Sciences et métaphysique

Adam ou l’innocence en personne – Recension

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Adam

Selon la Bible, lorsque Dieu créa l’homme, celui-ci était pur, sans péché et bienheureux. Il vivait nu au milieu de l’Eden, et ses œuvres n’étaient jamais souffrance. Au milieu de ce paradis aujourd’hui perdu, deux arbres, celui de la connaissance du bien et du mal, et celui de la vie. Dieu interdit formellement à Adam et à Eve d’en manger les fruits, mais le serpent tenta l’homme, l’amena à s’interroger, à remettre en cause la loi de Dieu et finalement à gouter au fruit défendu. La conséquence immédiate et tragique fût ce que l’on a coutume d’appeler la chute. L’homme changea alors radicalement : il prit conscience de sa nudité, le travail lui devint pénible et, surtout, il fût séparé de Dieu, « privé de sa gloire éternelle » comme le dit Paul dans l’épitre aux romains.

Tout le monde connaît cette histoire, le premier évènement de l’humanité. Il imposa à l’homme de se penser lui-même, mais il ne pouvait le faire que dans les limites imposées par sa nature spécifique. Qui était-il, lui qui n’était pas Dieu ? Le nombre de philosophes, penseurs, théologiens ou mystiques qui ont tenté de considérer cette nature humaine en tant que déchue, finie ou pécheresse est sans doute trop grand pour être appréhendé, en revanche, bien peu sont ceux qui ont tenté de décrire Adam tel qu’il pouvait être avant ce premier évènement.  La béatitude adamique correspond-elle à notre bonheur, le péché et la mort en moins ? C’est possible, mais c’est sans doute un peu trop évident à notre esprit, un peu trop ancré et déterminé par notre propre nature pour être véritablement pertinent. Adam dans sa pureté originelle était certes, physiquement et biologiquement, un homme, il n’en était pas moins absolument différent de nous. C’est cette réflexion qui sert de point de départ à l’ouvrage de Jean-Marc Rouvière, Adam ou l’innocence en personne.

L’auteur s’interroge sur la nature de l’homme tel qu’il a pu être dans cet état originel d’innocence en refusant de le penser de manière strictement négative. Il tente de considérer Adam dans son originalité, et non pas dans ce qu’il a de commun ou de différent avec l’homme tel que nous le connaissons maintenant. Grâce aux cinq méditations qui composent Adam ou l’innocence en personne, l’auteur s’efforce d’éclairer ce qu’a pu être un homme totalement innocent. Cette œuvre qui prend appui sur ce texte fondamental du patrimoine mondial qu’est la Bible, s’adresse à tous ceux qui s’interrogent sur l’être humain et, finalement, tous ceux qui aiment laisser aller leur esprit au rêve de l’innocence, loin de toute conscience du tragique d’une existence humaine plongée dans l’Histoire.

1. L’homme sans chair

En dehors de l’Histoire, Adam mène une existence sans histoires. Il vit sa nature propre dans l’harmonie car rien n’y fait obstacle, « rien ne l’empêche d’être et de se maintenir dans son être originel et permanent »[1]. Ainsi, il ne devient pas mais est pleinement en acte. Il ne peut donc connaître ni l’histoire, ni la mort. Sa joie ne disparait pas. Dès lors Adam vit, mais n’est pas présent à lui-même. Quel peut donc être le rapport au monde d’un tel être ? Dans une extériorité pure, il constate sans cesse Eden, l’admire tel qu’il est, et non pas comme phénomène. L’auteur fait donc dire à Adam, à propos de sa condition :

« Tout va de soi dans une parfaite autarcie qui me laisse émerveillé par ce qui m’entoure, moi qui n’entoure rien »[2].

Un tel état nous parait merveilleux, inconcevable même, tant il nous est étranger. Comment pourrait-il en être ainsi pour Adam, alors que le lot commun de tout humain semble être d’appréhender le monde comme phénomène, du fait même de la subjectivité de notre conscience ?

