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Vers une liberté surhumaine (1/2)

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Vers une liberté surhumaine : spiritualité et action politique dans deux mouvements sociaux de Colombie

 

Carlos A. Manrique. Docteur de Philosophie des Religions, University of Chicago. Actuellement professeur associé au département de philosophie de l’Universidad de los Andes (Bogotá, Colombie), et membre des groupes de recherche interdisciplinaires suivants : Esthétique et politique (COLCIENCIAS), Mouvements sociaux et construction du commun (Faculté des Sciences Sociales, Universidad de los Andes) et le groupe multinational Réinventions du commun (CLACSO).

Ce texte explore les imbrications entre des pratiques spirituelles et religieuses, d’une part, et des formes spécifiques de subjectivation politique, d’autre part, dans deux mouvements sociaux dans le paysage politique contemporain de la Colombie. L’article cherche à montrer comment cette imbrication configure deux types d’action politique dans lesquels la frontière entre l’humain et le non-humain tend à se déstabiliser. Ce mouvement déstabilisant est configuré par la manière dont la relation avec le territoire, et les morts, est conçu et vécu comme une forme de « agencement » historique en relation auquel une lutte politique commune est mise en pratique. En ce sens, l’article entre en dialogue avec des problématisations contemporaines du « sécularisme » en tant que paradigme normatif inhérent à l’État moderne et la configuration de la citoyenneté qui en est associé. Ce dialogue se concentre sur comment ces formes de pratique et d’agencement politiques ultrahumaines, ainsi que les pratiques de liberté qu’elles mettent en jeu, débordent et défient une certaine figure de « l’humain » dans laquelle la conception libérale de la citoyenneté, et la rationalité néolibérale de gouvernement, s’imbriquent. Méthodologiquement, le travail avec l’archive des productions discursives des mouvements sociaux requière situer ces pratiques discursives réflectives d’engagement politique dans la constellation d’une réalité historique de « discours » (au sens de Foucault), ou « d’écriture » (au sens de Derrida). Puisque cette historicité est liée à un champ social et politique singulier et spécifique, l’argumentation est parcourue d’une série de réflexions méthodologiques préparatoires quant aux défis qu’impliquent le travail avec l’archive.

This text explores the imbrication between spiritual or religious practices, on the one hand, and specific forms of political subjectivation, on the other, in two social movements in Colombia’s contemporary political landscape. It attempts to show how this imbrication configures types of political agency in which the border between the human and the non-human tends to be destabilized. This destabilizing movement is performed in the way in which the relation with the territory, or with the dead, is conceived and lived by as a form of historical “agency” in articulation to which a common political struggle is deployed. In this respect, the text enters into dialogue with contemporary critical problematizations of “secularism” as a normative paradigm that inheres the modern State and the configuration of citizenship associated to it. Such a dialogue emphasizes how these forms of ultrahuman political praxis and agency, and the practices of freedom put at play in them, exceed and defy a certain figure of the “human” in which the liberal conception of citizenship, and the neoliberal rationality of government, intersect. Methodologically, the approach to the archive of the discursive production of these social movements requires that these reflective discursive practices of political engagement be situated in the constellation of a historical reality of “discourse” (in Foucault’s sense), or of “writing” (in Derrida’s sense). As far as this historicity is connected to a singular and specific social and political field, the argument is interweaved with a series of preparatory methodological reflections regarding the challenges that the work with such an archive entail.

 

 

« … alors on pourrait bien parier que l’homme s’effacerait

comme à la limite de la mer un visage de sable. »

Foucault, Les Mots et les Choses (p. 398)

 

Introduction : néolibéralisme, laïcité et pratiques de liberté

À partir de l’étude de la production discursive de deux mouvements sociaux en Colombie, je cherche dans cet essai à faire l’examen d’un geste spécifique dans l’expression de leurs conceptions de l’action politique. Il s’agit d’analyser comment s’articule dans ces discours une vision de l’action politique qui déstabilise le privilège du sujet humain individuel ou collectif (son intention, son identité, sa volonté, sa capacité) comme la force de transformation des relations sociales ainsi que des structures et exercices de pouvoir qui tendent à les stabiliser en une situation historique délimitée : la nôtre. En mettant en question ce privilège du sujet, de l’intention et de l’action « humaine » comme unique agent possible et concevable de transformation de l’histoire, les discours de ces mouvements sociaux formulent une réflexion sur leur agencement politique, dans laquelle les pratiques de liberté par lesquelles il résistent à l’ordre social donné et aux dynamiques économiques gouvernementales et militaires qui le stabilisent, pratiques par lesquelles ils recherchent aussi la transformation de cet ordre, se manifestent dans une transition, un passage dynamique entre des actions et des forces humaines et d’autres non-humaines (par exemple, comme nous le verrons, l’action du territoire ou l’action des morts comme des forces qui façonnent aussi l’histoire). Ainsi, nous nous trouvons ici face à une conception de la praxis politique dans laquelle les formes de lutte et de résistance de ces mouvements sociaux, la défense et l’affirmation de leur liberté face à divers types de violence (armée, gouvernementale ou la précarisation socio-économique) prennent forme dans ce que nous proposons de penser comme l’exercice, la mise en jeu d’une liberté surhumaine ; une notion par laquelle nous abordons précisément cette vision : la liberté qui est ici revendiquée, affirmée et mise en pratique est une liberté dans laquelle l’action transformatrice de l’histoire et de l’ordre social se manifeste dans un intervalle, un passage ou une transition qui déstabilise la frontière entre l’agencement humain et les formes d’agencement non-humaines[1].

