2023Sciences et métaphysiqueune

L’avenir du sacrifice

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Philippe Merlier est professeur agrégé de philosophie à Saint-Pierre de La Réunion. Habilité à Diriger des Recherches en philosophie (HDR de Paris-Nanterre), il est chercheur associé à l’Équipe d’Accueil « Déplacements, Identités, Regards, Écritures » du département des sciences humaines et sociales (ED SHS 541) de l’Université de La Réunion. Ses travaux portent sur la phénoménologie, la philosophie sociale et l’éthique. Il est l’auteur de dix ouvrages et d’une cinquantaine d’articles de philosophie. Principaux livres : Patočka, le soin de l’âme et l’Europe (éd. L’Harmattan, 2009) ; Entrevisions (Solilang, 2014) ; Normes et valeurs en travail social (Seli Arslan, 2016) ; Philosophie et éthique en travail social (Presses de l’E.H.E.S.P. 2ème éd. 2020) ; Patočka et le langage (Lambert-Lucas, 2021) et Éthique sociale de la discrétion (à paraître).

Résumé

Le présent article vise à penser le sacrifice fondé sur une nihilisation de soi, par opposition à l’annihilation de l’autre. Cette analyse permet de le distinguer du martyr et d’approfondir les différences d’usages et de significations de ces termes, afin d’opposer de manière décisive le faux sacrifice de l’ego propre à l’idéologie nihiliste, et le sacrifice véritable, authentique, ouvert à l’autre et tourné vers l’avenir.

Mots-clés : sacrifice, martyr, résistance, néantissement, anéantissement, mourir comme un héro.

Abstract

This article aims to think about sacrifice based on nihilation of oneself, which is the opposite of annihilation of the other. Such an analysis of sacrifice allows to tell it apart martyrdom, specifying some problems about the use of these terms in language. Enhancing such differences of meaning therefore leads to oppose conclusively on the one hand false sacrifice of ego typecasted in nihilistic ideology, on the other hand true, ethical, opened to the other and turned towards future sacrifice.

Keywords: sacrifice, martyrdom, resistance, nihilation, annihilation, to die like a hero.


Partons de rien. Plus précisément : partons de l’idée du « rien » comme mouvement du « néantir », c’est-à-dire du néantissement de l’être plutôt que de la néantisation de la mort (1). A partir de ce fondement conceptuel, notre propos vise à concevoir le sacrifice à partir d’un néantissement de soi, qui est l’exact contraire de la nihilisation de l’autre (2). Interpréter le sacrifice en ce sens permet d’en esquisser une distinction avec le martyre en soulignant certaines difficultés liées à l’usage de ces termes (3). Souligner leur écart nous conduit alors à opposer de façon déterminante et décisive l’illusion du sacrifice enfermé dans l’idéologie nihiliste, et le véritable sacrifice éthique ouvert à l’autre et tourné vers l’avenir (4).

I. Néantissement VS anéantissement

La conception heideggérienne permet de distinguer les deux à partir de l’idée paradoxale d’un néant productif qui n’est pas, mais qui agit. Il s’agit d’un rien qui n’est pas, mais qui « néantit ». Or comment ce qui n’est pas peut-il agir ? Le rien en tant que néantir, le néant serait lui-même non pas une chose ou une substance, pas même un nom, mais un verbe sans sujet – défiant la grammaire la plus élémentaire. Heidegger pose la question : « pouvons-nous parler d’alléguer si nous n’alléguons rien ? Et ne tombons-nous pas carrément avec tout cela dans une creuse logomachie ? »[1]. Il décrit dans Questions I le rien comme « ce qui rend possible la manifestation de l’étant comme tel pour le Dasein humain. […] Dans l’être de l’étant advient le néantir du rien »[2]. Le rien n’est pas, mais il néantit. Son mode d’apparaître est le néantissement (Nichtung), qui n’est ni anéantissement ni négation. Le néantissement n’est pas l’anéantissement, car le rien de la mort ne fait pas partie de la philosophie du néant : comme le précise Eugen Fink, celle-ci « demeure le plus souvent dans la perspective de l’être fini, délimité, des choses intramondaines, fragmentaires, même là où (comme chez Hegel) le néant est conçu comme néantissement, comme négativité »[3]. Le néant fait partie du monde – et ni l’un ni l’autre ne sont une « chose ».

