Mouvements sociaux et subjectivations politiquesSociété/Politiqueune

La subjectivation politique « en mouvement ».

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La subjectivation politique « en mouvement ». Décomposition du comm-Un et recompositions en commun

 

Camille Louis est docteure en philosophie (thèse dirigée par Bertrand Ogilvie et intitulée « la recomposition du politique dans la décomposition des politiques. Conflictualité des dramaturgies politiques ») et dramaturge, co-créatrice du collectif interdisciplinaire kom.post.

Dans cet article, j’entends aller dans le sens d’une étude qui privilégie sur la conception de la subjectivation comprise comme événement ou comme « surgissement » d’une forme nouvelle de subjectivité au lieu-même de son supposé assujettissement, une conception qui fait davantage cas du processus propre à la subjectivation, processus long qui « ouvre le temps dans les deux directions » et qui, dans l’inscription de cette durée étendue en amont et en aval du dit « surgissement », peut affecter les espaces, perturber les lieux et les répartitions au sein desquels on a, me semble-t-il, trop tendance à penser la subjectivation politique. Car si celle-ci relève – comme nous le dit l’un de ses penseurs privilégiés qu’est Jacques Rancière – d’une désidentification continue qui va jusqu’à « rendre toute identification impossible » peut-on se satisfaire de ce présupposé qui, pour penser un événement de subjectivation politique, commence par « identifier » le lieu d’un assujetissement, la frange d’une exclusion et invisibilisation obscène à qui l’on accorderait donc, comme seule voie d’émancipation, celle prenant la forme d’une « sortie » des coulisses et d’une « entrée » en scène? Par une torsion dramaturgique j’entends prendre comme « scène » les « places » et tout particulièrement celle de Syntagma, Athènes telle qu’elle fut occupée dans la séquence des « printemps » européens et mondiaux mais surtout telle qu’elle a su redistribuer les coordonnées et subjectivités politiques qui, au sein de diverses organisations de solidarité, prolongent la dynamique de la subjectivation politique au-delà d’une certaine capture politicienne à laquelle nombreux commentateurs ont voulu la réduire en analysant seulement le phénomène Syriza.

In this article, I will develop a conception of subjectification understood as event or as “emergence” of a new form of subjectivity in the very place of its supposed subjection. This conception studies the process of subjectification as a long process that “opens time up in both directions” and that, in the inscription of this duration before and after the “emergence”, can affect spaces, disturb the places and partitions within which we too often think, it seems to me, political subjectification. If, as one of the foremost thinkers of this category puts it, it has to do with a continuous disidentification that even “renders any identification impossible”, can we be satisfied with this presupposition that, in order to think an event of political subjectification, we have to first identify the place of a subjection, the fringes of an exclusion and an obscene invisibilization to which we would thus grant, as the only path possible, an emancipation understood as an “exit” of the behind-the-scenes and as an “entrance” on scene? Through a dramaturgic twisting I will concretize the “scene” with the “places” of Syntagma in Athens during its occupation in the sequence of the European and global “springs”, focusing in particular on the redistribution of political coordinates and subjectivities that, in different solidarity organizations, extended the dynamic of political subjectification beyond a certain police capture to which several commentators have wanted to reduce it by analyzing solely the phenomenon of Syriza.

 

Avec le titre de ce texte j’entends aller dans le sens d’une étude qui privilégie sur la conception de la subjectivation comprise comme événement ou comme « surgissement » d’une forme nouvelle de subjectivité au lieu-même de son supposé assujettissement (ce que l’on nomme communément « lieu défavorisé »), une conception qui fait davantage cas du processus propre à la subjectivation, processus long qui « ouvre le temps dans les deux directions » et qui, dans l’inscription de cette durée étendue en amont et en aval du dit « surgissement », peut affecter les espaces, perturber les lieux et les répartitions au sein desquels on a, me semble-t-il, trop tendance à penser la subjectivation politique. Car si celle-ci relève, comme nous l’indique Jacques Rancière, d’une désidentification continue qui va jusqu’à rendre toute identification impossible – « la logique de la subjectivation comporte toujours une identification impossible »[1] – peut-on se satisfaire de ce présupposé qui, pour penser un événement de subjectivation politique, commence par « identifier » le lieu d’un assujetissement, la « marge » d’une « minorité » socialement reconnue comme telle, la frange d’une exclusion et invisibilisation obscène à qui l’on accorderait donc, comme seule voie d’émancipation, celle prenant la forme d’une « sortie » des coulisses et d’une « entrée » en scène? Peut-on se contenter, dans l’observation de la constitution lente d’un « nous » qui vient rompre avec la désignation policière du « eux », de ce simple passage du passif à l’actif, ou du muet au parlant ? N’est-ce pas oublier que la « scène » est toujours déjà peuplée de personnages identifiés et que la « rejoindre » sous cette forme de la « sortie-entrée », c’est aussi venir prendre l’un des rôles disponibles et le ton et la voix associés : celle des exclus, celle des victimes, celle des assujettis…qu’est-ce qui change et qu’est ce qui se désidentifie pour se composer autrement dans ce mouvement-là ? Que vient « mettre en mouvement » cette forme non pas de jeu ou de performance mais de répétition sans différence d’une mise en scène toujours déjà tracée en amont, où la détonation des dits sans-voix (immigrés, minorités sexuelles, handicapés…) n’est rien de plus que leur participation à la bien agencée « chorale sociétale » ? On s’en tient ici à la mélodie consensuelle, dans laquelle la société se reconnaît au rythme de ses contradictions inégalitaires, et qui se compose en attendant « des ouvriers » une parole protestataire à laquelle les « plans sociaux » donneront la réplique ; « des étrangers » l’expression d’un désir évident d’intégration auquel la France répond aujourd’hui en « 28 mesures » bien comptées et que la Suisse entend bien compter le nombre d’étrangers venant travailler sur son territoire en le limitant par de nouveaux quotas appliqués à l’Europe et ce pendant que cette Europe, dans son chant à trois voix de la Troïka, continue à attendre des « grecs » – cas qui m’intéressera beaucoup ici- qu’ils fassent sonner leur lamentation et appel à l’aide pour y répondre dans toute la majesté du chœur salvateur.