Ceci étant dit, que nous disent les pratiques d’une liberté surhumaine[2] sur le contexte social et historique dans lesquelles s’expriment de telles luttes politiques ? Dans ce qui suit, j’essaierai de souligner l’importance de ce geste dans la mesure où il nous impose de réfléchir sur deux problèmes qui, comme je souhaite l’argumenter, doivent être compris comme étant étroitement liés. En premier lieu, la nécessité de penser la relation entre spiritualité et politique (à partir d’une acception de la « spiritualité » que je m’efforcerai de préciser et d’éclaircir au moment opportun) avec une distance critique vis-à-vis de la « laïcité » comme principe normatif constitutif de l’idée libérale de l’État. J’entends par « idée libérale de l’État » les efforts déployés par un important courant de la philosophie politique contemporaine d’héritage contractualiste pour construire un idéal normatif qui opère comme un mode de compréhension dominant, dans les sociétés occidentales contemporaines, de la loi, de la citoyenneté et de la sphère publique comme lieux de formation et de distribution de l’identité et de la différence dans le monde commun ; une compréhension dominante à partir de laquelle est légitimée l’action des États-Nations modernes comme des ordres juridiques bien constitués[3]. Et en second lieu, le besoin de penser les formes d’action politique qui peuvent renverser et déstabiliser aujourd’hui les effets individualisants de ce que Michel Foucault a étudié en termes de gouvernementalité néolibérale[4], c’est-à-dire un ensemble extrêmement complexe de techniques et d’exercices de pouvoir qui se caractériseraient, entre autres, par l’incitation et la promotion de certains usages spécifiques de la liberté ; et par la configuration, l’autonomisation et l’habilitation d’un sujet humain qui exerce sa liberté et qui, d’une certaine manière, intensifie même l’exercice de sa liberté. Il s’agit donc de penser ces deux problèmes au cœur du nœud qui les rend indissociables : d’une part, le problème de la relation entre des formes de religiosité ou de spiritualité et des formes d’action politique, et comment cette relation doit être analysée au-delà de la « laïcité » comme modèle normatif dominant ; et d’autre part, le problème de penser l’orientation politique des pratiques de résistance comme des pratiques de liberté dans un espace comme celui du gouvernement néolibéral, constitué par des techniques de pouvoir qui produisent et intensifient certains types de « liberté » ; penser donc ces deux problèmes au cœur du nœud qui les rend indissociables, disais-je, implique de pénétrer dans une constellation de questions telles que celles-ci : ¿quelle relation existe-t-il entre le libéralisme comme modèle normatif de l’État, la citoyenneté et la sphère publique, et le néolibéralisme comme un complexe dispositif de pouvoir-savoir qui cherche à gouverner la conduite des individus (qui cherche à faire vivre d’une certaine façon) et à administrer les phénomènes de population ? Ce qui nous amène à nous demander quelle imbrication existe entre le « sujet » de droits et de devoirs de l’État libéral, le citoyen comme individu porteur de ces droits et devoirs comme sujet juridique et comme sujet moral ; et, d’autre part, le « sujet » économiquement productif que les dynamiques complexes du capitalisme contemporain, dans sa version néolibérale, cherchent à promouvoir et à autonomiser ? Et si il y avait de profondes imbrications entre ces deux modulations du sujet « humain », entre cet homo juridicus et cet homo economicus contemporains, quelles implications cela aurait-il si l’on souhaitait penser d’une autre façon les pratiques de liberté qui peuvent aujourd’hui proposer des formes et des espaces alternatifs d’action politique transformatrice en mobilisant des forces de résistance aux types de subjectivation associés aux techniques néolibérales de gouvernement de la conduite et des populations ? Serions-nous alors face au défi de penser des pratiques de liberté qui ne peuvent plus être simplement limitées à la sphère de l’ « humain » (et le domaine de son identité, de son intention, de sa volonté) ? Comment cet intervalle entre l’humain est le non-humain[5] nous exigerait-il, pour sa part, de repenser la relation entre la matérialité historiquement contingente du langage et la matérialité, historiquement contingente elle aussi, des corps vivants et de leurs pratiques ?

Ainsi donc, c’est au cœur de cette constellation de questions que j’analyse deux documents en détail dans cet essai : un communiqué dans lequel les autochtones Nasa du nord du département du Cauca condamnent énergiquement la prise du « Cerro de Berlín » (la Colline Berlin), lieu sacré de leur territoire, par l’armée colombienne en juillet 2012[6] ; et, d’autre part, le récit de la Comunidad de Paz de San José de Apartadó (Communauté de Paix de San José de Apartadó)[7] sur la construction d’une « Place de la mémoire » par laquelle il cherchent à cultiver une certaine relation avec leurs morts, avec leurs compagnons qui ont été abattus par les divers groupes légaux et illégaux engagés dans l’intense conflit armé dans la région de l’Urabá Antioqueño[8], en représailles contre la décision de la communauté d’affirmer son indépendance face à ces acteurs armés pour défendre de leur projets de vie, imposant par là une praxis politique du quotidien. Par l’analyse de ces deux documents, je mets en évidence un geste transversal : la façon de penser ici la pratique politique de résistance face aux formes diverses et imbriquées de violence que ces deux communautés ont essayé de soutenir pendant des années avec courage et organisation, comme une pratique au sein de laquelle les actions humaines sont étroitement liées à des forces ou à des formes d’agencement non humaines ; dans le premier cas à la « vie » du territoire et dans l’autre à la « vie » [9] des morts.