Le néantir heideggérien apparaît non pas comme un étant, mais en lien avec un sentiment : l’angoisse. L’être-là est angoissé par le rien de la mort[4], il se sent jeté dans le rien, il apparaît en instance de « néantité » (Nichtigkeit). Le rien ne désigne donc pas seulement, négativement, le non-étant traditionnel : il désigne aussi, positivement, le « néantissement ». Originairement antérieur à la négation elle-même, le néant est par essence une expulsion qui repousse l’existant et qui obsède le Dasein humain dans l’angoisse.

Le néantissement est l’action par laquelle « c’est le néant lui-même qui néantit » et qui révèle l’existant « comme le radicalement Autre »[5]. La manifestation première, l’apparaître originaire du néant est la condition de possibilité de tout mouvement vers l’existant, de tout être personnel et de toute liberté. Il est à l’origine de tout ce qui émerge de l’existence, et donc de toute transcendance. Le néant est lié à l’apparition de l’existant et ce qui étonne (le thaumazein) n’est autre que la manifestation du néant : tel est le questionnement du philosopher propre à l’existant humain qui se demande pourquoi il y a de l’existant plutôt que rien. « Dans la nuit claire du néant de l’angoisse se montre la manifestation originelle de l’existant comme tel : à savoir qu’il y ait de l’existant – et non pas rien »[6]. Le néantir révèle le « il y a ». Ni chose ni objet, ni étant, ni existant ni contraire de l’existant, le néant est la condition de possibilité de « la révélation de l’existant comme tel pour la réalité-humaine ». Pour ek-sister, le Dasein humain se retient au sein du néant, et « c’est dans l’être de l’existant que se produit le néantir du néant ». Le néantissement permet ainsi, parmi ses modes de comportement, la négation dont il est à l’origine. Contre la métaphysique classique qui dit que du rien, rien ne se crée, et contre l’antithèse de la dogmatique chrétienne pour laquelle Dieu crée à partir de rien, Heidegger avance donc que le néant « se dévoile comme composant l’être de l’existant », et rejoint la thèse de Hegel : être et néant s’identifient, s’interpénètrent et « se com-posent réciproquement »[7], c’est-à-dire se posent ensemble – se supprimant, se relevant et s’élevant du même coup, en tant qu’ils sont des moments du devenir.

Mais face à quel néant l’angoisse nous place-t-elle ? Elle ne nous transporte pas « dans le néant au sens du nihil negativum, mais elle nous met au contraire face au monde en tant que monde, ce nihil originarium qui n’est jamais accessible comme tel dans la préoccupation quotidienne et pour lequel nous ne pouvons qu’éprouver le sentiment d’Unheimlichkeit, inquiétante étrangeté. Expérience extrême de l’étrangeté de l’être-dans-le-monde, l’angoisse place l’être humain devant l’énigme qu’il est pour lui-même »[8].

L’angoisse révèle donc au Dasein humain sa mortalité en propre, le fait qu’il existe comme être-jeté vers la mort. Elle le place devant cette « énigme ». Or, une énigme n’est ni une aporie ni un mystère. « L’énigme est une difficulté initiale, proche du cri de la lamentation ; l’aporie est une difficulté terminale, produite par le travail même de la pensée », dit Ricœur[9]. Le mystère quant à lui est plutôt une inconnue secrète et inquiétante. L’énigme de l’angoisse humaine devant le mourir est-elle alors liée à ce que le savoir et le pouvoir humains sont impuissants face à lui et en font ce que Jankélévitch appelle « la quoddité du mystère »[10] ? En outre, une autre distinction nous paraît nécessaire : le néantissement n’est pas la néantisation. Sartre affirme que la mort est « une néantisation toujours possible de mes possibles, qui est hors de mes possibilités »[11]. Le rien de la mort est ainsi conçu comme une négation, ce que ne sont ni le mourir heideggérien comme manière d’être ou mode de se rapporter du Dasein humain, ni le néantissement. La néantisation relèverait d’un événement, le néantissement d’un mode d’être (en chemin vers le non-être). Négation n’est pas négativité. La négation de l’être n’est pas la négativité de l’apparaître ni même de l’apparition disparaissante. La négativité hégélienne est un moment au sein du mouvement de « sursomption » (Aufhebung), inséparable du processus du devenir. La négativité heideggérienne concerne l’être-jeté du Dasein pris dans un mouvement de retard par rapport à lui-même (et la mort est elle-même « l’écrin du rien qui abrite l’être »[12]). Par conséquent, la néantisation de la mort n’est pas le néantissement de l’être. A la rigueur, la néantisation est à la mort ce que le néantissement est à l’être.

