendre la genèse ou la composition, parce qu’il est incapable, en somme, de les expliquer.

Dès lors, on peut résumer le problème par l’alternative suivante : d’un côté, si l’on choisit de mettre en évidence que le sentiment repose sur une culture du goût, on risque de ne pas restituer l’expérience du sentiment. De l’autre, si l’on veut respecter la forme du sentiment que notre jugement prend dans le cas de la beauté, on risque d’oublier que toute perception résulte d’une culture de nos capacités. Les textes plus tardifs manifestent son effort pour concilier ces deux éléments, c’est-à-dire comprendre comment il est possible que les références culturelles acquises et les jugements formulés dans le passé ne soient pas actuellement mobilisés au moment où l’esprit apprécie une nouvelle œuvre, tout en étant effectivement déterminants pour l’exercice du sentiment.

Le Cours d’études : concilier culture et sentiment

Résoudre l’alternative exposée plus haut revient à concilier la culture et le sentiment. Tel devient l’enjeu des écrits tardifs de Condillac consacrés au goût. Notons que l’abbé Du Bos, dans le cadre de sa défense du sentiment comme instance de jugement des œuvres de l’art, a rencontré le même problème. Chez lui cependant, le recours aux comparaisons, nécessaire à l’éducation du goût, n’empêche visiblement pas que celui-ci prenne la forme du sentiment :

Généralement parlant, on n’acquiert pas ici aussi bien qu’à Rome, le goût de comparaison. Ce goût se forme en nous-mêmes, et sans que nous y pensions. À force de voir des tableaux durant la jeunesse, l’idée, l’image d’une douzaine d’excellents tableaux se grave et s’imprime profondément dans notre cerveau encore tendre. Or ces tableaux qui nous sont toujours présents, dont le rang est certain, et dont le mérite est décidé servent, s’il est permis de parler ainsi, de pièces de comparaison, qui donnent le moyen de juger sainement à quel point l’ouvrage nouveau qu’on expose sous nos yeux, approche de la perfection où les autres Peintres ont atteint, et dans quelle classe il est digne d’être placé. L’idée de ces douze tableaux qui nous est présente, produit une partie de l’effet que les tableaux mêmes produiraient, s’ils étaient à côté de celui dont nous voulons discerner le mérite, et connaître le rang. La différence qui peut se trouver entre le mérite de deux tableaux exposés à côté l’un de l’autre, frappe tous ceux qui ne sont pas stupides[28].

Rappelons que Du Bos est connu pour avoir le premier défendu la légitimité du public ignorant des techniques artistiques à juger du mérite des œuvres, et ce grâce à un sentiment naturel. Ces lignes ont d’abord l’intérêt de relativiser l’immédiateté de la constitution du goût chez cet auteur. Pour notre sujet, elles montrent que le goût de comparaison n’implique pas que la comparaison effectuée au moment du jugement esthétique s’opère de façon discursive. L’explication de Du Bos demeure cependant maladroite car elle suggère que les tableaux sont présents à l’esprit au moment où il juge du nouveau tableau, pour servir de points de comparaison. Du Bos ne voit pas le problème ; Condillac, lui, affine sa théorie dans le Cours d’études pour tenter de rendre compte de cette situation.

La nouveauté de ce cours rédigé par Condillac pour l’instruction du prince de Parme est de rapporter le caractère inapparaissant des jugements qui sont présents dans la pensée par habitude à leur simultanéité et non plus à la rapidité de leur succession, comme cela apparaît dans le Discours préliminaire :

Il y a donc cette différence entre juger par habitude et juger par réflexion : que dans le premier cas, les jugements ne se remarquent pas, parce qu’ils se font tous ensemble ; et que dans le second, ils se remarquent, parce qu’ils se succèdent[29].

