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Mandeville et son dégradé d’hypocrisies (2/2)

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De l’Imposture aux bonnes manières

 

Laetitia Ramelet, doctorante en philosophie politique à l’Université de Lausanne.

Le présent article propose d’étudier une conception particulièrement originale et déconcertante de l’hypocrisie, celle de Bernard Mandeville (1670-1733). Dans la Fable des abeilles (1714), Mandeville y aborde ses diverses formes, allant de l’imposture aux bonnes manières. Son analyse des causes de l’hypocrisie détermine les limites psychologiques de l’être humain, que seuls l’égoïsme et la fierté pourraient inciter à un comportement moral. En parallèle, son examen des effets sociétaux de l’hypocrisie met en lumière les problèmes moraux que pose l’incohérence, particulièrement dans les discours publics de l’Angleterre de son siècle, qui n’aurait cesse de glorifier sa prospérité tout en condamnant les vices qui y seraient intimement liés. En dévoilant les rouages de l’hypocrisie, Mandeville nous suggère que la critique des vices est utile même lorsqu’elle est hypocrite; à condition toutefois qu’elle les considère dans leur entier, y compris leurs bienfaits.

 

3.5 De l’éducation dans la ruche

Mandeville retrace le schéma de l’éducation du genre humain dans le supplément Recherches sur l’origine de la vertu morale. L’éducation est considérée semblable à un « artifice » opérant sur la nature humaine[1]. L’éducation et la civilisation du genre humain ont été conçues à travers le temps par des « législateurs et autres sages » pour rendre « sociable » l’être sauvage de l’état de nature ; ou du moins, elle aurait pu avoir été conçue ainsi[2]. On lui inculque des règles pour gérer ses passions de manière compatible avec une vie en société[3]. En effet, l’être humain est un « composé de passions »[4]. Ce sont principalement les passions qui l’incitent à agir. Il s’avère donc bien plus efficace de rendre ses passions conformes aux règles que de le contraindre à suivre des règles contraires à ses envies[5]. Selon Mandeville, les politiciens qui ont façonné ce système préconisent une conduite droite pour raréfier les individus malintentionnés et laisser le champ libre à leurs propres méfaits[6]. Ainsi, ce système est empreint à la racine d’intentions travesties.

hans-boodt-1006031_1280Pour éduquer l’être humain, on utilise comme base sa forte propension à l’orgueil. Il va apprendre à conquérir ses passions, de façon à accroître son honneur (bien suprême) et à éviter la honte (mal ultime)[7]. L’honneur consiste en une « bonne opinion des autres », le déshonneur en une mauvaise opinion des autres, qui suscite de la honte[8]. La honte et l’orgueil seront les passions qui l’inciteront à la vertu.

Dans ce système, la vertu exige en théorie que chacun dompte ses passions. On qualifie de vertueux un acte par lequel une personne a su vaincre ses passions en agissant rationnellement, ou pour le bien d’autrui. On appelle vicieuse une action par laquelle on assouvit une passion de manière défavorable à l’intérêt des autres[9]. Ceci correspond à la conception qu’a Mandeville de la vertu (voir 4.). En pratique, cette conception se heurte à un obstacle majeur : les limites de la psychologie humaine.

En effet, chez Mandeville, l’être humain est naturellement enclin à toujours agir en fonction de ce qu’il estime bon pour lui: « nous sommes toujours forcés de faire ce qui nous fait plaisir[10] ». L’amour de soi (self-love) constitue notre motivation principale, et la base de toutes nos passions. Tous nos désirs se rapportent donc à notre bien-être, y compris les plus altruistes. Le confort d’autrui nous importe car son augmentation aura un effet positif sur notre propre confort. Ainsi, nos « qualités amicales viennent de ce que nous agissons toujours en vue de notre propre satisfaction[11] ».

Manifestement, cet égoïsme est dangereux pour la vie en communauté s’il n’est pas apprivoisé. Or, si l’être humain est avant tout mû par ses passions, qui elles-mêmes ne se dirigent que vers son propre bien-être à lui, la vertu rationnelle et désintéressée prônée dans la ruche est quasiment inatteignable, hormis pour quelques individus exceptionnels. Mandeville confirme que la force seule ne peut suffire à canaliser les passions humaines. Il faut effectuer à la place un travail de fond sur ses croyances et motivations[12]. Pour cette raison, la ruche a développé un modèle éducatif permettant de gérer notre égoïsme, à défaut de l’atténuer.

