Esthétiqueune

La beauté et l’expérience de la création

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 [box] Florian Forestier

 

La beauté manifeste ce qui nous dépasse. L’expérience de la beauté se situe à la croisée de deux dimensions : la phénoménalité, d’une part, en tant qu’elle est traversée par une structure d’excès, et l’altérité, d’autre part, inscrite en nous à travers le langage. La beauté est ce point où l’excès au sein du phénomène fait signe vers autrui, vers l’altérité par définition inaccessible d’autrui en tant qu’il fait société ; où ce qui nous emporte au sein du sensible ouvre l’espace d’un acquiescement, donc d’une rencontre, où nous faisons l’expérience d’une compréhension, d’une connivence, d’une communauté avec ceux-là même qui nous sont principiellement inaccessibles et dérobés : où le sensible fait signe vers l’incommensurable, ou l’incommensurable appelle le sensible à faire monde.

Ainsi, l’expérience de la beauté nous lie et nous singularise – en cela phénoménalise plus que jamais peut-être une exigence éthique, en tant que toucher d’un intouchable. La beauté appelle d’abord à prendre soin de la beauté – à ménager la possibilité de trouver les choses belles, à donner un avenir à l’expérience que nous en faisons parce que cette expérience est constitutive de notre humanité, de l’humanité comme faisant monde. Elle est co-originaire d’une expérience de la liberté, c’est-à-dire de la création possible dont le monde est la concrétion.

Nous voudrions ici dire quelques mots des conditions de possibilité de cette expérience, de la façon dont elle se noue aux traditions, à ce qu’elle signifie fondamentalement pour nous à ce à quoi elle nous appelle.

 

L’attachement au réel[1]

Nous savons depuis les analyses de Kant que la beauté n’est pas la même chose que le plaisant ou l’agréable, qu’il y a dans le beau quelque chose de supplémentaire. Le beau, dit Kant, est ce qui plait universellement sans concept : ce qui fait que je pense pouvoir partager ce qui me plait, en faire voir la beauté à d’autres, à n’importe quel autre.

Mais pour plaire universellement, il faut bien d’abord que ce qui me parait beau me plaise. Il y a donc également, et même d’abord, quelque chose dans la beauté qui requiert et happe ce qui de moi est nature. Il n’y a pas de sentiment de la beauté sans une inclination préalable vers les choses, sans une relation qui nous attache à leurs saillances, leur texture et la coloration, un entrelacs que la durée a tissé et au sein duquel nous accédons à nous-mêmes. Les choses peuvent nous sembler belles parce que d’abord elles nous concernent, parce que nous naissons aux prises avec elles, guidés par cette pré-inscription en elles dont nous héritons et qui esquisse déjà dans le chaos des premières perceptions des formes, des parcours, une profondeur[2]. Les choses nous concernent, elles peuvent être menaçantes, réconfortantes, qu’elles sont indices d’expériences sédimentées, enfouies, de regards potentiels dissimulés dans l’apparente évidence de leur abord.

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Les choses nous concernent, et ne concernent pas que nous – ou plutôt elles nous concernent parce que la relation qui nous lie à elle est à la fois héritée et collective. Le réel est modulé par notre appartenance à l’espèce humaine : ce que nous voyons et qui nous attire parle n’est pas sans lien avec ce que voient et qui attire les autres. Non bien sur que forcément nous partagerions le détail de leurs goûts, de leurs choix, de l’histoire qui les conduit à l’élection ou à l’adoption de formes singulières, mais que quelque chose de leurs orientations profondes, leurs mécanismes, leurs impulsions puisse passer. Nous appartenons à une histoire et une archi-histoire commune, nous héritons d’une genèse commune, nous expérimentons ce qui est d’une façon obscurément partagée.

Bien sûr l’extension de cet attachement – à ce que Husserl appelait le style originaire de la phénoménalisation[3] – est difficile à déterminer. Les cultures puisent en lui, le compliquent et le diffractent. Le monde de la vie n’est pas une pure appartenance sans reste à l’ordre naturel, mais toujours modulation, historicisation. L’animalité elle-même est toujours déjà d’une certaine façon culturelle, et ce qui permet aux cultures de s’ancrer et de se ramifier est sans doute impossible à isoler – n’est en aucune manière un socle dur. Elle est aussi bien ce qui nous retranche, nous échappe en nous-même, et ce qui au sein même de cet échappement nous tient, nous fait participer à un ensemble dont nous ne sommes jamais quittes. L’instinct est ce soubassement du sens qui est tout autant aveuglement – qui nous ouvre la singularité excédante des choses et nous la retranche en nous précipitant sur elle.

