Penser les addictionsune

L’addiction à la musique: sérieusement?

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[box] Charlotte Massemin – Paris-Sorbonne

 

Introduction

Quand le concept s’élargit, il risque de ne plus rien signifier. Telle pourrait être la première idée qui vous est venue à l’esprit lorsque vous avez lu le titre de cet article. Le mot « addiction » est d’ailleurs intégré au langage courant, très souvent sous sa forme anglophone addict, et on l’emploie lorsqu’une chose nous plaît intensément. Faites suivre n’importe quel mot de addictet apparaît un nouveau concept qui pourrait se défendre : prenez music addict.

Cette porosité du terme pourrait s’expliquer en partie par la difficulté à saisir le concept d’addiction dans son intégralité. Les champs scientifiques étudiant ce phénomène sont nombreux et la manière de l’envisager varie en fonction, oscillant entre le prisme individuel rendant compte des mécanismes biologiques et psychologiques et l’échelle sociale, par l’anthropologie ou la sociologie. Dans le même temps, la prise en compte des variations de la limite entre normal et pathologique en fonction des cultures et des époques questionne la définition médicale qui met en avant l’impossibilité de contrôler son comportement pour une substance donnée. e basculement entre activité agréable répétée et addiction est-il aussi net ?

La musique dont nous allons parler est étroitement liée aux émotions : elle peut les générer, les amplifier ou aider à les maintenir à une intensité stable, utilisée pour se changer les idées ou se remonter le moral. La fonction de régulation émotionnelle est d’ailleurs la principale fonction que la musique doit remplir au quotidien.

Cet article demande donc s’il est pertinent de s’intéresser aux écoutes musicales solitaires, prolongées et répétées sous le prisme de l’addiction comportementale. Quels liens peut-on ainsi établir entre les comportements addictifs centrés sur l’écoute musicale et la capacité de la musique à réguler nos émotions ?

Dans cette perspective, nous présenterons les théories qui, cessant de se focaliser sur le produit (la « drogue »), interrogent l’addiction comme l’accentuation d’un comportement humain naturel, la recherche de plaisir. Nous rappellerons brièvement la place qu’occupe la musique dans notre vie quotidienne avant de souligner les liens étroits qu’entretiennent la musique, le plaisir et les émotions.  Cet état des lieux nous conduira à l’analyse de profils d’auditeurs présentant les caractéristiques de l’addiction comportementale à l’écoute musicale.

 

I. La théorie du moindre coût adaptatif et le continuum de l’addiction

Le choix de l’objet de l’addiction dépend d’un certain nombre de facteurs, dont celui de l’environnement,pris en compte par le psychiatre Stanton Peele[1].Ce sont notamment ses recherches sur la cocaïne qui qui ont fait relativiser la place du produit dans le processus addictif au profit d’autres facteurs, tels que les facteurs environnementaux et sociaux

Ses recherches inspirèrent le psychologue Éric Loonis qui formula la théorie du moindre coût adaptatif du produit, définissant alors la valeur addictive d’un produit comme résultant de l’interaction de trois axes : la souffrance psychique du sujet (qui a besoin d’être soulagée), la disponibilité du produit dans l’environnement et les compétences addictives personnelles (sensibilité aux sensations fortes, estime de soi…). Si une variation d’un de ces facteurs apparaît, le sujet peut passer d’une consommation normale à une consommation pathologique.

Selon ce raisonnement, le produit choisi ne doit pas coûter trop chère en termes de recherche et d’implication, ou alors doit être justifiée par un fort malaise initial.C’est pour cette raison que nous nous interrogerons sur la place accordée à la musique dans notre société dans la seconde partie, et en particulier sur sa disponibilité.