Tentons de transposer ces notions dans le champ religieux – en conjecturant que ce décalage puisse être opératoire pour penser à nouveaux frais l’idée de sacrifice.

II. Néantissement mystique VS anéantissement fanatique 

Néantissement et anéantissement peuvent se distinguer au regard de l’approche théologique qui fait parfois usage du rien soit comme attribut du divin, soit comme manière de parler à Dieu.

C’est le cas au XVIIe siècle chez Angelus Silesius, qui se demande comment faire fusionner notre propre néant avec et dans celui de Dieu : comment nous anéantir en son désert ? Car

Dieu est un Rien pur, nul maintenant, nul ici ne le touchent ;

Plus tu cherches à le saisir et plus il t’échappe…

Des ténèbres vient la lumière.

De la mort vient la vie, du rien le quelque chose.[13]

Le rien comme attribut divin, le néant suressentiel divin qui transcende toute chose et dont toute chose procède, est une idée qui se trouve déjà présente dans la pensée et la poésie islamiques du XIIe siècle : le fanâ consiste à se fondre en Dieu et désigne une extinction de soi (un néantissement) jusqu’à sa dissolution, notamment dans la mystique soufie. Être soi, c’est aller jusqu’au bout du néantissement du moi. Le gnostique derviche tourneur vise l’extinction de soi. L’expérience mystique qui parvient à ce néantissement de soi et à la « jonction » lui permet de se mirer dans le néant divin et de contempler le Premier moteur. C’est ainsi que le décrit Ibn Tufayl :

Il avait recours pour cela au mouvement de rotation sur lui-même, s’excitant à accélérer ; et lorsque son mouvement rotatoire atteignait une grande rapidité, les objets sensibles s’évanouissaient, l’imagination s’affaiblissait, ainsi que les autres facultés qui ont besoin d’instruments corporels, tandis que se fortifiait l’action de son essence, essence indépendante du corps, si bien que par moments sa pensée devenait pure de mélange et lui donnait l’intuition de l’Être nécessaire. […] Il persévéra dans ses efforts jusqu’à l’anéantissement (fanâ) de soi et la pure contemplation de l’Être véritable, […] à l’absorption pure, au complet anéantissement de soi et à la jonction (wusûl) véritable.[14]

Le philosophe (falasifa) reste indépendant de la révélation islamique : philosopher consiste à penser de soi-même, dans la con-jonction avec l’Intellect-agent (la pensée d’Ibn Tufayl préfigure la philosophie d’Averroès). La conjonction philosophique peut alors conduire à la jonction mystique, dont l’expérience s’opère par étapes et cycles initiatiques. Le mystique vise de lui-même une extinction de soi et le fanâ relève davantage en fait d’un mouvement de néantissement, plutôt que d’un résultat d’anéantissement. C’est une visée d’extinction dans la contemplation.

Qu’est-ce que l’extinction dans la contemplation (al-fanâ ‘fî al-mushâhada) ? Ibn ‘Arabî la définit comme la vision qu’a le contemplatif « de son acte accompli par Allâh. L’extinction a un rapport d’analogie avec la Permanence »[15]. Aucune théophanie n’est comparable à celle qu’opère cette vision béatifique du divin, ce fanâ où le contemplatif s’éteint en lui-même, par lui-même.

