La teinte des pensées et des actions. L’émotion et l’expression chez Merleau-Ponty et Wittgenstein (I)
Matthias Heuser (CURAPP/Freie Universität Berlin)
Dans La structure du comportement, Merleau-Ponty comprend l’émotion (comme d’ailleurs la perception, l’intelligence et généralement toutes les expressions du « psychisme ») d’abord comme structure de conduite et de ce fait comme saisissable du dehors.
L’objet que visent ensemble l’observation extérieure et l’introspection est donc une structure ou une signification qui est atteinte ici et là à travers des matériaux différents. Il n’y a lieu ni de nier l’introspection, ni d’en faire le moyen d’accès privilégié à un monde de faits psychiques. Elle est l’une des perspectives possibles sur la structure et le sens immanent de la conduite qui sont la seule « réalité » psychique. (Merleau-Ponty, SC, p. 198)
Merleau-Ponty développe ici le terme « structure » comme moyen de penser la « ‘réalité’ psychique » comme sens immanent du comportement. Cela s’oppose à ce que l’on peut apostropher « philosophie de la conscience »[1] qui voit la fondation du sens de l’expression dans les contenus de l’expérience présents au sujet que l’on exprimerait seulement dans un deuxième temps. Il reprend ainsi des idées clés de la psychologie de la forme, pour qui une « gestalt » est une entité qui ne se réduit pas à une addition, un « Gemisch » (mélange)[2] d’éléments. La gestalt est un tout articulé et ordonné. Dans une perspective gestaltiste, les relations entre les éléments dont elle est faite, et qui sont révélées par une intervention analytique et de ce fait abstrayante, priment sur les propriétés de ces éléments conçues alors comme constructions abstraites. En bref, dire que l’expression est une structure ou une gestalt revient à dire que l’expression est effectivement le lieu de la réalisation de ce qui est exprimé, qu’elle n’est pas seulement l’enveloppe extérieure d’une réalité (dans notre cas psychique, intérieure) qui lui serait indifférente. Ce qui est encore aujourd’hui intéressant concernant la psychologie de la forme et sa réception par Merleau-Ponty, c’est précisément cela : la notion de gestalt ou de structure est un moyen non-mentaliste (non-psychologique) de penser la « réalité » psychique – et dans le cas du présent article, de penser la « réalité » de l’émotion. La question de l’expression des émotions n’est alors pas chez Merleau-Ponty une question de référence à une intériorité, mais bien une question d’expressivité d’un comportement pris dans son ensemble.
J’ai dit « d’abord » et je laisse délibérément de côté le « ensuite », puisque quand Merleau-Ponty reprend vers la fin de La structure du comportement la question : « pour qui y a-t-il gestalt? », il revient à une vision assez classique de la structure comme quelque chose qui se constitue devant une conscience. Il reste, dans cette phase de son travail, encore trop attaché à l’image d’une conscience constituant le monde autour d’elle. Il semble lui-même réaliser cette faiblesse qu’il tentera de surmonter par la suite déjà dans Phénoménologie de la perception en plaçant l’emphase sur le corps comme « moyen général d’avoir un monde » (on pourrait dire qu’il déplacera ou il commencera à déplacer le lieu de la structure de la conscience au corps). Ensuite, il développera dans La prose du monde et dans Le Visible et l’invisible des approches devant de moins en moins leur notion de signification à une conscience constituante, libérant ainsi peu à peu son œuvre de sa provenance d’une philosophie idéaliste. Quoi qu’il en soit, je m’intéresserai principalement ici au chemin qu’il a ouvert sur la manière de penser l’émotion en termes de structure. Il suit de l’intérêt que je porte à la notion de structure que je m’intéresserai principalement aux émotions d’une certaine durée qui « teintent » notre comportement, moins à celles dont l’expression constitue pour ainsi dire un « événement » à part entière dans le comportement.
