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éléments de philosophie réaliste – Recension

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            Une des questions qui, depuis les Recherches logiques de Husserl, a hanté la phénoménologie est la question du commencement. Le problème est le suivant : le phénoménologue doit justifier, depuis l’attitude naturelle où nous sommes toujours déjà, la nécessité de dépasser cette attitude pour adopter le regard phénoménologisant. Aucune des voies conduisant à la phénoménologie n’est véritablement satisfaisante, et Husserl les essaya les unes à la suite des autres (la logique, la perception, l’histoire…), remédiant à l’absence de voie directe par la multiplication des chemins possibles.

            Il serait tentant (mais ce serait là précisément une de ces lectures théâtralisées de la philosophie que récuse l’auteur) de lire le dernier ouvrage de Jocelyn Benoist, Eléments de philosophie réaliste, Réflexions sur ce que l’on a (Paris, Vrin, 2011), comme une forme de réponse à la question du commencement. Depuis de nombreuses années, mais notamment depuis Les Limites de l’intentionalité, publié chez Vrin en 2005, l’auteur travaille en effet à l’élaboration d’une philosophie « réaliste contextuelle », expression sur laquelle nous reviendrons. Or cette forme de réalisme, aussi argumentée et nuancée qu’elle soit, repose à un certain niveau, comme tout réalisme, sur ce qu’on pourrait appeler un axiome de réalité, une proposition injustifiable au sens où elle se situe en deçà de toute justification possible : l’idée, pourtant si simple, selon laquelle la réalité est bel et bien réelle, tout entière, et qu’elle ne se présente pas comme quelque chose dont nous serions primordialement coupés, et vers quoi nous devrions construire un pont. Il y a là quelque chose comme un appel au bon sens, une injonction à « être réaliste » comparable à l’injonction husserlienne d’un retour « aux choses mêmes », et les philosophes idéalistes auront tôt fait de dénoncer une pétition de principe. Le réalisme est, plus encore certainement que la phénoménologie, dans la situation d’être à un certain niveau injustifiable car de bon sens, et de devoir cependant, contre une certaine tradition philosophique extrêmement prégnante, notamment sur le Continent, se justifier.

            Le problème du commencement se pose donc de manière insigne pour le réaliste, contraint de poser comme un problème ce qui, pour lui, n’en est précisément pas un. Il y a là une piste de lecture très tentante du nouvel ouvrage de Jocelyn Benoist – et particulièrement tentante pour une certaine philosophie française prompte à la systèmatisation. Tout d’abord, l’ouvrage, découpé en six chapitres portant respectivement sur la représentation, l’intentionalité, le contexte, la perception, la pensée et la réalité sociale, propose autant de voies d’accès au réalisme, chaque étape (ou chaque voie) apportant nuances et précisions aux précédentes, mais chacune pouvant à la limite être lue indépendamment des autres, comme un « élément » de philosophie réaliste parmi d’autres.

            Plus encore, le lecteur qui lirait Eléments de philosophie réaliste (EPR) dans la continuité des ouvrages publiés par l’auteur depuis Les Limites de l’intentionalité, aurait de bonnes raisons de concevoir EPR comme une nouvelle voie d’accès au réalisme plutôt que comme un nouveau réalisme. En effet, les quatre ouvrages de cette période (outre ceux déjà cités, il s’agit de Sens et sensibilité, L’Intentionalité en contexte, 2009 et de Concepts, Introduction à l’analyse, 2010) constituent de toute évidence un corpus cohérent ; et si le réalisme contextuel que ces textes promeuvent s’affirme sous des aspects bien différents, et de manière progressive et de plus en plus radicale, il ne faudrait pas négliger le caractère relativement systématique, en tout cas articulé, de ces ouvrages. Ainsi, de même qu’à la déconstruction des théories idéalistes de l’intentionalité (Les Limites de l’intentionalité) s’articulait en effet la réélaboration de ce concept dans un cadre réaliste (« l’intentionalité en contexte« , pour reprendre l’expression de l’auteur), on observe qu’à la thématisation plus générale du réalisme dans le cadre d’une philosophie du langage et de l’esprit accomplie dans Concepts succède maintenant une approche plus ontologique, une élaboration de la notion même de réalité. Autant de voies différentes pour aborder le réalisme.