Adam serait un homme sans « chair ». Il ne s’agit pas d’affirmer qu’Adam n’a pas de corps, ce serait une absurdité, il ne serait plus homme. Comme nous il est composé de tissus et d’organes. Pourtant, sa perception du réel n’est pas phénoménale et donc ne passe pas par les sens. S’il peut en être ainsi, c’est parce que l’homme tel que nous le connaissons présente en lui deux instances, le corps physique, et la « chair ». La chair est moi, en tant qu’elle est ce qui me permet d’appréhender le monde en être incarné, c’est-à-dire en s’éprouvant soi-même sentant. Le contraste est saisissant avec notre expérience quotidienne de nous-mêmes et du monde, nous qui nous sentons avant même de sentir le monde. Pour mieux comprendre ces deux états si différents, nous pouvons nous rapporter à cette remarque tirée de la quatrième méditation :

« Jusqu’à la révélation morale, Adam ne possédait que des sens l’informant de l’état du monde à distance de lui. Désormais, l’homme possède une chair qui lui donne la révélation de lui-même, en dehors de tout contact avec un quelconque objet mondain, de toute extériorité, donc dans l’immanence absolue d’elle-même à elle-même. »[3]

Ainsi nous comprenons pourquoi le récit biblique affirme d’Adam qu’il n’avait pas conscience de sa nudité et que le travail ne l’usait pas. Pleinement en acte, il ne se rapportait pas au monde par sa chair, et donc ne pouvait subir les outrages que sa sensibilité lui aurait fait subir. Tout lui était donc facile en ce sens que tout ce qu’il entreprenait « sublimait »[4] sa volonté en la rendant invisible et non en manifestant une infirmité de celle-ci, comme il en est, par exemple, de la virtuosité d’un Chopin ou d’un Paganini.

« Adam a un corps d’homme (et peut être des mains de pianistes !) mais sans avoir encore de ‘chair’. Il n’éprouve rien parce qu’il ne s’éprouve pas lui-même. »[5]

La chair est donc cette instance qui est moi, qui forme le monde autour de moi et me permet de m’y situer. En cela j’ai conscience de moi en même temps que du monde qui m’entoure. Ce n’est pas le corps qui se sent, mais la chair. Elle est cette instance immatérielle qui permet à l’homme de sentir et de se sentir, et ainsi, sans chair, il est compréhensible qu’Adam ne s’appréhendait pas nu. Son rapport au monde était nécessairement une extériorité.

Adam s’éprouvera à partir du moment où il s’ouvrira à la conscience morale, et celle-ci apparaîtra par la transgression, puis par la chute. Ainsi l’auteur peut-il conclure :

« Par le péché, meurt l’homme qui était proche de l’ange sans risquer de faire la bête, et s’ouvrent les voies des déterminations sexuelles, culturelles et sociales.»[6]

2. L’avènement baroque

Adam est libre. Non pas libre comme Dieu, qui, comme le dit Descartes, présente une liberté d’indifférence, ni comme l’homme actuel pour qui la liberté est un effort. Il est liberté car il est pleinement et continuellement dans la perfection de son être. Sa volonté n’est pas en conflit avec elle-même. Il est même difficile de dire qu’il fait le bien, puisqu’il ne fait que ce qu’il est. Mais parce qu’il est sans cesse dans la communion avec Dieu, il peut sans conscience morale faire le bien. Il accomplit la volonté de Dieu sans l’évaluer, parce qu’il est lui-même tel que Dieu l’a créé. Ainsi donc Adam ne connait pas le déchirement moral et la souffrance que cela engendre. Il est parfaitement bon car hors moralité. Il est pur, mais il ne le sait pas et est donc bien incapable de le proclamer. L’Eden est :

« Un lieu à l’image du Royaume où l’on ne sait plus rien du bien ou du mal parce qu’on vit dans la Vérité »[7].

