Perception musicaleune

Schriftlich, Unbeschreiblich (2)

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Schriftlich, Unbeschreiblich (2) – L’objet sonore

 

L’enregistrement, en ce qu’il rend réitérable ce qui ne se donnait jusqu’alors que comme éphémère, permettrait de sortir de cette dialectique du scriptible et de l’indescriptible, dans laquelle le son perdait nécessairement en timbre ce qu’il gagnait en saisissabilité. Je souhaite à présent étudier comment la fixation du phénomène sonore contribue à un bouleversement profond de notre perception de ce dernier, et renverse le problème de sa notation.

 Si l’enregistrement apparaît dès la fin du XIXe siècle, il faudra attendre près de 50 ans pour que ce renversement soit compris et que les théoriciens de l’écoute en prennent acte. Cette prise de conscience, nous la devons en grande partie à Pierre Schaeffer, père du courant que l’on a d’abord appelé « musique concrète » puis  « musique expérimentale ». Elle repose sur la possibilité de fixer le son sur un support donné (disque vinyle, d’abord, puis bande magnétique, puis numérisation) et de le manipuler. La musique électroacoustique est ainsi, pour reprendre l’expression devenue fameuse de Michel Chion, un art des sons fixés. Or fixer le son n’est pas un acte gratuit : figeant ce qui ne se donnait que comme insaisissable, éphémère, l’enregistrement permet de rendre répétable ce qui ne l’était point. La fixation du son permet de le rendre répétable ad libitum et cette répétition n’est pas sans modifier profondément la manière dont nous le percevons.

André Abraham Moles, dans sa thèse  La structure physique du signal en musique microphonique, citée par Schaeffer dans son Deuxième Journal.[1] résume l’avancée que j’ai décrit en des termes particulièrement éclairants :

Comme le temps lui-même, son support et sa matière, la musique est fuyante, s’écoule, et n’a jusqu’à une époque très récente jamais présenté ce caractère concret qu’offrent une sculpture. peinture ou architecture dont le support matériel subsiste à travers la durée (…) Les techniques d’enregistrement correspondent en réalité à une application du temps sur l’espace. Elles font de ce fait participer le temps des propriétés spatiales.

Ces propriétés sont essentiellement la permanence et la reproductibilité. Parler d’application du temps à l’espace n’est pas anodin. Cependant, cette application est déterminante moins en ce qu’elle contribuerait à faire du sonore un objet spatial qu’à mettre en évidence sa particularité en tant qu’objet sonore. En cela, la fixation du son est bien différente de la simple visualisation du son, que l’on opère dès Galilée, et qui ne préserve pas le caractère sonore du phénomène dans sa transcription graphique. Notons d’ailleurs que ce thème de la visualisation du spectre est tout à fait important, en ce que le technique de visualisation du son utilisées par les acousticiens ne sont pas pour rien dans l’appauvrissement de la qualification du son : on rabat le son sur le visuel, manquant ses caractères propres (c’est encore tout à fait sensible chez Helmholtz). Sur ce point, Marshall McLuhan note que l’enregistrement, en ne déliant pas la fixation de l’écoute, rend plus « aigüe notre acceptation inconditionnelle des métaphores et des modèles visuels observés depuis des siècles. »[2] Au moins, la note, bien que trace graphique a pour vocation de restituer le son, non simplement de le transcrire.

Mais restons en à l’enregistrement : il est pour l’instant question de la possibilité de fixer le son et de le rendre réitérable : c’est ce que je fais lorsque je réécoute un disque. Elle n’est pas neutre pour la perception du son, mais c’est un phénomène plus précis qu’il convient d’étudier. Certes, l’enregistrement permet de répéter le son, mais il rend surtout  possible de rendre cette répétition continue par des dispositifs de mise en boucle du son fixé. Or c’est peut-être dans ce type de pratique que le changement opéré par la fixation du son s’exhibe avec le plus de netteté. Un des symboles de ce profond changement est une expérience faite par Schaeffer dans les années 50 aux studios de l’ORTF : l’expérience du sillon fermé. Le terme de sillon  aux premières expériences de mises en boucle sur des disques en acétate, sur lesquels le son s’inscrit en sillons concentriques. Refermant un fragment enregistré sur lui-même (comme dans le cas d’une rayure accidentelle), la technique du sillon fermé consiste à prélever dans la continuité sonore un phénomène et à le boucler pour qu’il se répète indéfiniment. Fixant l’éphémère, la mise en boucle le rend dès lors descriptible, invitant l’écoute à se répéter indéfiniment, à approfondir sa qualification du son. Cet type de phénomène n’est pas nouveau en musique, pensons à la pédale, la répétition cyclique d’un fragment. Le propre de la démarche électroacoustique est cependant de faire de ce type de procédé le socle d’une méthode et d’une esthétique.