Jamais des lunes nouvelles ne se levèrent

A l’horizon de ce promontoire,

Sans que, par prudence,

J’aie désiré qu’elles ne se montrent.

C’est ce qu’écrit Ibn ‘Arabî, qui commente son propre poème comme suit : « il est impossible que Dieu se manifeste à quelqu’un tel qu’il est en lui-même, pour lui-même. La théophanie ne se présente qu’à un moindre degré, en fonction de ce qui convient à celui à qui Dieu se manifeste »[16]. Il y a donc évidemment des degrés, des étapes qui mènent à ce type d’expérience mystique. L’extinction de soi s’exercerait alors par une sorte d’état de spiration et d’attraction avec le divin.

Cette visée d’une extinction à force d’amour et de dissolution interne de soi dans une expérience spirituelle, mystique et solitaire, est donc l’exact contraire de l’anéantissement du kamikaze islamiste en situation d’ultra violence politique. Le mystique vise une perfection qu’il est susceptible d’atteindre à sa place, dans sa relation avec le divin : ‘Arabî montre qu’il consacre sa vie à la quête du bonheur par le savoir théorique, la sagesse pratique, les qualités morales et les arts – philosophie et religion se rejoignent en cela, et il s’agit bien sûr d’une interprétation éclairée de l’esprit du texte religieux. Au contraire, le fanatique ne revendique aucune autre interprétation que celle, littéraliste et obscurantiste, qu’il instrumentalise au service de ses fins politiques.

Le premier aspire au néantissement de soi par amour, le second veut la nihilisation de l’autre et l’anéantissement de soi par haine. L’un est un homme spirituel pacifique qui humblement se nie pour se fondre avec le divin, l’autre est un criminel fanatique qui se suicide par vanité. Enivré de nihilisme, ignorant le néantissement, le terroriste ne voit l’anéantissement que sous l’angle unique de la destruction totale et totalitaire. Aveuglé par sa haine des autres et de lui-même, il anéantit littéralement toute vie à la ronde, y compris celle des autres et de ses coreligionnaires qu’il prive du néantissement ; il prive autrui du fanâ dont il eût été lui-même évidemment incapable et qu’il n’eût même jamais su penser. Son propre néant de pensée[17] est si abyssal qu’il n’a plus lui-même dans le monde le moindre relief humain, et il ne se prétend martyr que par sophisme.

III. Sacrifice et martyre

Le martyre, au sens strict, désigne d’abord le témoignage par la mort (martyrein) et ses tourments endurés pour la religion chrétienne, et le martyr : celle ou celui qui souffre des tourments ou la mort pour soutenir le dogme chrétien. On pourrait déjà ici s’interroger sur la faiblesse inhérente à une idée arrêtée qui a besoin d’être « soutenue » par la mort de qui la défend. Le martyr n’est pas nécessaire à la foi ni aux religions, sauf à prendre l’effet pour la cause, et c’est la foi des faibles qui réclame la force des martyrs. Chaque religion a eu, semble-t-il, ses martyrs (et on peut aussi se demander s’il a existé dans l’Histoire des martyrs athées ou agnostiques). Au sens large, le martyre est un substantif qui dit une souffrance très intense, et le martyr désigne celle ou celui qui souffre pour une religion quelconque ou, par extension, pour ses idées. Dans ce dernier cas, on parle par exemple de martyr de la Résistance, mais cet usage du terme nous pose question. Car si les Résistants sont des martyrs, tous les martyrs ne sont pas des résistants. Le martyr n’a pas de valeur pédagogique ni sotériologique, et mourir pour une idée n’est pas la garantie de sa véracité.

Quel point commun ont le martyr et le sacrifice ? Le sens premier du sacrifice est l’offrande faite au(x) dieu(x) dans un cadre cérémoniel et consistant en des victimes ou des dons. Au sens figuré, le sacrifice signifie l’abandon, la privation, la perte à laquelle on se résigne (par exemple, se sacrifier pour l’éducation de ses enfants). Le sacrifice est tantôt passif (Abraham), tantôt actif (Iphigénie). C’est le cas du martyre également, qui est tantôt subi, tantôt voulu – et c’est ici que semblent s’opposer le martyr et le fanatique : « Le vrai martyr attend la mort, l’enthousiaste y court », observait Diderot[18].