Notons clairement une conséquence de ces observations quant à l’agencement de la question de l’émotion : « expression » aura ici un sens particulier. Elle est, on l’a déjà esquissé, le lieu de réalisation de l’émotion, et non seulement un signe renvoyant à elle. Dans cet article, j’analyserai dans une perspective plutôt générale les manières dont l’émotion peut être dite figurer dans notre comportement. Il ne s’agit pas ici, on l’aura compris, de la question d’une référence à une expérience privée. Pour commencer, je développerai l’idée de l’émotion comme teinte, ou comme structure. Je discuterai notamment la relation de cette ligne de pensée avec le mentalisme ou psychologisme et l’illustrerai avec l’exemple merleau-pontyen du membre fantôme et du champ moteur. Ensuite, je mettrai ces réflexions en relation avec les remarques de Wittgenstein sur les réactions primitives et leur rôle dans l’expression langagière. Je terminerai sur la question de la subjectivité ou individualité de l’expression.
I. Les émotions et l’esprit
Les émotions comme teintes de pensées et d’expériences
C’est dans un article de 1947 sur « Le cinéma et la nouvelle psychologie » que Merleau-Ponty a le plus clairement exposé l’idée qui consiste à considérer les émotions du point de vue de la structure.
Les psychologues d’aujourd’hui font remarquer que l’introspection, en réalité, ne me donne presque rien. Si j’essaye d’étudier l’amour ou la haine par la pure observation intérieure, je ne trouve que peu de choses à décrire: quelques angoisses, quelques palpitations de cœur, en somme, des troubles banaux qui ne me révèlent pas l’essence de l’amour ou de la haine. Chaque fois que j’arrive à des remarques intéressantes, c’est que je ne me suis pas contenté de coïncider avec mon sentiment, c’est que j’ai réussi à l’étudier comme un comportement, comme une modification de mes rapports avec autrui et avec le monde […]. (Merleau-Ponty, Le cinéma et la nouvelle psychologie, p. 66)
Commençons par la fin : le comportement (dans le contexte qui nous intéresse) est une modification de mes rapports avec autrui et avec le monde. Ce ne sont pas de simples altérations de la conduite, mais bien des modifications d’une structure, d’une gestalt, un sens que prend le comportement seulement si nous considérons les articulations entre les actions d’un organisme. Prenons l’exemple de quelqu’un qui cherche quelque chose. Il ouvrira l’un après l’autre des tiroirs, soulèvera des objets en regardant en-dessous, etc. Ce qui définit pour nous l’activité de cette personne comme comportement de quelqu’un qui cherche quelque chose, ce ne sont pas ces actions mises l’une après l’autre, mais leurs articulations qui donnent un sens commun à chacune des actions que nous pouvons isoler dans une étude abstraite. Les actions du chercheur figurent pour nous comme des exemples ou des instances, non comme des entités qui détiendraient déjà tout leur sens en elles. Nous n’avons pas à apprendre par cœur toutes les actions qui rentreraient dans ce cadre pour savoir ce que c’est que de chercher quelque chose. C’est sur ce niveau-là que les émotions « amour » ou « haine » sont « intéressantes » selon Merleau-Ponty. Il suit ici jusqu’à un certain point Sartre[3] qui considère les émotions comme des colorations, des teintes de la perception du monde (et d’ailleurs du rapport du sujet à lui-même), et non comme des entités phénoménales propres (c’est-à-dire qui auraient un « contenu » identifiable dans l’expérience subjective et qui seraient définies par ce contenu). Au lieu d’être une entité phénoménologique à part entière, l’émotion est dans cette perspective une teinte de ce que nous prenons pour pertinent, de ce que nous retenons dans la diversité du sensible (dans la mesure où ces dispositions subjectives s’expriment dans le comportement). L’introspection ne constitue donc