Mais au-delà de l’objet, c’est bien le comportement de la personne tombée dans l’addiction qui interroge : nous observons la même conduite chez des sujets dont le produit ou l’activité qui constituent le centre d’intérêt est différent. Le modèle des addictions proposé par le psychiatre Aviel Goodman en 1990 modifie la perception de cette pathologie centrée sur l’objet en la définissant comme un processus comportemental servant à la fois à produire du plaisir et à soulager un malaise intérieur[2]. Parmi la dizaine de critères de diagnostic proposée par Goodman, nous trouvons la difficulté à résister au comportement en question, le plaisir ressenti en l’effectuant mais aussi la difficulté à se contrôler, donnant lieu à une intensification de la fréquence et de la durée du comportement, et ceci même s’il met en danger la vie sociale ou professionnelle ou entraîne d’autres difficultés. Dans l’addiction, le sujet ne peut pas contrôler sa consommation ou la réduireDans cette conception de l’addiction, aucune différence n’est établie entre addiction avec substance ou sanssubstance, appelée plus simplement addiction comportementale. Ce détail fondamental nous conduit à la réflexion suivante : les objets de l’addiction sont-ils la source du problème si le comportement reste similaire, quel que soit l’objet ?

Éric Loonis, dans sa théorie générale de l’addiction, introduit également la notion de continuité entre addiction normale, dite « de la vie quotidienne », et addiction pathologique.  En se référant au modèle de gestion hédonique du psychologue Iain Brown (nous ajustons quotidiennement notre plaisir et notre déplaisir grâce à des stratégies motivationnelles), et poursuivant les réflexions initiées de Goodman sur le développement de moyens de gestion des états affectifs, il démontre que l’addiction serait un comportement humain naturel (la gestion de l’hédonie) mais exacerbé (addiction pathologique) dans le but de maintenir un état d’hédonie constant :

« Tous les individus apprennent à manipuler leur niveau d’activation, leur humeur et leur vécu de bien-être subjectif, afin de soutenir une tonalité hédonique positive (des états de plaisir ou d’euphorie) aussi longtemps qu’ils le peuvent, dans le cadre d’une poursuite normale du bonheur. Certains de ces états émotionnels, lorsqu’ils sont régulièrement reproduits, deviennent des besoins secondaires. »[3]

L’addiction de la vie quotidienne peut être indispensable pour maintenir un niveau d’hédonie correct, mais n’est pas pathologique et peut même avoir des conséquences positives :

 » Une addiction de la vie quotidienne est une activité de gestion hédonique, destinée à compenser un malaise intérieur ou satisfaire une recherche de sensations et qui reste sous le contrôle de l’individu, conduisant à des satisfactions hédoniques et des conséquences positives. « [4]

Selon la théorie de Loonis, l’addiction ne serait plus caractérisée par le produit mais par un comportement qui risque de s’accentuer notamment en cas de mal-être trop important. C’est seulement lorsque le produit ou l’activité deviennent saillants dans la vie de l’individu (la focalisation sur l’objet de l’addiction), que le nombre de ses activités se voient réduites à cette seule activité lui procurant un plaisir qu’il ne peut pas remplacer que nous pouvons parler d’addiction pathologique. Cette dernière seulement, contrairement aux addictions de la vie quotidienne, entraînerait un certain nombre de conséquences négatives, similaires à celles déjà exposées plus haut. Notons encore une fois que tous les objets qui permettent d’influer sur le niveau de bien-être sont potentiellement concernés, et que la frontière entre une activité agréable répétée quotidiennement et l’addiction pathologique peut être floue. Il s’agit d’un continuumentre une activité permettant de réguler son niveau de bien-être dans la vie quotidienne, et une addiction pathologique.

 

II. La musique dans notre vie quotidienne

La facilité avec laquelle nous pouvons écouter de la musique aujourd’hui est une situation historique inédite permise par l’essor des techniques d’enregistrements et de diffusion du son, bouleversant nos pratiques d’écoute. Nomade, l’écoute musicale peut être solitaire au milieu de tous grâce au Smartphone ou au mp3. Ce bain musical ambiant et le statut valorisé de la musique dans notre société en font un objet particulier dont il semble important de rappeler quelques caractéristiques, celles-ci pouvant expliquer la facilité avec laquelle l’auditeur s’en empare.

En premier lieu, nous pouvons dire que la musique a très bonne presse. Autrement dit, elle est majoritairement très appréciée et occupe une place immense dans notre vie quotidienne. Parmi les valeurs positives qui lui sont attachées se trouvent la communication, la réunion, le partage… La citation populaire « la musique adoucit les mœurs » rend en fait compte du phénomène observé déjà pendant l’Antiquité de l’influencede la musique sur notre comportement. Parmi toutes ses qualités, la pratique musicale nous rendrait plus intelligent en développant des capacités cognitives[5]comme celle de la mémoire verbale, améliorant la motricité, dont l’utilité peut ensuite être réinvestie dans la vie quotidienne. La musique contribue au soin de différentes pathologies (la musicothérapie), elle nous aide à nous détendre. Les musicologues et neuroscientifiques qui se penchent sur le sujet vont abondamment dans ce sens. Quatre laboratoires de recherche sont d’ailleurs impliqués dans un projet européen (le projet EBRAMUS pour « Europe, Brain and Music ») afin d’explorer les pouvoirs de la musique dans l’amélioration de procédés cognitifs déficients.