Avant de détailler l’orientation méthodologique qui guidera cette analyse (une orientation qui, dans le cas présent, revêt une importance particulière à cause de l’importance que nous mettons sur les pratiques discursives de ces mouvements), il est nécessaire de reconnaître l’élan que celle-ci a reçu du travail de l’anthropologue Talal Asad. Asad s’est chargé de souligner, de manière prudente et persuasive, deux raisons pour lesquelles il peut être juste d’aborder ces imbrications entre la « laïcité » comprise comme le principe normatif qui prescrit l’identité des institutions politiques et des citoyens dans le cadre du modèle libéral de l’État, et le « néolibéralisme » compris comme une rationalité et un ensemble de techniques qui permettent le déploiement de formes de gouvernement spécifiques des individus et des populations, au cœur de cet entrelacs dense et complexe entre le marché global et les États-nations contemporains. La première de ces raisons consiste à montrer la primauté du « laïque » (the secular) sur la « laïcité » (secularism), et une dépendance du second par rapport au premier. Le « laïque », comme le dit Asad, est un concept évaluatif (dans la dichotomie entre le laïque et le religieux) qui s’est formé historiquement dans les sociétés occidentales modernes, apportant avec lui la consolidation hégémonique de certaines formes de penser, d’agir, de constitution des sujets et de leur agencement éthico-politique, et de certaines structures de la sensibilité et de la corporalité[10]. Asad soutient que la laïcité comme principe normatif qui, d’une part, défend la séparation « neutre » de l’État, et de manière générale, de la sphère de la délibération et de l’action politique, de toute pratique et croyance religieuse ; et qui, d’autre part, défend une liberté de culte pensée comme « droit » inaliénable de l’individu mais limité à un domaine dépolitisé de son existence, émerge historiquement dans le cadre de cette formation socio-culturelle, beaucoup plus dense et complexe, du « laïque » (the secular), et ne peut par conséquent pas être comprise comme indépendante de la consolidation hégémonique des formes de vie et des formes d’être, de penser, de sentir, etc., qui est constitutive de cette formation historique. Et la seconde raison défendue par Asad pour montrer le lien entre « laïcité » et « néolibéralisme » est le fait que ladite formation historique du laïque est inséparable du développement du capitalisme[11] et de l’ensemble des techniques de gouvernement, d’individualisation et de stylisation de la conduite des sujets qui se manifestent aujourd’hui, comme par exemple dans la production du « consommateur » et du sujet « entrepreneur » que le capitalisme contemporain, dans sa version néolibérale, incite et cherche à faire prévaloir[12]. Bien qu’Asad se soit concentré sur l’étude des implications de cette confluence entre la « laïcité » (secularism) et le « néolibéralisme », compris de cette façon[13], en lien avec les conflits politiques qui ont émergé au sein des nations européennes et les diasporas croissantes de communautés d’immigrants musulmans nord-africains qui les habitent, je pense qu’à partir de cet élan de son travail nous pouvons aussi aborder, malgré nos circonstances historiques et culturelles différentes, les modes de conflit ou d’antagonisme politique dont les contours se dessinent de façon altérée et déplacée dans ce déploiement de la gouvernementalité néolibérale, par ses imbrications complexes avec le schéma normatif de la laïcité. L’avenir surhumain de la liberté comme un geste susceptible d’être décrit à partir de la lecture de quelques fragments de la production discursive des mouvements sociaux colombiens auxquels je m’intéresserai nous permet de dessiner les contours d’un antagonisme politique ou, si l’on veut, d’une forme de résistance à la gouvernementalité néolibérale, au moins dans l’un de ses aspects fondamentaux.

Mais, pour montrer cela, il est nécessaire de définir une perspective méthodologique à partir de laquelle examiner les archives de la production discursive des dits mouvements sociaux. En particulier, chercher à comprendre comment il est possible, à partir d’une pratique discursive, de s’aventurer à dire quoi que ce soit sur des formes d’agencement politique qui impliquent nécessairement un entrelacs complexe de pratiques discursives et non-discursives. Et, sans aller si loin, suffit-il de quelques exemples de la lecture de deux extraits de leur vaste production discursive pour pouvoir considérer un quelconque trait caractéristique comme généralisé dans celle-ci ? Ne serait-il pas nécessaire d’appuyer cette hypothèse par la « preuve » d’une masse de documents bien plus solide ? Pour répondre à ces importantes questions, il est nécessaire de préciser d’abord quelques aspects méthodologiques en rapport avec notre approche de ces fragments d’ « écriture » ; comment nous les délimitons comme un objet d’étude et d’analyse ; et quelle portée leur accordons-nous en lien avec la question, en principe beaucoup plus vaste, de la pensée de la configuration des modes d’être « sujet » et des modes d’agencement politique dans le cadre de notre contemporanéité.