Dès lors les actes d’Adam sont en conformités avec son essence, mais ne sont pas le fruit de la nécessité pour autant :

« C’est dire que l’homme n’est pas une créature-pour mais une créature-invitée-à : il répondra oui à la demande de Dieu de cultiver l’Eden mais dira non à celle de ne pas manger du fruit de l’arbre de la conscience. »[8]

L’Eden aussi est sans Histoire, sans saison. Il ne s’y manifeste pas de passage de la puissance à l’acte tel que nous le connaissons ; la nature édénique est au contraire en permanence parfaite, tel qu’elle est. Ainsi lorsque Dieu confie à Adam de nommer les choses et de prendre soin de la création, Adam s’exécute sans peine. Son comportement permet simplement à chaque élément d’Eden d’être en acte. Il maintient la perfection d’Eden au lieu d’en consommer les ressources au point de devoir lui-même en créer de nouvelles. Ainsi Adam est bien un homme du et dans le monde, mais son labeur ne lui cause ni peine ni souffrance. Il est, là encore, dans la facilité décrite dans la première méditation.

La solitude d’Adam contribue à le tenir hors de la conscience morale. Il n’existe aucun autrui avec qui échanger. Il n’a donc pas de devoir vis-à-vis d’un prochain, ni même envers lui-même ou la création. Adam peut ne pas faire ce qui est juste, mais il le fait parce qu’il est dans l’innocence, parce que son être et son comportement sont la manifestation de sa nature communiante avec le Créateur. La rencontre avec Eve ne changera pas cet état de fait. Eve n’est pas perçue comme étrangère, ou autre, il la contemple avec innocence car il reste en communion avec Dieu. Il  la voit comme il voit le monde, en l’accueillant. Dès lors, Adam est « l’homme sans vanité »[9]. Il ne prend pas position. Il fait le bien parce qu’il contemple sans cesse le beau. Il n’est pas encore dans la faiblesse d’une volonté divisée contre elle-même ; il est libre dans la plénitude de son être.

Une précision s’impose : la tentation ne présente pas un choix entre le bien et le mal. Il est dit en effet que Dieu recommanda à Adam de ne pas manger de l’arbre « qui donne la connaissance de ce qui est bon ou mauvais »[10]. Il s’agit pour Adam de choisir entre connaître et ne pas connaître le bien et le mal, la loi morale. Pourtant, lui est-il possible de choisir ? Après tout il n’a aucune idée du bien et du mal… comment donc choisir de connaître ou de ne pas connaître ? Et ainsi le serpent tenta Adam en lui faisant la promesse absurde et mensongère d’être comme Dieu[11]. Le premier péché apparait donc avec le moment où Adam choisit de se délier de son créateur. Ainsi :

« Par ce premier péché, est créé un précédent : la première expérience d’un attrait coupable. L’homme moderne est la conséquence immédiate de ce premier relâchement. Il est celui qui désormais connaît le goût de la tentation et sa possible suite infernale, qui sait le vertige de ces situations où il peut se perdre ou se maintenir. »[12]

L’homme recherche donc par ce premier péché un bonheur « autocentré »[13] et non plus dans la communion avec Dieu. Et à partir du moment où il fût pécheur, il s’ouvrit à la connaissance. Celle-ci est la première conséquence du péché. Pour son salut, l’homme doit maintenant connaître, que ce soit le Christ, ou la science, les beaux-arts, la philosophie… La conscience des conséquences ne peut qu’entrainer la mort, car l’homme s’engage dans l’histoire. Avec la conscience qu’il ne peut rester innocent, l’homme a conscience de sa mortalité.

Le choix d’Adam présente donc un paradoxe : il ouvre à l’Histoire, à l’humanité, à la civilisation, mais aussi à la séparation d’avec Dieu. L’homme est autonome, mais hors de l’innocence qui caractérisait les premiers instants de son existence. La Bible présente pourtant une solution au dilemme qu’elle pose dès son premier livre. Le Christ est le nouvel Adam[14], l’homme parfait. Il est comme nous dans l’histoire, mais présente la forme parfaite de l’homme à venir et, par son ministère, offre la possibilité de renouer avec le Créateur[15].