Ensuite, la musique est tellement intégrée à notre quotidien que nous ne la relevons plus, la côtoyant presque sans nous en apercevoir : à l’extérieur, dans les magasins, en déplacement, parfois en ville via des haut-parleurs pour nous mettre dans l’ambiance des fêtes pour n’en citer que ces deux endroits, ou à domicile, à la télé, à la radio, dans nos enceintes Bluetooth…

Le marché mondial de la musique enregistrée se porte plutôt bien. Selon la International Federation of the Phonographic Industry(IFSI), dans le rapport portant sur la musique de 2017[6], le marché est en hausse pour la troisième année consécutive : 17, 3 milliards de dollars en 2017, progressant de 8,1% par rapport à 2016. Au niveau mondial, la musiquevia les supports numériques est à l’origine de plus de la moitié des revenus de l’industrie de la musique enregistrée, notamment grâce à l’augmentation du streaming musical et de la hausse des abonnements payants. Un autre rapport publié par la même fédération, nous offre un panorama des modes de consommation musicale[7].  Si l’on se focalise sur la France, la moyenne d’écoute se situe à 14,8 heures par semaine, soit un peu plus de 2 heures par jour.

Ces éléments expliquent en partie les temps d’écoute importants : la dématérialisation des supports (notre musique nous suit partout) et le faible coût de cette activité (voire de la gratuité sur Youtube, les plateformes de streaming ou par le téléchargement illégal). L’écoute solitaire peut alors se développer et constituer notre principale forme d’écoute.

Les efforts que nous avons à fournir pour écouter une musique que nous apprécions sont donc aujourd’hui extrêmement réduits devant l’accessibilité de la musique, à notre disposition de manière quasiment immédiate. Dans ces conditions, celle-ci se distingue d’autres substances ou comportements pouvant donner lieu à une addiction, qui sont plus difficiles d’accès et dont les conditions de consommation sont réglementées : l’alcool, le tabac, les jeux d’argent. La musique peut devenir un support efficace de régulation émotionnelle lors d’un moment de mal-être, comme une automédication : une musique réconfortante pour un moment de tristesse, un refuge dans un moment de désespoir… La notion de moindre coût adaptatif souligne qu’un produit addictif idéal se trouve facilement accessible dans l’environnement, ce qui est le cas de la musique. Celle-ci, lors de moments d’anxiété ou de mal-être, peut alors se présenter comme une solution rapide et efficace,notamment car elle est un support de régulation émotionnelle et un vecteur de plaisir important.

 

III. Les mécanismes du plaisir musical et son lien avec les émotions

Si la musique est autant diffusée, autant partagée, c’est en raison de de son efficacité pour orienter nos comportements et nos émotions. Il est essentiel de comprendre le lien qu’entretiennent la musique et le plaisir, car c’est ce dernier qui va importer dans la gestion de l’hédonie. Et ce plaisir est étroitement lié aux émotions. Pour cerner ce phénomène

Réguler ses émotions par la musique est la première des trois raisons pour lesquelles nous écoutons de la musique, résumées par Thomas Schäfer et d’autres chercheurs tels David Huron sous l’expression « Big three of music listening »[8]. En synthétisant les apports de la littérature sur le sujet, ils ont établi une liste de 129 fonctions différentes qu’ils ont ensuite présenté à 834 personnes, leur demandant de voter pour les fonctions principales. Selon leurs résultats, la première dimension de l’écoute musicale est la régulation de l’humeur, suivie de près par la conscience de soi et enfin, plus loin derrière, le renforcement du lien social.