I. Prolégomènes méthodologiques : l’écriture, les archives et les pratiques réflexives de l’action politique

 Ces deux mouvements sociaux, les autochtones Nasa du nord du Cauca et la CPSJA, se caractérisent par la profusion de leur production discursive, par laquelle ils ont réalisé depuis plusieurs années un travail fascinant d’écriture dans lequel ils ont articulé une réflexion soutenue sur eux-mêmes en tant que sujets politiques et sur leurs formes d’action collective. Dans ce travail d’écriture, ils ont déployé une mise en circulation des pratiques discursives, ou plus précisément des pratiques scripturales, d’une grande richesse, densité et complexité. Quelle approche utiliser alors pour l’étude de ce corps scriptural ? Sans prétendre résoudre toutes ces questions cruciales, je donnerai quelques indications sur trois des défis qui apparaissent lorsque l’on essaie d’approcher ces fragments d’écriture, et sur la manière dont j’ai recherché une certaine orientation face à ces défis dans la manière dont Derrida et Foucault se sont lancés dans la tâche de penser l’historicité du langage et, à partir de là, dans la tâche d’articuler une certaine compréhension de la dimension politique des pratiques discursives. Pour être encore plus précis, face à ces défis méthodologiques, je souhaite penser comment la façon particulière dont Derrida et Foucault ont obsessivement recherché dans leur travail à répondre aux questions suivantes, m’aide à m’orienter face à ces défis méthodologiques : comment penser l’existence du langage dans l’histoire ? Comment articuler, à partir de cette historicité, une certaine compréhension du politique ? Sans d’autres prétentions de rigueur exégétique, je m’appuie sur ce sens de la conception Derridienne de l’écriture comme machine itérative[14], et sur la conception Foucaldienne des « archives » comme un ensemble d’énoncés dans leur dispersion historique[15], afin de penser plus précisément les questions formulées ci-dessus en ce qui concerne : i) la relation entre la singularité d’un acte énonciatif et la généralité du contexte historique dans lequel il a lieu ; ii) le problème de la véracité d’un acte énonciatif lié à sa force performative, c’est-à-dire, à son pouvoir de faire des choses dans le monde et dans l’histoire sans que cet « agencement » puisse être réduit ou expliqué en termes de la relation entre celui qui parle et ce qu’il dit (expression ou manifestation de la volonté d’un sujet individuel ou collectif) ; ou la relation entre ce qui se dit et ce dont on parle (relation référentielle entre le langage et le « monde », ou un état de choses), c’est-à-dire la force performative du langage pour agir dans le monde et dans l’histoire avec l’indépendance de sa fonction communicative intersubjective, et de sa fonction dénotative-référentielle ; iii) la relation entre un acte énonciatif et la sphère du politique pensée, au sens large, comme le diagramme ou la distribution de « forces » qui tendent à stabiliser un ordre social déterminé dans une contingence historique précise.

(i) Le premier défi est donc d’approcher ces fragments d’écriture avec le double objectif d’analyser, d’une part, la singularité de leur force d’interpellation et, d’autre part, la régularité et la généralité de certains traits distinctifs de la situation discursive ou de l’horizon sémantique dans lequel ils apparaissent. Un horizon sémantique historique et peut-être aussi culturellement spécifique qui, malgré l’hétérogénéité et la multiplicité quasi inépuisable des discours et des lieux d’énonciation qui le constituent, et les effets différentiels de cette diversité de discours dans cette multiplicité de lieux, devrait nous permettre de penser certains effets de résonance ou certaines connexions intelligibles qui traversent de manière transversale cette diversité bigarrée. Si ce n’était grâce à ces traits généraux et réguliers qui permettent certaines connexions d’intelligibilité transversales avec des discours et des espaces d’énonciation divers, nous ne disposerions d’aucun contour précis pour parler de la spécificité historique et culturelle d’une situation discursive. Comment penser alors simultanément la singularité d’une force d’interpellation qui ne peut être réduite à la généralité d’un régime de sens commun (comme un cas particulier intégré dans une norme générale), et, à la fois, analyser la généralité et la régularité des conditions historiques qui rendent son apparition possible ? La notion derridienne d’itérabilité, comprise comme le lien inextricable entre l’altérité de l’action performative d’un acte de langage dans sa singularité, et la généralité des conditions du contexte historique dans lequel il se produit, est une manière possible d’aborder le défi posé par cette question. C’est également le cas de la conception foucaldienne d’« énoncé », compris comme un fragment de discours dont l’émergence n’est possible que dans une situation historique spécifique qui le rend d’une certaine manière énonçable et intelligible mais qui, cependant, ouvre un champ tellement vaste et hétérogène de possibles effets de résonance et des connexions d’intelligibilité avec d’autres fragments discursifs situés dans cette même spécificité historique, que les conditions plus ou moins générales qui conditionnent son intelligibilité ne vont pas au détriment du caractère singulier de l’énoncé qui ne peut pas être, par conséquent, simplement intégré ou stabilisé dans une fonction univoque, dans un régime de sens donné. Dans cette mesure, la relation entre un acte d’énonciation (un fragment d’écriture, par exemple) de caractère singulier, et la généralité de la situation dans laquelle il apparaît, ne peut être pensée ni en termes de cas particuliers intégrés dans une norme générale (logique, grammaticale, sémantique ou de communication), ni en termes d’un « exemple », de telle façon que la différence numérique des exemples accumulés puisse être significative par rapport à la vraisemblance de cette fonction exemplaire, comme dans un échantillon statistique (si un nombre x de citoyens sont un « exemple » du segment de population qui, aux prochaines élections, aura tendance à voter pour tel parti politique, plus le nombre de citoyens qui sert d’« exemple » ou d’« échantillon » sera élevé, plus leur capacité probatoire ou descriptive d’une tendance de « l’opinion publique » générale sera importante).