Car pour les musiciens électroacoustiques, le sillon fermé était bien l’occasion d’une prise de conscience. Lorsque le son reste un phénomène éphémère, il est nécessaire pour pouvoir le qualifier de s’attacher à en repérer les paramètres les plus apparents et les plus stables : nous avons vu que la hauteur était le plus évident. La mise en boucle aurait dès lors pour conséquence de rendre facultative ce type de visée  – la hauteur deviendrait un paramètre parmi d’autres et la mise en boucle permet de prêter attention à ce paramètre désigné jusqu’alors par le nom vague de timbre. Mais la mise en boucle permet d’aller plus loin encore dans cette rupture avec l’audition ordinaire. Car, non seulement la mise en boucle permet de viser le son dans toute sa richesse, elle permet surtout de le décontextualiser progressivement. Le sillon fermé crée ainsi les conditions de ce que Schaeffer nomme l’écoute réduite, sorte d’application de la réduction phénoménologique à l’écoute. L’enjeu est dès lors de « décrire pour lui-même ce fragment sonore dont on avait vite fait d’épuiser la perception « causale» et anecdotique. Dans sa Postface au Traité des objets musicaux[3], Schaeffer revient ainsi sur cette expérience du sillon fermé comme la condition technique de la naissance de l’objet sonore :

Leçon du sillon fermé : l’aiguille referme un sillon sur lui-même, et nous met en devoir d’écouter un objet qui n’évolue plus, qui se fige dans le temps. Et la fixation de l’objet met en évidence les variations de l’écoute: le sujet, assuré d’être devant le même objet, devant le même son, pourra considérer au travers des moments de son écoute combien celle-ci est diverse, changeante, et combien lui -même est inattentif, fluctuant, différent d’avec soi.

L’objet sonore se constitue dans un processus qui n’est pas sans faire penser à une variation eidétique où l’objet se donne en son essence. Ainsi, pour comprendre de quoi il retourne dans la perception du son fixé mise en boucle, ce n’est pas vraiment aux pages canoniques des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps qu’il faut nous reporter. Ces pages décrivent le son non enregistré : ce son éphémère peut se maintenir dans la rétention pour la conscience qui le vise. Mais « à mesure que nous nous éloignons du présent, se manifestent un estompage et un tassement plus grands».  Le son fixé, quant à lui, ne s’obscurcit plus en « tombant définitivement dans le passé ». C’est dès lors à d’autre pages de Husserl qu’il convient de renvoyer pour comprendre ce qui se produit dans la perception du son en régime l’électroacoustique : celles des Idées directrices pour une phénoménologie, qui parlent de l’objet visuel, c’est-à-dire toujours présent sous nos yeux, qui se donne à chaque nouvelle écoute. Schaeffer y renvoie explicitement dans le Traité des Objets Musicaux, citant le paragraphe 41 des Ideen et laissant de côté les textes sur le son comme objet temporel.

Je vois continuellement cette table : j’en fais le tour et change comme toujours ma position dans l’espace ; j’ai conscience de l’existence corporelle d’une seule et  même table, de la même table qui en soi demeure inchangé́e. Or la perception de la table ne cesse de varier ; c’est une série continue de perceptions changeantes. 

Présentant sans cesse le son à notre écoute, la fixation du son nous place face à un objet autour duquel nous tournons et que nous visons de différentes manières. Que cet objet soit toujours mouvant, c’est un fait : nous avons mis l’oiseau en cage, mais l’oiseau continue de voler, pour reprendre une formule heureuse de Michel Chion. Pourtant, la fixation pourvoie un cadre et la  possibilité de faire retour sur l’éphémère, en une série de visées, ce qui se traduit pour Schaeffer dans la formulation de critères qui constituent autant de manières de qualifier le son : c’est la naissance d’un solfège des objets sonores. Dans un tel solfège, l’enregistrement et la manipulation du son permettent de réifier l’inréifiable, de décrire ce qui restait indescriptible par des termes typologiques et morphologiques nouveaux (masse, grain, facture, entretien…), organisés en grande catégories.

