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L’homme, l’animal et la machine

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L’homme, l’animal et la machine – Recension

 L’homme, l’animal et la machine – G. Chapouthier, F. Kaplan, Paris, CNRS éditions, 2011. 217 pages – 19 €

 

Distinguer l’homme de l’animal est une question philosophique qui agite les consciences et est intimement lié à la manière dont l’homme se comprend. Sans doute est-il plus facile de donner une définition de soi en pointant les différences de ce qui, malgré tout, reste proche de nous. Certes les tentatives de définition n’ont pas manqué et leurs réfutations suivaient, plus ou moins fracassantes. On se rappelle de  Diogène jetant un poulet plumé dans l’agora en s’exclamant devant ce bipède sans plume : voici l’homme de Platon.

Ce que l’on retiendra de cette longue tradition, c’est avant tout le besoin viscéral de l’homme de se définir – en se comparant aux animaux notamment. Mais la tâche s’est révélée encore plus ardue lorsque l’homme commença à se comparer à ses propres créations. Si l’exploration littéraire des possibilités offertes par les machines n’est pas un phénomène récent, aujourd’hui elles font partie de notre quotidien. Comme le souligne Frédéric Kaplan : « nous sommes aujourd’hui contraints presque quotidiennement de prouver à des machines que nous sommes bien des hommes ».[1] Avec les machines, un nouveau paradigme a émergé, modifiant les perspectives pour nos définir.

Face à ce nouveau paradigme qui émerge dans ces tentatives de définition par comparaison, comment définir nos aptitudes face d’une part aux animaux et aux machines d’autre part ? S’agit-il d’une difficulté redoublée, ou au contraire cette double comparaison peut-elle être vue comme un double éclairage, nous renseignant d’autant mieux sur notre humanité ? En filigrane, c’est bien la problématique qui préoccupe nos deux auteurs dans ce court ouvrage qu’est L’homme, l’animal et la machine. A ce double éclairage, vient s’ajouter une double compétence : en effet, Georges Chapouthier couvre la dimension philosophique de la distinction homme/animal, pendant que Frédéric Kaplan entreprend d’explorer la nouvelle frontière entre l’homme et la machine.

Conçu sous forme de courts articles, articulés autour de mots-clés, l’ouvrage interroge les ressemblances et relations que nous entretenons avec ceux qui nous sont à la fois proches et différents. Il s’agit à chaque fois de souligner les liens, les convergences, mais aussi et surtout d’explorer la spécificité de l’homme.

La progression est composée de trois moments, l’ouvrage couvre d’abord les aptitudes et ce au travers de concepts fondamentaux tels que la question de l’apprentissage, de la culture, de la morale ou encore de la curiosité. Le deuxième moment est consacré plus précisément à déployer les « relations avec » – notamment avec l’homme. Sous cette rubrique du lien, on retrouve ainsi la question de l’identité mais aussi de l’attachement et de la sexualité. Enfin la dernière partie s’interroge sur les limites de la spécificité de l’homme. En effet, les recherches d’un côté montre que l’animal n’est pas si loin de l’homme, et de l’autre côté les progrès des machines font que leurs aptitudes parviennent bien souvent à nous dépasser sur certains points, que ce soit en force brute, ou en capacité de calcul. Les bastions que sont le rire ou l’âme suffiront-ils à définir l’homme dans le monde, alors que sa position semble être débordée de tout côté ?

 Attentif à ce que les définitions engagent comme choix implicite dans les thèses avancées, les auteurs affichent dès l’introduction leur parti-pris de recourir à la définition traditionnelle d’exclure les hommes des animaux –  non pas au nom d’un statut naturel à part de l’homme, mais afin de se concentrer surtout sur les spécificités de l’homme. En outre cette définition étant celle employée couramment, permet de rendre plus compréhensible le reste de l’ouvrage. Le mouvement général mène vers la reconnaissance des profondes proximités entre l’homme et le reste du règne animal.

Évidemment la définition de ce qu’est une machine est également abordée dès l’introduction. Une machine c’est avant tout « un dispositif crée dans le but de servir des objectifs particuliers » [2]. C’est pourquoi F. Kaplan propose, sans grande surprise, de faire fond avant tout sur les interfaces homme/machine et les résultats récents de l’intelligence artificielle. Toutefois, autant avec l’animal, on ressent intuitivement une continuité avec nous, au sein du vivant, autant avec la machine cette intuitivité tourne court.

