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Revue internationale de philosophie

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Revue internationale de philosophie, « Stanley Cavell », 2/2011, vol 65, n°256.

(avec des contributions de S. Laugier, Ch. Chauviré, P. Donatelli, L. Raïd, P. Marrati, E. Friedlander, E. Domenach, M. de Gaudemar, R. Moran)

 « Stanley Cavell enfin incontournable » titre S. Laugier dans sa présentation. Tel est l’état d’esprit du dernier numéro de la Revue internationale de philosophie : saluer le fait que S. Cavell accède à « une reconnaissance appropriée en Europe, et particulièrement en France », palpable par l’accélération, ces cinq dernières années, de la publication des traductions de ses œuvres[1].

La réintroduction d’une voix en philosophie

 

Ce numéro spécial rend hommage à ce « penseur américain contemporain le plus singulier et le plus profond, par son style d’écriture et par sa volonté de réintroduire la voix humaine au sein même de la philosophie analytique » (p. 112). Cette réintroduction de la voix en philosophie est la marque (et  bien sûr la revendication) de l’héritage de la philosophie du langage ordinaire et de ses deux grandes figures : Austin et Wittgenstein.

 Plus profondément, cette réintroduction pose la question – fondamentale mais souvent laissée de côté – de ce que c’est que « d’hériter en philosophie » et de la difficulté que cela représente.

Comme le montre Ch. Chauviré dans le présent dossier, c’est un questionnement que Cavell trouve en partie chez Wittgenstein et qui est lié à « l’avènement de ces Temps Modernes auxquels Wittgenstein ne souscrit qu’avec résignation » (p. 121). Dans des termes cavelliens, poser le problème de l’héritage au sein de la philosophie analytique, c’est interroger le reniement des « pères intellectuels » américains : Emerson et Thoreau. Reniement qui se double pour lui de la répudiation de notre monde ordinaire, du commerce que nous entretenons avec lui, au profit de la pureté de la construction logique.

Précisément ce numéro de la Revue internationale de philosophie cherche à mettre en évidence l’originalité philosophique de S. Cavell, dans ce contexte particulier, en se concentrant sur la question du scepticisme – aspect transversal de ses œuvres. La présentation du dossier par S. Laugier nous fournit toutes les données du problème du scepticisme – « objet chez lui de subtile variation et reformulation » – tel que Cavell le pose et le réinterprète, et ouvre les différentes perspectives abordées dans ce dossier, dont nous pourrons rendre compte que partiellement au vue de sa richesse[2].

La vérité du scepticisme

 

Pour commencer à circonscrire cette expression il faut garder en tête que le scepticisme est irréfutable. Mais il ne s’agit pas là du résultat d’une querelle d’arguments ou l’expression d’un regret. Il est irréfutable dans la mesure où il est « vécu ».

« Le scepticisme philosophique ou gnoséologique (sur l’existence du monde) n’est qu’un masque du scepticisme plus fondamental sur l’existence de l’autre, sur autrui, et masque une incapacité à entrer en relation avec le monde » (S. Laugier, p. 115)

C’est là la « vérité du scepticisme », expression dont l’analyse d’E. Domenach retrace le « destin ». Tout d’abord, cette formule vise notre rapport au monde qui n’est donc pas un rapport de connaissance, mais de reconnaissance (cf. l’analyse de Dire et vouloir dire, chap. 9). On trouve ensuite dans In quest of ordinary une nouvelle acception : « le désir du locuteur de se défaire de la responsabilité de mettre le monde en mots »[3] (p. 110).

« Ces deux versions de la ‘vérité du scepticisme’ ont un socle commun : le sceptique dispose d’un fait qui demande à être reconnu. Seule varie la description de ce ‘fait’ sceptique, qui concerne tour à tour notre rapport au monde ou notre désir de nous défaire de la responsabilité de la signification. Dans les deux cas, le scepticisme contient, communique, une vérité sur le locuteur » (E. Domenach, p. 202).

Pourquoi envisager le problème comme un besoin de reconnaissance ? Et dans quelle mesure trouvons-nous son expression privilégiée au sein de la philosophie ?