La beauté dans l’espace de la parole

En tant qu’humains nous partageons quelque chose. Ce que les uns éprouvent et rencontrent n’est jamais totalement étranger à ce que les autres peuvent éprouver et rencontrer, même si cette communauté ne se révèle jamais que dans ce qui, toujours déjà, écarte l’homme de sa nature, le singularise dans sa relation à sa nature – cette distance à nos évidences dont le langage est la manifestation la plus nette. Nous partageons quelque chose, et c’est dans l’ambiguïté de ce partage, à la croisée des deux dimensions de celui-ci qu’intervient l’expérience de la beauté. Celle-ci vient en effet aux interstices du langage et du sensible – au creux de la tension entre une connivence informulée et informulable, instinctive et archaïque, et une entente a priori instituée et ouverte par la dimension du langage. En quelque sorte, la beauté est un point de friction entre une société réelle, immédiate et irréductiblement ouverte qui est celle du langage, et une socialité instinctive et floue, faite d’impulsions et de flottement, sans laquelle, sans doute, le langage ne pourrait opérer, mais qui ne se révèle à son tour qu’au sein de l’espace ouvert par le langage. Le langage est à la fois la trace décontextualisée d’une genèse ancienne, et sa relégation en tant qu’il constitue à son tour une dimension autonome, irréductible : qu’il est ce en quoi et par quoi se manifeste et se configure notre être avec, d’une façon qui n’est plus seulement et même plus du tout expérientielle, qui ne relève plus d’aucune phénoménologie mais d’une autre forme d’aprioricité[4]. Ainsi, écrit R. Moati,

« L’au-delà du Monde que désigne la métaphysique coïncide concrètement avec le devenir signification du monde. La signification du monde vient du visage, non du monde, mais porte sur le monde, révèle et exalte la vérité du monde travaillé et possédé, ainsi découvert dans son lien à une parole signifiante, c’est-à-dire aussitôt à une faim autre que la mienne. La Métaphysique ne signifie ainsi rien d’autre que l’avènement d’une matérialité exhaustivement assumée dans le devenir signification de la possession matérielle, autrement dit, l’avènement d’un monde sensé parce que partagé – et exclusivement sous cette condition.[5] »

Entre humains, nous parlons. Nous parlons d’abord parce que nous partageons quelque chose de nos expériences (sens génétique : le langage n’a pas pu se développer sans un ensemble de fonctions soulignant et renforçant les dimensions d’échanges, de partage et de connivence  intriquant nos expériences[6]) et nous partageons autrement ce que nous expérimentons parce que la parole instaure cette autre aprioricité qui nous rend le référent sensible plus distant et plus énigmatique. Le langage fait de ce que nous partageons et ne partageons pas de notre attachement au monde l’espace de notre individuation réciproque – un espace de transduction au sens de Simondon. Il y renvoie en effet de façon oblique, comme à une zone de frottement conditionnant sa propre évolution, et tout autant, la nôtre : comme à cette zone de débord ou l’a-mondanité et l’a-phénoménalité du langage et l’excès du sensible sur lui-même enrôlé par l’instinct se mettent en tension ; où l’a-mondanité appelle à faire monde, où le monde rappelle le langage à son origine mondaine. Ainsi, parlant, nous partageons quelque chose de l’agréable, de l’inquiétant, de l’émouvant, du terrible et l’amenant à la parole, nous changeons son sens et sa finalité. Par la parole, nous instillons le clair obscur dans le monde de la vie qui a nourri le développement du langage et dont il est de l’essence du langage de s’affranchir et de s’autonomiser – dont le langage ne peut pas ne pas s’affranchir sitôt qu’il est effectivement langage.

