Bergson ou la scienceSciences et métaphysiqueune

Bergson ou la science ? Présentation du dossier

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Stéphanie Favreau, MAPP, Université de Poitiers

Bergson ou la science ? Telle est la question qui, eu égard à la tendance ordinaire à opposer l’investigation scientifique à la réflexion philosophique, eu égard aussi au discrédit[1] dans lequel a tout particulièrement été tenu la philosophie de Bergson, méritait d’être reposée. Depuis quelques années en effet, cette grande figure de la philosophie française, prix Nobel de littérature, connue pour sa mise en avant de l’intuition comme méthode et pour cela même souvent taxée d’antirationalisme, suscite pourtant l’intérêt des épistémologues et de la communauté scientifique. L’épistémologie des sciences contemporaines, comme le montre chacune des contributions rassemblées ici, invite en effet à reconnaître l’originalité et l’intérêt de l’approche bergsonienne pour comprendre la diversité du vivant et les multiples dimensions de son expérience du monde.

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Dans les Deux sources de la morale et de la religion, Bergson soutenait que « si l’on veut savoir le fond de ce qu’un homme pense, il faut s’en rapporter à ce qu’il fait et non pas à ce qu’il dit[2]. » Compte tenu de l’évolution de la recherche scientifique et des résultats dont il avait pu prendre connaissance au début du XXe siècle, compte tenu aussi des acquis de l’édition critique, c’est également, dans une certaine mesure, une maxime que l’on pourrait appliquer à notre auteur lui-même. Ainsi, c’est plus précisément la méthode employée par Bergson qui résonne aujourd’hui avec celle employée dans différents champs disciplinaires. L’intuition exige en effet une « longue camaraderie[3] » avec les faits, elle implique le « recoupement de lignes de faits[4] » qui sont autant de points de vue pris sur un même phénomène et qui tiennent en échec toute forme de réductionnisme.

Non pas cependant qu’un tel regain d’intérêt pour le philosophe de la durée aille de paire avec le spiritualisme d’antan[5], mais qu’en suivant une telle méthode, qui parte des faits, non des idées, épistémologie et métaphysique se rejoignent et redonnent à l’expérience sa profondeur. Comme le montre chacun des auteurs de ce dossier, les résultats de la recherche révèlent d’eux-mêmes le caractère irréductible et la dimension métaphysique de toute expérience vécue[6].

Réhabiliter la méthode de l’intuition, c’est donc comprendre le caractère caduc d’une définition une et définitive de l’individualité biologique et rendre possible un discours scientifique nuancé plus fidèle à la complexité du réel comme le montre Hisashi Matsui (« L’individualité biologique chez Bergson »).

C’est également montrer en quoi les progrès de la recherche la plus pointue en biologie moléculaire, qui depuis les années 50 et la découverte de l’ADN était si sûre de pouvoir lire dans le seul gène tous les secrets de l’identité du vivant, en viennent d’eux-mêmes à constater l’influence constitutive de la confrontation au monde dans la formation de cette identité et à la nécessité de la penser dans les termes d’une « épigénétique écologique », pour reprendre l’expression de Béatrice de Montera, concept souple qui « rejoint par un autre chemin, la métaphysique de Bergson. » (« L’hérédité épigénétique, un changement de paradigme ? »)

Au-delà de la biologie, ou plutôt plus loin dans la biologie car une telle considération transdisciplinaire n’est elle-même possible qu’en vertu du fait qu’on envisage ici la différenciation d’un même processus, quoi qu’il faille en « marquer les degrés irréductiblement différents[7] », la métaphysique positive résonne non seulement avec une méthode d’appréhension des faits mais aussi avec la façon même dont on les vit.

En éthologie par exemple, Mathieu Frerejouan nous montre que « sympathiser avec le comportement animal, ce n’est pas confondre le point de vue humain et le point de vue animal, mais permettre le passage de l’un à l’autre », se défaire de la partialité pour mieux rendre compte d’autres façons d’être au monde. (« L’étude du comportement animal à la lumière du concept de sympathie chez Bergson »)

Précisément pour faire le point sur le sens de cette notion de partialité et sur le rôle que joue le langage dans notre façon d’appréhender les phénomènes, Samuel Ducourant se propose de décrypter le « style bergsonien », qui a tant fait parlé de lui, et la fécondité du nouveau modèle que l’on peut en dégager pour la recherche scientifique. (« L’Essai sur les données immédiates de la conscience, un nouveau modèle »)