La stratégie consiste à s’appuyer sur notre orgueil comme levier. Il s’agit de faire de la vertu une source d’estime. Croire que nos actions vertueuses apporteront l’estime des autres nous incite à bien nous comporter, par orgueil et désir d’approbation:

L’avidité que nous avons de l’estime d’autrui, et les transports de joie que nous donne la pensée d’être aimés, d’être admirés, sont des compensations qui nous paient, et au-delà, d’avoir dominé les passions les plus fortes, et qui par conséquent nous détournent fortement de toutes les paroles ou les actions qui peuvent nous causer de la honte[13].

Chaque individu est éduqué à camoufler ses réelles motivations, à lui-même comme aux autres – jusqu’à en oublier la composante égoïste. Une éducation adaptée à la vie en société nous demande seulement de « dissimuler » nos vices, et plus généralement, toutes les manifestations de notre amour de soi, donc toutes nos passions[14]. Indépendamment des exigences de la vertu, chacun est obligé par son désir d’honneur de « tenir ses engagements, de préférer l’intérêt public au sien propre, de ne pas mentir, de ne faire tort ou injustice à personne[15] ». Comme l’observe Dickey, cette stratégie encourage les bons comportements en faisant converger l’intérêt de l’individu avec les intérêts de la société[16].

Mandeville qualifie tout ce processus d’hypocrisie :

Si nous avons si généralement honte de ce vice [l’envie], cela tient à cette puissante habitude d’hypocrisie grâce à laquelle nous avons appris depuis le berceau à nous cacher même à nous-mêmes jusqu’où s’étend l’amour-propre et toutes ses différentes branches[17].

L’hypocrisie s’entraîne, jusqu’à nous confondre nous-mêmes. D’où son lien étroit avec l’auto-illusion : l’artifice devient inconscient et produit une vision tronquée de soi-même. Ceci constitue l’inverse du processus décrit en 3.3, dans lequel l’auto-illusion permet à une personne d’être hypocrite, car celle-ci ne se l’avoue pas. Hypocrisie et auto-illusion se favorisent mutuellement. La deuxième partie de la Fable décrit plus en détail l’auto-illusion à l’œuvre lorsqu’un individu s’habitue à l’hypocrisie. Avec le temps, l’être humain ne sent plus la source désormais « cachée » de ses actions, c’est-à-dire l’amour de soi[18]. Sa vie devient une « scène continue d’hypocrisie[19] ». À plusieurs reprises, Mandeville qualifie cette habitude de déni de soi (self-denial)[20]. Ceci met en avant la nature inconfortable et artificielle de ces règles.

En somme, le système de la ruche consiste à fixer des objectifs moraux inatteignables mais dont la présence garantit des résultats favorables : de bonnes conditions d’interactions sociales pour tous, et un certain nombre de bonnes actions. Il s’agit donc d’un trucage nécessaire et utile à tous. Évidemment, il n’est pas sans effets secondaires. Les grands gagnants de ce système sont les meilleurs acteurs; on retrouve ici l’origine théâtrale du terme d’hypocrisie. Celui qui sait bien cacher ses passions et vices en récoltera tous les bénéfices. Ainsi, un individu « bien élevé » parviendra particulièrement bien à cacher son orgueil s’il est très orgueilleux, car il sera très attaché à sa réputation[21]. Il s’en verra d’autant plus admiré. En ce sens, le système donne libre jeu aux passions de celui qui sait les valoriser.

De manière plus générale, la plupart des abeilles se contente de réprimer une passion au profit d’une autre : par exemple, en contraignant leur cupidité par orgueil, pour paraître généreuses[22]. Déguiser ses passions suffit au respect des conventions sociales, comme la politesse[23]. Selon la deuxième partie de la Fable, la politesse et les bonnes manières reviennent à flatter l’orgueil des autres et à cacher le nôtre[24]. Ceci suggère en quoi l’hypocrisie est nécessaire à toute intégration sociale, et à l’observation des bonnes manières, que les abeilles confondent parfois avec la vertu (3.5). Cette hypocrisie ne provient pas donc d’une mauvaise intention. En travestissant leurs passions au nom des bonnes manières, les abeilles obéissent à ce que l’on a enseigné à leur communauté. Elles ne trahissent pas les valeurs de la communauté. Au contraire, elles les suivent :

Puisque donc une action est ainsi restreinte, et que nous sommes toujours forcés de faire ce qui nous fait plaisir, et qu’en même temps nos pensées sont libres et sans frein, il n’est pas possible que nous soyons des créatures sociables sans hypocrisie[25].

Si l’hypocrisie est si répandue, et indispensable pour côtoyer les autres, elle ne peut être un vice absolu. Il est évident qu’un individu recherche la compagnie des autres, et que des interactions harmonieuses sont un résultat souhaitable. Avec ces réflexions, Mandeville ne s’intéresse pas à condamner l’ensemble de la société en raison de l’hypocrisie qui se trouve à son fondement. Son jugement porte bien plus sur la vision qu’ont les abeilles de leur société.