1. Le mouvement de la subjectivation politique

A s’en tenir là, et à ne pas repenser comme j’aimerais tenter de la faire ici, ce qu’un processus de subjectivation politique « remet en mouvement », non seulement au sein d’un groupe entrant dans un tel processus, mais aussi au fil de ses répercutions, en divers degrés et diverses directions, sur toute la surface du corps social, on ne comprend plus bien ce que cette notion, extrêmement usée depuis la fin des années 60, est venue ou doit venir bouger. On en arrive plutôt à une impasse qui se manifeste au lieu-même où ce concept devait intervenir afin d’articuler autrement les termes du problème « politique » : le repérage d’un nœud de pouvoirs dans lequel le sujet est pris mais au sein duquel il va précisément s’agir de montrer que quelque chose d’autre « peut prendre ». Tout en montrant que cela – et là est le point essentiel qui me semble être trop souvent oublié dans certains des usages contemporains de la notion – n’équivaut pas au fait de se « déprendre » dans le sens d’une libération radicale et illusoire de la subjectivité, du passage d’un moi assujetti au Moi Sujet ou encore, à un niveau collectif, de l’Opposition franche au grand Sujet du pouvoir de l’autre grand Sujet de la Société. Il s’agit plutôt d’observer ce qui, depuis cette première « prise » dans les mailles d’un système établi et du type de « rapports sociaux » qui y sont représentés et distribués en des places, fonctions et « identités », ne se déprend jamais qu’en « faisant prendre » au sens où l’on dit « faire prendre un feu » (: créerhété, avec ce qui est là, les conditions d’un devenir qui à la fois créé et détruit), qu’en faisant prendre donc un autre système de relations capable de tisser, à l’intérieur d’un système établi la forme d’un « nous » qui s’en émancipe en le divisant du dedans.

Ici la désidentification qu’opère ce double phénomène de « subjectivation de la politique » et de « politisation de la subjectivité » n’équivaut plus à une simple résistance, mais prend la forme d’un processus de « création » qui accompagne la pensée – et plus spécifiquement celle qui prend la question politique comme objet – à sa limite. Limite qui n’est pas un arrêt face à l’apparente impossibilité mais plutôt le franchissement d’un seuil dans lequel l’impossible se transforme en création d’un langage et d’une pensée problématiques plus que définitionnels. Car comment dé-finir ce qui a pour spécificité d’excéder la simple considération de sa « fin », de son but supposé en conséquence de son prétendu lieu qui, ici, est devenu inassignable ? Autrement dit, comment penser l’inidentifiable ou comment dire ce qui toujours s’écarte du logos unique et unifiant (du fait de sa pluralisation interne) sans immédiatement rater la potentialité du permanent « plus qu’un » qui se forge le long d’un processus de subjectivation politique ?  Comment dire cette logique et cette langue autre qui, quand la rationalité dominante se caractérise par la négation de l’altérité et le rabattement identitaire et restrictif de tout autre, est aussi et avant tout la langue De l’autre. Langue qui ne parle pas « pour » l’autre à la manière du bon représentant politique, mais langue qui, aussi singulière qu’elle soit, parle toujours déjà d’un autre et s’exprime donc au travers d’énoncés redoublés du dedans, complexifiés au point d’en devenir illogiques, impossibles ou « absurdes » selon le terme usé par Rancière pour qualifier les formules de l’hétérologie propre à la subjectivation politique : « une française est-elle un français ? » ou « nous sommes tous des juifs allemands », ou encore, plus récemment « nous sommes les 99% ».

Pour la pensée de l’Un, du Sujet comme de l’Objet politique, constitutive de la doxa identificatrice développée par les media et tout un imaginaire commun (ou comme Un), ces énoncés fondamentalement para-doxaux demeurent au rang des « irrationnels » et des « irrecevables ». Ainsi, Judith Butler mimait-t-elle récemment la scène de la fausse question (qui inclut sa réponse) adressée aux Occupy Wall Street :

« Alors, quelles sont les revendications ? Quelles sont les revendications de tous ces gens ? » Et l’on répond soit qu’il n’y a aucune revendication, ce qui laisse les critiques perplexes, soit que les revendications formulées en matière d’égalité sociale et de justice économique sont des exigences impossibles. Et des revendications impossibles, disent-ils, ce n’est tout simplement pas réaliste ». Ce à quoi nous demanderions à notre tour : comment appelle-t-on ce qui, tout en prenant place en plein cœur de notre réel politique contemporain, tout en se manifestant réellement n’est pas réaliste ? Question « absurde » en effet mais qui, de ce fait, nous fait passer du plan de la représentation à celui de la présentification complexe qui vient perturber du dedans l’image entendue et « réaliste » de la communauté politique établie en lui imprimant la tension d’un excès, la dimension d’une communauté « qui vient », au sens du « qui manque encore » propre au peuple deleuzien ou à l’un en plus », constitutif du sujet politique chez Rancière. N’est-ce pas sur ce plan là, complexifiée et complexifiant que la notion de « subjectivation politique » et la langue qu’elle implique peut justement nous aider à « dire » quelque chose de ce qui, dans un réel politique flouté, vient s’inscrire ? Y compris, et surtout si cette inscription se produit dans une forme d’étrangeté, « d’irréalisme » qui, plus qu’à son effacement ou non prise en compte, nous conduit à savoir (et oser) « témoigner » autrement ?

Pourtant, malgré l’usage (excessivement ?) partagé de cette notion où se lient intimement constitution et division permanente, rassemblement et déliaison, il me semble qu’une grande partie de la pensée politique contemporaine continue d’effacer ou d’occulter ce mode d’inscription en oscillant entre constat d’inefficacité ou « d’impuissance » (selon la formule récente d’Alain Badiou) et confusion de la puissance politique portée par des mouvements et des processus de subjectivations politiques originaux avec la prise de pouvoir assumée par la représentation traditionnelle du Parti comme Sujet politique « nouveau » (analyse de Costas Douzinas sur laquelle je vais revenir en seconde partie). Cela se traduit « théoriquement », par une difficulté (quand il ne s’agit pas d’un déni) à penser ce qui, de ces mouvements contemporains (je pense principalement à ceux touchant à l’occupation des places), peut « faire politique » allant jusqu’à assimiler leur singularité « inidentifiable » comme leurs revendications « impossibles » à un pur et simple « impensable »; et pratiquement – mais qui me semble être indissociable de cette « perte » théorique de la subjectivation politique – par la « victoire » d’une autre forme de Subjectivité Populaire clairement identifiable comme figure de l’Opposition (plus que de différenciation interne) où réalisme rime avec Réaction et qui en France se regroupe sous le nom de « la colère » et le « nous » identitaire, exclusif et inégalitaire. C’est bien face à cette double impasse que j’éprouve le besoin de retourner vers ce qui fait le « mouvement de la subjectivation politique », au sens de ce qu’elle meut et de la forme-force que prend son mouvement le long d’une série de gestes, de pratiques, de « performances » apparemment illogiques mais dans lesquelles elle prend sa langue. Une langue qui, tout en nous étant « autre », nous parle de « nous » et pourrait peut-être ainsi nous rendre les armes pour lutter contre ce qui donne au « nous » sa langue unique et met en même temps sous silence, plus ou moins volontairement, l’hétérologie constitutive de toute subjectivation politique.