Les auditeurs ont conscience de cette capacité que possède la musique à réguler les émotions et ils n’hésitent pas à l’utiliser. C’est un aspect central dans notre réflexion, car l’objet de l’addiction est à considérer avant tout comme un moyen de régulation d’un mal-être. L’écoute dont nous parlons ici est une écoute solitaire, de loin la plus pratiquée. Les études sur le sujet soulignent que l’impact émotionnel de la musique sur l’auditeur est un facteur prépondérant dans l’utilisation de la musique. Parmi les motivations d’écoute, la plus fréquente est de loin la recherche d’émotions, étroitement liée au plaisir induit par l’écoute : les auditeurs utilisent la musique afin de réguler leur humeur ou leurs émotions, et savent quel type de musique écouter pour provoquer l’effet désiré, ce que souligne l’étude menée en 2011 par Adrian North et Adam Lonsdale :

 « … l’écoute de la musique personnelle est utilisée comme une ressource de régulation indépendante, permettant aux auditeurs d’atteindre des objectifs émotionnels spécifiques. Les stratégies de régulation sont sélectionnées pour atteindre un résultat hédonique désiré, basé sur l’humeur initiale, et influencé par la santé émotionnelle et le bien-être ».[9]

Si l’émotion éprouvée lors de l’écoute est une des raisons principales de son utilisation, elle est également un des éléments déclencheur de plaisir. Ce procédé met en jeu chez l’auditeur le circuit de la récompense, système qui a originellement pour fonction de générer une satisfaction ou du plaisir afin de réitérer en le renforçant (en majorant la motivation pour celui-ci) un comportement utile à la survie de l’espèce ou plus globalement à l’individu selon ses valeurs.La neuroimagerie fonctionnelle et moléculaire nous renseigne assez précisément sur le moment où le plaisir musical intense survient : c’est quand le neuromédiateur dopamine est massivement libérée par le noyau accumbens dans l’ensemble du cerveau, coïncidant avec le « frisson musical », pouvant provoquer un plaisir similaire à un orgasme ou à l’injection d’une drogue, et survenant également en anticipation de ce frisson musical lui-même[10].

Une étude menée par Robert Zatorre et Valorie Salimpoor publiée en 2009, The rewarding aspects of music listening are related to degree of emotional arousal, suggère que l’impact hédonique d’une œuvre musicale est lié à sa capacité à exprimer des émotions. Des auditeurs se sont portés volontaires pour écouter des extraits musicaux choisis par leur soin et considérés comme très gratifiants, ainsi que d’autres extraits musicaux sélectionnés par les chercheurs, considérés comme émotionnellement neutres. Le plaisir était indiqué en temps réel par l’auditeur (de manière subjective) et son émotion (caractérisée par l’activation du système nerveux sympathique) était prise en compte grâce à l’enregistrement des paramètres physiologiques (activité électrodermale, rythmes cardiaque et respiratoire). Plus l’émotion ressentie était forte, plus le plaisir l’était, établissant une corrélation entre émotion ressentie et plaisir. Le frisson correspondait à une excitation maximale du système nerveux autonome, ce que démontre une activité intense du système nerveux sympathique avec majoration très significative de la fréquence cardiaque et de l’activité électrodermale). Cependant, il faut souligner que l’émotion qui entraîne l’activation du système nerveux sympathique, sujette à des variations physiologiques, peut être négative et ne pas entraîner de plaisir : peur, anxiété, … sauf pour un cas particulier : la tristesse, qui peut induire du plaisir. Ainsi, le plaisir s’accompagne de variations physiologiques, mais l’inverse n’est pas vrai ; et c’est l’émotion ressentie et non l’émotion évoquée qui induit le plaisir.

En d’autres termes, c’est la charge émotionnelle d’une œuvre musicale qui est un facteur de plaisir. Les individus affectés par l’anhédonie musicale, ne ressentant pas d’émotions lors de l’écoute, ne peuvent pas accéder au plaisir musical bien que leur circuit de la récompense soit fonctionnel et réagisse pour d’autres activités.