Ce point a ici son importance pour deux raisons que je mentionnerai brièvement. En premier lieu, une raison qui concerne la façon dont le libéralisme politique contemporain a redéfini la « laïcité » comme principe normatif de l’État de Droit, ou des démocraties constitutionnelles. La seconde raison est liée au fait que la question méthodologique qui vise à savoir jusqu’à quel point un seul extrait d’une « archive » peut ou non donner lieu à une caractérisation d’un trait qui le définit dans sa généralité. Ainsi, si nous assumons que cette relation entre la singularité d’un acte d’énonciation et la généralité de son contexte ne peut pas être pensée, pour les raisons exposées ci-dessus, en termes d’accumulation numérique de « cas » d’une tendance, la valeur des fragments d’écriture que nous avons choisi d’analyser ne va pas dépendre du fait qu’il s’agisse seulement de quelques cas. D’autre part, sur le premier point : la réapparition plus ou moins récente des débats sur la nécessité de repenser la relation entre la religion et le politique au sein des contingences historiques transformées du monde contemporain a remis en jeu, de façon complexe, la question philosophique pérenne sur l’étroite relation entre les usages du langage, la configuration des subjectivités et la structuration de certaines relations de pouvoir dans l’ordre social. Par un regard panoramique sur cette discussion interdisciplinaire qui vise à savoir si nous nous trouvons, et dans quelle mesure, dans une situation historique qui requiert la redéfinition des paradigmes de la laïcisation (comme une thèse sociologique qui définit la spécificité des sociétés modernes en termes de « privatisation » de la religion[16], et de la laïcité (comme principe juridique normatif qui est constitutif de l’idéal régulateur de l’État de droit démocratique moderne), l’on se rend compte que ce qui est en jeu dans ce débat, c’est de savoir quel type de langage peut circuler et de quelle façon et dans quel lieu ; et, ainsi, la question des implications éthiques et politiques de ces modes de production et de circulation des discours, ainsi que les mécanismes concomitants de neutralisation et de contrôle qui les régulent. Comme j’essaierai de l’expliquer plus en détail dans la section suivante, cette insistance sur un usage normativement régulé du langage à partir duquel ont été récemment formulées les versions revisitées de la laïcité dans la condition sociologique d’un monde post-laïque, implique la subordination des actes d’énonciation particuliers à une norme généralement valide. C’est ce déplacement vers l’usage du langage dans la formulation de la laïcité comme exigence normative visant à construire une citoyenneté et une institutionnalité appropriées, que je souhaite mettre en lumière, ainsi que le fait que ce déplacement assume qu’il existe une norme sémantique généralement valide sous l’autorité de laquelle doivent être intégrés les usages particuliers et idiosyncratiques du langage. Ainsi, la compréhension différente de la relation entre ce qui est singulier et ce qui est général dans les usages du langage, c’est-à-dire, dans un schéma différent, qui n’implique pas la soumission du particulier à une norme générale, acquiert alors une pertinence particulière lorsque l’on pense l’intersection entre une certaine religiosité et une certaine politicité dans des pratiques discursives de ces mouvements sociaux. La conception, non plus « normative » mais historique du langage dans sa positivité matérielle, comme le formulent Derrida et Foucault par leurs notions d’ « écriture » ou d’ « archive », nous ouvre cette autre perspective qui permet de penser la relation entre le singulier et le général dans des actes d’énonciation spécifiques, comme par exemple dans les fragments d’écriture que nous lirons ci-après.

(ii) Le second défi méthodologique tient à la manière de dissocier la réflexion sur ces fragments d’ « écriture » ou d’ « archive » d’une série de formes traditionnelles et courantes de la valeur de « vérité », tout en essayant de capter, dans la singularité de sa force d’interpellation, une autre forme de « véracité ». En effet, aborder ces textes comme des fragments d’ « écriture », dans le sens de Derrida, ou comme fragments d’une « archive » dans le sens de Foucault, impliquerait aussi de penser leur mode d’action dans l’histoire, leur force performative, indépendamment, d’une part, de l’intentionnalité du locuteur et, d’autre part, de la relation de référence entre ce qui est dit et un état de choses données. Cela implique donc de les soustraire de la valeur de « vérité », au moins par rapport à ses deux acceptions les plus courantes : d’une part, la sincérité de l’intention signifiante (le lien « communicatif » entre la volonté du locuteur et ce qu’il dit) ; et, d’autre part, la correspondance dénotative entre des mots et des « faits » que ceux-ci décriraient. Néanmoins, les soustraire de ces formes courantes de la valeur de « vérité », n’implique pas de les précipiter dans une indifférence nihiliste et uniformisante dans laquelle tout ce qui est dit a la même valeur. Alors, comment penser d’une autre façon la question de sa véracité, à partir de la singularité de sa force d’interpellation ? Une véracité adverbiale, indissociable de la manière de dire dans sa flexion la plus idiomatique ; une manière de dire indissociable de la manière d’être, de la biographie ou des biographies qui se manifestent en elle ; cette singularité qui ne peut jamais être l’identité d’un sujet avec lui-même, ni jamais la pleine présence de celui-ci, que Derrida pense en termes de « signature » ou de la « trace » ; ou, peut-être, cette réflexion Foucaldienne sur la véracité d’un discours pensée non plus en termes de structures épistémologiques (pensées comme transcendantal ou historique) en vertu desquelles l’on juge si des propositions sont « vraies » ou « fausses », mais en termes de ce que Foucault, dans son dernier cours, appelle les « formes alèthurgiques » : les formes de manifestation d’un sujet qui apparaît, dans l’épaisseur sensorielle de l’expérience, comme locuteur d’un discours véridique[17].