Pour répondre à ces questions, il s’agit de garder en tête que le fait que le scepticisme pose le problème de la « séparation »[4] d’où la nécessité dans notre rapport au monde non pas d’une relation de connaissance mais de reconnaissance. Ce qu’il nous faut accepter c’est notre condition humaine. L’accès au monde n’est pas directement cognitif – il commence par l’acceptation de notre séparation. C’est précisément ce que vise le « scepticisme vécu ». Cavell montre que cela se double d’un rejet de l’ordinaire.

« La ‘vérité du scepticisme’ révèle un trait de la nature humaine qui trouve son expression naturelle en philosophie : le désir de rejeter l’ordinaire de notre connaissance et de notre langage. Et la tâche de la philosophie sera de déjouer nos efforts philosophiques pour ‘nier’ le scepticisme, réprimer la voix qui l’exprime. […] Le scepticisme projette la pensée de Cavell dans un naturalisme paradoxal, où la nature humaine apparaît naturellement portée à se nier elle-même. Le scepticisme philosophique s’impose en nous comme un désir de vengeance des limites de notre nature, comme une ‘rebuffade’ ou ‘une violence exercée par l’esprit humain quand il découvre sa limitation’ (‘L’image de la femme  dans le cinéma américain contemporain. Moments de Lettre d’une inconnue, p. 42). La ‘vérité du scepticisme’ est irréductible à une thèse ; elle ne qualifie pas notre accès cognitif au monde mais notre ‘rapport au langage et au monde’. » (E. Domenach, p. 204-05).

C’est en ce sens que Cavell réinterprète le scepticisme. Comme il souligne dans les Voix de la raison[5] : « A l’origine du scepticisme, il y a la tentative de transformer la condition humaine, la condition de l’humanité, en une difficulté d’ordre intellectuel, en énigme ».

Nous en resterons là de cette courte introduction au problème du scepticisme tel que Cavell l’interprète et dont on trouve de riches analyses dans ce dossier. Sans doute, nous sommes encore loin de pouvoir dire que « Stanley Cavell [est] enfin incontournable », mais le fait est désormais assuré que nous avons accès à la majorité de son œuvre  philosophique et que nombreux sont ceux qui s’intéressent à sa pensée. Ce numéro spécial en atteste et constitue une belle invitation à la lecture des textes du philosophe.

 Delphine Dubs (Paris I – Execo)


[1] Sens de Walden, Paris, théâtre typographique, 2007 ; Dire et vouloir dire, tr Ch. Fournier et S. Laugier, Paris, Le Cerf, 2009 ; Qu’est ce que la philosophie américaine ?, tr Ch. Fournier et S. Laugier, Paris, Folio, Gallimard, 2009 ; Philosophie des salles obscures, tr E. Domenach, N. Ferron et M. Girel, Paris, Gallimard, 2011 ; Philosophie : le jour d’après demain, tr N. Ferron, Paris, Fayard, 2011. Vous trouverez dans notre revue ces prochaines semaines les recensions des deux derniers titres.

 

[2] Nous ne présenterons ici que le traitement de la question du scepticisme. Nous attirons particulièrement l’attention sur l’article de P. Donatelli « La vie des mots. Cavell et un nouveau départ pour l’éthique », de P. Marrati « political Emotions. Cavell on democracy » et de M. de Gaudemar « Le personnage de la femme inconnue : philosophie, psychanalyse, cinéma ».

 

[3] In quest of ordinary, Chicago, The University of Chicago Press, 1988.

 

[4] « We may begin with a sense of seperatness (from the world, from others), which is then experienced in terms of disappointment, and then in certain contexts this is interpreted as a failure of knowledge, indeed a necessary limitation on what can be know. But to understand one’s problem as one specifically of knowledge, to adress it in those terms and look for a solution in those terms, there sould be an imaginable figure,a n imaginable position for knowledge, that bridges this séparation and gets at the facts themselves » R. Moran, p. 239-40, dont l’article « Cavell on Outsiders and others » étudie la quatrième partie des Voix de la raison, et plus précisément sur la double définition cavellienne du scepticisme (par rapport au monde, et par rapport à autrui).

 

[5] S. Cavell, Les voix de la raison, Paris, seuil, 1996, p. 703.

 

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