3. L’odyssée de la morale

L’homme postadamique possède une conscience morale, et une tension naît en lui entre le bien qu’il voudrait faire et le mal qu’il fait. Il peut faire ce qui est bien mais ce n’est jamais facile ; il doit de plus le choisir. Adam, dans son état premier d’innocence, ne connaissait ni le bien ni le mal, mais ses agissement étaient libres et en conformité avec la vérité divine. Il ne choisissait pas de faire ce qui était bon, mais le faisait sans même en avoir conscience. « Adam était dévoué à Dieu, parce que c’était lui parce que c’était Dieu. »[16] Il aime Dieu non pas pour ses qualités, mais parce qu’il l’aime. Il est totalement désintéressé. Pourtant il a péché.

Dès lors qu’est ce que la morale pour qu’Adam agissent avec justice sans savoir ce qui est juste ?

« La morale est un faire sans savoir-faire préalable, autrement dit c’est après avoir bien fait que pourra être dit : ceci a été bien fait. C’est un savoir qui est oublié dès qu’il est su. »[17]

La morale ne provient donc pas de notre expérience et, partant, ce n’est pas en accumulant des connaissances ou des valeurs, puis en multipliant les actions nobles que l’homme pourra être considéré comme moral. Ce n’est que dans la spontanéité d’un acte d’amour. De fait, amour et justice peuvent parfois même s’opposer. En effet :

« Celle-ci est fondée sur une confrontation de raisons à charge et à décharge ; celui-là jaillit hors, voire contre, toute raison. »[18]

Puisqu’elle n’est pas le résultat d’une expérience empirique, la morale doit être un a priori, situé au plus intime et au plus profond de l’homme. Cet a priori est un « point aussi minime que le point de fuite d’une perspective quasi infinie au fin fond du cœur de l’homme. »[19] Cela vaut-il pour Adam l’innocent comme pour nous ? Notre rapport à ce qui est juste est pourtant totalement différent… Il faudrait donc que cet a priori qu’est la morale présente deux facettes. Ces deux « pointes »[20] sont l’union à Dieu, et la raison morale :

« Là, sur la fine pointe, se jouent l’accueil de la grâce, la foi sans borne, l’union à Dieu ; ici, sur le point bas, prennent appui la raison charitable, la mesure de la passion, le discours du bien et du mal. La morale commence dans les soutes de l’âme, l’amour éclate à sa proue. »[21]

Ainsi l’homme était d’abord aimant. Il aimait Dieu, et, par cet amour, il accomplissait la volonté de son divin créateur, sans même y penser. Uni à Dieu par un amour réciproque et toujours en acte, l’homme ne pouvait qu’accomplir ce qui était juste, car il était sans cesse en relation avec la justice divine. La vraie morale n’est donc pas une science, mais un amour. L’homme avant et après la chute sont si éloignés qu’ils n’ont presque plus rien qui les relie. Presque plus rien… Un lien, infime, existe pourtant encore, et selon la Bible, seul Christ « pleinement mort et pleinement ressuscité pour relier fermement ces deux extrêmes et que l’homme égaré se retrouve »[22].

Nous avons vu que la tentation d’Adam ne résidait pas dans un appel de la sensualité et dans l’irrésistible envie de manger un fruit. Ce serait absurde, le jardin d’Eden lui offrait tous les délices qu’il aurait pu souhaiter. Le péché réside dans la prise de position contre Dieu et non pas contre Son ordre.

Ainsi, si le péché a ouvert à la conscience morale, il a fermé à l’amour. La morale devient un triste palliatif à l’amour, nous guidant dans notre quotidien, et il ne reste plus à l’homme qu’à s’élever spirituellement, par la grâce de Dieu. « Moins qu’une élévation de l’âme, il s’agira d’une élévation dans l’âme »[23].

4. Le dépliement du moi

Nous avons vu comment Adam, hors de toute conscience morale, sans « chair », était en relation continuelle et parfaite avec Dieu. Il pouvait contempler son créateur et, sans même y penser, faire le bien qu’il y voyait. Ainsi au commencement était la parole de Dieu à Adam de prendre soin d’Eden. Le premier homme aurait pu, déjà, refuser[24] ; mais il accepta la parole divine et manifesta ainsi sa liberté.