pas un domaine épistémique spécial de faits dont elle seule peut être la méthode de scrutin. Même si nous admettions un instant que l’introspection nous donne des « faits » (puisque l’introspection nous donne quand même « quelque chose »), ces faits-là ne seraient pas « intéressants » comme l’a dit Merleau-Ponty. Ils le deviendraient en les considérant sur le plan de la structure de la conduite, sur le plan de nos rapports avec le monde, les autres et nous-mêmes. Sinon, ils seraient pour ainsi dire seulement des faits privés. (Sans compter les problèmes bien connus que nous rencontrons si nous consentons à admettre ce que nous donne l’introspection comme « fait ».[4])
D’ailleurs Wittgenstein reprend également cette manière de considérer les émotions comme teinte. Il remarque dans une réflexion portant sur les différents types de vécus (Erlebnisse) dans les Remarques sur la philosophie de la psychologie que les émotions (Gemütsbewegungen) teintent ou colorent les pensées contrairement aux expériences (Erfahrungen) à proprement parler. Citons le passage :
Les « mouvements de l’âme » sont des « vécus » mais ce ne sont pas des expériences. (Exemples : tristesse, joie, chagrin, ravissement.) Et l’on pourrait distinguer « mouvement de l’âme orienté » et « mouvements de l’âme non-orientés ». Le mouvement de l’âme possède une durée, mais il ne possède aucun lieu ; il comporte des expériences et des pensées caractéristiques ; il a une expression (une mimique) caractéristique. […] Les mouvements de l’âme colorent les pensées. […] On pourrait aussi appeler « prises de position » les mouvements de l’âme orientés. Même la surprise et l’effroi sont des prises de position, et même l’étonnement, le plaisir. (Wittgenstein, RPPI, 836).
Remarquons que, quand Wittgenstein qualifie les « mouvements de l’âme dirigés » comme « prises de positions », il semble rapprocher la teinte qu’apportent les émotions aux pensées de la manière dont un regard ou une perspective situent nos pensées. Cela nous intéressera par la suite. Revenons maintenant à l’article de Merleau-Ponty.
Il nous faut rejeter ici le préjugé qui fait de l’amour, de la haine ou de la colère des „réalités intérieures“ dont je suis le seul témoin, celui qui les éprouve. Colère, honte, haine, amour ne sont pas des faits psychiques cachés au plus profond de la conscience d’autrui, ce sont des types de comportement ou de styles de conduite visibles du dehors. Ils sont sur ce visage ou dans ces gestes et non pas cachés derrière eux. La psychologie n’a commencé de se développer que le jour où elle a renoncé à distinguer le corps et l’esprit, où elle a abandonné les deux méthodes corrélatives de l’observation intérieure et de la psychologie physiologique. On ne nous apprenait rien sur l’émotion tant qu’on se bornait à mesurer la vitesse de la respiration ou celle des battements du cœur dans la colère – et on ne nous apprenait rien non plus sur la colère quand on essayait de rendre la nuance qualitative et indicible de la colère vécue. Faire la psychologie de la colère, chercher à fixer le sens de la colère, c’est se demander quelle en est la fonction dans une vie humaine et en quelque sorte à quoi elle sert. (Merleau-Ponty, Le cinéma et la nouvelle psychologie, p. 67)
Autant nous pouvons suivre Merleau-Ponty sur ce point et insister avec lui sur l’importance de l’étude pratique de l’émotion, de son poids et son rôle dans ce que nous faisons, autant il faut nuancer le « visible du dehors », formulation trop générale qui peut prêter à confusion. L’intérieur n’est pas visible tout court et l’expression n’est pas d’emblée réalisée. L’intérieur n’est pas caché, mais cela n’en fait pas quelque chose situé en pleine vue pour autant. Il est enjeu, quelque chose qui peut être réalisé dans un jeu expressif, mais l’expression peut également échouer (voire être esquivée, réfutée).