iii) Finalement, et pour clore ce long prélude, un troisième défi s’ouvre lorsque que l’on aborde ces fragments d’« écriture » : ses effets de résonance avec d’autres discours qui émergent d’autres instances d’énonciation, dans cette situation discursive historiquement spécifique, et les possibles connexions d’intelligibilité qui peuvent se tisser entre ceux-ci, ont une certaine dimension politique, au sens large du terme. Ce sont des connexions transversales à partir desquelles se tissent des alliances et naissent des conflits, dans lesquelles se forment des effets de synchronie ou bien se produit la dissonance d’un antagonisme. Il existe ainsi une politicité intrinsèque à la « positivité » de ces morceaux d’écriture qui est indissociable de la contingence historique, idiomatique et culturelle de laquelle ils sont issus. Une politicité qui devrait nous aider quelque peu à comprendre le diagramme des forces ou des relations de pouvoir qui s’entrelacent dans le cadre ou l’espace de cette contingence. Cela dit, cette politicité acquiert dans ce cas une intensité redoublée, car il s’agit de pratiques discursives dans lesquelles certains mouvements sociaux ont réfléchi sur leurs formes d’action politique collective, en se pensant eux-mêmes d’une certaine manière pour se positionner ainsi au cœur d’un champ de luttes, de conflits et de relations de pouvoir. On me dira sûrement qu’en assumant le caractère politique de ces fragments d’écriture à partir de la réflexion d’un sujet collectif sur lui-même, qui a une certaine orientation stratégique dans un contexte conflictuel, je fais justement ce que j’ai dit que je ne ferai pas au paragraphe précédent : parler de position « stratégique » au sein d’un jeu de forces n’implique-t-il pas de penser ces fragments d’écriture en termes de l’intentionnalité du sujet qui les énonce ? Parler de réflexion n’implique-t-il pas de les penser en termes de la relation référentielle entre ce qu’ils disent est ce dont ils parlent, à savoir leurs formes d’action politique collective ? Néanmoins, il ne faut pas oublier, d’une part, la clarification faite par Foucault sur le fait que toutes les intentionnalités stratégiques ne sont pas nécessairement « subjectives »[18] ; c’est-à-dire que toutes les rationalités à partir desquelles une action politique se pense elle-même ne sont pas nécessairement la rationalité d’un « sujet » (individuel ou collectif). Justement le croisement transversal entre les discours de deux mouvements sociaux, dans la mesure où il puisse s’étendre le long de lignes transversales plus larges et plus riches en points de contact avec d’autres espaces d’énonciation et d’autres sujets politiques (ce qui reste un travail à réaliser), tendrait à désubjectiver de plus en plus le style de réflexion ou le style de rationalité à partir de laquelle un mouvement social pense son action politique. Il ne s’agirait donc pas de l’intention signifiante d’un sujet collectif, mais plutôt de trouver un certain isomorphisme entre des façons de penser l’action, qui pourrait nous dire quelque chose sur le champ impersonnel et supra-subjectif des forces et des conflits dans lequel il s’inscrit. Mais l’objet de cet exercice ne serait pas non plus la réflexion sur lui-même d’un sujet qui parle de lui-même (dans une pratique de langage qui devrait alors être analysée en termes de cette adéquation référentielle ou dénotative), mais plutôt un acte de langage, une machine d’écriture itérative, un fragment d’« archive » dont la positivité agit dans l’histoire dans la mesure où elle s’inscrit dans un champ de forces dans lequel elle permet par exemple de tracer, d’une autre façon, une série de relations ou l’espace d’un antagonisme.

Après avoir formulé ces trois défis de type méthodologique auxquels nous faisons face en abordant la lecture de quelques brefs fragments de la production discursive de deux mouvements sociaux en Colombie, et de la manière dont une allusion quelque peu ample à la notion derridienne de l’ « écriture » et à la notion foucaldienne de l’« archive », par leurs points de convergence, peut ouvrir une perspective pour les traiter, j’entame donc maintenant l’exercice difficile et exigeant de les citer.


[1] Je remercie mes collègues Juan Ricardo Aparicio, Alhena Caicedo, Pablo Jaramillo et Laura Quintana pour le dialogue généreux productif que nous avons eu autour d’une version antérieure de ce texte dans le cadre du travail du groupe Formes d’action politique de la société civile, associé au centre Colombie Contemporaine de la Faculté de Sciences Sociales de l’Université des Andes. Leurs commentaires ont été d’une grande valeur pour parvenir, entre autres, à ce terme de « surhumain », qui par son caractère d’intervalle, de passage, d’instabilité de la frontière, s’avère bien plus adapté pour penser ces pratiques de liberté que le concept de « déshumanisation » que j’avais initialement employé, et dont la connotation oppositionnelle, négative et dichotomique est inappropriée et peut se prêter à des malentendus (notamment dus à la manière dont ce terme est utilisé dans les discours de ces mouvements sociaux comme une catégorie de jugement et de dénonciation éthico-politique face aux dynamiques de violence et d’inégalité qui se manifestent dans l’ordre social dominant). Je remercie également mes collègues Anders Fjeld, Claudia Girola et Étienne Tassin du CSPRP de l’Université Paris Diderot pour leurs commentaires tout aussi précieux et importants sur une version préliminaire de ce travail que j’ai pu partager avec eux au cours de ma visite à Paris dans le cadre du projet Colciencias / Ecos-Nord « Comprendre la subjectivation politique aujourd’hui : expériences et conceptualisations ». Comme je l’élaborerai en détail à la note 3, la problématisation de la frontière entre l’humain et le non humain formulée ici a été encouragée par la rencontre avec les travaux de Mauricio Nieto (Nieto Mauricio, Las máquinas del imperio y el reino de Dios: Reflexiones sobre ciencia, tecnología y religión en el mundo atlántico del siglo XVI, Bogotá, Ediciones Universidad de los Andes, 2013) et de Marisol de la Cadena (De la Cadena Marisol, « Indigenous Cosmopolitics in the Andes: Conceptual Reflections beyond ‘Politics’ », Cultural Anthropology, vol. 25, no 2, 2010, p. 334-370), que je remercie de m’avoir donné l’opportunité de m’entretenir avec eux sur certains de ces thèmes ; ce travail ouvre un dialogue que j’aurais encore à développer de façon bien plus détaillée que ne m’y autorisent les limites de ce texte.