Distinguer martyre et sacrifice ne va pas de soi, mais il est loisible de tenter d’avancer plusieurs différences.

1) Le martyr, du grec martur, signifie le témoin ; le terme vient de mar, la mémoire, et du sanskrit smarâni : « je me souviens ». Le martyr semble donc désigner un témoin pour le passé, comme si sa mort visait à fixer un événement ou à faire événement, à s’inscrire dans le temps historique – comme le martyr chrétien est canonisé. « Sacrifice », lui, provient du latin sacer : sacré, et de facere : faire, ici l’action de faire une œuvre sacrée. Autrement dit, le martyr témoigne, le sacrifice agit – il crée du sacré. Le martyr semble tourné vers le passé et le sacrifice vers l’avenir. Si le sacrifice crée du sacré, il a en effet un grand avenir devant lui puisque l’homme est un animal métaphysique qui a toujours besoin de sacré, tandis que le rôle du martyr dans les religions, plus précisément sa reconnaissance par les institutions religieuses, semble reculer.

2) Le martyre en général et la martyrologie en particulier peuvent entretenir une mémoire vindicative et belliqueuse, nourrissant la violence et la haine. Le martyre n’échappe pas toujours à l’idéologie victimaire et peut parfois nourrir en son sein une tendance à attiser la haine et la dissension, à justifier la guerre ou à exhiber la victoire de son camp. Il a une dimension polémique, sinon polémologique. A contrario, « le sacrifice polarise sur la victime des germes de dissension partout répandus et il les dissipe en leur proposant un assouvissement partiel »[19]. Il a même pour fonction « d’apaiser les violences intestines, d’empêcher les conflits d’éclater »[20]. Le martyre peut nourrir la violence par une victimisation concurrentielle et belliciste, le sacrifice la polarise ou tend à la contenir.

3) A propos du sacrifice interrompu d’Isaac, Jacques Derrida souligne « l’avantage économique, l’amortissement du sacrifice engagé : plus que le fils aimé d’un père auquel il a offert son fils, Abraham devient le Gunst, le Günstling, l’unique favori de Dieu, et cette faveur est héréditaire »[21]. Le sacrifice relève très clairement d’une dimension psychique et symbolique, sans échange de vies humaines, alors qu’une interchangeabilité des vies comprise en termes économiques ou politiques semble souvent présente dans l’histoire des martyrs. Le sacrifice relève d’une fonction symbolique aussi au sens où il y va d’un retour au point limite du sacré et du profane. Il semble qu’il y ait une éthique du sacrifice et une économie du martyre, que le sacrifice est éthique ou politique, tandis que le martyre est moralo-religieux ou théologico-politique. Le terme d’« amortissement » qu’utilise Derrida peut s’entendre en trois sens : au sens économique (mais cela suppose bien sûr une relation mercantile au divin qui s’avère suspecte) ; au sens de l’action ou du processus de néantissement décrit plus haut (et littéralement comme « a-mort-issement ») ; et au sens physique de la résistance d’un corps qui absorbe un choc. Ce troisième sens retient notre attention car c’est bien de résistance dont il s’agit dans le sacrifice : la résistance comme acte – il n’y a nulle passivité dans le sacrifice, en tant qu’acte qui donne sens à l’existence, alors que le martyr est plutôt un renoncement, un abandon, souvent sous les lamentations. La résistance est à la fois l’acte qui dit non et l’affirmation, la position d’un inconditionné, « l’expérimentation de la liberté. […] La résistance comme éthique n’est autre que le courage de la liberté »[22]. La résistance est bel et bien alors une défense qui économise ses forces pour contre-attaquer. Le sacrifice peut être cet acte-limite de la résistance.

En bref, le martyre veut l’anéantissement, le sacrifice consent au néantissement. Une fois établie cette différence, il reste à affiner un sens précis du véritable sacrifice qui ne puisse être confondu ni avec le martyre ni avec un faux sacrifice.

