Recension — Le Quartet d’Oxford
Théophile Richard est actuellement doctorant à l’Université Paris cité où il travaille sur l’œuvre de Jules Vuillemin afin de la confronter au naturalisme de Quine.
Le Quartet d’Oxford. Quand Elizabeth Anscombe, Philippa Foot, Mary Midgley et Iris Murdoch réinventaient la philosophie, Clare Mac Cumhaill et Rachael Wiseman, Paris, Flammarion, 2024
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Le Quartet d’Oxford (traduction de Metaphysical Animals), par Clare Mac Cumhaill et Rachael Wiseman propose une biographie croisée de G. E. M. Anscombe (1919-2001), Philippa Foot (1920-2010), Iris Murdoch (1919-1999) et Mary Midgley (1919-2018). Le récit de l’amitié des quatre philosophes, qui s’étend de 1938 à 1955, a pour centre de gravité l’Université d’Oxford où elles ont étudié et se sont retrouvées après-guerre.
Le récit est agréable à lire et riche en anecdotes ; le lecteur y découvre une Anscombe qui nomme sa fille d’après un syllogisme (Barbara [1]), un Ayer [2] qui court les dancings, ou, plus sérieusement, les rivalités qui ont structuré le milieu philosophique d’Oxford au cours de la période. Les autrices recommandent de lire leur livre entre amis (p. 15) et le Quartet d’Oxford raconte effectivement la genèse d’une grande amitié fondée sur une commune recherche intellectuelle et existentielle.
L’histoire commence à Somerville College où Midgley et Murdoch forment un premier duo auquel Anscombe et Foot s’agrègent bientôt. Chaque protagoniste est, en quelque sorte, présentée à partir de ce qui constituera l’un des ferments de ses études philosophiques ; les sense data (Midgley, p. 35), la causalité et Dieu (Anscombe, p. 56), l’amour (Murdoch, p. 45) ou la valeur des normes sociales (Foot, p. 101).
En un sens, le récit est celui d’une redécouverte de l’idée classique selon laquelle la réflexion philosophique s’enracine dans l’étonnement. Le thème de l’ancrage de la réflexion dans une perplexité intellectuelle réellement ressentie par l’individu (p. 185) et l’idée qu’un travail théorique sérieux n’est pas une affaire de « touriste » y sont récurrents (p. 71). Iris Murdoch raconte être allée lire Simone Weil et avoir appris à aimer Platon parce qu’elle trouvait l’éthique de Ross [3] « creuse, stupide et insipide » (p. 77 et p. 227), Anscombe souligne qu’avant de rencontrer Wittgenstein les figures des philosophes du passé n’étaient à ses yeux que de « belles statues » (p. 288). Si l’académisme menace peut-être structurellement la philosophie universitaire, le Quartet d’Oxford fournit un exemple de recherche authentique, c’est-à-dire qui tire ses problématiques d’expériences personnelles pour ne prendre la forme d’œuvres universitaires en bonne et due forme dans un second temps seulement.
Cela étant, l’une des thèses des autrices est que cette recherche partagée s’enracine dans un rejet commun d’une certaine manière de pratiquer la philosophie à Oxford à cette période (p. 261). En un mot, en rejetant la métaphysique, la philosophie se trouve démunie face au problème moral. Le positivisme d’Ayer qui conduit à l’émotivisme — la thèse selon laquelle les jugements moraux ne sont que l’expression des émotions de celui qui les prononce — est ainsi rendu révulsant par l’expérience de la guerre et de la cruauté (de sorte que Foot se donne explicitement pour tâche d’en venir à bout, p. 212).