Par la parole, le monde commun se creuse de l’infinité des nuances singulières. Ce que nous partageons se ségrégue de ce que nous ne partageons pas, ce que nous voyons de ce que nous ne voyons pas, ce que vous voyons ensemble de ce que nous ne pouvons immédiatement faire voir. Par la parole, ce qui porte la réalité du monde s’éloigne tandis que son phénomène s’approfondit, s’épaissit. La manière dont chaque chose paraît, se dérobe, resplendit, s’estompe, s’enfuit ou s’impose dans sa coloration propre devient un champ de rencontre. La parole sculpte à partir de l’intensité subjective de l’agréable, du plaisant, du repoussant, une expérience du beau. Le beau est ainsi ce qui dans l’affectivité de ma rencontre du monde m’excède ; ce qui de ma relation au monde m’est à la fois singulier – l’attestation du beau n’est pas autre chose que son expérience – mais qui manifeste concrètement cet horizon d’intersubjectivité ouvert par le langage, en y réinjectant la subjectivité. Ce que de la singularité la plus intime de ma rencontre avec le réel, je peux tenter – tenter – de dire à autrui, ce qu’il n’est pas obligé d’admettre, mais qu’au moins il peut entendre. Non ce qui se discute ni ce qui ne se discute pas : ce qui ouvre l’espace de la discussion possible et fait du fond opaque mais si prégnant du monde quelque chose qui nous mobilise collectivement.

Il y a donc dans la beauté quelque chose d’intimement et originairement lié au langage. Sans précursion de l’expérience du beau – sans excès du phénomène sur lui-même dont l’expérience porte la possibilité – pas de langage peut-être qui n’outrepasse sa fonction pragmatique, communicative, prothétique[7]. Sans le langage réciproquement, pas d’approfondissement de ce à quoi appelle la beauté, pas de tradition, pas de distillation, de composition, d’extraction des milliers d’ombilics qui jouent dans l’expérience qui nous le révèle. Pas, de fécondité de la discussion, pas d’avenir pour toutes les rencontres qui se sont faites autour de l’expérience esthétique. Il s’agit bien ici « (…) du monde comme monde essentiellement partagé entre ceux qui l’habitent en tant qu’ils sont essentiellement des interlocuteurs.[8] »

La question des critères du beau est d’autant plus redoutable à l’aune d’une telle transition éthique de l’expérience esthétique. Ceux-ci s’arrachent d’une certaine façon d’un sol d’expérience mais toujours en se combinant aux cultures qui leur prêtent des mots ; la transcendance langagière les relaie, mais menace bien aussi de les effacer, car elle les reprend et en rouvre le jeu sur un terrain dé-mondé, au sein duquel ce dont ils sont nés se relativise et se dissipe. Nés comme des dimensions de l’expérience, ils sont à présent envisagés du point de vue qui se situe d’emblée au-delà de toute appartenance à l’expérience – de ce point de vue qui engage et excède d’emblée la totalité de l’expérience, en tant qu’il consacre l’abandon de tout point de vue a priori situé, qu’il se manifeste comme l’espace global de la prise de point de vue récapitulant et déconstituant toute l’historicité qu’il porte. S’ils ne naissent sans doute jamais tout à fait de rien, ils sont ainsi par essence infondés. Le beau ne s’arrache en effet durablement du goût que dans la tradition, c’est-à-dire dans cette mise en vibration et en accord du langage et du monde. Lorsque les traditions se croisent, se touchent, lorsque la fixité de leurs normes vient à être ébranlée, lorsque ce qui allait de soi ne va plus de soi, c’est bien une certaine histoire du beau, une certaine façon de donner du temps au beau qui s’achève – c’est bien un certain rythme de la mondanisation qui s’épuise, en consacre le divorce de l’aprioricité langagière et de l’aprioricité génétique et historique.

L’épuisement de la tradition et l’insistance de l’appel

Une certaine histoire, disons nous, car l’expérience du beau persiste, insiste. Le beau insiste dans la puissance de captation, de ravissement, d’ébranlement, de stupéfaction qui continue à émaner des choses – cette puissance qui peut être aussi être révélée dans les choses. D’une certaine façon, le beau continue à faire événement, et ce faisant, fait encore histoire – de nombreuses histoires.