IV. Vrai et faux sacrifice

Il est nécessaire de distinguer le « faux » sacrifice – le suicide violent, clinquant et tapageur, et le véritable sacrifice comme acte de discrétion ultime. Le sacrifice inauthentique est un acte immoral et servile, motivé par la soif d’immortalité et l’égoïsme. Porté non par une idée mais par une idéologie, et plus précisément par une idéologie nihiliste, le sujet veut mourir pour elle, en son nom, mais il veut aussi que ses adversaires meurent pour rien : il partage avec le totalitarisme le funeste dessein d’interdire à ses ennemis de mourir d’une noble mort ; c’est-à-dire que son idéologie totale vise « une domination totale » qui, par l’endoctrinement et la terreur, « laisse ses adversaires disparaître dans l’anonymat et le silence »[23]. Le sacrifice inauthentique désigne en réalité le suicide du petit tyran obsédé par le fantasme d’être honoré post mortem comme un martyr, qui se mire dans le reflet de sa propre pulsion thanatologique, fusionne avec son idéal morbide, jubile à la sensation infantile de sa toute-puissance et triomphe d’avance de son impunité : personne ne peut le vaincre ni le punir puisqu’il s’en charge lui-même. Son autodestruction narcissique fait son ivresse, et son invincibilité sa jouissance. Ce faux sacrifié vise l’échange d’une vie contre d’autres, comme si les vies humaines étaient interchangeables. Cet acte inique, hyperviolent et belliqueux, a une exigence de rendement – celle des kamikazes japonais lors de la Seconde guerre mondiale : l’individu est réifié, il devient lui-même une arme, un objet technique létal. Sans espoir ici-bas, son seul rêve est celui, avide, d’un avoir, d’une possession – dans un au-delà : l’illusion de gagner un renom, un paradis ou des vierges. Ce n’est pas un sacrifice mais un suicide singulier : c’est celui du kamikaze, du Werwolf hitlérien ou du terroriste d’aujourd’hui.

Il s’oppose radicalement et point par point au sacrifice en propre (eigentlich), à ce que Jan Patočka appelle le « sacrifice authentique »[24]. « Authentique » s’entend ici au sens heideggérien : eigentlich – le fait d’être en propre ce qu’on est. Mais alors que l’authenticité heideggérienne[25] n’a aucune dimension morale, Patočka lui en redonne une et l’érige même au-delà de l’ontique : la phénoménologie elle-même est au service de la philosophie morale du soin de l’âme. Le sacrifice authentique est un acte libre et hautement moral, motivé par l’abnégation et l’altruisme. C’est un acte de résistance qui constitue un rapport au bien ou institue un rapport au juste, et ne suppose aucun échange. Il est une non-prestation, un don libre et gratuit de l’être – une offrande du soi. C’est le sacrifice d’Antigone ou de Jean Moulin. Le sujet s’absente du monde, il se drape dans le néant et, plus qu’il ne se donne la mort, il prend la mort sur soi, sans blesser personne, avec discrétion. Il disparaît humblement dans un acte de liberté irréfragable. Il meurt par souci éthique. Il ne meurt pas à la place de l’autre, car à proprement parler, la mort ne se prend ni ne se donne. Mourir pour l’autre est impossible, même dans le sacrifice mourir à la place d’autrui est absolument impossible. Comme l’écrit Jacques Derrida,

Je peux tout donner à l’autre, sauf mourir pour lui au point de mourir à sa place. […] Parce que je ne peux pas prendre sa mort à l’autre qui ne peut pas me la prendre en retour, il revient à chacun de prendre sa mort sur soi. Chacun doit assumer, et c’est la liberté, et c’est la responsabilité, sa propre mort, à savoir la seule chose au monde que personne ne peut ni donner ni prendre[26].