Compte tenu de ce changement de paradigme, une sorte de bilan peut dès lors être proposé, bilan qui reprendrait les raisons principale évoquées par Chion, celles qui faisaient du son un inréifiable :

– Parce que divisé, si on en croit le langage, entre le versant d’une «cause» et celui d’un «effet » : la théorie schaefferienne de l’objet sonore répondrait à ce problème de manière paradoxale. Loin de reconduire l’objet sonore à sa matérialité, l’enregistrement nous invite à considérer le son comme résultat d’une visée d’écoute.

– Parce que déchiré entre des disciplines disparates : la théorie schaefferienne de l’objet sonore rompt résolument avec l’acoustique musicale qui consacrait cette ambiguïté. L’étude de l’objet sonore porte sur un objet perceptif : il n’est pas signal physique. Schaeffer fonde une acoulogie, une théorie de l’écoute.

– Parce que situé sur le fil entre ordre et chaos: les procédés de variations de l’écoute rendus possibles par la fixation du son permettent de déterminer des organisations plus subtiles, plus diversifiées que les formes prégnantes auxquels la perception s’arrêtait jusqu’alors.

– Par la propension qu’ont certains caractères sonores à accaparer la perception au détriment des autres : la hauteur devient un paramètre parmi d’autres.

– Parce que majoritairement événementiel : la fixation permet de contrôler le surgissement du son, non plus d’être forcément atteint par lui.

– Parce que s’obstinant à nous renvoyer à autre chose qu’à lui-même : la fixation du son crée une situation dite acousmatique où l’auditeur est coupé de la vision de la cause du son, et peut s’entraîner à le viser pour lui même.

Il semblerait donc que les techniques d’enregistrement contribuent à résoudre un problème qui semblait insoluble : non seulement elles permettraient de parler du son comme d’un objet perceptif, mais également de proposer des critères plus subtils pour en saisir le déploiement complexe. Mais cette naissance théorique de l’objet sonore a une conséquence paradoxale : si l’objet sonore peut naître en tant que tel, c’est en se coupant de la perception de sa source, de cet objet visuel qui pourtant lui donnait, communément, la consistance d’un objet identifié. Comme le souligne François-Bernard Mâche :

Le réel que (les sonorités d’origine microphonique) constituent n’a rien de commun avec la réalité des corps sonores qui ont été à l’origine des « bruits» transformés ensuite en « objets sonores » par des manipulations électroacoustiques, dont la première est toujours l’enregistrement. (…) En d’autres termes, pour le musicien, le réel n’est pas le saxophone, le chat, ou l’abat-jour, grâce à qui ont pu être créés les objets sonores qui existent désormais sur le support d’une bande magnétique, ce sont ces objets sonores eux-mêmes, au nom significatif, aussi objectifs que les réalités visibles, mais situés d’abord dans le temps et non dans l’espace.  La musique concrète. qui peut contraindre un tambour à chanter comme un orgue, a eu au moins le mérite de rendre évidente l’indépendance scandaleuse du réel sonore par rapport au réel visible.[4]

C’est dès lors avec une certaine ironie que Pierre Schaeffer, en 1951, compose une pièce intitulée l’oiseau RAI, sorte de pied de nez à une esthétique « figurative » contre laquelle il ne cessera de s’inscrire. Dans l’oiseau RAI, Schaeffer manipule le signal indicatif de la radio italienne, jusqu’à lui donner l’allure d’un chant d’oiseau. Cette pièce, qui joue astucieusement de l’artifice, dans une sorte de clin d’oeil au fameux conte d’Andersen, nous montre combien la fixation du son renverse le problème du phénomène sonore. L’objet sonore peut chanter par lui-même, sans besoin du rappel permanent de sa source visuelle.

Sans approfondir ce que Pierre Schaeffer théorise comme un solfège de l’objet sonore, je souhaiterais cependant proposer une brève ouverture critique. Le premier point de tension de l’esthétique pensée par Schaeffer concerne les critères de qualification du son comme objet, qui pose deux difficultés : la première est la synthèse de critères pertinents. Schaeffer, fortement influencé par la théorie de la forme, propose de considérer l’objet sonore comme une Gestalt, voire comme une certaine structure relationnelle. Cette conception conduit Schaeffer à privilégier la création d’objets dits convenables, formellement équilibrés, qui serviront de base pour la création d’un nouveau langage musical. Cette typologie/morphologie concentre l’écoute sur des objets macroscopiques, qui présentent des saillances suffisamment permanentes pour être qualifiées aisément. Mais il n’est pas évident que ce concept d’objet convenable permette de penser un objet non plus sonore mais musical (un objet musical n’est pas forcément formellement équilibré). Deuxième point : on peut montrer les limites d’une approche de l’objet sonore en terme de macrostructure qui gomme le caractère processuel de sa création. Il est évident que les techniques de numérisation changent la donne sur ce point. Elles nous font passer du macro-temps au micro temps, en discrétisant le signal sonore.[5]