La frontière entre « public » et « privé » ainsi que celle de l’universalité de la signification langagière et de la particularité de l’expérience du sujet n’est pas si claire et nette qu’on veut bien l’affirmer. Quand je m’exprime, je ne m’adresse ordinairement pas à l’universalité d’une communauté langagière mais à des interlocuteurs ou des groupes spécifiques. Je ne m’adresse pas au « public » comme domaine en général et le lieu de mon expression n’est donc pas simplement « public ». De ce fait, la signification de mon expression n’est pas per se universelle du seul fait qu’elle entre dans le domaine des signes, mais il est bien possible qu’elle soit très particulière, compréhensible seulement pour un petit nombre de personnes qui me connaissent particulièrement bien, peut-être pour un seul. Pensez à la concordance de deux personnes qui partagent un sens de l’humour par exemple ou, généralement, à la sorte de proximité et de compréhension qui est celle d’amis. C’est dans ces contextes là que la dimension structurelle de l’expression peut prendre tout son poids et son importance. Il existe des zones grises et d’innombrables nuances entre les pôles de l’universalité et de la particularité. C’est dans ces zones là que nous nous situons la quasi-totalité des fois que nous prenons la parole. Si nous oublions cela, nous risquons de court-circuiter la question de savoir si une expression est réussie ou non en la déclarant d’emblée impossible ou réalisée par définition. Nous risquons ici de tomber dans l’excès inverse par rapport à l’introspectionnisme qui se base sur la transparence du sujet par rapport à lui-même. Nous ne devons pas simplement retourner cette transparence vers l’extérieur, comme si l’expression nous montrait immédiatement le sujet. Si la colère « est » un style de conduite visible du dehors, comme le dit Merleau-Ponty, l’échec semble exclu par définition. En quelque sorte, si je ne comprends pas l’expression d’autrui, ce n’est pas que l’expression a échoué, mais que j’ai échoué à la comprendre. Je veux, contrairement à cela, insister sur l’idée qu’il n’y a pas d’expression ailleurs que dans le tissu d’un dialogue, dans une articulation de l’expression et de la réponse. Je ne veux pas dire que Merleau-Ponty tombe dans ce piège, mais que la thématisation de ce point, en particulier vis-à-vis de l’échec de l’expression, manque parfois chez lui (ce qui fait partie de ce qu’on a nommé l’« optimisme merleau-pontyen »). L’enjeu consiste à trouver la situation rendant possible la réalisation d’une expression au sens fort, c’est-à-dire comme réalisation de la particularité d’un sujet. Réaliser cette particularité ne veut pas dire retrouver le privé dans l’expression, mais retrouver la subjectivité dans l’expression, c’est-à-dire retrouver ce qui fait d’un geste ou d’une phrase l’expression singulière de ce sujet et de cette émotion et non d’une autre. Voilà pourquoi il peut être égarant de dire que les émotions sont « visibles du dehors ».
Tirons quelques conclusions quant au mentalisme.
Le mentalisme ou psychologisme
Ni l’analyse grammaticale de Wittgenstein, ni celle structurale de Merleau-Ponty ne se basent sur une relation référentielle de l’expression langagière et des émotions, ou sur une conception qui poserait l’émotion comme fait intérieur, comme cause de son expression. De ce fait, ils s’opposent tous les deux au mentalisme pour qui la relation causale entre émotion et expression est la plupart du temps constitutive. L’image mentaliste est la suivante : ce que nous nommons expressions d’émotions sont les symptômes d’une cause cachée comme les vagues sont générées par un séisme sous-marin. Le sujet de l’expression est alors quelque chose qui se montre de manière indirecte dans ses expressions, qu’il faut trouver derrière et à partir des expressions comme leur cause.
Suivons Vincent Descombes, qui reprend l’exemple wittgensteinien de la traduction du latin en français :[5] quand disons-nous que quelqu’un connaît le latin ? Présumons qu’un élève ait traduit de manière convenable un texte de Cicéron. Cela nous convaincra normalement qu’il connaît le latin. Mais comment comprendre cette capacité à laquelle nous semblons faire référence ? Si nous suivons la piste du sujet comme cause, cette capacité sera un état ou une disposition du sujet.