Les jugements habituels ne se remarquent pas car ils se font « tous ensemble », ou « au même instant » [30] comme il le reformule quelques lignes plus bas. Ainsi, du point de vue phénoménal, l’état de l’homme éduqué qui pense par habitude a ceci de commun avec celui qui n’a pas encore mis en œuvre sa réflexion que ses jugements se présentent à lui de façon non successive ; la différence est que l’homme éduqué, dans la mesure où il s’est déjà astreint au travail de l’analyse, a le pouvoir de saisir distinctement ses jugements. Cette tentative pour mieux rendre compte de l’expérience du sentiment entraîne une nouvelle difficulté : comment des jugements peuvent-ils rester démêlés, distincts, s’ils sont donnés tout ensemble ? Comment peuvent-ils être mobilisés « au même instant », alors même qu’ils ont pris, par l’analyse, une forme inférentielle[31] ? La difficulté n’a, semble-t-il, pas échappé à Condillac qui formule pour l’occasion une nouvelle distinction entre deux sortes de liaisons d’idées présentes dans les habitudes contractées par l’esprit. Celles-ci reposent toutes les deux sur le travail passé de la réflexion, qui ne se fait plus sentir en raison de sa familiarité pour l’esprit. Toutefois, dans la première, les idées s’associent « pour s’offrir toujours à nous, toutes au même instant » ce qui fait que « nous avons de la peine à les observer les unes après les autres[32] », alors que dans la seconde, les idées « se lient pour former des suites, nous les voyons se succéder, et une seule suffit pour en rappeler successivement plusieurs[33] ». Il est remarquable que Condillac prenne alors l’exemple du jugement esthétique pour illustrer le premier type de liaisons, où les idées se donnent tout ensemble, de façon confuse, alors même qu’elles ont passé l’épreuve de l’analyse :

C’est ainsi, par exemple, que le goût se forme d’après les habitudes que nous avons contractées. Il n’est que le résultat de plusieurs idées que nous avons liées ; et ces liaisons conservent en nous des modèles que nous n’examinons plus, et d’après lesquels nous jugeons rapidement du beau[34].

La position de l’abbé évolue pour mieux rendre compte du sentiment esthétique. Il considère désormais que, dans l’exercice du goût, les liaisons passées ne sont pas examinées ou mobilisées explicitement pour formuler le jugement esthétique. Ce dernier, s’il est éclairé par une culture esthétique, ne semble pas en lui-même discursif mais s’opère « rapidement », de façon irréfléchie. Néanmoins, même si l’influence des modèles culturels appropriés est seulement virtuelle, ils ne laissent pas de jouer un rôle normatif déterminant. Un autre passage du Cours d’études illustre cette idée :

Pourquoi trouve-t-on dans la Henriade de M. de Voltaire le style de l’épopée ; dans les tragédies de Racine, celui de la tragédie ; et dans les odes de Rousseau, celui du poème lyrique ? Et pourquoi serions-nous choqués si ces genres différents empruntaient le style les uns des autres ? C’est que chacun d’eux est dans notre esprit le résultat de différentes associations d’idées, d’après lesquelles nous jugeons, quoiqu’il nous soit difficile de dire en quoi elles consistent[35].

Les liaisons d’idées que nous produisons à propos des objets de l’art renvoient par exemple aux genres esthétiques que sont l’épopée, la tragédie ou la poésie lyrique. Nous avons dû apprendre les caractéristiques de ces différents genres pour être capables de les reconnaître dans les différentes pièces que nous lisons ou auxquelles nous assistons. Et pourtant, Condillac considère que nous ne sommes pas forcément en mesure de les définir, de dire « en quoi consistent » ces associations d’idées. Le cas de l’art met en œuvre un jugement qui s’opère dans cette impression confuse qu’est le sentiment – ainsi, nous serions « choqués » dans le cas d’un mélange des genres. Ce dernier agit indépendamment d’une réflexion distincte, même s’il s’appuie sur une solide culture.