Mais cette insistance elle-même n’est concevable qu’à condition que la question que le beau ne cesse de poser continue à être entendue. En d’autres termes : que le beau n’aille plus de soi est une chose, qu’il ne puisse plus même constituer d’horizon et d’appel en est une autre. Qu’il soit plus difficile de s’appuyer sur l’autorité du temps, sur l’évidence des valeurs est une chose. Que la valeur elle-même comme horizon soit récusée en est une autre. Qu’il puisse y avoir de nombreuses beautés, pourquoi pas, qu’elles requièrent chacune à leur façon le dépassement, la mise en question du goût, son questionnement, son exercice. Même une beauté fugace, violente et convulsive est d’abord belle parce qu’elle nous dépasse ; parce qu’elle manifeste au sein d’une expérience un mouvement de dépassement. Une beauté sans mouvement, sans inquiétude, sans tension, sans élancement, une beauté qu’on s’accaparerait – dont on ferait son bien, sa chose, sa parure n’est plus rien. Tout l’enjeu – peut-être insurmontable – du post-modernisme est bien de trouver encore les forces, les stratégies, les outils pour donner un sens à ce mouvement qui nous porte au-delà de nous-mêmes alors que les formes dont nous usions pour nous transcender sont devenues fragiles, mouvantes.

En ce sens, l’expérience de la beauté est plus que jamais avec le post-modernisme devenue une expérience éthique. Précisément parce qu’aucune norme ne nous impose plus les orientations de nos jugements esthétiques, on ne peut pas faire ce qu’on veut de ce que nous appelons beauté. On ne peut pas faire n’importe quoi du jugement de valeur – il faut appeler beau ce qui mérite de l’être parce que l’expérience de la beauté précède même la question de la valeur, qu’elle est, par son insistance, sa force d’effraction parfois, sa séduction et son effleurement d’autrefois, ce qui persiste et insiste de notre humanité dans sa capacité à répercuter ce qui la dépasse – ce qui insiste et persiste de faire de notre socialité une socialité vivante, de notre en-commun un monde.

L’art pur et l’accomplissement-anéantissement de la beauté

Depuis longtemps les relations de l’art à la beauté sont distendues. Toute beauté n’est pas art, l’art n’est pas forcément beau. On sait que la beauté n’est pas l’art. Qu’il y a dans l’art quelque chose d’autre que la recherche du beau.

L’art fondamentalement est biface : pratique, instinct, et conception de lui-même, réflexion de lui-même comme art. Certes cette seconde acception est historiquement marquée, et n’a accédé à son plein déploiement que dans une culture déterminée. L’art que l’on ne se contente plus de faire mais qu’on interroge, et qu’on interroge comme art est déjà autonomisé, fragilisé dans son évidence, délivré de ses fonctions, d’une certaine façon affranchi de son enracinement dans une certaine forme d’expérience de la beauté. L’autonomisation de l’art comme art dramatise son lien au beau. L’art comme art questionne du même mouvement la beauté comme beauté, mais distant tout aussi bien son lien à la beauté des choses. Interrogeant la beauté, il interroge aussi ce qui l’y lie.

En un sens, dans son autonomisation, l’art rejoue le geste en lequel la beauté nous enlève à nous-mêmes en posant la question de la création. La beauté n’est plus alors pour l’art que ce qui prépare la création, son indice – voué à s’accomplir, se révéler en elle. En se détachant de la beauté également, l’art en révèle le jeu. Jouer sur l’effet de choc de l’objet dans ce qu’il peut avoir d’inadmissible, de hideux, ou de simplement déconcertant dans le contexte d’un horizon d’attente c’est encore user des mécanismes selon lesquels une chose se révèle et s’impose, fût-ce pour les déconstruire (certes, il y a certainement perte d’énergie de la transcendance à la déroute). Même l’art le plus conceptuel joue encore sur ce qui lie originairement l’art au beau – un beau certes privé de sa dimension harmonieuse, cette façon de mouvoir et polariser des affects positifs pourrait-on dire, mais après tout, rien n’oblige l’art à guérir[9].

La question qui se pose cependant avec cet art autonomisé est celle de la création. L’art comme art s’interroge lui-même comme création et comme produit d’un geste créateur. Dans l’œuvre, le geste créateur expose sa propre irréductibilité, son propre jaillissement, s’expose comme énigme. Le geste créateur s’abîme, se troue sur la béance de son origine qui n’est qu’un sans fond, qui n’est que singularité, mais singularité se déformalisant en se concrétisant en acte et acte se singularisant en creusant en sa matière. L’art pur se veut création se présentant comme création, création ne se perdant pas dans son accomplissement, acte se maintenant pour faire rayonner l’impulsion créatrice.