La position inverse consiste à comprendre la traduction comme un critère du sujet. Descombes dit :
Entre la capacité attribuée à son exercice possible, le rapport n’est pas de cause à effet (symptôme), c’est une relation interne, l’application d’un de ces concepts exigeant logiquement l’application de l’autre. (Descombes, La denrée mentale, p. 24)
Nous pouvons comprendre les phénomènes du sujet (par exemple le fait que quelqu’un nous semble triste) comme des symptômes d’une émotion elle-même invisible que nous devons inférer de ces symptômes. Si nous faisons cela, nous parlons des phénomènes du sujet comme d’effets. La position inverse, et parmi ses défenseurs il faut compter Descombes, Wittgenstein et, je crois, le Merleau-Ponty de la pensée en structures, consiste à comprendre ces phénomènes comme des critères, non comme des effets d’autre chose, mais comme une expression immédiate. Wittgenstein dit dans les Remarques sur la philosophie de la psychologie :
« Alors l’inclination à utiliser cette formule verbale constitue une expression caractéristique d’un vécu. (Et une expression n’est pas un symptôme). » (Wittgenstein, RPPI, 13)
Si l’expression est immédiate, c’est que les critères extérieurs du sujet sont au sens plein du terme critères du sujet – dans la mesure où ils fonctionnent comme cela dans nos jeux de langage. Du point de vue du jeu de langage, il ne faut pas les ramener à autre chose mais apprécier leur efficacité. Si nous acceptons le fait qu’un critère ne peut être critère qu’en étant employé en tant que tel dans un jeu de langage, alors le sujet ne peut pas être dit fondation de ces critères. Puisque nos critères du sujet deviennent critères du sujet (ou critères de quoi que ce soit) seulement par l’usage que nous en faisons, le niveau adéquat de l’analyse philosophique est précisément celui de ces usages. Le sujet ne fonde pas la signification de son expression, mais il est lui-même enjeu dans les jeux de l’expression :
Et quand un jeu de l’expression se développe, nous pouvons dire bien entendu que se développe une âme, une intériorité. Mais cette intériorité n’est plus ici le primum movens de l’expression. (Wittgenstein, EP, 947)
Voilà ce que signifie le fait de dire que le sujet est enjeu : les critères se différencient des symptômes par le fait qu’ils contiennent les phénomènes qu’ils désignent et ne se réfèrent pas à autre chose.[6] Le sujet ne « vit » que dans les jeux de l’expression. Dire que le sujet est enjeu sert justement à ôter l’idée de garantie qu’une position externaliste peut parfois développer.
Il nous faut maintenant clarifier le lieu de cette expression. Nous avons dit que ce lieu est la structure du comportement, mais ce que cela signifie reste obscur. Reprenons un exemple bien connu que Merleau-Ponty discute dans Phénoménologie de la perception : le membre fantôme.
Le membre fantôme et l’émotion
Remarquons d’abord que, chez Merleau-Ponty, dire que les émotions colorent nos pensées et nos expériences revient à dire qu’elles interviennent au niveau de l’établissement même du « matériel » sensible ou plus généralement du « matériel » de l’expérience, ce à quoi nous avons affaire dans la perception. Pour Merleau-Ponty, qui suit ici la psychologie de la forme, l’unité la plus simple à laquelle nous avons affaire dans la perception est la figure se détachant d’un fond, c’est-à-dire la gestalt. La gestalt n’est bien entendu pas quelque chose de superposé à une donnée (elle n’est pas une propriété d’une donnée comme c’est le cas dans d’autres courants d’inspiration brentanienne[7]), mais un fait d’organisation et, du coup, elle intervient dès le niveau le plus basique de notre expérience. Elle désigne pour ainsi dire la manière dont les choses nous apparaissent. Prenons l’exemple classique d’un bâton immergé dans l’eau. Nous ne voyons pas d’abord un bâton tordu et extrapolons ensuite qu’il s’agit d’un bâton droit sur lequel l’eau produit un effet de distorsion (c’est-à-dire que nous ne parvenons pas à trouver un contenu phénoménal qui correspondrait à cette étape censée s’être réalisée « d’abord »), mais nous voyons immédiatement un bâton immergé, un bâton dans une certaine condition. Quand nous regardons une surface bleue inégalement éclairée, nous ne voyons pas d’abord un amoncellement de tâches de différentes teintes de bleu, mais une surface bleu inégalement éclairée. Le regard scrutant du peintre qui dissèque le plan visuel, enquête qui mènera le peintre (pourvu qu’il veuille « redonner » le motif) à peindre un amoncellement de tâches de différentes teintes de bleu, est une technique spécifique et non « l’état brut » de la sensation à partir duquel nous construisons peu à peu, soit en associant, soit par actes intellectuels, notre perception.