Cette évolution de la position de Condillac qui tend à mieux décrire ce que nous ressentons quand nous jugeons d’un objet d’art, notre sentiment, s’accompagne d’une attention accrue à la spécificité des œuvres culturelles qui sollicitent ce type de jugement, comme c’est visible dans l’Art d’écrire. L’enjeu d’un rapport équilibré entre le sentiment et la culture apparaît alors : la permanence du moyen par lequel être sensible à ces œuvres. Autrement dit, il est nécessaire, pour que perdure ce qui fait l’essence des œuvres artistiques, à savoir leur effet sur la sensibilité, que le sentiment puisse apprécier celles-ci de façon autonome, sans mobiliser l’éducation culturelle sur laquelle il est pourtant fondé. La culture, si elle est sous-jacente, incorporée, ne doit pas être théorisée ou déployée, sans cela elle obstrue l’accès même à l’art, comme Condillac le montre dans un chapitre étonnant[36]. L’abbé y propose une généalogie du goût selon les époques, et explique que le beau est déterminé par les règles instituées lors de la dernière période artistique. Pour répondre à la question de savoir comment déterminer cette période dans laquelle on peut déceler les règles de l’art, Condillac formule la proposition suivante :

Mais quel est ce dernier terme ? Je réponds qu’un peuple ne le peut pas connaître lorsqu’il n’y est pas encore ; qu’il cesse d’en être le juge lorsqu’il n’y est plus, et qu’il le sent lorsqu’il y est[37].

C’est Du Bos qui semble s’être glissé sous la plume de l’abbé : le beau que vise l’art achevé ne peut être déduit par un raisonnement, que celui-ci soit a priori ou a posteriori, mais est seulement reconnu dans le sentiment du public de l’époque. Pour étayer cette sentence, Condillac propose une histoire du goût et de son objet, le beau. Le premier âge du goût est celui dans lequel les hommes, étant peu difficiles, exigent peu de règles pour l’art, et où, par conséquent, le beau est subordonné au plaisir : « tout ce qui plaît est beau ». Le deuxième âge est celui où s’amorce le progrès des arts : certaines normes de l’art commencent à apparaître, favorisant la conscience d’une différence entre les chefs d’œuvre et les œuvres auxquelles manque quelque chose pour qu’elles soient considérées comme belles. L’esprit d’analyse commence alors à soutenir l’activité de l’esprit dans l’imagination de beaux modèles d’après lesquels juger des œuvres. Le troisième âge marque la dégénérescence du goût : le plaisir esthétique diminue car les hommes commencent à s’habituer au beau et deviennent de plus en plus sensibles aux défauts des œuvres. La culture artistique conduit alors à la disparition du sentiment du beau :

Il arrive alors que, comme on juge avec plus de connaissance, on s’applique plus à voir les défauts qu’à sentir les beautés ; or nous en voyons toujours, parce que les ouvrages de l’art ne sont jamais aussi parfaits que les modèles que nous imaginons. Cependant le plaisir de discerner jusqu’aux plus légères fautes, affaiblit, éteint même le sentiment, et ne nous dédommage pas des plaisirs qu’il nous enlève. Il en est ici de l’analyse comme en chimie : elle détruit la chose en la réduisant à ses premiers principes. Nous sommes donc entre deux écueils. Si nous nous abandonnons à l’impression que le beau fait sur nous, nous le sentons sans pouvoir nous en rendre compte ; si, au contraire, nous voulons analyser cette impression, elle se dissipe, et le sentiment se refroidit. C’est que le beau consiste dans un accord dont on peut encore juger quand on le décompose ; mais qui ne peut plus produire le même effet[38].

Le dernier âge du goût, qui est aussi celui de sa disparition, correspond à l’apogée de la culture artistique. Celle-ci donne aux hommes la capacité à analyser l’effet ou l’impression que l’œuvre fait sur eux en débusquant les techniques à l’œuvre. Cette attitude analytique conduit à la perte de l’impression que fait l’œuvre dans son ensemble. La comparaison avec la chimie est éloquente : de même que l’élément chimique, le sentiment esthétique résulte de la composition de ses différents éléments. Il n’existe que dans ce « tout ensemble » et disparaît lorsque les parties sont dissociées les unes des autres. L’esprit ne peut percevoir ou sentir la beauté lorsqu’il a en même temps une perception distincte de ses principes, comprenant à la fois les techniques mises en œuvre et l’histoire culturelle qui a servi à la formation du jugement.