2. De l’hétérologie au comm-Un, ou le manqué politique de la subjectivation

Pour rendre plus préhensible mon « souci », je souhaite nous déplacer en un lieu qui n’est ni celui de la France ni celui de la Colombie puisqu’il s’agit de la Grèce mais qui, dans son apparente étrangeté, me semble précisément pouvoir nous parler, sans identification immédiate, de notre position partagée de sujets – au double sens donc d’assujetti et de praticien de soi –  d’un système monde qui a pris pour nom « néolibéralisme ». Cet exemple m’intéresse du fait notamment de la façon dont de nombreux penseurs (philosophes, économistes, chercheurs en sciences politiques mais aussi activistes et artistes) ont voulu noter dans le phénomène de mobilisation populaire qui a trouvé son image majeure dans l’occupation bien connue de la place Syntagma, non seulement un processus de subjectivation politique (ce en quoi ils n’ont, me semble-t-il, pas tort) mais aussi et surtout (et j’aurais ici plus de réserve) l’avènement conséquent d’une « nouvelle » forme de subjectivité dont le qualificatif de politique sera pour beaucoup légitimé avant tout par la forme de sa représentation : le parti Syriza. Celui-ci a effectivement pu attirer l’attention de nombreux intellectuels de « gauche » qui, conscients de la « fin des blocs » et du danger possible qu’il y aurait à continuer à penser et agir en ces formes du Un contre Un qui condamnent le mouvement à se transformer ou se centraliser en Parti-Etat, ont vu dans la formation plurale de Syriza ( puisque réunissant à la fois plusieurs partis plus ou moins importants mais aussi un ensemble de forces « hors partis » tels que collectifs de militants pour les migrants, pour l’éducation offerte à tous ou la construction de parcs à la place de parkings…) une « chance » de donner à la puissance tout aussi plurale de la « nouvelle subjectivité résistante », un poids dans la lutte politique qui, seule, est en mesure de renverser le système asservissant à l’oeuvre dans la crise grecque.

Ainsi, le philosophe politique Costas Douzinas nous disait-il récemment que l’on assistait en Grèce à la naissance conjointe d’une « nouvelle subjectivité politique» et d’un « nouveau modèle de parti », celui-ci étant justement capable de traduire « sur la scène politique centrale » les exigences collectives dispersées en différents lieux marginaux, comme d’y prolonger les multiples inventions qui y ont émergé en termes de modes d’organisation partagés, participatifs, sans leader ou unique représentant. Là où l’on a tendance à reprocher l’absence d’Idéologie de ces mouvements qui ne leur permet pas de prendre une position politique claire, la première partie du texte de Douzinas dans laquelle il expose un ensemble de pratiques et de méthodes fondées sur la multiplication des réunions, des débats, des concertations…nous laisse précisément penser que l’on assiste ici, dans ce croisement de la langue des uns avec la langue des autres (puisque ces groupements disséminées « de la place au squat » accueillaient tant les grecs que les multiples étrangers détenteurs, ou pas, de leurs papiers…) à un renversement radical de l’Idéo-logie dominante (Une Idée / un discours) par l’introduction parallèle d’une logorrhée collective et créatrice d’idées nouvelles. Mais alors qu’il s’agirait de prendre réellement la mesure de ce qui se produit ici en termes de pensée problématique, d’observer non pas seulement ce qui « résiste » mais ce qui se crée dans des formes, des pratiques et des types d’énoncés et de gestes « nouveaux » et partagés, Douzinas saute de l’éloge à la menace en affirmant qu’il serait « suicidaire », je le cite, de s’en tenir « là ». Si l’on veut réellement que cette nouvelle subjectivité populaire résistante « vive » et se débarrasse donc de ce qui, à petit feu, assassine un peuple, il faut la replacer au cœur de l’antagonisme politique et ce selon les critères donnés de celui-ci : la lutte frontale d’une politique contre une autre qui demande à ce que s’identifient, sous la forme du Parti, les adversaires. En tant que représentant de cette nouvelle subjectivité politique, le « nouveau type » de parti qu’est Syriza serait de fait préservé de son rabattement sur le mode d’organisation des partis traditionnels puisqu’il serait capable de traduire, à l’identique, ce que la multitude leur oppose en termes de nouveaux modes de communication, démocratie directe et participative remplaçant celle consensuelle, perturbation de l’aspect centralisant des partis et de la prise de décision en excentrant toujours plus les foyers d’engagement…. Or, comment réellement « représenter » cela sur la « scène centrale » sans forcément en perdre la dynamique ? Autrement dit, comment être un représentant tout en évitant de l’être ? Autre énoncé absurde qui pourrait, effectivement, « transformer le non-lieu logique en lieu d’une démonstration polémique » constitutif de ce que Jacques Rancière nomme, dans ce même paragraphe, de la manière la plus explicite : un « processus de subjectivation »[2]. Une telle transformation équivaudrait à l’inscription publique d’un type de démonstration qui ne se réduirait pas à la protestation d’un groupe identifié (selon les préceptes de reconnaissance et d’identité propre à la notion de « représentation ») mais pourrait ramener au cœur du politique et de sa logique « une autre logique », une logique de l’autre comme disjonction incluse.

Si l’on tient sur l’impossible ou sur l’irréaliste, et c’est ce qui a effectivement motivé grand nombre des singularités ou des collectifs grecs qui ont, bien que refusant les lois du jeu politique officiel, y compris celui de l’élection (que Douzinas prend dans son texte comme « preuve » de l’avènement de cet « autre peuple ») voté pour Syriza, on pouvait imaginer que la montée en puissance de ce dernier sur le terrain « officiel » de la politique, consisterait avant tout à maintenir ces pratiques autres, à faire valoir un autre type de participation populaire aux décisions politiques ainsi qu’à reconnaître toute la charge inventive des organisations collectives alternatives qui, par désertion de la place centrale, ont pu se mettre en marche (cogestion, mutualisation, économie sociale et solidaire…). Mais est-il possible de tenir sur l’impossible au lieu-même qui fait de cela un « impensable », un illogique irrecevable et, parce que non identifiable, la menace à exclure du plan du discours ? Comment rentrer dans ce discours centralisé en incluant son dehors permanent ? Question politique mais à laquelle la politique établie, précisément, s’oppose. Et de là en vient-on à la conversion de la force d’opposition Syriza à son intégration étatique équivalant à l’adoption de la logique du centre et à la loi de l’Un dans le sens où l’on a vu bien vite la tendance plurale qui faisait la force singulière de Syriza, se réduire au profit des tendances internes les plus « majoritaires » et la figure de Tsipras apparaître comme celle du premier leader dont les revendications radicales (notamment quant à une sortie de l’euro) devaient s’estomper par souci de se maintenir un électorat. On passe de la « co-alition » qui inclut l’écart d’un rapport à l’autre et la permanente remise en jeu et réevaluation de ce qui fait « tenir » la relation, à l’Union qui donne, elle, toute la priorité à la tendance à l’homogène, à la constitution identifiable d’une figure, d’une position, d’une Idéologie.