3.6 Des leçons de la sincérité

Lorsque Jupiter rend la ruche honnête, l’honnêteté qui apparaît dans le cœur des abeilles leur fait l’effet de « l’arbre de la connaissance[26] ». L’hypocrisie la plus vicieuse, celle qui use de faux-semblants (3.1), apparaît clairement au jour, à la honte de tous :

  L’hypocrisie a jeté le masque

  Depuis le grand homme d’État jusqu’aux rustres.

  Ceux qui sous leur aspect d’emprunt étaient bien connus,

  Étant eux-mêmes paraissent étrangers[27].

Ceci n’annonce pas seulement la fin des pratiques trompeuses, du luxe et des vices. L’honnêteté défait également les illusions internes. Dans la préface, Mandeville écrit que la Fable a pour premier but d’apprendre à ses lecteurs à observer leur conscience. Suite à cet apprentissage, ils devraient ressentir de la honte lorsqu’ils s’apprêtent à reprocher aux autres des fautes qu’ils commettent eux-mêmes. Le deuxième but de la Fable consiste à prouver qu’il n’y a pas de prospérité sans vice. Mandeville réunit ces deux buts dans l’optique de montrer « l’absurdité et la folie » de vouloir une société prospère tout en se plaignant des vices qui s’y trouvent [28].. La cible ici est une vaste incohérence générale.

En effet, la Fable semble insinuer que l’hypocrisie qui règne au sein de nos passions produit une confusion qui se reproduit à niveau sociétal. En substituant à leurs motifs égoïstes des motifs plus louables, pour être acceptées des autres ou de soi-même, les abeilles apprennent à adopter une vision simpliste de leur caractère moral, qui ignore les subtilités des motivations humaines. Cette habitude de ne saisir qu’une partie des choses nous semble comparable à leur dissociation des avantages et inconvénients du vice, du luxe et du crime. Le texte de Mandeville suggère que leurs œillères leur permettent avant tout de s’offrir une apparence décente. À cela s’ajoute sans doute un enjeu plus profond : éviter les difficultés posées par la complexité de la moralité. Comment préserver l’efficacité de l’idée du bien si l’on reconnaît les avantages du moins bien en parallèle ? Par exemple, comment accueillir une action philanthrope motivée par des considérations d’image (« l’orgueil et la vanité ont édifié davantage d’hôpitaux que toutes les vertus réunies[29] ») ? Ces questions nous amènent à examiner la conception mandevillienne de la vertu.

4. Les recommandations de Mandeville

Selon Mandeville, les « écrivains » parlent toujours de ce que les hommes devraient être, mais pas de ce qu’ils sont[30]. À l’inverse, lui compte dévoiler les « ruses secrètes de l’amour-propre », mais aussi ce qui distingue une vertu véritable d’une vertu « simulée[31] ». La vertu véritable surmonte les passions, tandis que la vertu simulée en travaille les effets. Pour Mandeville, un acte vertueux a lieu lorsque quelqu’un cherche à agir bien non pas en répondant aux passions, qu’il faut conquérir, mais à la raison. Un acte vertueux est commis pour sa valeur intrinsèque, et non pour sa « récompense[32] ».

À nouveau, l’essentiel du message de Mandeville n’est pas une stricte condamnation des passions. Celles-ci ont des bienfaits dans les cas où la vertu s’avère trop exigeante. Par exemple, Mandeville écrit que l’honneur est le « lien de la société », et la passion qui réussirait le mieux à « civiliser les hommes [33]». De même, sauver un enfant en danger par pitié est un acte utile au bien commun, bien que le sauveur n’ait pas de mérite moral puisqu’il a agi par passion[34]. Selon Kaye, Mandeville utilise plusieurs « critères moraux » à travers la Fable. Kaye qualifie sa notion de vertu de « rigoriste » : en vertu de ses traits ascétiques et rationalistes, elle serait extrêmement difficile à atteindre. Par contre, en parlant des bienfaits du vice, Mandeville appliquerait un critère « utilitaire » qui approuve les conséquences d’une action et non les intentions de l’agent[35].

À notre sens, Mandeville cherche avant tout à provoquer ses lecteurs afin qu’ils examinent leurs normes de manière plus critique. En dénonçant l’incohérence des abeilles, Mandeville fait ressortir la nécessité d’un choix entre vertu et prospérité[36]. Lui-même écrit préférer une « petite société paisible », vertueuse mais d’un confort modeste[37]. Cependant, il n’aura pas échappé à ses lecteurs que Mandeville parle souvent négativement du déclin du luxe et de la prospérité. L’on pourrait en déduire que si une société simple et vertueuse représente pour lui le modèle idéal, ses contemporains sont si attachés à la prospérité qu’il ne reste qu’à en accepter les désavantages.