Le goût commence donc à tomber aussitôt qu’il a fait tous les progrès qu’il peut faire ; et sa décadence a pour époque le siècle qui se croit plus éclairé. Alors, parce qu’on raisonne mieux sur le beau, on le sent moins[39].

En même temps qu’on devient éclairé sur le beau, on perd la faculté de le sentir qu’est le goût. Être cultivé ne garantit pas qu’on ait du goût, bien au contraire. Même si le beau ne devient sensible que par la culture, celle-ci peut rendre insensible à la beauté et conduire à la « décadence » du goût. La culture devient un obstacle au sentiment de la beauté lorsqu’elle donne lieu à l’analyse des œuvres. Dès lors, plutôt qu’une culture qui s’exprime de façon théorique et favorise une telle attitude analytique, il convient, pour faire vivre le goût, d’en rester à une culture concrète, qui reste proche des œuvres mêmes :

Voulez-vous donc savoir en quoi la poésie diffère de la prose, et comment elle varie son style dans chaque espèce de poème ? Lisez les grands écrivains qui ont déterminé le naturel propre à chaque genre ; étudiez ces modèles ; sentez, observez, comparez. Mais n’entreprenez pas de définir les impressions qui se font sur vous, craignez même de trop analyser. Il faut le dire, rien n’est plus contraire au goût que l’esprit philosophique : c’est une vérité qui m’échappe[40].

Les principes de la métaphysique de l’abbé s’appliquent ici à la connaissance des arts : la cause des erreurs en la matière vient encore de la tendance à l’abstraction, qui fait perdre de vue les principes, qui, pour être bien déterminés, doivent être particuliers. En l’occurrence, ceux-ci désignent les œuvres culturelles elles-mêmes plutôt que les genres qu’elles illustrent. Celui qui développe de façon excessive son esprit d’analyse à propos du beau perd paradoxalement la faculté de le sentir ainsi qu’un discernement en ce domaine permettant de « savoir en quoi la poésie diffère de la prose ». On comprend, dès lors, pourquoi un peuple cesse d’être le juge du dernier terme des arts lorsqu’il n’y est plus et qu’il le sent lorsqu’il y est.

Si la culture – comprise comme formation perceptive et culturelle – est apparue comme une condition de l’exercice du sentiment, les derniers écrits de Condillac développent une conception plus nuancée, ou du moins plus attentive à la spécificité du sentiment compris comme instinct appliqué aux arts. L’abbé semble faire du sentiment une capacité de juger esthétique qui est certes rendue possible par l’éducation – déployée chez lui dans la forme de l’analyse –, mais qui ne peut s’y réduire. Condillac perçoit que le jugement esthétique manifeste un rapport ambivalent à la culture : s’il est éminemment culturel, en ce qu’il porte sur des artefacts et qu’il s’affine à proportion de l’expérience des œuvres, il n’est en tout cas pas rationnel. Le sentiment, finalement, s’oppose moins à la culture qu’à l’analyse et la réflexion. Ainsi, la pensée de Condillac assouplit l’exigence analytique qui était la sienne dans les premiers écrits pour être plus fidèle à la description du fait artistique. Enfin, elle offre une interprétation de la façon dont la culture se sédimente en nous au point de guider notre faculté de sentir et éclaire ce paradoxe que nous avons relevé à sa suite, selon lequel chacun possède un goût différent, qu’il pense pourtant être universel.

[1] Traité des sensations, II, II, 1-2, Genève, Slatkine Reprints, 1970, Œuvres complètes, t. III, p. 125. Nous citerons les œuvres de Condillac dans cette édition qui reprend l’édition des œuvres complètes de 1821-1822, faite à Paris par A. Théry, 16 volumes in-8 (désormais notée OC suivi du numéro du tome en chiffre romain).

[2] « Notre statue, privée de l’odorat, de l’ouïe, du goût, de la vue, et bornée au sens du toucher, existe d’abord par le sentiment qu’elle a de l’action des parties du corps, les unes sur les autres, et surtout des mouvements de la respiration : voilà le moindre degré de sentiment où l’on puisse la réduire. Je l’appelerai sentiment fondamental, parce que c’est à ce jeu de la machine que commence la vie de l’animal : elle en dépend uniquement », ibid., II, I, 1, p. 124.