Mon propos ne vise pas à faire l’analyse politique de ce devenir majoritaire mais plutôt à noter ce qui, dans la façon dont on le pense et le présente comme « victoire », en réalité, se perd. Et ce, effectivement, tout autant conceptuellement que pratiquement. Dans cette « victoire » qui était intitulée ainsi notamment du fait de son irréductibilité au résultat d’un affrontement vide entre la « Gauche » et la Droite, ou à la lutte ponctuelle du renversement d’un gouvernement ; dans une victoire capable d’inscrire « beaucoup plus » puisque traduisant les « exigences plus vastes » (Butler) de cette « nouvelle subjectivité politique » qui ne s’exprimerait plus seulement en « réaction » face aux mesures de la politique mais performerait, sensiblement, une autre loi de la communauté touchant au fondement de la démocratie comprise comme droit égal de chacun à avoir une vie « digne » et une existence libre, hors de toute « tutelle » ; dans cette espérée victoire politique qu’est-ce qui en réalité se perd ? N’est-ce pas justement la dimension proprement « politique » de cette subjectivation telle qu’elle se caractérise comme permanente déliaison avec la loi de l’Un et du centre, qui est toujours en excès sur celle-ci et fait donc de la subjectivité politique non une idée à réaliser ou à représenter, mais une dynamique continuée de l’écart dans un processus qui nous fait passer de subjectivité à subjectivation ? Ce qui m’intéresse dans le second terme et qui se perd dans cette institutionnalisation du mouvement, c’est bien cela : le mouvement, la dynamique d’un processus toujours inachevé sans quoi sujet et politique n’ont plus rien à faire ensemble au-delà de leur réalisation en Identité sociale ou Identification policière. Quand le mouvement, toujours pluriel, prend la forme d’un parti de gauche « modérée » pour, dit-on, d’autant mieux préserver « l’égalité des différences », on n’est que peu étonné de voir se reconstituer en face, un autre « Nous » qui refuse le consensus et sa politique au nom d’une politique radicale prétendant ainsi répondre au « peuple » en se plaçant à l’opposé de ceux qui ne savent pas le « représenter » ; un « Nous » qui et ne se nomme pas ici « politique de l’égalité » mais qui prend plutôt le nom de son extrême négation : le parti fasciste de l’Aube dorée. Si la subjectivation tire sa puissance politique de sa capacité de désidentification et de division permanente à appliquer au sein des blocs que partage le pouvoir de la police, il semble que, dès lors qu’elle troque cette puissance de permanente rénovation contre l’accès au pouvoir de ladite « subjectivité nouvelle » en quoi elle est censée s’accomplir et s’achever, on peut dire qu’effectivement : elle s’achève. Et que s’achève avec elle la potentialité égalitaire de ce mode de division interne qu’elle recelait et qui valait, selon les mots de Bernard Aspe, comme trait de séparation constitutif de tout « trait d’union ».

Car, ce à quoi nous assistons en Grèce mais qui semble se prolonger dans de nombreux pays d’Europe qui assistent communément à l’adoption par un certain Sujet (avec un grand S) populaire de la figure de l’extrême droite et de la réaction, c’est bien la reprise ou plutôt la capture de ce trait de séparation. Si celui-ci, dans la pensée de la subjectivation-désidentification marque à la fois la condition d’une singularisation partagée, d’une égalité des différences et l’impossible adéquation, qui va de paire, entre politique du peuple (tendu autour de la loi du « plus qu’un » et de l’impossible communion) et politique gouvernementale ( orienté par la loi de l’un et de la tendance à l’Union Identitaire), il devient, entre les mains de ces autres acteurs de la division, le trait de l’exclusion, devant séparer, au nom de l’inégalité, le « Nous » Uni du « Eux » duquel on se désunira d’autant mieux que l’on en aura bien cerné les contours, bien identifié le visage. Or, ce visage qui identifie et englobe d’un même geste toute forme de « défavorisés » : drogués, chômeurs, handicapés, minorités sexuelles…n’a-t-il pas été présenté, avant tout, par ceux, tels Douzinas, qui voulaient le faire apparaître comme celui de la « nouvelle subjectivité résistante » ?

N’est-ce pas là, précisément, que commence le problème qui nous conduit à l’impasse où nous nous trouvons aujourd’hui dans l’usage de ce concept et dans son application concrète ? N’est ce pas du fait d’un premier ratage du « mouvement », toujours « plus qu’un » de la subjectivation politique, ratage qui s’opèrerait dès lors qu’on l’identifie à un premier « lieu » et à un certain « groupe » (pour le dire vite : la communauté des exclus et des défavorisés) qui nous conduit à devoir rejouer dans les termes-mêmes qu’elle devait déplacer et complexifier, son processus et son impossible réussite ? En effet, dans la situation que nous exposons, il semblerait que l’on soit pris en tenailles entre, d’un côté la promotion d’une subjectivité collective, composée par connexion des luttes minoritaires, et ne perdant jamais sa puissance hétérologique et de diffèrement permanent d’avec la loi de l’Un et de la Police en ne passant jamais ou plutôt en ne se représentant jamais sur la scène politique centrale : option pourrait-on dire, « deleuzo-guattarienne » qui, pour Douzinas, est de l’ordre d’un « suicide », de la mise à mort de la part politique de cette subjectivité de groupe puisqu’elle ne pourra jamais, en refusant son entrée en scène, agir sur le terrain de l’antagonisme politique et oeuvrer pour le démantèlement de la politique asservissante du néolibéralisme; et, autre option, passage effectif sur ce terrain « politique » mais où ce qui se perd alors au profit de l’identification semble être le pouvoir de cette forme de subjectivation qui doit rendre toute identification impossible afin de multiplier les lieux polémiques plutôt que de les rabattre sur la loi de l’antagonisme de parti (ce qui se passe dans la représentation grecque de l’Extrême gauche face à l’Extrême droite), afin de faire de la conflictualité et de la division, la dynamique de la communauté dans son rapport à soi, plutôt que de la faire passer au dehors d’un supposé Soi de la Communauté qui se construit en se séparant de ses autres avec lesquels il faut tout simplement nier tout rapport.