Cependant le plaisir musical n’est pas le même chez tous. Comment évaluer la sensibilité générale à la musique ? Depuis peu, un questionnaire a été validé par la communauté scientifique. Il s’agit du Music Reward Questionnaire[11],dans lequel 20 questions établissent un score général à la sensibilité musicale (music reward). Ce dernier correspond à la combinaison de cinq éléments qui caractérisent chacun un aspect de l’expérience musicale : musical seeking (l’enthousiasme avec les gens recherchant les activités musicales), emotional evocation(l’impact émotionnel de la musique sur l’individu), mood regulation(la capacité de l’auditeur à utiliser la musique pour réguler ses émotion, social reward(le lien social établi avec la musique entre individus) et enfin sensory-motor(la capacité de la musique à induire automatiquement des mouvements du corps synchronisés avec la pulsation). Les individus présentant un score supérieur ou égal à 60 sont considérés comme ayant une expérience musicale potentiellement très gratifiante. La capacité à éprouver des émotions par l’écoute et la régulation émotionnelle renvoient alors chez eux au principe de la gestion hédonique de Brown. Le musical seeking peut évoquer quant à lui le phénomène de quête de l’objet musical source de plaisir.

Les profils d’auditeurs plus sensibles à l’émotion musicale, puis au plaisir musical (le music reward) seraient donc plus enclins à développer une écoute musicale importante.

 

IV. L’addiction à la musique: quelques éléments de recherche

L’écoute musicale, grâce à sa capacité à provoquer du plaisir, à réguler les émotions et l’état affectif, est-elle une activité privilégiée à laquelle peut s’appliquer la théorie des addictions de Loonis ? Comment ce mécanisme se manifeste-t-il concrètement ?

Nous pouvons nous appuyer sur les symptômes de la dépendance définis par le DSM V pour construire le profil type d’un auditeur dépendant à la musique de manière pathologique afin de rechercher des profils correspondants. Il faut rappeler que, selon la théorie générale des addictions, il existe un continuumentre une utilisation normal et une addiction pathologique : cela implique que le profil que nous allons présenter est un profil extrême, que nous confronterons ensuite aux profils réellement observés.

Le consommateur pathologique de musique n’éprouverait du plaisir qu’à travers cette activité, l’une des rares activités disponibles dans son système d’action. Il ne pourrait plus s’en passer, l’écouterait pendant de nombreuses heures, au moment de s’endormir et délaisserait ses obligations scolaires, familiales et professionnelles. Son système auditif pourrait s’en trouver endommagé, mais il poursuivrait malgré tout cette activité qui lui est devenue indispensable. Ce phénomène nous renvoie à une conséquence de l’addiction, la poursuite d’une activité malgré les conséquences négatives. L’arrêt ou la réduction de l’écoute lui paraîtrait inenvisageable, et lorsqu’il tenterait malgré tout de l’arrêter, il ressentirait un malaise, une irritabilité ou une anxiété.

Le travail de recherche que nous avons entrepris dans le cadre d’une thèse en musicologie sur le thème « musique et addiction » nous a conduit à formuler deux hypothèses concernant les pratiques d’écoutes. La musique serait écoutée de manière répétitive (de manière à répéter le plaisir provoqué) et l’objet musical privilégié serait la musique populaire et accessible, permettant un plaisir immédiat.

Les informations recueillies sur le terrain l’ont été grâce à un questionnaire associant la liste de ces symptômes, une série de question sur les pratiques d’écoute et le questionnaire sur le music rewarda été soumis à plus de 350 personnes entre juin et novembre 2017 afin de sélectionner les profils concernés, c’est-à-dire validant plus de six critères de l’addiction selon le DSM V. Parmi la trentaine d’individus concernés, quelques-uns avaient laissé une adresse mail afin de poursuivre la recherche par un entretien compréhensif d’une heure, permettant de dresser la carte d’identité de l’auditeur : pratiques d’écoute, lien émotionnel avec la musique et œuvres ou genres favoris s’il y en a.

Malgré l’échantillon non représentatif (les résultats ne peuvent être extrapolés à tous les auditeurs), plusieurs éléments intéressants ont émergé et méritent d’être évoqués.

Tout d’abord, le lien entre un score élevé au music rewardet une addiction pathologique n’est pas toujours corrélé. Si la première disposition se comprend aisément (un sujet très sensible à la musique n’est pas forcément dans une relation d’addiction à la musique), le deuxième cas peut nous interpeller car il correspond à des individus ayant validé le profil de l’addiction pathologique à la musique, sans posséder un score de sensibilité à la musique élevé. Le choix de l’activité, l’écoute musicale, peut alors étonner. Ensuite, la musique écoutée de manière répétitive semble corrélée avec le profil d’un individu dépendant à la musique, ce qui semble cohérent avec l’idée d’un individu répétant l’activité lui apportant du plaisir.