[3] Le Traité des animaux de 1755 nommera explicitement « goût, sentiment », l’instinct appliqué au beau (II, V).

[4] « Les Peintres mêmes diront qu’il est en eux un sentiment subit qui devance tout examen, et que l’excellent tableau qu’ils n’ont jamais vu, fait sur eux une impression soudaine qui les met en état de pouvoir, avant aucune discussion, juger de son mérite en général : cette première appréhension leur suffit même pour nommer le noble Artisan du tableau ». Du Bos, Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, [1719],II, XXII, Sixième édition, Paris, Pissot, 1755, p. 344.

[5] La vue semble même surpasser les pouvoirs du toucher dans les jugements qu’on porte sur le monde extérieur : elle « juge des distances auxquelles il ne peut atteindre […] embrasse en un instant des objets qu’il ne parcourt que lentement, ou dont même il ne peut jamais saisir l’ensemble. » Traité des sensations, I, XI, 1, op. cit., p. 107.

[6] Il va ainsi plus loin que Cheselden et Locke, à qui il reconnaît le mérite d’avoir montré que l’œil n’avait pas la capacité de discerner les figures au premier regard.

[7] Traité des sensations, I, XI, 3, op. cit., p. 109.

[8] Ibid., I, XI, 4, p. 110-111.

[9] « Un jugement n’est donc que la perception d’un rapport entre deux idées que l’on compare », ibid., I, II, 15, p. 51.

[10] Ibid., I, XI, 4, p. 110-111.

[11] Idem.

[12] Ibid., p. 120

[13] L’influence de Leibniz est ici patente : le jugement de goût est un jugement de connaissance n’ayant pas été porté à son terme. Le « je ne sais quoi » dont on ne saurait rendre raison indique que l’analyse peut encore être poursuivie. Du point de vue de l’abbé, le connaisseur est celui qui est allé au bout de l’analyse du tableau.

[14] Idem.

[15] Dans cet ouvrage, l’abbé cherche à réfuter les conceptions de Descartes et de Buffon d’après lesquels les animaux sont soit – pour le premier – de purs automates, soit – pour le second – dotés d’un sentiment purement matériel, mais en tous cas dénués de la faculté de comparaison donnée par l’âme et des connaissances qui en dépendent. Voir Traité des animaux, I, V, OC III, p. 359. Au contraire pour Condillac : « Ainsi donc qu’un animal aperçoive hors de lui les couleurs, les sons et les odeurs, il faut trois choses ; l’une, qu’il touche les objets qui lui donnent ces sensations ; l’autre, qu’il compare les impressions de la vue, de l’ouïe et de l’odorat avec celles du toucher ; la dernière, qu’il juge que les couleurs, les sons et les odeurs sont dans les objets qu’il saisit. S’il touchait sans faire aucune comparaison, sans porter aucun jugement, il continuerait à ne voir, à n’entendre, à ne sentir qu’en lui-même. » Ibid., p. 360-361.

[16] Ibid., p. 419.

[17] Ibid., p. 419-420.

[18] Même si, comme Condillac l’explique aussi, cela n’empêche pas son jugement d’être parfois erroné.

[19] « Mais s’il faut se conduire d’une manière nouvelle, la réflexion devient nécessaire, comme elle l’a été dans l’origine des habitudes lorsque tout ce que nous faisions était nouveau pour nous. » Traité des animaux, II, 5, op. cit., p. 415.

[20] « Cet instinct n’est guère plus sûr lorsqu’il juge du beau ; la raison en sera sensible si on fait deux observations. La première, c’est qu’il est le résultat de certains jugements que nous nous sommes rendus familiers, qui par cette raison se sont transformés en ce que nous appelons sentiment, goût ; en sorte que sentir ou goûter la beauté d’un objet n’a été dans les commencements que juger de lui par comparaison avec d’autres. » Ibid., II, 5, p. 419.