Venons maintenant à l’exemple du membre fantôme qui est très éclairant ici. Le membre fantôme est un membre amputé qui pourtant continue à figurer de multiples manières dans le champ pratique du patient. Il arrive par exemple qu’un amputé de la jambe continue à tomber à chaque fois qu’il se lève d’une chaise, parce qu’il entend encore s’appuyer sur une jambe dont il redécouvre à chaque fois trop tard qu’il n’en dispose plus. Il existe également la pathologie inverse de patients qui n’arrivent plus à se servir d’un membre pourtant existant et sans pathologie. Le membre ne semble plus figurer dans les projets moteurs de la personne en question. Il n’est plus, comme le dit Merleau-Ponty, appelé par les affaires et les choses du monde. Merleau-Ponty offre une interprétation de ces pathologies :
Il est vrai que dans le cas du membre fantôme, le sujet semble ignorer la mutilation et compter sur son fantôme comme sur un membre réel, puisqu’il essaye de marcher avec sa jambe fantôme et ne se laisse même pas décourager par une chute. Mais il décrit très bien par ailleurs les particularités de la jambe fantôme, par exemple sa motricité singulière, et s’il la traite pratiquement comme un membre réel, c’est que, comme le sujet normal, il n’a pas besoin pour se mettre en route d’une perception nette et articulée de son corps : il lui suffit de l’avoir « à sa disposition » comme une puissance indivise, et de deviner la jambe fantôme vaguement impliquée en lui. La conscience de la jambe fantôme reste donc, elle aussi, équivoque. […] Avoir un bras fantôme, c’est rester ouvert à toutes les actions dont le bras seul est capable, c’est garder le champ pratique que l’on avait avant la mutilation. (Merleau-Ponty, PP, p. 96)
Qu’en est-il alors de l’émotion ? Tout le déroulement de la maladie relève, au-delà des déterminantes physiologiques de l’histoire personnelle du patient, de ses émotions, ses souvenirs, ses volontés. Des émotions en lien avec la blessure peuvent même faire apparaître un membre fantôme chez des patients qui n’en avaient pas. Voici alors une manière qu’a l’histoire émotionnelle d’un sujet d’engendrer une altération structurelle des rapports que ce sujet entretient avec son propre corps et par le biais de son intentionnalité motrice avec le monde. Cette présence pour la plupart implicite de notre corps dans notre monde, Merleau-Ponty la nomme notre schéma corporel. Ce schéma est la manière dont les parties de notre corps s’articulent entre elles, s’impliquent mutuellement, et impliquent des objets maniables, visibles, etc.. Il génère les rapports envisageables avec le monde. C’est ce que Merleau-Ponty entend par la phrase célèbre, « Le corps est notre moyen général d’avoir un monde »[8]. Le membre fantôme montre alors que le schéma corporel dépend massivement de notre vie émotionnelle. Merleau-Ponty y insiste beaucoup dans son analyse de cette pathologie. Si le schéma corporel détermine notre rapport avec le monde dans la mesure où il détermine le champ pratique des interactions possibles entre le sujet et le monde, il joue un rôle éminent dans l’établissement des « bonnes formes », des gestalts que nous rencontrons dans notre expérience.