A l’inverse si le saut des aptitudes entre l’homme et l’animal bénéficie d’une certaine évidence, entre l’homme et la machine la continuité des aptitudes est souvent admise. Le vivant et les aptitudes sont donc les deux domaines privilégié pour tenter de discerner la spécificité de l’homme. C’est ainsi que l’on se rend compte de la profonde fécondité de la rencontre en un même ouvrage de ces deux approches. En effet, le regard sur le monde animal repose sur une reconnaissance implicite de la continuité homme/animal, d’où le travail de différenciation sur les aptitudes. Pour les machines, la reconnaissance intuitive des similitudes est problématique. En revanche, on perçoit une continuité pour certaines aptitudes. Animaux et machines se donnent à nous en contraste. L’horizon du livre étant d’apporter des éléments concernant le propre de l’homme. La dernière partie aborde pour elle-même la question de la spécificité de l’Homme.

Une des caractéristiques les plus originales, et à notre sens féconde, de cet ouvrage, est l’investigation menée par F. Kaplan. Si des études existent pour faire le parallèle, ou au contraire creuser le fossé entre l’homme et l’animal, à partir de thème comme la culture, le rire, l’apprentissage, ou la douleur, il est en revanche beaucoup plus rare d’interroger le rapport homme-machine en ces termes. Certes, il existe déjà des réflexions approfondies sur les robots, notamment sur la question de savoir si on peut leur accorder des droits (à signaler à ce sujet l’article d’Olivier Sarre sur le droit des robots, publié ici https://www.implications-philosophiques.org/recherches/le-droit-des-robots/)

Concernant le droit des robots, la position de Fréderic Kaplan est pour le moins circonspecte. En effet, pour lui : «  tant que les machines ne pourront pas indemniser leurs victimes ou être punies, un responsable sera désigné pour le faire à leur place ».[3] De fait Frédéric Kaplan suggère que le droit réponde avant tout à un besoin contextuel, qui n’est pas encore là en ce qui concerne les machines.

Si l’ensemble de l’ouvrage est relativement neutre et factuel, la conclusion laisse apparaître quant à elle une certaine emphase pro-humaine. On note ainsi en quelques lignes que l’homme possède une « connaissance infiniment plus complexe » du monde que l’animal (p. 210) et ce grâce à un « cerveau surpuissant » (p. 211) lui permettant de traiter « des quantités vertigineuses d’informations » (p.211). La densité des superlatifs peut finir par agacer.

La structure même du livre, articulée autour de mots-clés qui présentent une double définition fait qu’il s’agit plus d’un panorama que d’un livre à thèse dans le sens classique du terme. De fait, il ne s’agit pas vraiment d’un livre écrit à quatre mains, mais plutôt de deux auteurs concevant un même thème (la conscience, la morale… ) rapporté soit à l’animal, soit à la machine. Un jeu sur la police de caractère permet de déterminer quand il s’agit de la définition axée sur l’animal, ou la définition qui concerne la machine – toujours dans son lien à l’homme. Mais la volonté affichée des auteurs étant de parcourir le plus large panorama possible, tout en rendant le propos le plus accessible possible, ce choix fait que le lecteur cherchant à prolonger sa réflexion ressente comme une frustration devant le manque d’ampleur du traitement des questions qui retiennent son attention. Mais si cette frustration amène certain lecteurs à poursuivre avec d’autres ouvrages sur la question, le pari de cet ouvrage d’initiation est gagné. On regrettera cependant que le livre ne possède pas une bibliographie générale, mais seulement une liste des ouvrages des deux auteurs. Toutefois cette lacune est compensée par la grande richesse des références, tant philosophiques que littéraires et scientifiques qui se trouve réparties tout au long du livre.

En résumé c’est une agréable promenade philosophique – riche et bien documentée – sur le regard que l’homme porte sur lui et sur le monde.

Thibaud Zuppinger (Paris IV – Rationalités contemporaines)


[1] P. 51.

[2] P. 7.

[3] p. 137.

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