Sacrifice authentique et inauthentique sont désormais distincts. Cependant, « le sacrifice ne saurait trouver une place dans un ordre partagé entre l’authentique et l’inauthentique », dit Emmanuel Levinas[27], pour qui le mourir pour l’autre prime sur la mort propre (eigentlich) en première personne. Comme personne ne peut mourir à la place d’un autre, « la relation à autrui dans le sacrifice où la mort de l’autre préoccupe l’être-là humain avant sa propre mort »[28] définit le soi comme être de souci, et révèle sa responsabilité pour l’autre. Celui qui se sacrifie se soucie de la mort de l’autre bien plus que de sa mort propre. Il meurt pour l’autre, pour que l’autre soit. Il donne sa vie aujourd’hui pour répondre de l’autre demain. Et c’est ici que le sacrifice est tourné vers l’avenir : la sollicitude et l’humaine inquiétude pour la mort d’autrui priment sur le souci pour soi. Le sacrifice instaure « le futur de la mort dans le présent de l’amour »[29]. Tel est l’avenir du sacrifice.

Le faux sacrifié est misologue et misanthrope. Le véritable sacrifié est philosophe et philanthrope. Malgré la proposition d’évasion de Criton, Socrate boit la cigüe en espérant que les lois de la Cité changent et deviennent plus justes, comme nous le rappelle Merleau-Ponty :

Quand Socrate refuse de fuir, ce n’est pas qu’il reconnaisse le tribunal, c’est pour mieux le récuser. En fuyant, il deviendrait un ennemi d’Athènes, il rendrait la sentence vraie. En restant, il a gagné, qu’on l’acquitte ou qu’on le condamne, soit qu’il prouve sa philosophie en la faisant accepter par les juges, soit qu’il la prouve encore en acceptant la sentence.[30]

Socrate se sacrifie et sa dernière parole est une requête à Criton : régler une dette, ne pas oublier de payer un coq à Asclépios[31], c’est-à-dire tenir sa parole jusqu’au bout, rester un homme cohérent et se soucier du Juste, tel un cristal d’être, jusqu’à la mort.

Au XXe siècle, Edith Stein, phénoménologue de l’empathie, se sacrifie lorsque les nazis viennent l’enlever dans son carmel ; Jan Patočka, philosophe socratique, subit les interrogatoires harassants de la police politique et meurt en espérant une métanoïa de la post-Europe[32]. A chaque fois, ces sacrifices ne veulent rien d’autre qu’un avenir humain meilleur et plus juste.

 

[1] Martin HEIDEGGER, Qu’est-ce que la métaphysique ?, in Questions I, trad. H. Corbin, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1996, p. 51.

[2] Martin HEIDEGGER, ibid., p. 53.

[3] Eugen FINK, Le jeu comme symbole du monde, trad. H. Hildenberg et A. Lindenberg, Paris, Minuit, 1966, p. 232.

[4] L’idée se trouve déjà dans M. HEIDEGGER, Être et temps, § 226, trad. E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 193. Heidegger poursuit dans Qu’est-ce que la métaphysique ? cette question qui était implicite, en affirmant que c’est l’être comme tel, c’est-à-dire le rien, qui révèle l’angoisse.

[5] Martin HEIDEGGER, Qu’est-ce que la métaphysique ?, déjà cité, p. 61-63.

[6] Martin HEIDEGGER, ibid.

[7] Martin HEIDEGGER, ibid., p. 69.

[8] Françoise DASTUR, La mort. Essai sur la finitude, chap. III, § 3, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 2007, p. 144.

[9] Paul RICŒUR, Le mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, Genève, Labor et fides, 2004, p. 57.

[10] Vladimir JANKÉLÉVITCH, La mort, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1977, p. 132 sqq.

[11] Jean-Paul SARTRE : L’être et le néant, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1988, p. 581.

[12] Martin HEIDEGGER, Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, coll. « Tel », 1958, p. 212 (trad. modifiée selon F. Dastur in F. Dastur, op. cit., note 8, p. 196).

[13] Voir la citation d’Angelus Silesius in Jérôme LAURENT et Claude ROMANO (dir.), Le Néant. Contribution à l’histoire du non-être dans la philosophie occidentale, Paris , PUF, coll. « Épiméthée », 2006, p. 335.