Mais c’est sur un autre plan que je souhaiterais poursuivre cette ouverture critique. Comme je l’ai noté, la conception schaefferienne de l’objet sonore est profondément solidaire d’une certaine réception de la phénoménologie husserlienne. Nous avons vu que pour Schaeffer la fixation du son est l’occasion de découvrir que nous le visons de différentes façon : la recherche musicale sera ainsi pour Schaeffer fondée sur une acoulogie, une étude de l’écoute. Or Schaeffer met en évidence plusieurs types d’écoutes : il les désigne sous forme de couples : l’écouter et le comprendre, l’ouïr et l’entendre. Le premier couple désigne une écoute qui vise dans le son autre chose que lui-même : Écouter un interlocuteur ne revient pas à écouter le son de sa voix mais ce qui a valeur d’indication sémantique. Écouter revient donc, par l’intermédiaire du son, à viser autre chose que ce dernier, c’est-à-dire ce à quoi il réfère, dans un rapport causal ou symbolique. Le verbe « comprendre » désigne une activité qui n’est pas forcément liée à la perception sonore mais qui est comme intensification de ce que nous désignions à l’instant.

Le couple ouïr entendre désigne une visée du son non plus identifiante mais qualifiante, selon la même logique de gradation : par le terme « ouïr », on admet généralement une perception diffuse, continue. Mais ouïr n’est pas pour autant « être frappé de sons », les sons que j’accueille sont qualifiés de manière floue. Le Deuxième terme du couple : entendre c’est tendre vers. La question est dès lors : sur quoi porte cette tension? Porte-t-elle, comme dans le cas de l’écouter, sur un contexte ou une cause particuliers ? Schaeffer refuse cette assimilation et propose de faire porter cette intention spécifique sur le son lui-même, il s’agit d’une qualification.

Le sillon fermé nous permet de mieux prendre conscience de ces types de visées. Mais, ayant dégagé ces deux couple de visées, Schaeffer décide de privilégier un type d’écoute, celui définit par le couple ouïr-entendre ce qui peut sembler arbitraire. L’objet sonore résultera de ce type de visée, et non de celle, identifiante, de l’écouter et du comprendre. On ne peut comprendre ce choix qu’en référence à l’inspiration husserlienne des travaux de Pierre Schaeffer. Car une fois ces visées dégagées par la production technique de la fixation et de la répétition, Schaeffer choisit un type d’écoute qui, à l’inverse de l’écoute identifiante, nous donnerait enfin le son même (la chose-son même). Entre la mise en évidence des différents types de visée et le privilège accordé aux visées qualifiantes dans la constitution d’un objet sonore, nous sommes passés sur un autre plan : les deux plans en jeu renvoient à deux termes du vocabulaire schaefferien l’acousmatique et l’écoute réduite. Le terme acousmatique désigne le fait de percevoir un son détaché de sa source. Il s’inspire de la tradition pythagoricienne, où l’élève est coupé du maître par un rideau afin de mieux entendre ses paroles, sans se focaliser sur son apparence. Le voile acousmatique correspond à la situation de la diffusion d’un son coupé de sa cause, laquelle devrait permettre de se concentrer sur les propriétés internes du son, et sur les différentes visées dans lesquelles il se constitue. Mais à partir de cette situation, Schaeffer choisit de viser l’objet sonore dans une écoute réduite, qui privilégie la qualifation de l’objet pour lui-même. Michel Chion, dans le Guide des Objets Musicaux, définit le lien unissant ces deux termes de la manière suivante :

La situation acousmatique renouvelle la façon d’entendre. En isolant le son du complexe audiovisuel dont il faisait initialement partie, elle crée des conditions favorables pour une écoute réduite qui s’intéresse au son pour lui-même, comme objet sonore, indépendamment de ses causes ou de son sens 

Par “conditions favorables”, il fait bien entendre que si la situation acoustamtqiue est un préalable à l’écoute réduite, un autre geste est requis pour passer à cette dernière : plus précisément, un choix théorique,  qui, comme il a été dit, manifeste une certaine réception par Schaeffer de ses lectures phénoménologiques.

