EmotionsSciences et métaphysiqueune

Le sujet de l’émotion

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MATTEO SCARABELLI (Université Paris 1, Phico/EXECO et Université de Milan)

Le « problème » du sujet

Toutes les tentatives majeures en philosophie phénoménologique qui se sont développées jusqu’à aujourd’hui gardent au cœur d’elles-mêmes un fort intérêt, qui semble demeurer incontournable, à savoir l’intérêt pour le thème de la subjectivité. Travaillant la phénoménologie depuis son début, cet intérêt pour le sujet ne l’a jamais quittée, car loin d’être un concept « statique » en attente d’une définition, il constitue un véritable problème, sinon une énigme, ainsi que le nomme Husserl dans le tout début de la Crise de sciences européennes : « l’énigme de la subjectivité »[1]. Autant l’émotion (au singulier) que les émotions (au pluriel) font point partie de cet énigme, une énigme qui n’est rien d’autre que celle de l’être « que nous sommes nous-mêmes »[2], pour le dire dans le langage de Heidegger. Pourquoi l’émotion serait-elle un thème qui relève de la subjectivité ? Simplement parce que les émotions nous concernent, car à aucun moment nous ne pouvons pas ne pas en avoir. Ce qui, par conséquent, nous interroge c’est justement leur sens dans la « géographie » et l’ « économie » de notre vie. En effet elles occupent et déploient entièrement l’ « espace » de notre existence, de sorte qu’il ne saurait y avoir aucun « échange » entre un « moi » et un « monde » sans impliquer des émotions. Aucune situation ne trouve l’homme privé d’émotions, à savoir privé d’un sentiment de la situation elle-même. Un tel sentiment n’a rien à voir avec la représentation d’un objet, mais il se déploie plutôt comme une « disposition » qui nous rend ouverts, d’une manière ou d’une autre, à tout ce qui nous entoure. Notre condition permanente est donc celle d’une réceptivité active vis-à-vis de la totalité de l’étant. D’ailleurs ce n’est que sur le terrain de notre vie qu’on peut retrouver le sens et la possibilité de telles expressions ou, pour mieux dire, de telles réalisations qui relèvent de l’affectivité en général. En effet, comme on le verra de plus près, les émotions diverses ne sont que des réalisations, voire des déterminations, de la forme de notre être-au-monde.

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On a fait allusion au caractère « subjectif » des émotions. Cela ne signifie rien d’autre, tout d’abord, que les émotions ne sont pas des objets ou des phénomènes totalement objectifs. On ne peut pas les saisir de la même manière qu’on saisit les objets sur notre table, et elles ne sont pas même des phénomènes de part en part causaux qui adviennent sans notre participation en première personne, c’est-à-dire sans que nous serions appelés à les « vivre », à les prendre en charge. S’il en était ainsi, nous serions déjà sous l’effet d’un regard en troisième personne qui nous rabat nous-mêmes en tant que sujets du côté des objets. Les émotions relèvent au contraire d’une expérience entièrement humaine. Et cela, en un certain sens, on ne peut pas le mettre en doute. Au premier abord, toute la sphère émotive se montre comme quelque chose qui est à nous, qui est propre à notre vie quelle que soit sa condition. Notre émotivité se déroule autrement qu’un évènement naturel, et elle ne suit pas forcément l’évolution du contexte qui m’entoure, comme dans le cas où nous nous retrouvons à vivre un sentiment de bonheur au milieu d’une situation qui au contraire pourrait apparaître comme hostile ou marquée par le malheur. D’ailleurs c’est toujours en direction de nous-mêmes que nous regardons pour saisir la déception liée à une occasion ratée ou pour nous apercevoir d’une certaine légèreté qui nous envahit après avoir traversé une lourde épreuve. Mais l’émotion éprouvée est-elle ici un événement tout à fait enfermé en nous et qui ne concerne qu’une sorte d’intériorité accessible seulement à notre conscience ? Non, nous sommes en même temps conscients de l’hétéronomie de tout ce qui arrive à notre esprit, une hétéronomie autant de droit que de fait. Si nous nous sentons oppressés, alors ce sentiment poursuit son action sur nous en nous préparant au moment de soulagement, de sorte que celui-ci peut trouver ainsi la voie pour se « libérer » comme issu d’une « pression » contraire exercée jusque là. Cela revient au fait que le monde autour de nous ne peut pas nous rester totalement étranger, c’est-à-dire qu’il y a forcément une dimension que moi et le monde nous partageons. Ainsi s’explique que ce monde, qui est notre environnement vital, n’arrête jamais d’agir « en nous », ici dans le sens de « au milieu de notre vie sensible ». Cette vie sensible nous relie à ce qui ne paraît pas atteindre l’espace de notre esprit, à savoir le monde de la nature. Au contraire, aucun de nos sentiments, en fait, ne surgit en dehors de notre être sensible, corporel et pulsionnel, et de ses entrelacements physiques et psychiques. Notre vie étant aussi une vie « naturelle », comment est-il possible de séparer cette dimension naturelle du domaine de notre affectivité ? L’émotion éprouvée est-elle le résultat d’une liberté aveugle, c’est-à-dire détachée de toute condition ? Ou plutôt le produit d’une nature étrangère à un soi-disant « esprit » ? Où trouverons-nous l’équilibre entre ce qu’on a visé comme la « subjectivité » des émotions et leur « objectivité » ? On est ici dans le double jeu du naturalisme et du spiritualisme, où le sens et le sensible sont séparés abstraitement l’un de l’autre. Convient-il à notre affectivité, finalement, d’être comprise comme un « résultat » ou un « produit » ? La réponse ne peut qu’être encore une fois négative, au moins sur la base des concepts utilisés jusqu’ici.