L’intuition bergsonienne a donc une portée en épistémologie de la biologie, de l’éthologie ou encore de la psychologie de l’individu, mais elle en a également une en épistémologie des sciences sociales. Bien plus, elle permet d’entrevoir, sans jamais retomber pourtant dans une forme de biologisme, que les faits sociaux eux-mêmes prennent racine dans des données positives. Arnaud Bouaniche, à travers la « rencontre virtuelle » de Bergson avec la théorie des neurones miroirs, explicitera ainsi en quel sens « le social est au fond du vital[8]. » (« Bergson et la causalité de l’exemple à la lumière des sciences sociales et biologiques : charisme, imitation, émotion »)

Enfin parce qu’aucune dimension de l’expérience humaine n’échappe à cette réflexion épistémologique, nous laissons à un rapprochement avec l’art le soin de conclure ce dossier. A travers cette dernière contribution de Thomas Carrier-Lafleur, nous verrons qu’au-delà de la critique du mécanisme cinématographique qu’opère Bergson dans le dernier chapitre de L’Évolution créatrice, les productions même de cet art, alors entendu comme cinéma, peuvent tout fait, par le biais d’un déplacement du regard, incarner l’image-médiatrice d’un paradigme que la science gagnerait à imiter. (« Le regard de la science Retour sur la métaphore du cinématographe dans le quatrième chapitre de L’Évolution créatrice »

A travers ce dossier sera mise en lumière la nécessité d’une approche transdisciplinaire du vivant, d’une épistémologie ouverte qui, par le recoupement des recherches, redonne aux résultats scientifiques la profondeur qui leur revient et aux concepts philosophiques, alors forgés à même les faits, le caractère souple et dynamique dont l’abstraction les prive. Apparaîtront tout aussi clairement la fécondité et l’actualité de l’approche bergsonienne de la science qui laisse entrevoir, au cœur même du vivant, l’intérêt et la richesse d’un horizon commun, aussi bien pour les sciences de la vie que pour les sciences humaines et sociales.

SOMMAIRE :

– Le 10 décembre : Hisashi Matsui, « L’individualité biologique chez Bergson »

– Le 12 décembre : Béatrice de Montera, « L’hérédité épigénétique, un changement de paradigme ? »

– Le 14 décembre : Mathieu Frerejouan, « L’étude du comportement animal à la lumière du concept de sympathie chez Bergson »

– Le 16 décembre : Samuel Ducourant, « L’Essai sur les données immédiates de la conscience, un nouveau modèle »

– Le 18 décembre : Arnaud Bouaniche, « Bergson et la causalité de l’exemple à la lumière des sciences sociales et biologiques : charisme, imitation, émotion »

– Le 20 décembre : Thomas Carrier-Lafleur, « Le regard de la science Retour sur la métaphore du cinématographe dans le quatrième chapitre de L’Évolution créatrice »


[1] Sur ce point voir Henri Ey, Des idées de Jackson à un modèle organo-dynamique en psychiatrie, Paris, L’harmattan, 1997, p.229, note 2.

[2] Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, Puf, 2005, p.149.

[3] Henri Bergson, « Introduction à la métaphysique », in La pensée et le mouvant, Paris, Puf, 1999, p.226.

[4] Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit. p.263.

[5] Sur ce point on pourra se référer à la préface de Vincent Peillon dans le tome V des Annales bergsoniennes : « Si par spiritualisme on entend un dualisme radical de l’esprit et de la matière, alors il est en rupture avec le spiritualisme. Mais c’est précisément toute l’œuvre du nouveau spiritualisme issu de Biran, et finalement le motif dominant de cette pensée jusqu’à Merleau-Ponty, de penser au contraire l’union des deux. », Frédéric Worms (éd.), Annales bergsoniennes, Tome V, Paris, Puf, 2013, p.19.

[6] Henri Bergson, « Introduction à la métaphysique », op. cit. p. 196 : « Un empirisme vrai est celui qui se propose de serrer d’aussi près que possible l’original lui-même, d’en approfondir la vie, et, par une sorte d’auscultation spirituelle, d’en sentir palpiter l’âme ; et cet empirisme vrai est la vraie métaphysique. »

[7] Frédéric Worms, « Du suicide cellulaire au deuil humain : les relations vitales à l’épreuve de la mort », in Laurent Cherlonneix (dir.), Nouvelles représentations de la vie en biologie et philosophie du vivant, Paris, DeBoeck, 2013, p.260.

[8] Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p.123.

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