3. Décomposer les comm-Uns et recommencer en commun

Alors, que se passe-t-il si l’on envisage non une autre fin mais un autre début dans la manière de poser les termes du problème ? Dans l’analyse de Douzinas qui m’apparait assez représentative d’un certain nombre d’essais contemporains sur ce sujet, on voit bien qu’est d’abord désigné comme lieu de la subjectivation politique, le lieu clairement identifié comme étant celui d’un assujettissement, peuplé de singularités victimes du Capitalisme mondial (précaires, emplois flexibles, jeunesse toujours déjà endettée…) donnant lieu à de « nouvelles formes » de protestation et de résistance (caractéristique, donc, de ces nouvelles subjectivités politiques) et dont on peut se demander ici si le qualificatif de « nouveau », plus qu’il ne serait la preuve de cette potentialité de recomposition ou de transformation que nous avons attribuée plus haut au mouvement de la subjectivation, ne se révèle pas surtout comme la marque même de la gouvernementalité à l’œuvre et qui, en son nom même, semble s’être attribuée la puissance du « nouveau » : le bien nommé néo-libéralisme. Plus qu’à la recréation d’un réseau différAnt, de fait, du mode institué de La ou des communautés, plus qu’à la composition de cette forme d’être ensemble qui pourrait aller au-delà de la reconnaissance du « même » à partir des partages déjà opérés par la police (car c’est à partir d’elle qu’il y a, avant d’être telle ou telle singularité, le qualificatif d’être chômeur, travailleur précaire, et encore une fois « exclu » du système et, par là, « uni dans la lutte »), ce à quoi nous assistons dans la présentation de Douzinas, c’est bien à la désignation de la communauté des marginaux et des apparents « assujettis » comme lieu et peuple unique de la subjectivation politique : « the hunger strikers became the only free people of Athens ». Alors que le lieu de la subjectivation nous était apparu avant tout comme ce  topos polémique pouvant se placer en tous points du corps social, sous la forme d’un réseau ne fonctionnant pas selon les critères de la petite communauté (les différentes minorités) ni de la Grande (Etat contre Société), alors qu’il est l’espace qui ne précède pas aux actes mais est formé par ceux-ci dès lors qu’ils agissent sur les pouvoirs existants et sur les actions, présentes et à venir, des autres, Douzinas le place, et de fait l’annule, en un lieu déjà identifié comme « le lieu de l’autre », tel que celui-ci est défini par le centre, autrement dit, par le logos policier.

Comment pourrait-il être le lieu de la subjectivation politique alors que nous avons vu que cette dernière consistait d’abord à ne pas s’en tenir à de tels partages posés en amont, à ne pas se limiter au repérage officiel des exclus et à leur « nouvelle prise de parole » mais plutôt à noter à même un plan d’horizontalité qui annule les qualifications a priori de « dedans-dehors », ce qui s’acte en différé d’avec sa place assignée, quelle qu’elle soit ? Ce qui se manifeste toujours comme « plus qu’un » et ouvre ainsi, au même moment, et le plan d’une autre rencontre avec soi qui complique le Sujet et celui d’une rencontre complexifiée et désidentifiée avec un autre, faisant de la subjectivation et de l’égalité, les deux faces constitutives de l’émancipation ? Non seulement d’une émancipation subjective mais bien d’une collective qui ne se résout pas dans ce passage sans cesse rejoué – et tellement déjà joué qu’il est absolument maitrisé par les forces de répression du pouvoir que le mouvement voudrait dissoudre – d’une minorité à une majorité dans lequel les exclus prendraient voix au moment où ils redonnent pleine voix à ces praticiens de l’exclusion qui, ici, se trouvant face à l’identification des exclus, pourront d’autant plus facilement se reconstituer en corps uni, identifié « contre » cette force négative, pour prendre, sur la subjectivation politique en défaite, la revanche du Grand Sujet et de sa Colère ? Ainsi nous voyons que l’achèvement de la potentialité de la subjectivation politique, ne tient pas seulement en sa « fin » c’est à dire en cette erreur déjà commise et qui fut la mise à mort de l’idée de communisme (le rabattement de la puissance politique de désidentification propre au mouvement, dans lequel se forge une subjectivité politique, sur la figure Unie d’un Parti censé la représenter) mais commence en son début lorsque l’on part déjà des partitions et que l’on fait de la logique policière qui identifie les classes et les « groupements » non ce dont on va s’écarter, mais ce qui constitue tant le fondement que la preuve d’un processus de subjectivation. Mauvais départ ou mauvaise fin, l’un l’autre s’entrainent dans l’erreur toujours trop identifiante, et entraine surtout du même coup, le recouvrement de ce qui se tient « entre » la représentation de ces points de saillance : le long processus qui se déploie non comme un progrès ascendant conduisant l’assujetti vers le lieu de sa liberté, mais de long en large d’un plan d’immanence fait de relations multiples et de rapports complexes au sein duquel le foyer et les effets de la subjectivation politique se déplacent, sont en mouvement, et mettent en mouvement, précisément, l’ensemble du corps social.