Dans le cas où je me pense comme sujet des émotions ainsi que dans celui où je me vois sujet aux émotions, une question bien plus profonde met en évidence notre problématique: de quel sujet s’agit-il ? D’où viennent ses possibilités d’être à la fois libre et conditionné vis-à-vis du tout du monde de la vie ? Ici les fils conducteurs d’une analyse des émotions et du problème du sujet ne font qu’un. Il faut envisager le sujet selon les conditions de possibilité de l’existence en général si on veut éclairer les caractères de ses possibilités spécifiquement émotives, loin du partage entre naturalisme et spiritualisme.

La duplicité du sujet

 Ce qu’on vient de nommer plus haut « être-au-monde » n’est qu’une formulation pour indiquer la structure de notre propre existence en tant qu’elle est prise dans un engagement incessant avec l’horizon du monde par la voie de son rapport avec les choses. Le monde c’est le milieu où un tel rapport aux choses devient possible et où, en même temps, le sujet peut se dévoiler lui-même. Ce sont les conditions et les conséquences d’un tel dévoilement qui intéressent la phénoménologie. Sa démarche a pour fonction de nous conduire vers le problème du sujet que nous sommes à partir de l’apparition. Sur ce terrain, établi par Husserl, Patočka atteint la voie d’une analyse de notre vie au sein du monde dit « naturel », le monde de notre vie, c’est-à-dire « tel qu’il nous est donné à vivre » : « le monde tel qu’il se montre dans sa manifestation primordiale, pré-théorique »[3]. Le but c’est de revenir à cette expérience vivante du monde, et de là suivre ses contraintes conceptuelles.

Encore faut-il ajouter préalablement que ce n’est pas un domaine spécifique de la réalité elle-même qui attire l’attention de la phénoménologie : l’émotion, la culture, la logique ou la nature. C’est plutôt le fait que, tout simplement, l’étant en sa totalité apparaît, se donne en phénomène. Ce qui est réel, dans le sens le plus large qu’on peut accorder à ce terme, relève de l’apparaître, dont les frontières ne sont pas celles d’une région de l’être, mais au contraire celles d’un monde. Non pas le monde dans un sens strictement factuel, mais dans un sens nouveau, phénoménologique, qui a à voir avec l’expérience qui nous est donnée d’en faire. En effet, on n’a pas à faire seulement avec à un monde en tant qu’ensemble de réalités objectives, comme « la table » ou « tous les être vivants », mais – comme le dit Patočka – avec à un monde en tant qu’« apparition de tout ce qui apparaît »[4]. Comme moi, le monde ne peut jamais devenir un objet visé par une intuition qui le poserait devant nos yeux, car il nous précède et il nous est toujours donné en tant qu’horizon, c’est-à-dire comme le sol préalable sur lequel les choses se détachent et dans lequel nous sommes livrés à nous mêmes. Un tel horizon a donc la forme d’une totalité ouverte, ou d’une « limite mobile »[5], qui constitue en elle-même l’unité de l’apparaître comme tel, hors duquel rien ne peut se montrer en son être. Un tel concept phénoménologique du monde ne relève pas de la découverte d’un objet nouveau, mais d’un changement d’attitude qui vise à transformer notre manière de regarder. Dans cette attitude, donc, qui est celle propre à la phénoménologie, Patočka ne vise pas « une rupture de niveau qui nous ferait accéder à une réalité différente, mais [plutôt à] un aménagement méthodique de la réalité apparaissant »[6].