[2] D’autre part, il faut préciser que mon utilisation de ce terme n’est pas encore liée de façon suffisamment minutieuse et rigoureuse avec le pari éthico-politique que Nietzsche a su faire vibrer avec intensité dans le terme « Übermensch », dont la traduction en français est « surhomme ». L’élaboration de cette relation est une tâche que je considère aussi nécessaire que complexe et qui dépasse par ailleurs la portée de ce texte. En lien avec cela, il est vident﷽﷽﷽﷽ de Foucauld comme le montre entre autres extraitse pensée nietzschéenne du sur humain et bien sure plus intense dans évident que la résonnance de cette pensée nietzschéenne du « surhumain » est bien sûr plus intense dans le travail de Foucault comme le montrent, entre autres extraits, les dernières lignes de Les mots et les Choses (Foucault Michel, Las palabras y las cosas (tr. Elsa Cecilia Frost), México, Siglo XX1, 2010) que nous venons de citer en épigraphe ; cette résonnance est par exemple accentuée par la métaphore du « surhumain » décrit comme le mouvement de la mer : « En vérité, l’homme n’est qu’un courant sale. Il faut être une mer pour recevoir un courant sale sans devenir impur. Moi je vous montre le surhumain : c’est la mer… » (Nietzsche Friedrich, Así habló Zaratrustra, Madrid, Alianza Editorial, 1997, p. 37, traduction de la version espagnole). Mais au-delà de cet entrelacs de métaphores, qui n’en est pas moins suggestif, le plus important est de souligner la manière dont Nietzsche décrit le surhumain comme un dépassement du destin historique de l’humain, certes, mais aussi comme un dépassement qui doit être compris comme l’ouverture d’un passage, d’un croisement, d’une frontière qui se déstabilise pour ouvrir d’autres relations insoupçonnées, comme une corde, comme un pont au dessus d’un abîme : « Ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est qu’il est un pont et non pas un but, ce que l’on peut aimer chez l’homme c’est que c’est une transition et un crépuscule » (ibid., p. 38, traduction de la version espagnole). C’est justement dans ce sens de passage, de transition entre l’humain est le non humain que nous utilisons ici la notion de « surhumain ».

[3] Habermas Jürgen, « Qué significa una sociedad post-secular? Una discusión sobre el Islam en Europa », in ¡Ay Europa!, Trotta, 2012, p. 64-80 ; Rawls John, El derecho de gentes y una revisión de la idea de razón pública (tr. Hernando Valencia Villa), Paidós, Barcelona, 2001 ; Taylor Charles, « ¿Por qué se necesita una redefinición radical del secularismo? », in Mendieta Eduardo et Jonathan Vanantwerpen (eds.), El poder de la religión en la esfera pública (Jürgen Habermas, Charles Taylor, Judith Butler, Cornel West), Madrid, Editorial Trotta, 2011.

[4] Foucault Michel, Seguridad, Territorio y Población : Curso en el Collège de France de 1977-1978 (tr. Horacio Pons), Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 2006 ; Foucault Michel, El Nacimiento de la Biopolítica: Curso en el Collège de France de 1978-1979 (tr. Horacio Pons), Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 2007.

[5] Comme annoncé à la Note 1, il y a au moins deux de travaux de sciences sociales récents qui ont des points de convergence et de résonnance avec les analyses développées dans ce texte, par leurs réflexions suggestives et rigoureuses sur des assemblages de formes d’agence historique et politique, dans lesquelles est soulignée l’attention portée à cet intervalle instable entre l’humain est le non humain. Cela dit, reste encore à entamer un dialogue minutieux avec ces travaux à partir de la manière dont nous cherchons ici à penser la relation entre spiritualité et politique comme la mise en pratique d’une liberté surhumaine par certains mouvements populaires, mais cela dépasse les limites de ce texte (comme je l’ai déjà indiqué). Il y a, d’une part, le travail de Mauricio Nieto (Nieto Mauricio, Las máquinas del imperio y el reino de Dios: Reflexiones sobre ciencia, tecnología y religión en el mundo atlántico del siglo XVI, Bogotá, Ediciones Universidad de los Andes, 2013) dans le champ d’une étude sur les imbrications entre la science, la technologie et la religion au sein des dispositifs complexes de navigation coordonnés par la Casa de Contratación (Maison de Commerce) de Séville, qui ont permis la conquête et la colonisation des Amériques. D’autre part, il y a le travail de Marisol de la Cadena sur l’apparition et l’intervention des « earth-beings » (les « être-terre ») comme acteurs politiques dans les pratiques de mobilisation de groupes autochtones au Pérou, étudiés par un travail ethnographique. Ces deux cas mettent non seulement en jeu, de façon rigoureuse et élaborée, une réflexion sur l’agence historique et politique qui recherche la déstabilisation et la remise en question de cette frontière entre l’humain et le non humain (dans le cas du travail de Nieto, à partir du questionnement critique de la frontière entre nature et culture dans la perspective de la « Action Network Theory » ; et dans le cas de De La Cadena, à partir du questionnement de cette même frontière, partant d’une problématisation généalogique de l’Ontologie du politique en Occident) ; de plus, dans les deux cas, bien qu’en empruntant des chemins différents, cette déstabilisation implique le défi de repenser, à partir des sciences sociales, les discours et pratiques religieuses ou spirituelles de divers acteurs (les équipages des navires de l’Empire Catholique, ou les autochtones dont la mobilisation politique pour la défense de ses territoires implique leur mise en scène comme acteurs historico-politiques d’« être-terre » ; comme par exemple les montagnes où les territoires ancestraux sacrés) ; et de les repenser au-delà des cadres épistémologiques et ontologiques qui nous sont plus connus ou familiers, mais qui sont devenus insuffisants. Sur ce dernier point, voir aussi l’important travail récent de Amy Hollywood (Hollywood Amy, « On the true, the real and critique in the study of religion », Revista de Estudios Sociales, no 51, 2015, p. 228-240).

[6] NASAACIN (Asociación de Cabildos Indígenas del norte del Cauca), « Los medios oficiales le hacen eco a las mentiras de los militares », http://www.nasaacin.org/index.php/informativo-nasaacin/nuestra-palabra-kueta-susuza-2013/4340-los-medios-oficiales-le-hacen-eco-a-las-mentiras-de-los-militares

(récupéré le 17 juillet 2012), 2012.