Mais précisément l’art pur est intenable – à peine thématisé, il s’abolit. L’art pur est mort de l’art – l’art contemporain le plus apparemment gratuit n’en a été que travestissement. En poursuivant toujours plus avant jusqu’au dépouillement d’un lambeau de trou noir, l’art se déprend de tout dans quoi il puisait ses forces : l’art pur se retourne, se caricature en expression subjective, la création mute en caprice. L’art pur est mort de l’art, et cette mort de l’art meurt à son tour – certains disent que tout simplement, il n’y a plus d’art, même mort, que même parler de mort de l’art est une problématique dépassée, sans intérêt. Ne resterait qu’à attendre la disparition du mot.

La prégnance du symbole

Pour autant, de l’art, il ne reste précisément pas rien.

Il reste quoiqu’il en soit ce qu’il y avait déjà au début – l’art pratique, l’art symbolique, ce qui de l’art n’interroge pas l’art. Comme le souligne Jean-Luc Nancy « L’art est plus primitif que tout schéma de primitivité et de succession, d’avancée du savoir.[10] » La question n’est pas bien sûr, pour nous, d’envisager le retour d’un tel art naïf ou primitif, mais bien de penser la contamination des deux faces de l’art, de concevoir l’entretissage la pratique matérielle de l’art, et de la volonté créatrice.

Un terrain fructueux pour celui-là est selon nous celui du symbole. Le symbole exprime en effet cette pénétration de la couche esthétique dans la parole, cette fécondité de l’expression (pour prendre une expression qui nous vient de Merleau-Ponty). Le symbole le plie et vrille le langage pour le transformer en parole : habité par le symbole, le langage ne désigne pas seulement le monde, mais le révèle dans l’énigme de la rencontre individuée que j’en fais. Il pénètre le langage de ce qui nous dépasse – donne de la force et du champ à ce qu’elle révèle – qualifie la façon dont l’épaisseur du monde de la vie insiste dans la parole. En ce sens, le symbole est une bonne illustration, et une bonne extension d’un rapport aux choses originairement, qu’on le veuille ou non, habité et travaillé par l’esthétique, dans sa mise en tension avec l’apriorité langagière.

On pourrait dire à ce titre que l’art pur veut rejouer en le pliant sur lui-même le geste par lequel le monde de la vie pénètre la parole dans le symbole ; que l’œuvre est en cette acception un symbole marqué, un symbole qui se reflète en lui-même, intériorise et déploie la relation contingente que le symbole naturel forme avec ce qu’il exprime. Un symbole qui, de la sorte, se privant, se ségrégant de cette contingence, se prive de ce dont il tire toute son énergie, un symbole impossible, vivant de se tuer, mourant de vivre.

L’art a besoin de symboles – pour tenir, d’abord, pour trouver la force de s’ouvrir un temps, ensuite – mais ne peut demeurer art qu’en excédant cette symbolicité. Il ne peut seulement se vouloir création – il ne peut pas ne pas se vouloir encore création. La conception que Jean-Luc Nancy propose dans L’expérience de la liberté peut être féconde ici. Le pli de la création ne s’accomplit que dans le rythme et l’épaisseur des symboles au sein desquels il se détend, et d’une certaine façon, s’abandonne aussi. L’art se fait comme ouverture à la création, mais cette ouverture est aussi risque, hasard, rencontre : hasard armé, certes, ouverture attentive, tendue, énergique (il s’agit plus que jamais de créer des formes qui soient fortes et vivantes[11]) mais la question de l’œuvre aujourd’hui – de ce qui se pose comme œuvre – est bien d’abord d’ouvrir le temps de sa propre énigme, d’ouvrir, sans garantie l’espace de son aura[12] (selon le terme de Walter Benjamin), l’espace de la création d’avec elle-même, l’entre-deux béant de la création et de son écho.

Pour un tel art avant tout aventureux, risqué, improvisateur de formes, la question de la beauté – dans sa naïveté autant que dans ses plus subtils raffinement – se pose à nouveau, parce qu’une telle improvisation ne peut se faire sans aiguillage, sans boussole, sans flair, séduction, passion – sans toute cette force de captation que la beauté manifeste[13].  La beauté, peut-on dire, relaie sur le terrain du sensible l’appel que manifeste le langage en tant qu’il est interlocution – en tant qu’il est, pour user des mots de Levinas, porté et proféré par un visage ; elle est le faire-visage du sensible, la façon dont le sensible sourit et rit en échos au visage qui se retire en lui.