Le sujet n’est pas saisissable hors de ce « tout de la visibilité » qu’est le monde, parce que d’un tel horizon, comme nous invite à le voir Patočka, « on n’en sort jamais, on est toujours « dedans » »[7]. Le problème du sujet n’est rien d’autre que le problème de cet être qui est, en son être même, au-monde, et pour lequel le rapport avec le monde, par conséquent, fait partie intégrante de son être. Bien que la phénoménologie veuille échapper au cadre des sciences positives ou empiriques, elle cultive une inépuisable vocation anthropologique[8]. Et c’est justement grâce à ce détournement singulier vers l’apparaître que devient possible une prise de distance à l’égard de toute interprétation objectiviste du sujet. L’actualisation de cette attitude anti-objectiviste ne demeure pas la même chez des auteurs comme Husserl, Heidegger, ou Patočka. Mais loin de représenter une impasse, la distance qu’on retrouve entre ces auteurs est pour nous un signe de la vitalité des problématiques soulevées par la phénoménologie, dont le but n’est pas de poser des réponses définitives ou achevées, mais d’alimenter une attitude de recherche.

Tout au long de la démarche de Patočka c’est un certain genre de phénoménologie qui voit le jour, tout à fait différente de l’idéalisme transcendantal du père fondateur, Husserl. Patočka ne nie pas l’idée d’une corrélation essentielle permettant de dépasser la séparation entre le sujet et le monde qui verrait l’un et l’autre comme des objets déjà constitués en eux-mêmes sans trouver de réponse à la question de savoir comment ils sauraient entrer en rapport. Mais ici le sujet est aussi ramené par Patočka au cœur de l’apparaître, et non pas hors de lui, comme c’était le cas chez Husserl. Cette considération apparemment simple, cache de nombreuses implications, notamment ontologiques, quant au sens d’être du sujet. Dit de façon très synthétique : l’apparaître ne relève d’aucun sujet constituant. Il ne commence pas sur le terrain d’un acte de la conscience transcendantale, qui aurait besoin à son tour d’être consciente d’elle-même d’une manière plus évidente par rapport à l’évidence du monde. Le phénomène du monde, pour Patočka, a son caractère principal dans sa transcendance, qui n’est plus celle de l’objet vis-à-vis de la conscience, mais celle de l’apparaître par rapport à l’apparaissant. Par conséquent, loin d’être le pôle d’une saisie bien que réflexive et immédiate, le sujet est une existence mondaine, caractérisée elle-même par la transcendance. En s’éloignant de toute substantialisation, la transcendance du sujet – exprimée à l’instar de Heidegger – n’est rien d’autre que son être hors-de-soi, voire au-monde, selon le mode d’un avoir-à-être son être même, qui ne peut lui rester indifférent, car il est à chaque fois le sien[9].

Dans la voie husserlienne on se retrouve à concevoir un sujet dont le sens d’être sera, d’un côté, celui d’une pure fonction transcendantale, et, de l’autre, celui de la chose perceptive visée de l’intérieur. En revanche, on voit chez Patočka un sujet qui échappe véritablement à toute objectivation et peut concevoir sa propre transcendance envers le monde comme une existence toujours en cours de réalisation, comme un avoir-à-être qui est toujours un mouvement, se déployant au moyen de sa « forme » corporelle, motrice et pratique, et ainsi « voyante »[10]. La conscience de soi, d’ailleurs, n’est pas uniquement un résultat de l’auto-réflexion du sujet (celle-ci ne constitue qu’une possibilité seconde), mais commence sur le sol de l’apparition du monde. Comme le dit Patočka : « le vivre d’expérience est une trame tendue entre deux horizons, l’un est mon moi, l’autre le monde. Le vivre est une manière d’explicitation de ces horizons, ayant cette particularité que pour m’expliquer moi-même il me faut d’abord prendre pied sur le sol du monde et de ses choses, avant dans un second temps de faire retour à moi »[11].