C’est Dieu qui créa l’homme, le dirigea, l’installa dans le jardin… « L’homme édénique semble l’automate de Dieu »[25]. Il  n’en est pourtant rien, comme le souligne ensuite fortement l’auteur. En effet, Adam est libre. Non pas en ce qu’il serait « indifférent », ou en ce qu’il pourrait évaluer éthiquement ses actes, mais parce qu’il acquiesce. Il illustre donc le laisser-faire de l’homme, posture que l’on retrouve encore aujourd’hui chez nombre de croyants. Il veut avant de faire. Non pas dans l’ordre pratique des choses, ou une action est toujours précédée par un acte de volition, mais dans l’ordre spirituel. Puisque le vouloir est « une orientation vers, offrande à, avant toute actualisation »[26], le laisser-faire de l’homme est un acte d’amour envers Dieu. Ainsi :

« Adam accepte librement de se plier à la volonté de Dieu qui l’invite à un acte de pure confiance ou le vouloir et le faire tendent à se confondre ; étant à l’écoute de dieu et agissant selon la Parole, Adam est en communion parfaite et continuée avec son créateur. »[27]

On comprend donc bien comment la séparation d’avec Dieu est généralement considérée par les croyants comme horrible. Par le péché l’homme brise le laisser faire, se ferme à Dieu, et s’enferme en lui-même. Il devient sa propre prison. Le péché d’Adam réside précisément en un rejet de ce laisser-faire, et non pas en un rejet d’une loi morale à laquelle il ne peut avoir accès.

Remarquons que ce laisser-faire se retrouve dans la condition de chaque homme, croyant ou athée, dans sa simple venue au monde :

« cette situation du fait accompli est aussi et très trivialement la condition humaine originellissime et laïque de tout homme qui vit sans l’avoir demandé. Ainsi, d’entrée de création Dieu ne ménage pas ses créatures ( …) ; son laisser-faire est d’abord un laisser-créer. »[28]

On peut distinguer le voir de l’apparaître, « ce qui n’apparaît pas est ce qui se voit sans se voir, ce qui ne retient pas le regard qui alors saute d’une chose vue à une autre chose à voir »[29]. Cela nous permet de mieux comprendre la tentation. Adam voyait, au sens le plus commun du terme, le fruit défendu, mais celui-ci ne lui apparaissait pas. Il n’en mangerait pas, mais cela ne pouvait être considéré comme une privation ou un manque puisqu’il vivait dans un contentement permanent et toujours parfait. Le serpent, par l’illusoire promesse faite à l’homme d’être comme Dieu, permis au fruit d’apparaître à Adam. Dès cet instant le monde ancien et originel s’effrite. Pour mieux expliquer cette distinction entre voir et apparaître, l’auteur propose une citation de Jean-Luc Marion, à propos de l’œuvre d’art :

« Exercice difficile, comme celui de voir un tableau, en particulier dans la peinture contemporaine, où nous n’avons pas à voir ce que nous voyons spontanément, mais autre chose, une autre réalité que celle que nous attendions. Ce n’est pas le peintre qui ne sait pas peindre, c’est moi qui ne sais pas voir ce qu’il peint vraiment. »[30]

Pourtant la naissance du moi ne découle pas du péché, mais de la parole du créateur. En questionnant Adam (« veux-tu travailler au Jardin ? vas-tu manger le fruit défendu ? »[31]), Dieu lui donne la possibilité de s’éprouver comme soi dans l’universalité de l’humain, et comme moi dans sa singularité propre. Ainsi Dieu permet-il à Adam d’accéder à la conscience de lui-même avant même d’être moral :

« La Parole de Dieu offre à Adam de s’auto-révéler peu à peu à lui-même en tant que moi ; elle est une nouvelle fois créatrice. Avant de répondre à Dieu, Adam ne s’éprouve ni comme un soi, universalité de l’humain en chaque homme, ni comme un moi, singularité du soi, un soi-même en moi différent en toi et en quiconque. »[32]

