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L’Autre et la Douleur : Confrontation de Levinas et de Duras (II)

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Matthieu Pams (Université Paris 1- Phico/EXECO)

douleurImpact de la douleur sur la narration : entre invocation et effacement

L’intérêt du texte de Duras est que cette musicalité qui maintient les personnages dans une immanence douloureuse contamine à son tour le récit. Dans Le Vice-consul, la narration est moins contestée de l’extérieur par la place attribuée aux dialogues (qui remplissent souvent un rôle narratif) que de l’intérieur, par l’ampleur, dans le récit, de la fonction poétique au détriment, apparemment, de la fonction référentielle. Ainsi, le narrateur reprend à l’identique des propos d’abord tenus par des personnages, ou bien utilise la même périphrase pour décrire différents lieux, différents objets[i]. S’il est tentant d’identifier un tel procédé stylistique à un processus d’irréalisation ou de fictionnalisation, on peut aussi y voir la mise en œuvre d’une relation référentielle qui recherche une force invocatrice : il s’agit de trouver, par la musicalité du texte, un moyen de faire surgir dans l’imaginaire du lecteur les lieux et les figures des « Indes souffrantes »[ii], selon le mot de Peter Morgan. Tout l’intérêt de cette fonction invocatrice est de faire en sorte que les lieux et les figures de la douleur débordent le texte, comme les personnages, objet d’une légende patiemment construite et revendiquée comme telle par Duras, aussi bien à travers leurs multiples incarnations dans les récits du « cycle indien » que dans leur surgissement récurrent dans les textes plus autobiographiques.

Mais alors, le récit n’aurait plus de valeur intrinsèque, et ses personnages sans situations sont aussi sans trajectoires. Sa valeur, purement extrinsèque, réside dans sa capacité à mettre en scène les incarnations mythiques de la douleur : le misérable, l’insensé, le solitaire… Il faudrait alors considérer que le lecteur est face à une écriture radicalement désengagée et neutre, indifférente au devenir des figures qu’elle fait surgir. Avec Le Vice-consul, on aurait en fait un usage transitoire du récit, qui trouvera d’autres instruments avec le passage de Duras à la réalisation. La disjonction de la scène filmée et des dialogues, l’enchâssement des récits et des voix (notamment dans les scénarios de Détruire dit-elle, La femme du Gange, et India Song), exacerbent une conflictualité qui se passe définitivement de ce qui restait de texte en dehors du dialogue et des indications scéniques.

 Il est possible, à l’inverse, de considérer que le récit, la part narrative du texte, conserve dans Le Vice-consul une valeur intrinsèque, qu’il s’agit malgré tout pour Duras de restituer la trajectoire d’un devenir, et plus encore, d’opérer le partage entre ce qui, au sein du personnage, est impropre à un devenir véritable, autre que le pur et simple effacement, et ce qui résiste à l’effacement, véritable objet, et du devenir, et du récit durassien. Le périple de la mendiante constitue le paradigme même de l’effacement, puisque tout en elle est progressivement aboli : son nom, son histoire, sa psychologie, sa mémoire, sa raison. Son corps même est décrit comme celui des lépreux, hésitant entre l’animalité et une matérialité sordide. Tout ce qui constitue son identité subit l’effacement, seule son altérité (dont le chant de Savannakhet et le nom de Battambang sont les icones) y résiste, et cela parce qu’elle fait quelque chose : une première fois, alors qu’elle n’est pas encore complètement folle, elle parvient à faire adopter son enfant par une femme blanche, la seconde fois, à Calcutta, en hantant le personnage d’Anne-Marie Stretter. De sorte que la mort ou le suicide de cette dernière, seulement suggéré à titre de possibilité, apparaisse comme un sacrifice pour elle, la mendiante, non pas au sens d’une élévation vers la sainteté, mais au sens d’une surenchère dans la malédiction, nécessité de vivre et de mourir par et pour l’autre.