Ces réflexions nous conduisent à la reconnaissance d’un rôle fondamental des émotions dans l’établissement du monde, même au niveau de l’établissement du matériel sensible le plus fondamental qu’est la gestalt, la manière dont les données prétendument « brutes » nous apparaissent. Voilà alors le sens qu’il y a à dire que la structure du comportement concerne nos rapports avec le monde, autrui et nous-mêmes. Il ne s’agit pas seulement d’une modification sur le plan de l’expression au sens faible du terme (où « j’ai peur » est une expression de la peur), mais bien d’une modification sur le plan de la réalisation de nos émotions à travers leur poids dans l’établissement des « bonnes formes », l’établissement de ce qui est juste, ce qui (en allemand) « passt » ou (en anglais) « fits », pour employer des termes qui préoccupent beaucoup Wittgenstein. Les émotions font partie de la structure de ce que Merleau-Ponty, parmi d’autres, nomme notre « être au monde ».
Tournons-nous maintenant vers Wittgenstein. En particulier dans ses écrits tardifs, Wittgenstein s’est intéressé aux réactions primitives, immédiates, quasi-automatiques, et à leur relation avec les jeux de langage. Voyons les relations de ces réflexions avec celles de Merleau-Ponty. L’intérêt de placer ces positions l’une à côté de l’autre vient du fait que ces réactions primitives se situent en quelque sorte sur le même plan que les mouvements corporels explorateurs et constitutifs de l’espace d’action que nous nous venons d’étudier avec Merleau-Ponty. Il s’agit d’un domaine d’activité corporelle où l’interaction organique entre corps et milieu d’une part et l’expressivité corporelle de l’autre se réalise dans les mêmes gestes. À ce niveau-là, il s’agit de gestes qui sont à la fois expressifs et constitutifs de l’espace phénoménal. On pourrait dire que sous le nom de « réactions primitives », Wittgenstein étudie des cas où ce que décrit Merleau-Ponty en termes d’expression structurelle prend le caractère d’un événement saisissable en tant que tel. Nous pourrions dire également que les pathologies que discute Merleau-Ponty sont des distorsions visibles dans les réactions primitives. Distorsions qui ne sont pas des irrégularités, parce que ces pathologies présentent leurs propres régularités nous offrant un contraste par rapport à notre fonctionnement normal qui, justement, nous permet de saisir la systématicité de ces pathologiques en terme d’altérations de l’être au monde. Nous allons voir que Wittgenstein aboutit à des réflexions parentes, mais en partant d’un tout autre point de vue.
Abréviation | Auteur | Titre |
RPPI | Wittgenstein | Remarques sur la philosophie de la psychologie I |
RPPII | Wittgenstein | Remarques sur la philosophie de la psychologie II |
EP | Wittgenstein | Etudes préparatoires à la 2nde partie des Recherches philosophiques |
PM | Merleau-Ponty | La prose du monde |
PP | Merleau-Ponty | Phénoménologie de la perception |
RPI | Wittgenstein | Recherches philosophiques 1ère partie |
RPII | Wittgenstein | Recherches philosophiques 2nde partie |
SC | Merleau-Ponty | La structure du comportement |
TLP | Wittgenstein | Tractatus Logico-Philosophicus |
CE | Wittgenstein | De la certitude |
Vincent Descombes, La denrée mentale. Paris: Minuit, 1995.
Wolfgang Köhler, Psychologische Probleme. Berlin: Springer, 1933.
Sandra Laugier, « La psychologie, la subjectivité et la ‘voix intérieure’. » In: Christiane Chauviré / Sandra Laugier / Jean-Jacques Rosat (Éd.), Wittgenstein: Les mots de l’esprit. Philosophie de la psychologie. Paris: Vrin, 2001.
Maurice Merleau-Ponty, La prose du monde. Paris: Gallimard, 1969.
Maurice Merleau-Ponty, La structure du comportement. Paris: Presses Universitaires de France, 1953.