Nous avons maintenant à saisir à quelles conditions notre vie s’explicite en son être-au-monde. Cela implique, tout d’abord, le fait de se trouver au milieu des choses, des tâches, des projets, à savoir des possibilités pratiques qui constituent pour nous le tissu du monde dans lequel, comme l’a très bien dit Heidegger, nous sommes toujours sur le mode de « l’être-auprès-de »[12]. Mais l’aspect le plus important à souligner ici est celui par lequel ce commerce familier avec le monde, à savoir notre pouvoir-faire, qui relève de la compréhension du monde, n’a pas moins un sens existential que pragmatique. En effet, un tel pouvoir-faire est aussi bien un pouvoir-être, compris comme accomplissement de possibilités. À partir de là il nous est permis de mesurer la distance que Patočka met entre lui-même et Heidegger. « Exister – dit Patočka – c’est être dans les possibilités. Ce qui à son tour signifie que nous les accomplissons, que nous les réalisons »[13]. Les possibilités représentées par les étants que nous atteignons dans notre vie pratique sont l’indice d’un pouvoir-être du sujet pour lequel, dans sa différence vis-à-vis de l’étant, il en va, dans telles possibilités, de son être même. C’est sur ce point que Patočka atteint un dépassement de la perspective heideggérienne. Si pour ce dernier la possibilité qui constitue l’existence a toujours la forme d’un projet, aux yeux de Patočka ce que Heidegger nomme la « vie effective » n’existe pas sous la forme d’un projet, mais comme mouvement. En tant que le pouvoir-être qui caractérise l’existence appelle l’accomplissement et la réalisation, le sens d’être de l’existence ne peut qu’être, pour Patočka, celui du mouvement. Le « concept formel d’existence »[14] de l’analytique heideggérienne subit ici un véritable approfondissement qui, dans la perspective de Patočka, nous ouvre sur d’autres caractères fondamentaux de l’existence.

Moyennant le concept de mouvement il est possible de ne pas disjoindre le pouvoir-être de son effectivité, et c’est pour cette raison que Patočka le place au cœur de l’existence, ce qui renvoie nécessairement à sa structure corporelle : « La conception de l’existence en tant que mouvement implique que l’existence soit essentiellement corporelle »[15]. La forme originairement pratique de notre pouvoir-être ne saurait se réaliser sans que la corporéité trouve elle-même sa place dans l’existence, car c’est grâce à elle qu’on peut atteindre notre pouvoir-faire, à travers notre pouvoir « corporel » de se-mouvoir. Le corps n’est donc pas moins un existential que le comprendre ou l’affection. Ces conditions font signe vers deux implications autant fondamentales que complémentaires.

Premièrement, nos possibilités, n’étant pas celles de l’objet, appellent une corporéité qui nous en distingue. « La simple métaphore de la transcendance de l’homme est l’indice de cette corporéité. […] Corporéité vécue et vitale »[16]. Je ne possède pas mon corps, pas plus que je ne le suis, puisque il n’est pas un objet, car en lui je garde une perspective sur le monde. Ainsi, le corps, ou pour mieux dire, la corporéité, n’est pas une propriété du sujet, mais on peut plutôt se risquer dans l’affirmation contraire, où le sujet est une propriété de la corporéité : c’est par elle que je suis dans un contact savant avec les choses, étant donné son pouvoir de se mouvoir et ainsi son pouvoir d’éclairer les possibilités dont le monde est constitué, ce qui fait le tissu de sa compréhension originaire. Par ma corporéité je suis donc ouvert au monde, exposé à ses résistances et à ses facilitations, et dévoilé dans mes possibilités propres.

Deuxièmement, le corps est « ce par quoi l’existence prend racine dans le monde »[17]. En ce sens c’est en tant qu’être corporel que j’ai ma place dans le monde. En fait je suis « pris » par le monde, il me tient dans ses contraintes qui sont d’ailleurs le sol de mes possibilités, et je ne m’expose à lui que par le fait qu’il m’a accueilli depuis toujours en son sein. Notre expérience ne voit pas le jour avant notre être-corps. Je ne suis un « ego », un sujet individuel, que par ma réalité corporelle et motrice, qui constitue le côté mondain de la « mienneté »[18]. Dans toute activité je ne vais vers le monde que parce que j’en proviens car je suis déjà en lui, chaque mouvement commençant sur son sol. Seul l’étant qui existe a un rapport au monde en terme de réalisation de possibilités. Cependant, un tel pouvoir, de telles possibilités, ne viennent pas de lui, mais plutôt de la motricité originaire dont mon corps n’est que la première des réalisations. Mes possibilités originaires, étant des possibilités motrices, ont leur origine dans le monde auquel j’appartiens, et elles sont ainsi des possibilités données. Comme le dit très clairement Patočka : « le corps est l’ensemble des possibilités que nous ne choisissons pas, mais dans lesquelles nous nous insérons, des possibilités pour lesquelles nous ne sommes pas libres, mais que nous devons être. Mais c’est seulement sur leur fondement que sont ouvertes les possibilités « libres » »[19]. Vu que je ne me donne pas la possibilité (que pourtant je suis) de me mouvoir, je suis un centre des possibilités déployées par un mouvement qui me précède et qui fonctionne comme ce qui institue le moi que j’ai à-être.