Le renversement de la douleur en transcendance dans Autrement qu’être

Il est possible d’envisager la correspondance entre le projet littéraire de Duras dans Le Vice-consul et le projet philosophique de Levinas dans Autrement qu’être sous trois angles : d’abord avec la prise en charge d’un problème relatif à l’énonciation, avec la question des moyens assurant la fidélité à une altérité radicale, ensuite avec l’apparition du thème de la douleur, et enfin, avec la fonction que Levinas donne singulièrement à ce thème, une radicalisation de la notion de responsabilité.

Le Dire et le Dit

Avec l’opposition du Dire et du Dit, il ne s’agit pas pour Levinas de simplement faire valoir l’indicible, le secret retenu dans l’altérité de l’autre homme, et en quoi consisterait son intériorité et son unicité. L’insistance de Levinas porte moins sur la valeur ou la consistance de cet indicible que sur sa capacité à passer inaperçu, à être négligé. En un sens, le problème du Dit n’est pas son insuffisance, mais sa suffisance, conséquence du fait que tout se dit dans le langage, comme tout se montre dans le phénomène. Comme pour la phénoménalité, le Dire s’engouffre dans la certitude des pouvoirs humains, autonomes et suffisants en leur ordre, confiants en leur efficacité. Levinas ne cherche pas à remettre en cause la valeur instrumentale du langage, mais il cherche à faire apparaître l’une de ses autres valeurs possibles. De même que le visage était ce point, extérieur au phénomène, à partir duquel se phénoménalisait un monde pour autrui, et à partir duquel seulement on pouvait, institué comme sujet responsable, phénoménaliser un monde pour soi, l’interpellation d’autrui est ce point du langage à partir duquel, pour Levinas, quelque chose mérite d’être dit, répondu à autrui. Ne serait-ce que par sa position d’origine, le Dire a une valeur intrinsèque et l’énoncé n’est pas sa seule fin. Mais ce qui se perd avec l’énoncé, c’est l’évidence de cette valeur intrinsèque, désormais recouverte par le pouvoir des mots. Le programme de Levinas n’est pas alors une simple remontée vers l’origine, mais la recherche, d’abord au niveau de l’énoncé lui-même, d’un écho, d’une résonnance de l’interpellation. De même que dans Totalité et infini la phénoménologie trouvait son programme et son dépassement dans l’exigence de faire apparaître l’apparition (ramener le phénomène à une origine épiphanique, transcendant la phénoménalité), de même Autrement qu’être va assumer le projet d’énoncer l’énonciation, en contrant la perte du Dire dans le Dit. C’est ce projet qu’il est possible de considérer comme la transposition des dispositifs durassiens, tant narratifs que cinématographiques, dans les termes de l’ontologie.

Pour cela, deux types de moyens s’opposent, des moyens purement langagiers (les catégories du langage) et ce que Levinas va appeler la « trace ». Si Levinas évoque d’abord les catégories du nom (commun), du verbe et de l’adverbe, à chaque fois pour les disqualifier, pour les rapporter à l’ordre du Dit, de l’essence qui se prête au concept, ce sont les deux cas du pronom et du nom propre qui sont les plus éloquents quant à la perte de l’énonciation dans l’énoncé. En effet, si le pronom « dissimule déjà l’unique qui parle » et « le subsume sous un concept »[iii], le nom propre est lui-même faussement propre, porté lui aussi comme un masque, toujours nom d’emprunt ou pseudonyme, mis à la place du pronom pour donner au concept ou au type une apparence de singularité. Ce qui fait la déficience de ces outils langagiers, c’est que, comme le masque de l’acteur, ils peuvent passer de main en main, sans jamais désigner le propre véritable de quiconque. S’ils échouent à manifester l’énonciation, c’est qu’ils ne permettent qu’un accusatif relatif, un accusatif grammatical, qui ne vise par leur biais que le général, l’anonyme et l’interchangeable. Or, ce que produit l’énonciation, c’est « un accusatif absolu sous lequel est pris le moi de la conscience libre : accusation sans fondement, certes, antérieure à tout mouvement de volonté, accusation obsessionnelle et persécutrice »[iv]. Ce qui va permettre de retrouver au niveau du Dit cet accusatif absolu constitutif du sujet comme unicité, c’est la trace, trace du traumatisme de la persécution qui imprime sa marque au langage mais le déborde aussi bien, en troublant la sensibilité incarnée du sujet jusque dans sa respiration et dans sa peau d’otage exposé à autrui. C’est cette accusation originaire qui faisait sortir les personnages principaux de Duras hors de l’humanité commune : la mendiante, chassée de chez elle parce qu’elle est enceinte, le vice-consul, rejeté par les autres enfants parce que son père est mort[v], Charles Rossett à l’écart de ceux qui se sont acclimatés, parce qu’il ne s’habitue pas aux Indes. C’est pour les deux premiers que l’on peut retrouver l’équivalent musical de la trace dans le chant de Savannakhet, et dans l’air d’Indiana Song, véritable pharmakon qui réintroduit le sujet dans l’humanité perdue, mais qui en même temps répète la crise originelle.