            Il y a à coup sûr quelque chose d’égarant dans cette lecture en termes de voies d’accès au réalisme (et ce d’autant plus que la tendance de la philosophie à interroger la réalité en termes d’accès est précisément ce contre quoi lutte Jocelyn Benoist). Cependant, cette lecture systématisante permet au moins de saisir la spécificité du dernier ouvrage par rapport aux précédents.  En effet, si Concepts présentait le réalisme contextuel dans la perspective d’une philosophie de l’esprit, et à travers la méthode de l’analyse, donc en mettant l’accent sur la notion de contexte, Eléments de philosophie réaliste élabore plus directement la notion de réalité, en se plaçant dans une perspective plus continentale, pour employer une fois de plus une distinction dont cet ouvrage constitue précisément un dépassement. De ces deux voies d’accès au réalisme, on notera que la dernière est probablement moins déroutante dans le paysage philosophique français contemporain, et qu’avec Eléments de philosophie réaliste, Jocelyn Benoist met sa pensée plus directement à portée du public français. Dans un contexte philosophique où l’on reproche encore trop souvent aux philosophies du langage de ne pas exhiber leurs conséquences ontologiques, EPR apporte des éléments de réponse, en présentant le même réalisme contextuel sous son autre versant, ontologique, et, par maints aspects, phénoménologique.

            L’approche plus ontologique développée ici, l’accent mis sur la notion de réalité, permettent une élaboration plus explicite du type de réalisme en question. En effet, la notion de réalité apparaissait dans Concepts comme l’arrière-plan présupposé ou mobilisé par tout emploi du langage et même par toute pensée. On a même pu critiquer le caractère apparemment ininterrogé du concept de réalité ici mobilisé, et c’est à combler ce qui a ainsi pu être perçu comme un manque (mais qui, au contraire, ne pouvait pas être thématisé dans le cadre d’une philosophie de l’esprit) que s’emploie l’auteur dans son nouvel ouvrage. Cette complémentarité des deux ouvrages, et le caractère plus explicite de la thématisation de la notion de réalité dans EPR, sont particulièrement visibles dans le cinquième chapitre de l’ouvrage, « La Pensée », puisque les lecteurs y retrouveront les principales thèses de Concepts développées sous l’angle de la notion de réalité. Une étude précise de ce chapitre permettrait probablement de reconstituer avec précision les liens qui unissent les deux ouvrages, mais nous n’entrerons pas ici dans ces considérations spéculatives et méta-philosophiques tout à fait étrangères à l’esprit même de la philosophie de Jocelyn Benoist.

            Plus que de déterminer les liens exacts qui unissent les différentes présentations du réalisme contextuel offertes par l’auteur depuis 2005, il est relativement aisé de résumer la thèse fondamentale de l’auteur. D’une manière très générale, Jocelyn Benoist considère différents concepts (la représentation, l’intentionalité, etc.) mobilisés par la tradition philosophique pour établir un pont entre nous et le monde, pour nous donner accès à la réalité, et démontre que loin de combler une béance originaire entre nous et le monde, ces concepts présupposent au contraire un contact originaire, non seulement de nous, mais plus précisément de notre pensée, avec le monde. Cette thèse se déploie selon deux dimensions : une dimension critique, d’inspiration wittgensteinienne et austinienne, et une dimension ontologique, renouant avec certains aspects de la phénoménologie.

            Le meilleur exemple de la dimension critique de la thèse du réalisme contextuel est fourni par le premier chapitre de l’ouvrage, consacré à la notion de représentation. On sait que la notion de représentation a servi de fondement à une bonne partie de la philosophie moderne, et il est  devenu de ce point de vue assez classique d’entamer un ouvrage de philosophie par une critique de la représentation. Jocelyn Benoist, qui, rappelons-le, a choisi d’exprimer ici sa pensée dans un format plus classique que dans Concepts, se plie donc à son tour à cet exercice.

            Si l’exercice n’a rien de nouveau, la méthode, par contre, nous plonge tout de suite dans le style de pensée qui sera celui de tout l’ouvrage, en opérant la synthèse de la philosophie du langage ordinaire et du réalisme. C’est en effet par le langage ordinaire que la notion de représentation est abordée. L’auteur commence par définir un sens fort de la représentation, une fois mis entre parenthèses l’usage philosophique du terme. Ce sens est notamment établi sur la base de l’exemple du studio reconstitué de Frank Lloyd Wright. Cet exemple est particulièrement intéressant, dans la mesure où il permet d’établir que pour qu’une représentation ait une certaine pertinence, il est à la fois nécessaire que la représentation et la chose existent au sens fort du terme, que la représentation soit une mise en scène, et qu’une certaine distance soit établie entre la chose et sa représentation. En effet, même dans le cas où la représentation du studio (en tant que celui-ci se visite) et le studio lui-même, vivant, sont en un sens une seule et même chose, le studio représenté reste une mise en scène d’autre chose, le studio vivant.