Le monde, en même temps qu’il est l’horizon total de l’apparition, l’est aussi de la vie et de ses possibilités. Ce que Heidegger n’a pas été en mesure de penser en oubliant l’existentialité du corps est cette dimension de possibilisation, de ce qui rend au sujet les possibilités qui définissent son être. Bien que la définition du Dasein soit celle d’un projet jeté, elle ne prend pas en charge son appartenance originaire au monde, qui lui donne sa possibilité d’ouverture par le moyen de la corporéité. L’ouverture au monde est donc complémentaire de son appartenance.

La motricité qui caractérise notre être corporel ne nous appartient pas plus qu’elle n’appartient au monde dont nous faisons partie par notre corps lui-même. Tout ce que nous accomplissons en tant que sujets se réalise donc à l’instar d’un mouvement dont la possibilité nous est prescrite par le monde auquel nous appartenons. C’est aussi cela le sens d’une manifestation qui n’est pas l’œuvre d’un sujet constituant, mais qui appelle au contraire à une phénoménologie a-subjective, où même la cosmologie peut trouver sa véritable signification philosophique. Les possibilités que nous appelons tout simplement « nôtres » ont leurs prémices dans des possibilités plus profondes, et que nous recevons par le moyen de notre corps. De même que nous sommes définis par nos propres possibilités, nous devons reconnaître que nos possibilités, à travers lesquelles nous voyons un monde se manifester, suivent un mouvement que nous « partageons » avec le monde en tant que « le mouvement est ce qui fonde l’identité de l’être et de l’apparaître »[20].

3. La « situation » émotive

La même duplicité qui nous engageait au niveau des émotions fait son retour à cette profondeur de l’existence que nous avons atteinte selon les caractères d’ouverture et d’enracinement du sujet par rapport au monde. Nous pouvons donc prendre en charge cette duplicité pour ce qui concerne les émotions, et voir ainsi jusqu’à quel point nous pourrons articuler leurs conditions.

Si la duplicité relevée est la même, les émotions doivent avoir un fondement dans l’être même de l’existence et trouver ainsi une signification existentiale. Dit dans les mots de Heidegger : « ce que nous indiquons ontologiquement sous le titre d’affection est la chose du monde la mieux connue et la plus quotidienne ontiquement : c’est la tonalité, le fait d’être disposé »[21]. Aucun moment de notre vie ne se passe sans que nos sentiments, humeurs, dispositions, ne voient le jour, tantôt selon une certaine intonation tantôt selon une autre. Notre être-au-monde n’est jamais privé de cette dimension affective, et dans la différence entre les émotions et l‘émotion s’annonce un caractère qui peut être jugé comme un mode originaire de notre non-indifférence par rapport à l’être dont il est question pour nous, d’une manière ou d’une autre, à chaque instant de notre vie. « Que des tonalités – poursuit Heidegger – puissent s’altérer et virer du tout au tout, cela indique simplement que le Dasein est à chaque fois toujours déjà intoné »[22]. Nous ne voyons jamais une émotion s’ajouter à une situation qui en était auparavant dépourvue : « dans l’être intoné, le Dasein est toujours déjà tonalement ouvert »[23]. Heidegger nous montre clairement que c’est l’ouverture elle-même du monde auprès duquel je suis qui relève d’une telle disposition affective. Le monde est donc ouvert en guise d’émotion et le sentiment dont je fais l’épreuve à tout instant est sentiment d’un monde, comme le dit aussi Patočka : « la « disposition » n’est pas un simple état d’âme insignifiant et fugitif, mais un existential fondamental, ouvrant et fermant les possibilités de notre comportement ouvert qui dévoile l’étant »[24].