Ainsi, du même contexte de la Grèce contemporaine, nous pourrions donner une toute autre présentation que celle de Douzinas. Présentation qui n’accorderait priorité ni à l’achèvement de la subjectivation politique dans la forme de sa représentation adéquate – qui au final demeure toujours le parti de l’Opposition – ni à la désignation de son lieu ou de sa communauté idéale (squat, sans papier, chômeurs…) mais déciderait de s’en tenir au mouvement, et plus précisément à ce mouvement qui n’avance pas mais remue du dedans et qui a pris pour nom : l’occupation. Ici, nous verrions sur la place Syntagma un tout autre « peuple » que celui présenté plus haut sous la catégorie des exclus et de ce que l’auteur vient à nommer, en reprenant l’expression, « déchet humain » (« human debris »). Nous verrions avant tout une forme de rassemblement « improbable » parce que composé de toutes les catégories sociales, d’étudiants comme de retraités, de travailleurs libéraux comme d’employés municipaux, de « citoyens grecs » comme d’étrangers n’étant pas tous des « sans-papiers » mais pouvant être un collectif de militants ou d’artistes venus là pour « prendre part » et devenir membre de ce processus, à la fois grec et mondial, de reconquête par tout un peuple non du « pouvoir politique » mais de ce qui fait sa puissance de sujet politique au-delà de sa désignation par l’Etat d’un côté ou par la loi identitaire des communautarismes de l’autre. C’est dire que l’on ne peut se contenter de la formule, employée par Douzinas pour montrer l’originalité de ce mouvement non réductible à une unique « classe » mais croisant les provenances dans l’acte partagé de résistance : « we are we because they are they ». Ici, résistance semble équivaloir à « réaction » et perd sa dimension proprement créatrice en étant simplement réglé sur ce à quoi on « réagit », sur la logique de l’ennemi (qui peut prendre le nom d’austérité, de FMI, de gouvernement mondial, etc.) qui ainsi, donne la règle de la parole à tenir. S’en tenir à ce critère de l’opposition semble rendre équivalentes toutes les forces protestataires, qu’il s’agisse de celle de Syriza ou celle de l’Aube dorée ou de celles qui n’appartiennent ni à l’un ni à l’autre. En revanche, faire « un pas de côté » quant à l’analyse systématique du combat politique, vers le mouvement conflictuel continué permet de noter les pratiques à l’œuvre qui, seules, exposent le type de politique qui est ici exigée (une égalitaire contre une inégalitaire, une émancipatrice contre une fasciste), et ouvre le « pensable » dans les deux directions : ce qui précède et entoure l’acte de résistance collectif dans lequel une forme de subjectivité politique se donne corps dans ses gestes et ses présences (plus que dans ses représentations), ET ce qui, autre question ranciérienne, en résulte.

Qu’est-ce qu’il en résulte non pas pour la supposée subjectivité identifiée comme voulant ici faire valoir « ses droits » mais au nom de la politique du peuple qui s’y manifeste, transcendant les identités, les provenances, et les appartenances socio-culturelles et jouant, dans un mouvement continué, pour l’ensemble des subjectivités concernées, qu’elles soient identifiées ou non comme faisant partie de la communauté des sujets grecs « opprimés », qu’elles soient identifiées ou non comme « grecques » ?  Car si l’on s’en tient non aux termes de la politique indexée sur la police telle que le fait Douzinas, et qui limite les considérations de la « réussite » ou de l’échec » d’un mouvement à la question de « la prise Du pouvoir », toujours déjà pensée depuis le centre de la politique d’Etat, si, à l’inverse, on décide de s’en tenir au mouvement pour voir ce qui, dans cette forme de rassemblement collectif, fait « d’anonymes », se croise et s’articule en des modes de  subjectivités complexes pouvant socialement appartenir à la catégorie des non opprimés mais rejoignant ici la mobilisation populaire au nom d’une exigence plus vaste que celle d’un renversement de gouvernement, que voit-on se produire ? N’assiste-t-on pas à un renversement des relations de pouvoir dans ce partage plus fin, aiguisé justement par le concept de subjectivation politique, et laissant prendre la mesure de ce qui, en dehors des critères hérités de la pensée ou de la représentation politique, est en train de se réapproprier un pouvoir ? Le pouvoir, tout simplement, de faire (plus que d’être) peuple au-delà des frontières nationales et identitaires et dans un mouvement continué de subjectivation croisée qui fait tout autant les uns et les autres que la forme de leur devenir commun, au sein duquel se construisent des aspirations et des exigences qui outrepassent la binarité du « ou bien ou bien » gouvernemental et peuvent ainsi non plus « répondre à une question politique mais réinventer la politique »15 ? Et ce dans un espace pouvant encore être inventé dans des exigences qui « voient plus loin » que les limites de l’Etat-Nation, un espace dont le nom signifiait avant tout « voir plus loin » : cette Euriopa grecque, cette Europe que la place grecque, dans ses processus de subjectivations politiques, est en train de se réapproprier dans une conflictualité assumée par ces gestes et modes d’organisation réinventés en commun et pouvant fragiliser le comm-Un forcé de l’Union européenne.

4. De la place à l’île : inscrire la subjectivation en mouvement et réinventer la politique

Ce « pas de côté » j’aimerais l’évoquer, pour finir, en me déplaçant vers une langue « autre » que celle de la politique mais proche de cette langue de l’autre qui nous anime ici, et qui fait de l’impossible sa réalité et sa composition : le langage artistique. J’aimerais évoquer l’intervention d’un collectif d’artistes et chercheurs européens proposée dans le même contexte des événements grecs de Juin 2011 et de l’occupation de la place Syntagma. Les artistes du collectif ont rejoint la place, ont suivi ses événements mais, à la traduction « documentaire » qui, bien souvent reproduit les partages et les imageries dans lesquelles les dits exclus deviennent des « martyrs » et les dits inclus de vils indifférents ou de terribles bourreaux figurant au côté des corps policiers, ces 5 artistes ont préféré « suivre la place » en commençant par en suivre le mouvement. Un mouvement qui ne se résout précisément pas dans son terme objectivement « politique » mais se continue sous la forme d’une mise en mouvement général, perturbant tant les partages « sociétaux » que ceux logiques ou topographiques et qui a fait – dans cette performance pour « un spectateur » nommée is(o)landscape(s)16 du collectif kom.post – de la « place » une île, de la « centralité » une périphérie rejouant son ex-centrement et recomposant, depuis l’île d’Hydra qui se tient face à Athènes, les dynamiques, les croisements sensibles et d’imaginaires qui ont donné sa vie et son intensité commune, au mouvement des places, peuplées de singularités étrangères et égales. Qui ont donné à cette communauté improbable (mélange des provenances géographiques, culturelles, sensibles…), son hétérologie toujours en excès sur le Logos politique qui prétendrait traduire au mieux sa constitutive hétérogénéité dans la forme de la réUNION des tendances et de la coalition consensuelle. Les 5 artistes, principalement français, ne sont pas venus en Grèce sous un voile d’humanisme nommé « solidarité », pour « identifier » tant le problème que la victime à sauver, et à laquelle pourront être dictés ces fameux « plans de sauvetage » savamment concoctés par les « Médecins-Rois » de l’Europe. Ils ne n’y sont pas non plus rendus par sentiment « d’identification », qui irait de soi, du fait d’une « culture commune », de « fondamentaux communs » (la Philosophie, la Mythologie…) vers lesquels il nous faudrait ensemble « faire retour » (schème de l’Odyssée) afin de mieux « combattre » (schème colérique de l’Iliade) le présent d’une « crise commune ». Mais ils y sont plutôt allés dans une forme de torsion du temps, de renversement de l’actualité de la crise générale en un processus lent de critique partagée qui consiste en l’inscription, dans la communauté, non de sa supposée Vérité vers laquelle il lui faudrait remonter (retourner), mais de sa nécessaire et permanente déliaison et division d’avec elle-même et qui lui permet de se re-composer vers l’avant.