[21] Précisons que, dès l’Essai, Condillac avait défini le goût d’une manière similaire : « Le goût est une manière de sentir si heureuse, qu’on aperçoit le prix des choses sans le secours de la réflexion, ou plutôt sans se servir d’aucune règle pour en juger. Il est l’effet d’une imagination qui, ayant été exercée de bonne heure sur des objets choisis, les conserve toujours présents, et s’en fait naturellement des modèles de comparaison. C’est pourquoi le bon goût est ordinairement le partage des gens du monde. » Essai sur l’origine des connaissances humaines, I, II, XI, OC I, p. 108. Toutefois, d’après ses propres critères, il n’avait alors procédé à aucune génération du goût mais s’était contenté d’en donner la définition ou la description.

[22] Traité des animaux, II, V, op. cit., p. 419.

[23] « Je crois n’avoir jusqu’ici attribué à l’âme aucune opération que chacun ne puisse apercevoir en lui-même ; mais les philosophes, pour rendre raison des phénomènes de la vue, ont supposé que nous formons certains jugements dont nous n’avons nulle conscience. » Essai, I, VI, I, op. cit., p. 172.

[24] Traité des animaux, II, V, op. cit., p. 419.

[25] La conclusion du Traité des animaux semble bien distinguer les modalités de l’instinct qui s’applique à la vérité de celles de l’instinct qui s’applique à la beauté : « Seul [l’homme] capable de discerner le vrai, de sentir le beau, il crée les arts et les sciences, et s’élève jusqu’à la divinité, pour l’adorer et lui rendre grâce des biens qu’il en a reçus. » Op. cit., p. 471. Nous soulignons.

[26] Traité des animaux, II, V, op. cit., p. 420.

[27] Idem.

[28] Du Bos, Réflexions critiques, II, XXIX, op. cit., p. 422. L’idée qu’existe un goût de comparaison est assez partagée à l’époque : voir par exemple Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, op. cit., part. II, chap. VIII. L’abbé y distingue la comparaison que l’on peut faire de l’œuvre d’art avec la belle nature qu’elle doit imiter et celle que l’on fait de l’œuvre d’art avec les autres œuvres d’art. Par rapport à Du Bos et Condillac, Batteux propose une compréhension véritablement affective du goût de comparaison : « Le degré de sentiment que cette Satyre m’a fait éprouver, est ma règle, pour juger de toutes les autres Satyres. […] Souvenez-vous de l’espèce et du degré de sentiment que vous avez éprouvé : ce sera dorénavant votre règle. » Ibid., p. 119-120. Le sentiment, synonyme ici de plaisir, sert de règle : ce qu’on compare ce sont les degrés de plaisir provoqués par les différentes œuvres.

[29] Grammaire, Discours préliminaire, OC VI, p. 273. L’Art de penser confirme cette évolution à propos du géomètre : « Quand, par exemple, un géomètre dit, les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits, cette proposition est une conséquence des jugements dont il a formé sa démonstration, et cette démonstration lui est si familière, qu’il ne tient qu’à lui de s’en représenter toutes les parties à la fois. Or je demande si son esprit ne fait pas alors, au même instant, toutes les opérations que fait successivement celui d’un élève qui apprend à démontrer cette vérité. » Art de penser, I, I, VII, OC V, p. 63. Nous soulignons. Ce passage, qui s’insère dans le développement relatif au jeune homme de Chartres est un ajout par rapport au paragraphe correspondant de l’Essai.

[30] Grammaire, op. cit., p. 274.

[31] La Grammaire (I, IV) fera la différence entre le jugement compris comme perception, où les idées ne se donnent que dans un chaos, et le jugement compris comme affirmation, qui ordonne les idées dans des propositions grâce aux signes artificiels.

[32] Grammaire, Discours préliminaire, op. cit., p. 274.

[33] Idem.

[34] Ibid., p. 275.

[35] Art d’écrire, IV, V, OC V, p. 477.

[36] Art d’écrire, IV, V. Condillac dit qu’il n’aurait pas été à la portée du prince dans le temps qu’il lui a fait lire l’Art d’écrire et qui n’a donc été fait que longtemps après.

[37] Ibid., OC V, p. 472.

[38] Ibid., p. 475.

[39] Idem.

[40] Idem.

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