[14] IBN TUFAYL, Hayy ibn Yaqzân. Le philosophe autodidacte, trad. L. Gauthier, Paris, Mille et une nuits, 1999, p. 105 et 108.

[15] IBN ‘ARABÎ, Turjumân al-Ashwâq. L’interprète des désirs, trad. M. Gloton, Paris, Albin Michel, coll. « Spiritualités vivantes », 2012, p. 116, note 3.

[16] IBN ‘ARABÎ, ibid., p. 360.

[17] Hannah Arendt appelle « médiocrité » (ou « banalité ») du mal le fait que certains hommes ordinaires deviennent criminels par pure absence de pensée : « que l’on puisse être à ce point éloigné de la réalité, à ce point privé de pensée, que cela puisse faire plus de mal que tous les instincts destructeurs réunis qui sont peut-être inhérents à l’homme », c’est une des leçons que Arendt tire du procès d’Eichmann à Jérusalem (Hannah ARENDT, « Post-scriptum », in Eichmann à Jérusalem, trad. A. Guérin, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 1997, p. 461).

[18] Denis DIDEROT, Pensées philosophiques, § 39, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2007, p. 76.

[19] René GIRARD, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, p. 22.

[20] René GIRARD, ibid., p. 30.

[21] Jacques DERRIDA, Glas, Paris, Galilée, 1974, p. 53.

[22] Françoise PROUST, De la résistance, Lonrai, Cerf, 1997, p. 13.

[23] Hannah ARENDT, Les origines du totalitarisme III. Le système totalitaire, trad. J.L. Bourget, R. Davreu et P. Lévy, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 1972, p. 173 sqq.

[24] Jan PATOČKA, Liberté et sacrifice. Écrits politiques, trad. E. Abrams, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 1990, p. 270-275 et 309-321.

[25] Le terme d’« authenticité » tel que l’utilise Heidegger a lui-même une dimension extrêmement suspecte : Henri Meschonnic a montré qu’il relevait d’un « effet-langue » propre à son époque (le nazisme) et jouait « le rôle de la pureté chez Fichte », c’est-à-dire d’un terme dont le sens s’étend de l’idée de l’origine et de l’essence propre au romantisme allemand à une catégorie raciale et raciste d’essentialisation (Henri MESCHONNIC, Le langage Heidegger, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1990, p. 299).

[26] Jacques DERRIDA, Donner la mort, Paris, Galilée, 1999, p. 66-68.

[27] Emmanuel LEVINAS, « Mourir pour… », in Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, 1991, p. 229-230.

[28] Emmanuel LEVINAS, ibid.

[29] Emmanuel LEVINAS, ibid.

[30] Maurice MERLEAU-PONTY, Éloge de la philosophie, Paris, Gallimard, « Idées », 1953, p. 44.

[31] PLATON, Phédon 118a, trad. E. Chambry, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1994, p. 180.

[32] J’ai développé ailleurs ce point, in Philippe MERLIER, « Patočka, the meaning of the post-European spirit and its direction », trad. angl. F. Monnanteuil, Labyrinth, vol. 19, n° 1, 2017, p. 156-165. Remarquons que même l’éducation du fils du philosophe phénoménologue tchèque a été dans une certaine mesure sacrifiée (au sens figuré) : en novembre 1960, un menuisier recruté comme agent de police, qui n’est pas même en service, surprend le fils de Patočka en train de tagger « I like Eisenhower » sur le rocher d’un parc public. Quatre mois plus tard, le jeune de seize ans est exclu du lycée par décision du conseil pédagogique : le directeur et les parents d’élèves votent son éviction, au prétexte que le père éduquerait mal son fils puisqu’il lui enseigne la « mauvaise » orientation idéologique, trop tournée vers l’Europe occidentale et trop idéaliste dans un régime obligatoirement matérialiste (voir Petr BLAZEK, “Kéž je to všecko ku prospěchu obce!”. Jan Patočka v dokumentech Státní bezpečnostiQue tout ce que j’ai vécu soit bénéfique à la communauté ! ». Jan Patočka dans les documents de la police d’État], Prague, Academia & Oikoymenh, 2017, p. 55-71.

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