Ainsi sur la formule qui unit – mais toujours au prix d’une « équivalence » dangereuse – d’un « Nous sommes tous grecs », le collectif a préféré partir d’un « Nous ne sommes pas grecs » qui vient avec d’autant plus de force qu’elle est énoncée par le dramaturge grec Dimitris Dimitriadis. Partir de cette négation et désidentification radicale, permet de voir plus loin que la ligne d’un supposé « propre » que l’on aurait perdu et qu’il nous faudrait retrouver18, plus loin que la dimension étatico-nationale de l’identité, plus loin que le modèle économique de la stabilité qu’il faudrait recouvrer en vue de réintégréer le corps sain, Uni, de l’Europe. Contre la dramaturgie du retour, se trace ici la ligne d’un mouvement de décentrement permanent, d’une perturbation interne qui rend dépendante l’existence du « nous » non pas du Modèle préexistant, mais d’une première et nécessaire séparation qui n’est pas, encore une fois, celle d’un isolement, d’une exclusion choisie, clairement délimitable et depuis laquelle on pourrait parler « vers » le centre, ou toujours en « héritant » de la logique du centre. A l’inverse il s’agit du lieu-non lieu du mouvement, d’un départ qui se rejoue en permanence et qui, sans s’achever, fait place à la dynamique mouvementée d’un « nous » qui, lui, ne se constitue que dans le croisement des gestes singuliers qui le composent, des pratiques qui lui donnent « force » plus que « forme » dans la recomposition permanente des formes et mots par lesquels un peuple se re-présente. Et le fait non pas au sens du représentant politique qui ramène à un schème existant, mais du recommencement, perpétuellement à rejouer et où « reprise » rime avec nouveauté radicale. Contre l’alliance de la séparation et du retour qui nous a semblé plus haut toujours trop risquer d’assigner à la résidence policière des exclus ceux qui, de cette exclusion seulement, trouveraient leur puissance de parole, il s’est agi pour le collectif de faire place à une autre connexion et une autre logique des espaces: celle du séparé et du « toujours à recréer » qui remplace la carte de L’Etat et de sa partition en régions et « provinces » (plus ou moins minoritaires mais toujours déjà « intégrées ») par celle de la Terre et de l’île déserte où, lorsque la « géographie ne fait plus qu’un avec l’imaginaire », selon les mots de Deleuze, la « place », dite « centrale » dans les analyses citées, peut se revivre dans toute l’énergie du mouvement pur et total recommencement :

Les hommes qui viennent sur l’île occupent réellement l’île et la peuplent ; mais en vérité, s’ils étaient suffisamment séparés, suffisamment créateurs, ils donneraient simplement à l’île une image dynamique d’elle-même, une conscience du mouvement qui l’a produite, au point qu’à travers l’homme l’île prendrait enfin conscience de soi comme déserte et sans homme[3].

Serait-il possible de faire de la place, de cet espace commun que sont venues occuper les singularités hétérogènes qui en ont constitué, au-delà des critères nationaux et territoriaux, le « seul » peuple, cette île à la fois désertée et habitée ? Cette île détachée de ses critères, catégories, « figures » que lui imprime toujours l’homme civilisé, depuis le référent de sa « Polis » (grec) et qui, en même temps, n’est jamais « déserte » en soi mais seulement en fonction du vide qu’elle crée dans un système de représentation et qui permet, qu’à nouveau, on puisse rejouer le « début » ? Et, pour qui accepte d’être suffisamment « séparé », le réinventer non comme nouvelle forme d’habitat mais comme permanent renouveau de la construction d’une habitation? C’est la formule « impossible » (comment habiter une île en la gardant « déserte » ?) qu’ont voulu suivre les artistes en inventant cette forme pour « un spectateur » mais où l’expérience de « l’un » n’est possible que par une immersion dans une polyphonie égalitaire qui n’a plus rien à voir avec la chorale sociale mentionnée plus haut. Pour rendre compte brièvement de la chose : chaque spectateur était invité à un parcours sonore et visuel, muni d’un lecteur MP3, duquel était diffusé une narration à la première personne énoncée par un personnage nommé Ana, qui le guidait à travers différents points de vue du Musée des archives de l’île jusqu’à le conduire sur sa terrasse où, surplombant le port, se tenait une table, et en chaque extrémité de la table, un écran. Sur l’un, une jeune femme filmée de dos, que le spectateur saisissait comme étant cette « Ana », marchait à travers des zones plus sauvages de l’île, là où les touristes n’ont pas coutume de se rendre ; sur l’autre, Ana, toujours marchant, dans le même rythme, le même calme à travers la place Syntagma, y croisait des corps manifestant, assistait, silencieuse, à la chorégraphie des mains dressées en rythmes face au parlement, se fondait dans la silhouette des anonymes…Tout un sensible commun traversé par la singularité d’un personnage et celle, liée, d’un spectateur qui continuait à entendre la voix d’Ana lui parlant des personnes qu’elle avait croisées sur cette place mais aussi et surtout, sur celle de Lisbonne, le jour d’avant, de Barcelone il y a deux mois ou en Irlande il y a plusieurs années. Des personnages banals, qui lui avaient tantôt rapporté l’exemple d’une grève ouvrière en Italie, tantôt rappeler que sur cette île d’Hydra – supposée seulement peuplée de touristes – se trouvaient des travailleurs de toutes sortes, des grecs et non-grecs et particulièrement des sans-papiers accueillis sur l’île par une association environnementale tantôt une légende d’hommes et de forêts isolées travaillant à l’apprentissage d’une langue commune, sans mots mais avec conviction, sans urgence mais avec vitesse, sans réponse mais avec des problèmes nouveaux. Histoires d’hier et d’aujourd’hui ; paysages lointains et proches, toujours connectés à celui du spectateur, présent ce jour, en cet endroit, entre Grèce politique et Europe fantasmée, ou inversement.