Le second effet de la guerre est de laisser le champ libre pour que quatre femmes puissent développer leur réflexion (p. 111). La guerre a éloigné de l’université les profils qui donnaient — ou étaient en passe de donner — le la à l’époque (notamment Ayer, à l’égard duquel les autrices sont impitoyables). Ces dernières retracent toutes les difficultés que les quatre amies ont eu à s’intégrer au milieu essentiellement masculin d’Oxford ; difficultés allant de questions vestimentaires (la question des pantalons d’Anscombe est un leitmotiv) au club d’Austin (son « jardin d’enfants », p. 238) réservé aux hommes ; en passant par l’agressivité des oxoniens aux orientations positivistes qui mettaient à l’épreuve, avec sadisme, leurs tuteurs en les sommant de justifier les notions métaphysiques classiques qu’ils utilisaient. Le livre invite sans doute à mettre en parallèle le défi crâne du « Je ne comprends pas » de ces jeunes oxoniens à la prudence des quatre amies et à leurs remises en question successives. De manière significative, lorsqu’Anscombe cherche à illustrer devant ses élèves l’idée qu’un agent dispose d’une connaissance de sa propre action qui ne passe pas par l’observation, (p. 303), celle-ci décide d’écrire « je suis une sotte » au tableau les yeux fermés. De cette manière, il était clair pour tout le monde que la professeure était en train d’écrire, mais elle-même disposait d’un type de connaissance distinct de celui de ses élèves. En un mot, la guerre a donc suscité le besoin d’un renouvellement de la philosophie morale et en a fourni les conditions matérielles.
Toutefois, s’il est possible de raconter dans un livre la formation de quatre philosophes dont le parcours n’a cessé de se croiser, il est plus difficile de rapporter la spécificité de leur pensée. Si les réflexions des quatre amies trouvent une source commune dans le refus des conséquences morales du positivisme, il est difficile de trouver d’autres éléments communs. Iris Murdoch semble être toujours restée persuadée — durant cette période du moins — que l’approche de Wittgenstein ratait quelque chose : « Le combat de Witt. Contre l’épistémologie, le psychologique. Cela va à l’encontre de tous mes instincts. […] Qu’est-ce qui ne va pas avec l’idée de phénoménologie ? Combattre Witt. pied à pied ! » (p. 291). Si de leur côté, Anscombe et Foot s’appuyaient toutes les deux sur la philosophie de Wittgenstein, le catholicisme d’Anscombe l’éloignait de son amie.
À la rigueur, une certaine forme d’unité peut être trouvée dans la référence à la condition biologique de l’être humain et à la façon dont l’éthique s’ancre dans celle-ci. Mary Midgley met ainsi en parallèle son rejet du « prescriptivisme » moral de Hare (The Language of Morals [4]) et la genèse de son intérêt pour la question de l’animal (p. 380). Le même thème se retrouve chez Foot : « Qui veut faire de la philosophie devrait commencer par s’intéresser aux plantes » (p. 383) ; et a fortiori chez Anscombe, qui dans sa thèse voulait repartir d’Aristote contre Descartes pour définir l’être humain (p. 156). En somme : « Il ne nous revient pas de décider ce qui est bénéfique ou néfaste à l’homme ni même de choisir, ex nihilo, ce qui fait une vie humaine bonne » (p. 385). Pour le dire autrement, la nature biologique de l’être humain fait peser certaines contraintes sur le type de vie que celui-ci peut mener, de sorte qu’une théorie morale ferait bien de commencer par examiner quel type d’animal est l’être humain. Et de l’incarnation humaine découle le rejet du subjectivisme et la nécessité de faire droit à une certaine forme de réflexion métaphysique. Malheureusement, le format du récit ne permet jamais que de suggérer certaines thématiques, son objectif semble être plutôt de donner l’idée d’une orientation globale que de proposer une analyse minutieuse des arguments en jeu.
Un aspect revendiqué, plus ou moins explicitement, de cette orientation d’ensemble est que l’éthique produite par les quatre amies — présentée comme plus humaine ou soucieuse des particularités de la vie humaine — peut être regardée comme « le genre de philosophie » produit par des femmes (p. 11). S’il est indéniable que les principaux initiateurs de ce renouveau de la philosophie éthique au XXe siècle ont été des femmes, peut-être faut-il mettre en garde contre une lecture qui lierait un peu rapidement le contenu des thèses présentées dans le Quartet d’Oxford au fait que celles-ci aient été conçues par des femmes. Sur ce point, Martha Nussbaum souligne que le développement de l’éthique des vertus est concomitant avec l’entrée en philosophie de penseuses importantes [5]. Il y a néanmoins un pas à franchir de ce constat, ou du fait que le rôle social traditionnellement dévolu aux femmes ait pu les rendre plus sensibles à certains aspects de l’existence humaine, à l’idée qu’il faut s’attendre à ce que celles-ci occupent un ensemble de positions théoriques spécifiques. Plus généralement, une considération sur la genèse d’un mode de pensée n’est pas en contradiction avec son éventuelle universalité.