L’élucidation de l’immémorial comme douleur traumatique

La trace met ainsi, au niveau du Dit, en contact avec un Dire qui trouve son origine dans le traumatisme de la présence accusatrice d’autrui. Ce qui fait la puissance de ce traumatisme, c’est qu’il constitue du point de vue de la durée intérieure l’irruption du temps de l’autre, un temps qui fait la diachronie de l’expérience éthique, un temps radicalement discontinu, non pas en vertu d’une faiblesse de la mémoire ou d’une érosion inscrite dans l’être, mais de « l’impossibilité pour la dispersion du temps de se rassembler en présent »[vi]. Cette impossibilité, c’est l’impuissance d’un sujet soumis au temps de l’autre, une vulnérabilité qui fait dépendre sa propre humanité d’une acceptation contingente et arbitraire par l’autre homme, acceptation d’autant moins assurée qu’elle ne peut avoir lieu que sur fond d’une accusation première.

Cette accusation dont la trace est le signe constitue l’immémorial : la subjectivité non comme essence mais comme événement. C’est cet immémorial qu’il y avait à Dire et qu’élude constamment le Dit coupé de son énonciation. Or, on voit mieux ce qui fait la nécessité de recourir à une approche indirecte et non purement langagière pour faire parvenir cet immémorial à son expression : celle-ci ne peut jamais être adéquate, non seulement parce que l’immémorial, constitutif de l’impuissance du sujet, déborde tous les pouvoirs de la subjectivité (et pas seulement sa mémoire), mais aussi parce que l’immémorial, ontologiquement, constitue un passé qui n’a jamais été pur présent. Ce qui saura lui répondre, ce sera, dans la responsabilité infinie, la signifiance d’un avenir lui aussi plus large que ce qui est simplement susceptible de devenir présent, et assumant par là la discontinuité du temps.

Or, cette réponse à l’immémorial ne met pas un terme à la douleur, elle en consacre bien plutôt la portée tout à la fois éthique et ontologique. C’est en effet le rôle désormais attribué à la vulnérabilité qui fait que l’unité des différents termes décrivant la condition de la subjectivité est désormais assurée par le thème de la douleur : « l’exposition à autrui est désinter-essement – proximité, obsession par le prochain ; obsession malgré soi, c’est-à-dire douleur »[vii]. Du coup, cette douleur ne peut être dépassée : l’intrigue de la responsabilité, seule issue laissée par Levinas pour surmonter le traumatisme de la persécution, ne fera que l’accentuer.

Assumer l’immémorial : une responsabilité déterritorialisée

L’effort de Levinas pour faire droit à la démesure d’autrui peut se lire comme un effort pour garantir la substitution, terme ultime de l’intrigue de la responsabilité, de toute retombée dans un pur jeu de conscience, ou dans un nouvel appel à une humanité donnée comme évidente et dont chacun serait le dépositaire attitré. La substitution ne saurait avoir d’autre sens pour Levinas que celui d’une fraternité utopique, c’est-à-dire sans lieu et sans nature, qui n’existe que dans la revendication, toujours contingente et arbitraire, de vivre et de mourir par et pour cet autrui qui se révèle au final être moins « le prochain » que « l’indésirable »[viii]. Cette substitution est ce à quoi ne parvient pas Charles Rossett, pas plus qu’à s’habituer à Calcutta, qui reste jusqu’au bout pour lui une place doublement assiégée, par les lépreux d’abord, par les morts de faim, ensuite :