[7] Comunidad de Paz de San José de Apartadó (CPSJA), « Parque de la memoria », http://cdpsanjose.org/?q=node/15  (recuperé le 10 décembre 2013), 2013.

[8] Voir Aparicio Juan Ricardo, Residuos, rumores y Estado en la mejor esquina de Surámerica (una cartografía de lo « humanitario » en Colombia), Bogotá, Ediciones Uniandes, 2012.

[9] Je place ici la notion de « vie » entre guillemets parce que, même si ces discours attribuent au territoire, dans le premier cas, et aux morts dans le deuxième, une certaine « force », une « énergie », une capacité d’agencement et d’intervention dans l’histoire et dans ses conflits politiques (comme j’essaierai de le montrer plus en détail), celles-ci ne semblent pas dépendre ni d’un substrat biologique de la vie ni d’un substrat biographique. Didier Fassin a étudié de manière très intéressante le nœud ou l’intervalle entre ces deux modulations de la « vie » dans ses études sur le gouvernement humanitaire, et les formes de précarité et de vulnérabilité produites par celui-ci d’une part, mais aussi celles qui le dépassent. Ainsi, Fassin cherche à revenir à la question par la voie de la « biopolitique » qui, d’après sa lecture, aurait été abandonnée par Foucault lorsqu’il orienta sa recherche vers la « gouvernementalité » (Fassin Didier, « Ethics of survival: a democratic approach to the politics of life », Humanity: An International Journal of Human Rights, Humanitarianism, and Development, vol. 1, no 1, 2010, p. 81-95). Ceci n’est pas le lieu pour rentrer en débat avec cette lecture de Fassin, avec laquelle je ne suis pas d’accord. Mais une autre modulation de la « vie » ou de la « survie » qui se déploie dans cet agencement au cœur des limites de l’humain, que nous essayerons d’analyser ici, une « vie » qui n’est peut-être plus seulement pensable comme ce nœud ou cet intervalle entre le biologique et le biographique, pourrait peut-être constituer une première entrée dans ce débat.

[10] Asad Talad, Formations of the secular: Christianity, Islam, Modernity, California, Stanford University Press, 2003.

[11] L’importance qu’une perspective analytique comme celle d’Asad accorde aux liens entre la laïcité et le capitalisme n’est pas aussi éloignée que l’on pourrait le croire des études sur la relation entre la religion et le développement du capitalisme dans certains courants de la sociologie classique comme la wébérienne. Dans les deux cas, il s’agit d’examiner comment le développement historique du capitalisme comme forme prédominante d’organisation de l’activité économique en Occident a apporté avec lui le besoin individuel d’incorporer certaines formes de conduite, de relations avec lui-même et avec les autres. Si les études de Max Weber du début du XXe siècle répondaient au besoin de comprendre l’influence de la pensée religieuse protestante dans la configuration d’un « ethos » propice au développement du « capitalisme », il est aussi vrai que ces études reconnaissent que le processus de laïcisation des sociétés occidentales (processus qui connut paradoxalement un élan important dans le protestantisme) conduit finalement à une situation dans laquelle l’« ethos » capitaliste se retrouve vidé des formes de religiosité qui l’ont consolidé au départ. C’est dans ce vide que commence à se construire par la suite un « ethos » libéral de la citoyenneté et un « ethos » du sujet économiquement productif, qui se définissent non plus dans une perspective historico-sociologique mais dans une perspective normative de la « laïcité » comme doctrine politique.

[12] Ibid., p. 13. « Modernity is a project- or rather, a series of interlinked projects –that certain people [or nations?] in power seek to achieve. The project aims at institutionalizing a number of (sometimes conflicting, often evolving) principles: constitutionalism, moral autonomy, democracy, human rights, civil equality, industry, consumerism, freedom of the market- and secularism. It employs proliferating technologies (of production, of warfare, travel, entertainment, medicine) that generate new experiences of space and time, of cruelty and health, of consumption and knowledge… » Ibid.

[13] Celles que nous pourrions appeler des formes de spiritualité « light » ne sont pas, comme il pourrait sembler à première vue, un contre-argument face à cette hypothèse. Il y a des études qui examinent comment les formes de modulation de la conduite et la stylisation du corps exigée par le modèle de « productivité » de l’homo economicus néolibéral, peuvent tout à fait être encouragées par un déploiement complexe de « techniques de soi » qui se sont inscrites comme des options de consommation dans le marché (coaching, yoga, pilates, etc). La notion de « spiritualité » prise dans son sens le plus « léger » du travail de Foucault sur l’histoire de l’éthique dans l’Antiquité, comme le déploiement de techniques à travers lesquelles un sujet cherche à se transformer lui-même pour accéder à certains modes d’être (Foucault Michel, « La ética del cuidado de sí como práctica de la libertad », in Gabilondo Ángel (ed.), Estética, ética, y hermenéutica (Obras Esenciales, Vol III), Barcelone, Paidós, 1999), couvre certainement ces « techniques de soi » qui favorisent les modes de subjectivation de l’« homo economicus » promus par le libéralisme. C’est pourquoi il est nécessaire, comme j’essaierai de le souligner par la suite, de déplacer et de préciser la notion de « spiritualité » qui peut être utilisée ici.

[14] Derrida Jacques, « Firma, Acontecimiento y Contexto » in Derrida Jacques, Márgenes de la filosofía (tr. Carmen González Marín), Madrid, Cátedra, 1989, p. 349-372.

[15] Foucault Michel, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.

[16] Casanova José, Public religions in the modern world, Chicago, University of Chicago Press, 1994.

[17] Foucault Michel, El coraje de la verdad (tr. de Horacio Pons), Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 2010.

[18] Foucault Michel, La voluntad de saber: Historia de la sexualidad I (tr. Ulises Guiñazu), México, Fondo de Cultura Económica, 2007.

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