Maurice Merleau-Ponty, « Le cinéma et la nouvelle psychologie (1946). » In: Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens. Paris: Gallimard, 1996.
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception. Paris: Gallimard, 1945.
Jean-Paul Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions. Paris: Hermann, 1975.
Ludwig Wittgenstein, De la certitude. Éd. par Gertrude E. M. Anscombe / Georg H. von Wright. Trad. par Danièle Moyal-Sharrock. Paris: Gallimard, 2006.
Ludwig Wittgenstein, Etudes préparatoires à la 2nde partie des Recherches philosophiques (Derniers écrits sur la philosophie de la psychologie I). Éd. par Georg H. von Wright / Heikki Nyman. Trad. par Gérard Granel. Mauvezin: TER, 2000.
Ludwig Wittgenstein, « Recherches philosophiques 1ère partie. » Éd. par Gertrude E. M. Anscombe / Rush Rhees. In: Recherches philosophiques. Trad. par Françoise Dastur / Maurice Elie / Jean-Luc Gautero, et al. Paris: Gallimard, 2005.
Ludwig Wittgenstein, « Recherches philosophiques 2nde partie. » Éd. par Gertrude E. M. Anscombe / Rush Rhees. In: Recherches philosophiques. Trad. par Françoise Dastur / Maurice Elie / Jean-Luc Gautero, et al. Paris: Gallimard, 2005.
Ludwig Wittgenstein, Remarques sur la philosophie de la psychologie I. Éd. par Gertrude E. M. Anscombe / Georg H. von Wright. Trad. par Gérard Granel. Mauvezin: TER, 1989.
Ludwig Wittgenstein, Remarques sur la philosophie de la psychologie II. Éd. par Gertrude E. M. Anscombe / Georg H. von Wright. Trad. par Gérard Granel. Mauvezin: TER, 1994.
Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus. Trad. par Gaston Granger. Paris: Gallimard, 1993.
[1] V. Descombes, La denrée mentale, p. 25. La position de Merleau-Ponty s’oppose également, mais autrement, à ce que Descombes entend par « mentalisme ».
[2] Terme utilisé par Wittgenstein pour désigner une entité non-articulée. L. Wittgenstein, TLP, 3.141. Dans le contexte du Tractatus, il s’agit de la phrase qui n’est pas un « Gemisch » de mots. On pourrait illustrer cette différence en employant les termes dispersion et réaction en chimie. Dans une dispersion, deux ou plusieurs composés chimiques sont mélangés sans former de nouvelles molécules. Dans une réaction, les composés mis en rapport formeront de nouveaux composés chimiques, de nouvelles molécules avec de nouvelles propriétés.
[3] [3] J.-P. Sartre, Esquisse d’une théorie des émotions.
[4] [4]Pensons par exemple à la critique wittgensteinienne de l’image qui décrit notre relation à notre propre expérience subjective comme une relation épistémique, une relation de « savoir ».
[5] [5] V. Descombes, La denrée mentale, p. 24.
[6] [6] C’est pour cela que Sandra Laugier peut traiter la voix comme lieu du sujet. S. Laugier, La psychologie, la subjectivité et la ‘voix intérieure’, p. 58.
[7] C’est précisément une telle pensée en strates que Wolfgang Köhler reproche à l’école de Graz de Meinong, Witasek et Benussi. W. Köhler, Psychologische Probleme, S. 120.
[8] [8] M. Merleau-Ponty, PP, S. 171.
Super intéressante la réduction d’un récit au triptyque schématique cause-effet/symptôme. Mais pour autant, le lien émotion/expression (effet/symptôme) est bien constitutif ! Sans que la lettre d’amour ne se réduise à la chimie du corps, à ses sécrétions, ou la traduction à un dictionnaire. Car la cause agit sur le principe c’est-à-dire le lointain sur l’inhérent « exigeant logiquement l’application de l’autre »; inhérent: du genre corps/fièvre quand il y a virus.