« Si les Wright eux-mêmes avaient continué d’y vivre, cette chaise, sous l’usure, se serait cassée, ils auraient accroché là un autre bibelot, etc. La simple conservation est donc déjà une mise à distance. Par elle se creuse cette distance qu’il y a entre le studio réel, c’est-à-dire réel en tant que studio, et le studio représenté, c’est-à-dire cet espace réel qui était un studio, mais n’en est plus un, mais une représentation du studio » (p. 23)

            Il y a toujours un écart logique entre la chose et sa représentation, même si la chose se représente elle-même, et le résultat ontologique de cet argument est donc que pour qu’il y ait des représentations, il faut que primordialement l’être ne soit pas de l’ordre de la représentation. Pour que certaines choses puissent fonctionner comme des représentations, il faut qu’un écart logique demeure entre elles et le sens normal de l’être ; pour qu’il y ait des représentations au sens fort, il faut que tout ne soit pas de la représentation au sens faible. C’est ce que nous enseigne l’analyse de ce que nous entendons, ordinairement, par représentation. La suite du chapitre complètera cette thèse en démontrant que l’usage ainsi mis en exergue de la notion de représentation, est non seulement un usage insigne ou particulièrement fort, mais un usage central ou structurant de cette notion. En effet, ce n’est pas parce que des représentations au sens fort existent et présupposent que la réalité ne soit pas primordialement de l’ordre de la représentation, que des usages plus faibles de la représentations sont impossibles ou illégitimes. Pour le démontrer, l’auteur établit la centralité de cet usage du terme « représentation », afin de généraliser sa thèse, et d’affirmer qu’il n’y a de représentation que sur fond de réel, de prise sur le monde.

« Cet usage réaliste de la notion de « représentation », loin de constituer un cas-limite, ou paradoxal, nous a paru central dans sa constitution. Prendre la mesure de cet usage, c’est prendre conscience de ce que la « représentation », en un certain sens originaire du terme, loin de constituer une condition a priori de l’accès (et réversiblement peut-être de la perte) du réel, suppose au contraire que nous soyons, de toute façon, en rapport avec celui-ci. C’est parce qu’il y a d’abord des choses qu’il peut y avoir des représentations, et non l’inverse. » (p. 44)

            La représentation est une attitude que nous prenons contextuellement, c’est-à-dire dans certaines situations, dans le réel, et non un mode d’accès au réel. La représentation est une des attitudes créatrices de sens que nous effectuons, tout comme l’intentionalité, la perception, etc. Mais que nous ayons un rapport saturé de sens avec le réel n’empêche pas, bien au contraire, d’être en contact direct avec lui, et que toute activité créatrice de sens ne puisse avoir lieu que dans l’immanence du réel.

            Nous abordons ici l’ontologie à proprement parler qui constitue le coeur d’Eléments de philosophie réaliste, et que nous avons décrite comme la seconde dimension du réalisme contextuel. C’est ici le chapitre consacré à l’intentionalité (ainsi que celui consacré à la perception) que nous prendrons pour exemple. En effet, ce chapitre particulièrement dense et riche expose avec une grande subtilité le déplacement du concept réaliste d’intentionalité par rapport au concept traditionnel, notamment phénoménologique. La théorie de l’intentionalité ici mobilisée est en effet le pivot de l’ontologie de Eléments de philosophie réaliste, dans la mesure où elle articule deux aspects du réalisme de Jocelyn Benoist : sa radicalité (dans la mesure où l’intentionalité va être à son tour décrite comme une attitude créatrice de sens immanente à la réalité) et sa richesse (puisque l’intentionalité permet de déployer un monde enrichi des différents aspects de nos activités).

            Le principal déplacement opéré par l’auteur par rapport au concept phénoménologique d’intentionalité consiste à assortir l’intentionalité d’une clause d’adéquation (dans le prolongement, d’ailleurs, d’intuitions de Husserl lui-même).