L’émotion coïncide dans son sens profond avec une « situation » originaire dans laquelle s’ouvre l’horizon même du monde. Cette situation originaire appelle un être-situé du sujet, notamment sur le sol du monde. On voit ici à l’œuvre la même dialectique visée plus en haut, où Patočka dé-formalise les termes de l’analytique existentiale. Le fait que le Dasein se soit « toujours déjà trouvé […] en une tonalité »[25] est la façon – dit Heidegger – dont il est son « être-là », voire au-monde, dans une situation et une disposition déterminées. Ce « là » n’est rien d’autre que la dimension de la facticité de l’existence, en moyen de laquelle l’existence est dans la condition de « se trouver dans le monde ». En plus, dans un tel « se trouver », elle ne représente pas un fait aveugle, puisque « l’affection a à chaque fois sa compréhension »[26]. À nouveau Patočka met l’accent précisément sur un tel « se trouver » dont la possibilité n’est pas véritablement saisie. S’il est vrai qu’il n’y a aucun moyen de penser une facticité dépourvue de son sens pour nous, Patočka demande « dans quelle possibilité un moi s’est déjà trouvé dans ses possibilités ? »[27]. Notre facticité, ainsi que les possibilités qui en elle deviennent les nôtres, « n’est donnée qu’en guise sensible »[28]. On peut bien comprendre dans quelle mesure, au fond d’une telle remarque, agit la dimension d’une possibilité donnée, qui pose la condition de toute compréhension de sens. Nous ne pouvons pas revenir en deçà de la dimension du sens, mais il faut qu’un tel sens soit en quelque sorte donné en sa possibilité. Il convient ici d’utiliser la formulation de Renaud Barbaras : « cette possibilité m’est toujours déjà donnée comme ce que je dois prendre en charge : elle n’est pas tant choisie qu’assumée. Elle n’est donc pas tant possibilité mienne que cela grâce à quoi j’adviens comme je, à savoir justement comme pouvoir-être propre »[29].

L’émotion telle que nous la vivons relève autant de notre pouvoir-être ouverts que de notre appartenance au monde, distinction qui, au point où nous sommes, ne nous est permise que par la voie d’une abstraction, car au niveau de notre existence et pour toute sa durée ces deux possibilités s’appellent l’une l’autre, et nous ne sommes jamais en condition de les séparer. Notre « situation » émotive est donc celle de notre être-au-monde lui-même, une ouverture qui se réalise à même « ce contact affectif-impressionnel avec le monde [qui] demeure en deçà de nos possibilités propres, et dans lequel […] nous somme mus »[30], comme le dit Patočka, d’un mouvement où est nous offerte la possibilité de s’é-mouvoir.


[1] Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 10.

[2] Heidegger, Être et Temps, trad. E Martineau, Paris, Authentica, 1985, § 2, p. 28.

[3] Patočka, Papiers phénoménologiques, (abr. PP), trad. E. Abrams, Grenoble, Millon, 1995, p. 131.

[4] Patočka, Le monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, (abr. MNMEH), trad. E. Abrams, Dordrecht, kluwer, 1988, p. 242 ; Qu’est-ce que la phénoménologie ?, (abr. QP), trad. E Abrams, Grenoble, Million, 1988, p. 264.

[5] PP. p. 245.

[6] QP. p. 85.

[7] PP. p. 245.

[8] Patočka, «Lettres à Robert Campbell», Paris, Le Temps Modernes, sept. 1992, p. 57.

[9] Heidegger, Être et Temps, § 9, p. 54.

[10] PP. p. 72.

[11] Ibidem. p. 63.

[12] Heidegger, Être et Temps, § 12, p. 64.

[13] MNMEH, p. 255.

[14] Heidegger, Être et Temps, § 12, p. 62.

[15] MNMEH, p. 105.

[16] Ibidem.

[17] Ibidem, p. 106.

[18] Heidegger, Être et Temps, § 9, p. 54.

[19] MNMEH, p. 94.

[20] MNMEH, p. 132.

[21] Heidegger, Être et Temps, § 29, p. 120.

[22] Ibidem.

[23] Ibidem, p. 121.

[24] PP: p. 100.

[25] Heidegger, Être et Temps, § 29, p. 121.

[26] Ibidem, § 30, p. 127.

[27] PP. p. 100.

[28] Ibidem, p. 98.

[29] Renaud Barbaras, L’ouverture du monde, Chatou, La Transparence, 2011, p. 102.

[30] PP. p. 102.

 

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