C’est dans la « fine pointe de l’âme » évoquée dans la deuxième méditation que réside notre soi, dans ce lieu de la morale, ce lieu de conflit pour les hommes pécheurs, ou l’esprit lutte contre lui-même. Deux inclinations apparaissent en chacun : l’une vers Dieu, l’autre qui l’en détourne. Le péché a introduit en l’homme en même temps que la conscience morale l’inclination à s’éloigner de Dieu ; et selon la Bible, les théologiens chrétiens, et certains mystiques, il n’existe qu’une seule voie pour renouer le lien perdu d’avec le créateur : Jésus-Christ. Ainsi l’auteur peut-il, en parlant de l’homme, conclure :

« Mais s’il va au dehors et s’ouvre au monde, il lui restera à s’ouvrir à Celui qui est le Chemin, la Vérité et la Vie »[33].

5. L’enclos vital

Suite au rejet du lien qui l’unissait à son créateur, Adam fût chassé de l’Eden, à jamais prisonnier loin de ce lieu de repos. Le lecteur peine à comprendre cet exil… y’avait-il quelque frontière, quelque barrière qui empêchait Adam d’en sortir alors qu’il était innocent et d’y entrer après sa chute ? La Bible présente en effet le jardin des délices comme un espace clôt. L’idée de clôture nous rappelle trop les barreaux d’une prison, et il faut se défaire de l’imaginaire contemporain pour véritablement comprendre la merveille qu’elle représente en réalité. La frontière ici présente manifeste la possibilité d’un déploiement et non d’un enferment. Pour mieux faire comprendre au lecteur cette idée, l’auteur utilise une citation de Martin Heidegger :

« La limite n’est pas ce où quelque chose cesse, mais bien, comme les Grecs l’avaient observé, ce à partir de quoi quelque chose commence à être. »[34]

La clôture d’Eden rendait possible l’existence d’un monde où chaque étant était dans l’ici permanent d’une actualité pérenne. Chaque chose pouvait pleinement et sans cesse être dans le déploiement complet et parfait de sa nature. Le temps n’était pas lié, comme c’est le cas pour nous, à l’espace puisque cette temporalité originelle n’étant marquée par le changement ne manifestait pas de durée. En effet :

« Le jardin est le paradis du tout-donné aussitôt fait et jamais défait, exempté de la durée cosmique qui crée du nouveau tant qu’elle peut. »[35]

Pour l’homme, ce premier habitat est bien plus encore :

« Eden est le lieu restreint de la Vérité où Dieu a déposé l’homme et lui a donné à vivre dans toute sa grâce. Dieu a ménagé un coin du monde sortir du chaos pour le réserver à l’homme. Dieu a ainsi préservé un lieu à Adam pour qu’il vive dans sa double communion d’être libre et communiant. »[36]

Loin d’être une prison, Eden était donc le lieu où Adam pouvait exercer sa liberté par l’acceptation du laisser-faire de Dieu et ainsi communier sans cesse avec son créateur par la pleine et constante actualisation du lien d’amour qui l’unit à Lui. Adam n’est pas seul, puisqu’il n’y a personne à aller voir, à chercher. Pour lui, l’idée de rencontre avec un autre homme était absurde, il était bien et heureux dans le lieu de son repos. C’est le péché qui va isoler l’homme, en le rendant honteux de sa faute et de sa nature.

Eden est :

« l’enclos du ‘proprement vital’ c’est-à-dire du vivant qui est, par sa concentration originaire, uniquement vital au-delà d’autres et multiples attributs secondaires composant sa beauté naturelle et sa douceur de vivre. »[37]

L’auteur emprunte le terme « vital » à Bergson, mais en propose un sens nouveau exprimé ainsi :

« Il y a bien eu continuation d’un espace et de ses étants mais continuation d’un statu quo sans changement producteur de nouveautés. Continuation qui n’apporte rien de neuf dans l’immanence horizontale du Jardin et se poursuit, sans cesse, dans la transcendance verticale avec le seul créateur, Celui qui a tout créé sans avoir besoin d’un auxiliaire, fut-ce le temps. »[38]