Le bord du Gange, les lépreux et des chiens emmêlés font l’enceinte première, large, la première de la ville. Les morts de faim sont plus loin, dans le grouillement dense du Nord, ils font la dernière enceinte. La lumière est crépusculaire, elle ne ressemble à aucune autre. Dans une peine infinie, unité par unité, la ville se réveille. […] Charles Rossett croit les voir de mieux en mieux.[ix]

Seule la figure d’Anne-Marie Stretter apparaît sur le point de constituer une figure de la substitution, annoncée par l’abandon de l’enfant de la mendiante qui peut représenter la substitution d’une mère à une autre. Anne-Marie Stretter fonctionne comme un double de la mendiante, mais, singulièrement, en n’en étant jamais une interlocutrice : sa maigreur renvoie à la faim, son histoire contient elle aussi un périple désespéré dans les contrées indochinoises, le récit laisse l’une et l’autre nager dans les eaux agitées qui entourent les Îles. Et les parties de l’intrigue que le récit laisse en suspens sont justement celles qui font l’objet de ces substitutions : on ne sait pas si l’enfant laissé à Vinh-Long a survécu, ni ce que deviennent la mendiante et Anne-Marie Stretter. À l’inverse, le récit distille (bien que de manière non linéaire) les informations permettant de clore le devenir des autres personnages qui n’accèdent pas à la substitution : le vice-consul rentrera à Paris cinq ou six mois plus tard, Charles Rossett restera à Calcutta les trois prochaines années. Ce n’est donc que pour Anne-Marie Stretter que le récit s’interdit la totalisation : le geste de Levinas consiste à donner à cette suspension de l’intrigue une portée universelle, faisant de la substitution la promesse inquiète d’une humanité à venir.

À partir d’un ancrage commun, qu’il s’agisse de la conception du désir élaborée par Bataille ou de la conception de la littérature empruntée à Blanchot, Duras et Levinas proposent deux formulations d’une même problématique qui se travaillent l’une l’autre de l’intérieur. D’une part, Duras est amenée sur le terrain de l’enquête philosophique, parce qu’elle s’inscrit tout de même dans le cadre du récit-reportage sur la condition humaine, malgré toute sa volonté de contester les prérogatives du récit et de ses formes classiques. D’autre part, Levinas analyse la subjectivité à travers ses différentes formes et ses différentes figures, qu’il doit déployer dans des drames, des segments narratifs qui soient tout à fait différents d’une réduction à une forme pure de la conscience aussi bien que de l’accomplissement d’une forme complète de l’Esprit. Il révèle ainsi dans la substitution l’origine humaine d’un excès de signification résistant à ce qui défait les actes et renverse les situations en scènes tragiques.


[i] Ainsi, le récit s’ouvre sur une description de la plaine du Tonlé-Sap (« vaste étendue de marécages que mille talus traversent en tous sens », Duras, Le Vice-consul, Op. Cit., p.9) reprise à l’identique pour désigner le delta du Gange (« immense étendue de marécages que mille talus traversent en tous sens », Duras, Le Vice-consul, Op. Cit., p.171)

[ii] Duras, Le Vice-consul, Op. Cit., p.153

[iii] Levinas, Autrement qu’être, Op. Cit., p.95

[iv] Levinas, Autrement qu’être, Op. Cit., p.174-175

[v] Cf Duras, Le Vice-consul, Op. Cit., p.85 : « on m’y montre du doigt : C’est lui qui a tué son père. »

[vi] Levinas, Autrement qu’être, Op. Cit., p.66

[vii] Levinas, Autrement qu’être, Op. Cit., p.92

[viii] « Rien en un sens, n’est plus encombrant que le prochain. Ce désiré n’est-il pas l’indésirable même ? » Levinas, Autrement qu’être, Op. Cit., p.140

[ix] Duras, Le Vice-consul, Op. Cit., p.160-161

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