La seconde partie de notre travail, issu du premier, consistait à réaliser des entretiens compréhensifs sur une quinzaine de personnes dans le but de rechercher d’éventuels points communs entre les profils, et de confronter les objets musicaux utilisés. En effet, nous pouvons nous demander s’il existe un ensemble de caractéristiques musicales addictogènes, facilitant l’écoute répétitive allant jusqu’à l’addiction.Trois profils d’individus ont été interviewés : en premier, avec les individus qui correspondaient à la catégorie addiction sévère selon le DSM V et avaient eu un score élevé au music rewardquestionnaire, mais également pour compléter ces données, avec ceux classés dans addiction sévère et score moyen au music reward,puis addiction modérée (entre 4 et 6 critères validés selon le DSM) et score élevé de music reward.

Le profil type tel que décrit précédemment n’existe pas ou n’a pas été trouvé, mais ces entretiens ont confirmé la diversité des profils et le continuumpressenti entre addiction de la vie quotidienne et addiction pathologique. D’après une dizaine d’entretiens, les auditeurs ne ressentent pas le besoin d’écouter la musique avec une même intensité, bien que l’écoute musicale soit une activité quotidienne privilégiée chez tous. Dans certains cas, la musique est un soutien indispensable à la réalisation des actions de la vie quotidienne, comme sortir de chez soi, se détendre ou s’endormir. Alors associée à une forme de rituel personnel, son absence entrave le quotidien. Les entretiens révèlent également la variété des objets musicaux utilisés. Tous écoutent de la musique plusieurs heures par jour, et consacrent un temps important de leur temps libre à découvrir de la nouvelle musique grâce à toutes sortes de supports (plateformes de streaming en ligne, Youtube, achat de vinyles…). Généralement, la musique « efficace » n’est pas celle privilégiée par les auditeurs dépendants à la musique, qui fuient d’ailleurs les radios musicales grand public. Parmi les genres musicaux évoqués, nous trouvons la chanson française, le jazz, le rock progressif, le métal… Chaque auditeur possède une ou plusieurs musiques privilégiées, au fort pouvoir d’induction émotionnelle (capable de lui faire éprouver des émotions intenses), souvent liée à un événement biographique, qu’ils réécoutent régulièrement. Le genre musical, même pour chacun des individus interrogés, ne semble pas un critère de sélection pertinent car l’éclectisme est fréquent. Lorsqu’ils expliquent la raison d’une pièce particulière dans la liste des musiques favorites, le genre musical est minoré au profit du plaisir ressenti, de la narration de la musique trouvant une résonance particulière dans leur vie, de l’admiration pour le travail de l’artiste et de l’association avec des éléments biographiques, qui sont des critères bien plus pertinents et qui nous invitent à regarder l’objet musical non pas comme une œuvre aux composantes addictogènes, mais comme le déclencheur d’une émotion plus vaste. Évidemment, l’effet « coup de foudre » à la première écoute est un élément récurrent chez tous les sujets, et nous pouvons nous interroger sur les éléments musicaux déclenchant ce plaisir immédiat.

Cependant, il faut distinguer cet effet que nous avons déjà certainement tous éprouvés (nous découvrons une musique qui nous plaît immédiatement, nous la répétons puis nous nous en lassons) et l’utilisation de la musique comme régulation émotionnelle privilégiée : les deux mécanismes sont en effet différents. Dans le premier cas, le plaisir est vif, mais peut retomber au fur et à mesure des écoutes, remplacée par une autre possédant les mêmes effets. Dans le second, la liste des musiques favorites de la personne est méticuleusement élaborée, testée, construite année après année, intégrant des œuvres qui ne sont pas diffusées sur toutes les ondes, souvent mêlée à quelques éléments biographiques, dont le point commun est de conserver le pouvoir de déclenchement émotionnel intact même après des dizaines d’écoutes.Ces œuvres ne s’insèrent pas forcément dans une écoute répétitive contrairement à ce que nous le questionnaire analysé nous laissait penser. Les œuvres sont parfois intégrées au sein d’albums, et dans ce cas, c’est l’album qui est considéré comme une unité : on ne répète pas une piste au sein de cet album, ce serait perdre l’unité. Par contre, le niveau de mal-être semble corrélé à l’écoute répétitive, qu’il s’agisse d’un mal-être installé (un épisode dépressif), ou d’un mal-être ponctuel. Cette observation est cohérente avec l’hypothèse selon laquelle l’addiction serait une solution pour soulager un mal-être antécédent, car la musique retrouve dans ce cas la fonction urgente de régulation émotionnelle.