Par ailleurs, il faut souligner que le texte donne souvent l’impression, de manière un peu manichéenne, que le type de projet philosophique développé par Austin, Ryle ou Ayer est inacceptable aussi bien intellectuellement qu’humainement. Dans la mesure où les autrices semblent adopter sans restriction le point de vue de leurs protagonistes, l’ensemble du récit paraît évidemment biaisé ; le lecteur en tire une image si négative de certaines figures qu’elle en est suspecte. Les insultes d’Anscombe n’arrangent rien à l’affaire ; « Quand on pense que Wittgenstein a enfanté ce bâtard », à propos d’Austin (p. 241).
Plus généralement, Clare Mac Cumhaill et Rachael Wiseman posent quelques jalons pour une forme de contre histoire de la philosophie analytique — qui excède les contributions particulières des quatre amies (préface, p. ix). En un mot, l’histoire de la philosophie analytique est généralement racontée à partir du rejet par Moore et Russell de l’idéalisme : le nom associé à cette critique est souvent F. H. Bradley. Ce premier mouvement engendre ensuite un courant positiviste — dédaigneux aussi bien de la métaphysique que de l’histoire — qui prend différentes formes dans les œuvres d’Ayer, d’Austin ou de Ryle. Le lecteur français se rappellera le type de présentations faites au colloque de Royaumont sur la philosophie analytique en 1962 [6]. Le Quartet d’Oxford souligne la façon dont cette vision de l’identité de la philosophie analytique s’est peu à peu construite sur l’oubli de certaines figures : Austin feint ainsi d’avoir totalement oublié le prédécesseur institutionnel de Ryle, Collingwood (p. 207). Et l’Autobiographie de ce dernier propose naturellement une histoire bien différente de la philosophie anglaise de la première moitié du XXe siècle.
De ce point de vue, une figure comme celle d’Iris Murdoch — admiratrice de Sartre (p. 218), désireuse d’étudier l’homme vivant « qui a du sang dans les veines » (p. 228) et qui propose à la radio en 1951 une émission sur Simone Weil (p. 372) — fait évidemment figure d’exception. Mais l’esprit de cette esquisse d’une contre histoire n’est pas de mettre l’accent sur des figures marginales ; ses protagonistes sont devenus de grands noms de l’éthique analytique avec le développement de l’éthique dite des vertus, qu’il est possible de faire symboliquement remonter à « La philosophie morale moderne » publiée en 1958 par Anscombe [7]. En fait, le Quartet d’Oxford montre la façon dont ce qui se présente au lecteur comme n’étant qu’un rameau de la philosophie anglo-saxonne a en réalité d’étonnantes racines ; qu’il s’agisse de certaines références françaises de Murdoch (Sartre, Marcel, Weil), de la place occupée par Cassirer (alors émigré à Oxford, p. 113), ou plus généralement le fait que les quatre amies aient eu une formation essentiellement centrée sur l’histoire de la philosophie (voir le travail de thèse inachevé de Midgley sur Plotin, p. 266).