Eden est le lieu du repos. Adam demeure dans la joie de l’union avec son créateur et dans la jouissance sans craintes ni entraves du magnifique et délicieux jardin de paix qui l’entoure. N’y-a-t-il vraiment aucun retour possible pour l’homme déchu dans ce paradis originel ? Le souci de soi qui caractérise notre attitude doit être pris en compte. Ainsi, la recherche de Dieu sera un mouvement intérieur, à la différence d’Adam l’innocent qui recevait de l’extérieur la Parole divine. C’est ainsi non pas dans la luxuriance d’un jardin, mais dans le silence du désert que se trouve la possibilité de retrouver une certaine relation au Créateur :

« Pour le curieux de Dieu, les teintes éclatantes, les chants des oiseaux et des cascades d’Eden ont laissé place à la beauté des nuances infinies et des silences des sables du désert. C’est par ce lieu, mondain ou spirituel, fait d’aridité et d’austérité que le chercheur de Dieu devra passer et non par un jardin de luxuriance et d’exubérance. »[39]

Selon la Bible, il n’y a donc nul paradis perdu à rechercher. Le salut de l’homme contemporain est marqué par la nouveauté. C’est la Nouvelle Alliance établie par Christ le ressuscité que la béatitude se trouve, une béatitude nouvelle elle aussi, toute différente de celle d’Adam l’innocent.

Conclusion

Pour achever cette présentation, sans doute trop succincte et partielle, de ces méditations nous aimerions donner une dernière fois la parole à l’auteur :

« La prise de parole et donc de distance de Dieu d’avec l’homme a été source d’une tension bienheureuse entre eux deux, qui est la marque que nul vivant ne tient sa vie de soi mais de celui qui est la Vie. Et lorsque ce lien tendu sera rompu par le péché, la condition humaine en sera renversée : Dieu s’incarnera et ira porter sa Parole au devant des hommes qui seront invités à retendre le lien rompu. L’homme cherchera Dieu en lui, sur la fine pointe de son âme, dans cette intimité désormais intériorisée : nouvelle alliance dans un nouveau jardin, nouvelle proximité infime qui demeure l’ultime distance avant Dieu. »[40]

Adam ou l’innocence en personne est un ouvrage saisissant, à mi-chemin entre la verve d’une méditation religieuse, la rigueur scientifique de l’exégèse biblique et la puissance conceptuelle de la philosophie. L’auteur réussi brillamment ce difficile exercice et nous ne saurions trop conseiller la lecture de son livre.

A travers une série de plusieurs méditations sur l’homme sans péché, Jean-Marc Rouvière renoue, de façon originale, avec les grands textes de l’humanisme classique, et en particulier, nous pouvons y percevoir un réinvestissement contemporain de l’héritage de Pic de la Mirandole. On retrouve, en commun dans ces deux œuvres une démarche qui discerne la spécificité de l’homme non pas seulement en rupture avec l’inférieur, l’animalité, mais également en rupture avec le supérieur, Dieu. Adam ne rompt pas avec l’ordre de Dieu, mais il s’en distingue. La pomme du serpent est surtout l’occasion de prendre conscience de soi, de déplier son moi, de se doter d’une chair. S’il y a chute, il y a, surtout, métamorphose, entrée dans l’histoire et dans le nouveau, abandonnant l’éternité de l’en acte à Dieu.

Jean-Marc Rouvière offre ainsi au travers de ces cinq méditations, dont j’ai tenté d’en restituer quelque peu la richesse, une œuvre originale et délicate. Le parcours proposé par l’auteur permet au lecteur d’appréhender la question de l’homme et sa place dans le monde dans une perspective éloignée des sentiers battus. Sans doute le lecteur n’ayant que peu de connaissances en phénoménologie devra faire l’effort d’une lecture soutenue, de même que celui qui n’est guère familier de la Bible ou de la théologie chrétienne. Mais cet effort sera cependant bien vite un plaisir et l’occasion de s’émerveiller, de rêver, et de (re)découvrir la richesse du texte biblique, toujours d’actualité dans les questions qu’il pose.