Ce dernier, tout en étant fondamentalement « seul » devient membre actif d’un réseau plus vaste, membre de cette forme de communauté « constituante » qui, en ce moment, à travers les places est en train de se réinventer dans une forme autre que celle de la réponse à donner à telle ou telle politique gouvernementale, celle du nouveau Parti à créer pour représenter cette nouvelle Subjectivité Politique, et, ce qui va de soi, de la nouvelle partition sociale que cela engendre et sans quoi, dit-on, il ne peut y avoir de « prise de position ». Sur cette terrasse d’Hydra, d’une île en train de rejouer son peuplement à partir de la création des vivants et non de la reproduction des structures sociaux-politiques, chacun pouvait se ressaisir comme partie prenante d’un mouvement de recomposition en commun et se passant au delà des partages établis entre « ceux qui agissent sur la place » et ceux qui ne font que regarder passivement (les privilégiés de l’île), attendre ou refuser ; ou entre grecs isolés, appauvris, endettés et autres sujets européens unis, sains, préservés des maux. Non pas en faisant comme s’il n’y avait pas de partage, mais en détachant celui-ci de l’ordonnancement policier et toujours trop réducteur aux représentations de « classe » ou des « exclus-inclus » pour en faire le geste partagé qui trace, entre les êtres et leurs dites « identités » et entre les singularités qui se rencontrent sur un autre plan que celui policier, l’écart de la différence sans lequel l’égalité n’est plus que l’équivalence généralisée et concourt à la constitution homogène du « Nous » face auquel s’élèvera, à nouveau, le visage de la réaction inégalitaire.

Face à la montée de ce Sujet politique réactionnaire auquel un certain mode de diagnostiquer le présent, ne nous semble pas proposer de réelle alternative et manquer ce que l’on pourrait encore attendre d’une « pensée de gauche » conçue comme « perception élargie », il s’agit peut-être d’inventer moins d’autres discours, toujours pris entre constat d’impuissance et confusion de puissance hétérogène avec Prise de pouvoir dans l’Union, que d’autres expériences qui donnent à penser et ainsi, effectivement renversent l’Idéologie asservissante tant de la politique que de la pensée, ou l’impensé, de celle-ci ? Inventer des expériences capables de nous rapprocher de ce processus continué au sein duquel, au delà des mots, quelque chose de « nous », qui effectivement ne « répond pas », ne « réagit pas » mais qui justement peut ainsi ouvrir l’espace d’une conflictualité créatrice et non réactive, propre à la subjectivation politique, se dit ? Sans ce mouvement de désidentification et d’explosion des partages inculqués sans laquelle le monde nous serait toujours déjà donné, comment ne pas être dans ce monde autrement que comme un déjà « achevé », un mort-  vivant qui préférerait, à la potentialité recomposante et dangereuse de l’île, son autour réellement désert dans lequel il serait plus sage de se jeter : l’océan ?

Ana nous parle aussi de cette étendue d’eau, proche et lointaine de celle que le spectateur est en train de voir depuis sa terrasse, et qui est devenue le lieu de la vivante mise à mort de ces êtres de passage, qui ont pour vie « un mouvement » et qui constituent peut-être, de ce fait, la menace-même de nos Etats et de nos Unions accrochés au simple et au stable du Un. Ana parlait de ces migrants, d’hier et d’aujourd’hui, sans en faire « nos martyrs » que nous devrions, bons artistes ou bons sujets de culture, aller « sauver », mais en les replaçant, avec chacun de nous, sur un plan d’égalité sans lequel, effectivement, aucune politique et aucun « nous » ne pourra être composé autrement que sous la figure de celui, haineux, « colérique », qui se tient face à « Eux ».

A ces derniers propos, certains me diraient surement que c’est chose facile d’aller chercher dans l’art, une voie de sortie à l’impasse politique à laquelle peut fortement contribuer, dès lors qu’on la coupe du mouvement, la notion de subjectivation. Mais je répondrai que dire cela relève déjà d’un partage et, je crois, de cette même « illusion de la représentation » qui oublie qu’avant d’être un « artiste » ou « spectateur » chacun est aussi membre d’un système politique mondial dont aujourd’hui, l’Idéo-logie renversée, bien qu’on en note les pratiques, ne semble pas avoir trouvé ses mots ou que les « mots toujours trop vieux » comme dirait Beckett, non seulement ratent la puissance émancipatrice de ces mouvements décomposant-récomposant, mais subrepticement les privent en plus de ce avec quoi ils construisent la forme de leur exigence : une langue autre. Qu’elle ne soit pas d ’emblée reconnaissable, ne signifie certainement pas qu’elle n’a rien à dire mais plutôt que son dire ne saurait s’entendre sans déplacer la question du « qui parle » après celle du « comment ça parle ? ». Quels modes d’énonciations et quels échanges de gestes et de mots font apparaître, en permanente désidentification, un « qui » multiple, irréductible à l’opposant et, de ce fait, pouvant réellement résister, en amont et en aval, aux modes d’ordonnancement des présences ? Et je crois qu’il ne s’agit pas d’une proposition si triviale que de vouloir s’en tenir, pour un temps, à l’observation d’un mouvement commun de résistance non réactionnaire et non identitaire et à l’entente de son « autre » lexique hybride fait de gestes, mots nouveaux, états de corps signifiants, voies de communication autres…Quand notre temps semble prolonger la « lutte de classes » dans la forme d’une « guerre des mots », et quand il s’agit de se réapproprier singulièrement et collectivement ce que, à chaque fois différemment, convoque et implique l’expression d’un « nous » au-delà des machines paranoïaques étatiques ou réactionnaires qui toujours visent à dire qui est et qui n’est pas le « peuple », alors peut-être l’endroit pluriel et processuel de l’expérience artistique qui déjoue les nominations et fait des mots de véritables projectiles croisant singulier et commun, n’est pas si « naïve ». Peut-être aujourd’hui faut-il prendre réellement au sérieux cette formule de Mille Plateaux sans la réduire, comme on l’a beaucoup fait, à l’apparent apolitisme des individualités deleuzo-guattariennes : « Le combat, si combat il y a, est passé ailleurs. Les pouvoirs établis ont occupé la terre, et ils ont fait des organisations de peuple. […] la question est alors bien, habiter en poète ou en assassin »[4].


Bibliographie

Deleuze Gilles, L’île déserte et autres textes (Textes et entretiens 1953-1974), Paris, Les Éditions de Minuit, 2002.

Deleuze Gilles et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980.

Rancière Jacques, Aux Bords du Politique, Paris, La Fabrique, 1989.


[1] Rancière Jacques, Aux Bords du Politique, Paris, La Fabrique, 1989, p.90.

[2] Ibid., p. 87.

[3] Deleuze Gilles, L’île déserte et autres textes (Textes et entretiens 1953-1974), Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 18.

[4] Deleuze Gilles et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 426-427.

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