            L’intentionalité peut être décrite comme la visée d’une chose sous un certain aspect. L’important est de bien voir que la-chose-sous-tel-aspect n’est pas une seconde chose qui viendrait doubler une Chose absolue ou chose-sans-aspects, mais également de ne pas penser que la chose-sous-tel-aspect viendrait faire écran entre nous et la chose, ou constituer notre seul accès aux choses. Au contraire, là encore, la position de Jocelyn Benoist va consister à montrer que l’intentionalité, aussi essentielle qu’elle soit à notre rapport au monde, ne constitue pas un accès à lui mais suppose au contraire que nous soyons toujours déjà en lui. C’est ici qu’intervient la notion d’adéquation. En effet, il y a en droit une infinité de manières possibles de considérer une chose, et une même chose peut donc en théorie présenter une infinité d’aspects. Mais le réel se fait jour dans le fait qu’en pratique, certains aspects deviennent contextuellement pertinents, tandis que d’autres perdent toute pertinence. L’exemple le plus marquant est le suivant : dans certains contextes, on peut voir un livre comme un parallélépipède de manière tout à fait légitime. Ainsi, en cours de géométrie, il est tout à fait pertinent de dire « voyez, cet objet est un parallélépipède rectangle ». Mais par contre, il serait absurde de dire « Passez-moi le parallélépipède qui se trouve sur la table » en parlant d’un livre. Et il serait encore plus absurde de dire, pour broder sur l’exemple : « Proust, dans ce parallélépipède, expose les amours de Swann ». Comme à de nombreuses reprises dans le livre de Jocelyn Benoist, un exemple d’une grande simplicité emprunté au monde ordinaire servira à établir une thèse fondamentale : l’intentionalité est soumise à une clause d’adéquation, et cette adéquation révèle l’incription de l’activité intentionnelle dans le réel. C’est le réel qui dicte la norme de pertinence à notre activité productrice de sens, et ce qui est pertinent dans tel ou tel contexte ne l’est pas nécessairement dans tel autre. Seul le réel peut nous apprendre quel sens nous pouvons conférer aux objets, et cela, parce que les objets n’ont pas besoin du sens pour nous être présents. Ils ne nous sont pas donnés uniquement par notre activité, mais cette activité ne peut avoir lieu que parce que nous sommes déjà pris en eux.

            La réalité n’est donc pas quelque chose dont nous serions initialement privés et qui nous serait donné, par après. La réalité, c’est ce que, primordialement, nous avons. Il faudrait suivre dans le détail les nuances apportées par l’auteur à cette notion d’avoir, qui, comme toute métaphore utilisée en philosophie, appelle une critique (que l’auteur expose dans le chapitre consacré à la perception). En effet, le réalisme contextuel comporte une dimension méta-philosophique qu’il ne faudrait pas négliger. La méthode d’analyse exposée dans Concepts et reprise ici sous son versant ontologique, s’applique par excellence aux concepts philosophiques, et permet ainsi un retour critique remarquable du réalisme contextuel sur lui-même et sur les concepts qu’il mobilise. C’est là une des plus grandes forces de cette nouvelle philosophie, et c’est dans sa capacité à rendre compte du concept même de réalité que la méthode introduite dans Concepts révèle sa profondeur.

Jean-Baptiste Fournier (Paris I)

1 Comment

  1. Le réalisme est selon J.Vuillemin, Bouveresse un système de pensée. Système qui prend les conditionnements du réel pour leur représentation. Mais le « réel entendu » est limité au commencement de considérations métaphysique, à moins de le nier, ou de rendre la métaphysique réaliste, mais traiterions-nous toujours son objet selon une approche de représentation réaliste?
    Bien qu’opposé, rappelons qu’ils ont la même prétention: découvrir le réel, et que leurs méthodes sont symétriques dans leur tentative d’ériger une position en se placant métaphysiquement au sein du système, ou hors de lui.
    Mais plus crucialement, pouvons-nous considérer la réalité dans toute sa puissance, en faisant fi des « idées conceptualisées » qui nous ont fait découvrir la réalité sur plusieurs siècles passés?
    Le pouvoir de la phénémologie est bien de partir de ce réel surchargé de sens pour extraire ce qui constitue intrinsèquement ses lois. (réduction éidictique). N’est-ce pas cette scientificité qui nous fait découvrir quelquechose, plutôt que de partir de lois supposés dont on ne sait si elles sont dépouillées de jugement initial?
    Si le sens n’est pas justement dans la représentation, stade duquel la philosophie peut opérer, pourquoi le réalisme divise la réalité entre sujet et objet, et de quel sorte d’objet de connaissance est-il enfin?
    En conclusion, Merleau-Ponty a parfaitement décri le réalisme mais en lui donnant une couleur parceque traiter d’un réalisme pur en devient même paradoxal.

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