[1] Nous empruntons cette formule au titre d’un livre de Guy van Kerckhoven : L’attachement au réel. Rencontres phénoménologiques avec W. Dilthey et le « cercle de Göttingen », G. Misch, H. Lipps

[2] Que l’on puisse, ou non, effectivement décrire des déterminants naturels de la beauté comme le suggèrent les tenants d’une physique des formes comme Jean Petitot dans son bel ouvrage, Morphologie et esthétique, ou des inscriptions cérébrales et rôles évolutifs, comme V. Ramachandran dans Le cerveau fait de l’esprit.

[3] Par exemple dans le recueil de textes traduit sous le titre La terre ne se meut pas.

[4] A ce sujet, on pourra lire le bel ouvrage de Raoul Moati, Evénements nocturnes. Essai sur totalité et infini, Paris, Hermann, 2012, dont c’est précisément l’enjeu de révéler l’aprioricité réelle et non phénoménologique du langage.

[5] R. Moati, Evénements nocturnes, op.cit., p. 202.

[6] A ce sujet, V. Ramachandran, Le cerveau fait de l’esprit, Paris, Dunod, 2011, et la recension que nous en avons proposé : http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article345.

[7] On lira à ce sujet Marc Richir, Variations sur le sublime et le soi, Grenoble, Editions Jérôme Millon, 2010. On s’intéressera aussi aux travaux de linguistique cognitive, en particulier ceux de Lakoff, et à leurs développements en dialogue avec les neurosciences contemporaines (par exemple la théorie synesthétique de l’amorce proposée par V. Ramachandran dans Le cerveau fait de l’esprit, op.cit).

[8] R. Moati, op.cit., p. 341.

[9] Mais, une fois encore, rien ne lui interdit de vouloir le faire.

[10] Le sens du monde, p. 199. Plus loin Nancy ajoute de façon déterminante : « Ainsi le même Hegel qui avait présenté la fin de la religion antique comme fin de l’art, mort de la vie divine qui l’animait – “mort du grand Pan” – présente ici l’art lui-même comme le temple de tous les dieux, des dieux nombreux qui ne sont plus des dieux mais l’art lui-même en tous ses éclats (…) », (Ibid., p. 200).

[11] On renverra ici au beau projet des fondateurs de la Revue Formules, Jan Beatens et Bernardo Schiavetta, exprimé dans leur adresse « Ecrivains, encore un effort » (http://www.formules.net/pdf/formules-01.pdf, consulté le 01/02/2012). A cela près que pour nous, la forme n’est que le moyen d’intensifier la vie et de féconder le temps – qu’elle n’est pas en elle-même une fin.

[12] Sur ce terme, on lira l’étude désormais classique de Georges Didi-Huberman Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Editions de Minuit, 1992. On pourra aussi lire, plus proche de notre problématique, Alain Cugno L’existence du mal, « L’intelligible intintelligibilité du mal », Paris, Seuil, 2002.

[13] Une autre question (en particulier dans notre texte « La phénoménologie à l’épreuve de la déconstruction. La phénoménologie de Marc Richir comme phénoménologie du sens se faisant », L. Collins et B. X Lee, Making Sense 2, Merging art and practive, Oxford, Peter Lang, 2013) est celle de ce qui permet à cette force d’appel de retentir, ce qui fait de l’espace commun un espace riche, dense, ouvert par des consistances. Les travaux de Bernard Stiegler posent cette question (cf. en particulier Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue, et la recension que nous en avons proposée : http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article308).

1 Comment

  1. Je suis très intrigué par la tournure sémantique que vous attribuez au concept de beauté. Par ailleurs, pour ma part, à ce concept, j’attacherais une idée de l’individu comme une essence propre qui l’a défini.A cet titre, le concept de beauté ne se résumerait plus seulement à l’aspect esthétique, bien que les deux se confondent, mais à une représentation mentale d’une significativité, d’une vision du monde opérante de manière efficiente et inconsciente dans les linéaments du texte littéraire.

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