En un mot, ce texte aide à affiner l’idée que l’histoire de la philosophie anglo-saxonne ne se confond pas avec une conception stéréotypée de la philosophie analytique. Une figure intéressante de ce point de vue est Donald M. MacKinnon (1913–1994), philosophe et théologien objecteur de conscience, qui fut le tuteur des quatre amies, qui revient tout au long du récit et dont Foot dira qu’il l’a « créée » (p. 137). Outre l’importance qu’il a eu pour les protagonistes du récit, l’intérêt d’une telle figure est de montrer la façon dont certains penseurs, par ailleurs proches des esprits les plus positivistes de l’époque, tout en prenant au sérieux la critique de la métaphysique ont tenté d’en sauver l’essence. Dans sa recension de The Concept of Mind de Ryle, MacKinnon oscille ainsi entre l’admiration et la critique : « La question demeure pourtant ; qu’est-ce que Descartes essayait de faire ? » (The Philosophical Quarterly, avril 1951, p. 252). Et MacKinnon de montrer que chez les philosophes classiques certaines questions méta-éthiques plongent parfois leurs racines précisément dans les raisonnements métaphysiques que la démarche analytique est conduite à taxer de non-sens (voir par exemple le chapitre I de A Study in Ethical Theory [8]). Tout aussi caractéristique est la manière dont une discussion critique du « vérificationnisme » le conduit à souligner que la connaissance morale que les pièces de Shakespeare procurent, sans avoir d’existence légale dans le cadre tracé par l’empirisme n’en conserve sans doute pas moins une valeur cognitive (voir par exemple le chapitre III de The Problem of Metaphysics [9]). MacKinnon ne fournit qu’un exemple parmi d’autres, mais permet d’illustrer le fait que certaines figures méritent sans doute d’être redécouvertes, non parce qu’elles se sont construites radicalement en opposition avec la philosophie analytique naissante, mais précisément parce qu’elles l’ont prise au sérieux et ont été soucieuses d’en développer une critique immanente et respectueuse de ses acquis. Le Quartet d’Oxford peut donc être lu comme une invitation à redécouvrir certaines intuitions de la philosophie anglo-saxonne que le tri — plus ou moins naturel — qu’opère immanquablement l’histoire de la philosophie récente n’a pas manqué d’occulter.
Pour conclure sur un aspect plus concret, les autrices du Quartet d’Oxford ont pris le parti de s’adresser à un public large ; un choix qui se manifeste autant par la manière dont elles ont romancé leur récit que par les brèves explications philosophiques qui ponctuent le récit (idéalisme vs réalisme p. 74-77, problème humien de la causalité p. 125-7, Simone Weil p. 372-5, etc.). En un mot, le livre est philosophiquement très accessible et peut être lu comme un chapitre de l’histoire de l’ouverture de l’université aux femmes, comme une contre histoire de l’éthique analytique, ou comme le récit d’une amitié fondée sur la commune recherche de la vérité.
[1] Le syllogisme en Barbara est l’une des figures du syllogisme : sa majeure, sa mineur et sa conclusion sont affirmatives et universelles (tous les chênes sont des arbres ; tous les arbres ont des feuilles ; donc tous les chênes ont des feuilles). Les figures du syllogisme qui se distinguent du syllogisme en Barbara peuvent recourir à des prémisses particulières ou négatives).
[2] A. J. Ayer (1910–1989) a défendu en Angleterre des positions issues du positivisme logique, en particulier dans Language, Truth and Logic (1936). En accord avec les autres tenants du positivisme logique, Ayer est un critique de la métaphysique et, en l’occurrence, est conduit à affirmé par le principe de vérification que les propositions éthiques sont de pseudo-propositions qui ne sont pas susceptibles d’être vérifiées.
[3] David Ross (1877–1971) est sans doute d’abord connu en France pour ses travaux de philosophie antique. Il développe dans The Right and the Good (1930) puis dans The Foundations of Ethics (1939) une éthique dite intuitionniste fondée sur l’idée que les agents moraux disposent d’une faculté permettant de saisir certains traits moraux des situations dans lesquelles ils sont engagés et qui les obligent prima facie. Son éthique intuitionniste est ensuite soucieuse de défendre le caractère sui generis de ces intuitions, d’en proposer l’épistémologie et de les pondérer.
[4] R. M. Hare, The Language of Morals, Oxford, Oxford University Press, 1952.
[5] M. C. Nussbaum, « Virtue Ethics : A Misleading Category? », The Journal of Ethics (3), 1999, p. 175-176.
[6] La philosophie analytique, Paris, Minuit, 1962.
[7] G. E. M. Anscombe, « La philosophie morale moderne », Klésis (8), 2008. https://www.revue-klesis.org/pdf/Anscombe-Klesis-La-philosophie-morale-moderne.pdf.
[8] D. M. MacKinnon, A Study in Ethical Theory, Londres, Adam & Charles Black, 1957.
[9] D. M. MacKinnon, The Problem of Metaphysics, Cambridge, Cambridge University Press, 1974.