Olivier Sarre

Jean-Marc Rouvière, Adam ou l’innocence en personne, Paris, L’Harmattan, 2009. 11 Euros. 102 pages.


[1] P. 12.

[2] P. 13.

[3] P. 75.

[4] P. 17.

[5] P. 19.

[6] P. 26.

[7] P. 44.

[8] P. 32.

[9] P. 35.

[10] Gn. 2 : 16-17 : « Il lui fit cette recommandation : ‘Tu peux manger les fruits de n’importe quel arbre du jardin, sauf de l’arbre qui donne la connaissance de ce qui est bon ou mauvais. Le jour où tu en mangeras, tu mourras’ ». La Bible, Trad. Français courant.

[11] Gn 3 : 1ss : « Le serpent était le plus rusé de tous les animaux sauvages que le Seigneur avait faits. Il demande à la femme : ‘Est-ce vrai que Dieu vous a dit : « Vous ne devez manger aucun fruit du jardin ? »’ La femme répondit au serpent : ‘Nous pouvons manger les fruits du jardin. Mais quant aux fruits de l’arbre qui est au centre du jardin, Dieu nous a dit : « Vous ne devez pas en manger, pas même y toucher, de peur d’en mourir »’ Le serpent répliqua : ‘Pas du tout, vous ne mourrez pas. Mais Dieu le sait bien : dès que vous en aurez mangé, vous verrez les choses telles qu’elles sont, vous serez comme lui, capables de savoir ce qui est bon ou mauvais’. »

[12] P. 40.

[13] P. 41.

[14] Rm 5 : 18-19 : « Ainsi, la faute d’un seul être, Adam, a entraîné la condamnation de tous les humains ; de même, l’œuvre juste d’un seul, Jésus-Christ, libère tous les humains ju jugement et les fait vivre. Par la désobéissance d’un seul une multitude de ge ns sont tombés dans le péché ; de même, par l’obéissance d’un seul une multitude de gens sont rendus justes aux yeux de Dieu. » La Bible, Trad. Français courant.

[15] Adam ou l’innocence en personne, p. 46 : « Adam aurait pu aisément choisir de se maintenir dans l’amour et la vie éternelle ici et maintenant, il a choisi sans bien comprendre la connaissance et la mortalité. Le cadeau empoisonné de la vie morale est certes celui de l’autonomie d’où résulte ipso facto l’ouverture de l’histoire humine mais c’est aussi celui de la rupture du lien d’amour avec Dieu. Il faudra attendre Gethsémani, la mort et la résurrection du Nouvel Adam pour que, grâce au oui du Fils de l’homme à son Père, l’homme puisse à nouveau avoir l’opportunité de retrouver son Dieu d’amour, ici et maintenant par le chemin de sainteté et au jour du jugement dernier dans la miséricorde divine ».

[16] P. 57.

[17] P. 48.

[18] P. 58.

[19] P. 48.

[20] P. 49.

[21] P. 49.

[22] P. 51.

[23] P. 63.

[24] Par là nous voyons qu’il aurait également pu dire non au serpent…

[25] P. 66.

[26] P. 67.

[27] P. 68.

[28] P. 69.

[29] P. 70.

[30] P. 70-71, tiré de : Jean-Luc Marion, Réaliser la présence réelle.

[31] P. 73.

[32] P. 72-73.

[33] P. 79. Référence à L’évangile de Jean, 14 : 6 : « Jésus lui dit : Je suis le chemin, la vérité et la vie. Nul ne vient au Père que par moi ». La Bible Trad. Second, Nouvelle édition de Genève 1979.

[34] P. 81, tiré de M. Heidegger, Bâtir, habiter penser, 1951.

[35] P. 85.

[36] P. 82-83.

[37] P. 85.

[38] P. 85.

[39] P. 91.

[40] P. 92.

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  1. Oui un livre original et simulant

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