Il y a objet sonore lorsque j’ai accompli, à la fois matériellement et spirituellement, une réduction plus rigoureuse encore que la réduction acousmatique : non seulement, je m’en tiens aux renseignements fournis par mon oreille (…) ; mais ces renseignements ne concernent plus que l’événement sonore lui-même.[6]

Certes, l’écoute réduite reste pour Schaeffer une sorte d’idéal, jamais totalement réalisée, il s’agit plutôt d’un exercice. Cependant, cette idée selon laquelle l’objet sonore serait le corrélat d’une écoute qui le vise pour lui-même est très problématique. Elle l’est d’abord du point de vue de sa qualification. C’est que tout le solfège des objets sonores, même en régime de réduction, est traversé par des références plus ou moins explicites à l’environnement dans lequel l’objet apparaît, environnement qui est d’abord celui des autres modalités perceptives (lorsque Schaeffer parle du grain du son par exemple, littéralement « Micro structure de la matière du  son, évoquant le grain d’un tissu ou d’un minéral »). Plus généralement, on peut se demander si la détermination de critère qualificatifs peut simplement s’effectuer hors référence à des contextes d’identification qu’il soient musicaux ou environnementaux. En cela, on remarquera l’opposition de l’école électroacoustique française à une autre tradition, celle de l’écologie acoustique, qui refuse de considérer l’objet sonore hors de l’environnement dans lequel il prend sens, autrement dit hors duquel sa qualification ne peut s’effectuer. Ainsi Murray Schafer préfère parler de « fait sonore », terme qui évoque davantage l’idée d’existence par rapport à un contexte, le problème de l’objet sonore étant pour lui d’être lié aux conditions laborantines de son écoute. Liant identification et qualification, ces approches ratent peut-être la dimension phénoménologique de l’approche schaefferienne : un retour au son même, trop souvent gommé par son intégration dans des contextes de sens. Elles ont cependant le mérite de mettre en évidence l’aporie dans laquelle s’engage un solfège de l’objet sonore qui prétendrait qualifier sans identifier. On notera cependant que Schaeffer était conscient de ce problème et a réintroduit une forme d’identification au sein de l’écoute réduire à travers le thème de l’écoute musicienne. Cette écoute, non pas musicale mais musicienne, a des attentes moins théorique que pratiques, c’est l’expérience du musicien, de ses gestes qui est reprise en compte plus que des systèmes musicaux où le son prend sens. Comme l’écrit d’ailleurs Michel Chion, commentant le solfège schaefferien :

La synthèse des objets convenables suppose donc, pour être opérée, quelque idée préalable sur la nature du langage musical qu’on veut· retrouver dans l’articulation de ces objets.

Nous voyons donc que la notion d’objet proprement sonore ne va pas de soi. Elle ne semble pas correspondre à l’expérience ordinaire du phénomène sonore. Si elle y correspond, c’est sous certaines conditions : un recouvrement du sonore sous l’objet visuel, une notation qui en lisse la sonorité complexe, un certain dispositif technique dont la théorisation par Schaeffer reste problématique. Elle ouvre il est vrai sur un art des sons fixés dont le fondement est une théorie de l’écoute. Mais isolant le son, elle menace aussi de le couper du monde où il se constitue. Tentante, et certainement opérante sous certaines conditions, la notion d’objet sonore ne lasse donc pas de poser problème pour le philosophe de la perception comme pour les acteurs de la recherche musicale.

Pauline Nadrigny (Paris I – Phico/Cepa)

Première partie de l’article


[1]           P. Schaeffer, À la Recherche d’une musique concrète, op.cit. p. 116

[2]           McLuhan, The Gutenberg Galaxy: The Making of Typographic Man, University of Toronto Press, (Paris, Mame, 1967 – Paris, Gallimard 1977), p. 72

[3]           P. Schaeffer, De la musique concrète à la musique même, La Revue musicale, Paris, éditions Richard-Masse, 1977.

[4]           François-Bernard Mâche, Entre l’observatoire et l’atelier, volume I. Paris, Kimé

[5]           “De l’art d’articuler les sons (2)” : https://www.implications-philosophiques.org/implications-de-la-perception/perception-musicale/de-l%E2%80%99art-d%E2%80%99articuler-les-sons-2/

[6]           P. Schaeffer. Traité des Objets Musicaux, op. cit., p. 268

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