 

Conclusion

La question de l’addiction à la musique ne doit pas être considérée sous le seul prisme de l’objet musical. Comme les autres activités permettant de soulager un malaise, l’écoute musicale constitue une rencontre avec un individu dans un environnement donné, plus facile d’accès que d’autres addictions avec substance. Son pouvoir ne réside pas seulement au sein des composantes de l’œuvre, mais dans le potentiel d’induction émotionnelle que l’objet musical peut provoquer. Or, les causes de cette émotion sont souvent extra-musicales : le rappel d’une émotion antérieure, d’un élément biographique, le rituel lié à l’écoute comme le fait de se retrouver seul ou la fin de journée… Si les composantes musicales sont souvent les premières à attirer l’oreille de l’auditeur, la relation forte entre l’objet musical et ce dernier se scelle grâce à la rencontre répétée qui peut mettre du temps à s’établir. Cette activité peut avoir des conséquences positives dans la vie des personnes interrogées, comme l’avait déjà souligné le psychologue Éric Loonis lorsqu’il traite des addictions de la vie quotidienne. La musique offre à ces auditeurs une régulation émotionnelle efficace, et ils savent grâce à leur connaissance fine du domaine adapter l’œuvre à chaque situation et effet recherché. Parfois ils obtiennent grâce à elle une reconnaissance sociale : musicien professionnel ou occasionnel, DJ, l’ami vers qui on se tourne pour découvrir de nouvelles œuvres… L’activité ne devient saillante et problématique que lorsque le mal-être ou l’ennui s’installent durablement, enfermant l’individu dans une écoute perpétuelle, au risque de détériorer son audition.

 

[1] PeeleTanton et DegrandpreR. J., « Cocaine and the Concept of Addiction: Environmental Factors in Drug Compulsions », Addiction Research, vol. 6, n° 3, 1 janvier 1998, p. 235‑263.

[2] GoodmanAviel, « Addiction: definition and implications », British Journal of Addiction, vol. 85, n° 11, 1 novembre 1990, p. 1403‑1408.

[3] LoonisÉric, Théorie générale de l’addiction : du système d’actions à l’écologie de l’action, [s.l.] : Toulouse 2, 1 janvier 1999. URL : http://www.theses.fr/1999TOU20005. Consulté le 27 février 2018.

[4] LoonisEric, « Addictions de la vie quotidienne et modèle d’économie comportementale », E-Journal of Hedonology, vol. 4, 2002, p. 41–54.

[5] SchellenbergE. Glenn, « Music and Cognitive Abilities », Current Directions in Psychological Science, vol. 14, n° 6, 1 décembre 2005, p. 317‑320.

[6]http://www.snepmusique.com/wp-content/uploads/2018/04/Global-Music-Report-2018.pdf

[7]http://www.snepmusique.com/wp-content/uploads/2018/10/10-2018-IFPI-VF-Consumer-Insight-Report.pdf

[8] SchäferThomas, SedlmeierPeter, StädtlerChristine et HuronDavid, « The psychological functions of music listening », Frontiers in Psychology, vol. 4, 2013

[9] LonsdaleAdam J. et NorthAdrian C., « Why do we listen to music? A uses and gratifications analysis », British Journal of Psychology, vol. 102, n° 1, 1 février 2011, p. 108‑134.

[10] BloodAnne J. et ZatorreRobert J., « Intensely pleasurable responses to music correlate with activity in brain regions implicated in reward and emotion », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 98, n° 20, 25 septembre 2001, p. 11818‑11823.

[11] Mas-HerreroErnest, Marco-PallarésJosep, Lorenzo-SevaUrbano, ZatorreRobert et Rodriguez-FornellsAntoni, « Individual Differences in Music Reward Experiences », Music Perception: An Interdisciplinary Journal, vol. 31, 1 décembre 2013, p. 118‑138.

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