Sa propre critique des critiques des abeilles semble être animée par une conviction sous-jacente que la cohérence représente un problème moral. Toujours dans la préface, il écrit que les abeilles devraient avoir « honte » de leur propension à l’hypocrisie et se livrer à un « examen de conscience[38] ». Ces propos évoquent l’injonction socratique d’apprendre à se connaître soi-même. Pour interpréter ce passage, l’on peut penser à l’idée que l’être humain doit être conscient de ses défauts afin d’en diminuer les dégâts. Alternativement, c’est peut-être la vertu de l’humilité qui est mise en avant ici. Par exemple, l’hypocrisie d’inconsistance consiste en une forme d’arrogance si elle provient d’une opinion trop élevée de soi-même et trop basse d’autrui.

Tout ceci évoque en quoi la sévérité des normes d’une société détermine sa propension à l’hypocrisie. Comme l’écrit Shklar, une société prônant des mœurs morales exigeantes favorise l’hypocrisie (cf. 3.2)[39]. Ceux qui ne veulent pas ou échouent à adopter un bon comportement seront plus nombreux que dans une société aux mœurs plus souples. Ils tendront à simuler une vertu qu’ils n’ont pas pour s’intégrer. Mandeville, lui, a justement établi des exigences très élevées. La vertu exclut selon lui toute action sur la base d’un sentiment ou d’un désir, y compris la bienveillance. Or, à l’en croire, même la personne la plus discrète dans sa recherche de vertu trouve une sorte de plaisir ou de fierté à la justesse de sa conduite[40]. Combiné à sa psychologie, le rigorisme de Mandeville a pour conséquence que très peu d’abeilles ont la capacité d’être vertueuses. Mandeville admet sa dureté, mais il lui semble immoral de propager l’idée erronée que l’être humain soit capable de vertu sans déni de soi. Cette erreur serait justement une invitation à l’hypocrisie :

Il est manifeste que courir après ce pulchrum et honestum c’est courir après la lune et qu’on ne peut compter sur le résultat. Mais ce n’est pas là le plus grand défaut que je trouve à cette entreprise. Ces idées illusoires que les hommes peuvent être bons sans abnégation de soi ne sont pas seulement une large porte ouverte à l’hypocrisie ; laquelle, quand elle est devenue une habitude, ne nous oblige pas seulement à tromper les autres, mais aussi à devenir totalement inconnus à nous-mêmes […][41].

Ce contraste entre la norme de Mandeville et celle des abeilles dégage une composante supplémentaire de l’hypocrisie, relevée par Shklar. Selon elle, nos sociétés sont profondément attachées à un idéal selon lequel une personne est censée agir selon ses réelles intentions[42]. Or, si l’on honore la sincérité et l’intégrité, mais aussi la cohérence, l’hypocrisie fleurit.

5. Conclusion

5.1 Bilan

L’analyse a relevé plusieurs formes d’hypocrisie chez Mandeville, avec différentes causes et degrés de vice. Lorsqu’elle est consciente et volontaire, l’hypocrisie sert à se procurer une image illusoirement flatteuse, par la feinte d’une vertu ou d’une attitude louable. Une bonne réputation peut avoir une valeur instrumentale, comme augmenter son gain, ou même une valeur intrinsèque, l’orgueil humain étant assoiffé de reconnaissance. À noter que chez Mandeville, l’hypocrisie porte toujours sur la moralité de nos intentions et caractère. Elle ne concerne pas notre identité ou nos jugements, que l’on peut pourtant aussi déguiser afin de plaire[43].

Une forme particulièrement instructive d’hypocrisie est la critique d’un manquement chez les autres auquel l’on est pourtant soi-même sujet. Lorsque la critique est consciente, elle permet d’améliorer son image, en profitant du principe de charité en vertu duquel nos interlocuteurs ont tendance à nous attribuer, par défaut, des propos rationnels et cohérents moralement. Suivant Mandeville, l’hypocrisie consciente pose problème par les avantages non mérités qu’elle génère, ainsi que la malhonnêteté et le mensonge qu’elle requiert.

Quant à nos inconsistances inconscientes, Mandeville les interprète avant tout comme de l’ignorance, produite par un excès d’orgueil qui nous cacherait nos propres défauts. Elles sont semblables à l’habitude qu’ont les abeilles de dissocier les avantages et les inconvénients de ce qu’elles apprécient ou de ce qu’elles méprisent, au risque de diffuser des discours vains car trop réducteurs pour inspirer des solutions constructives. Mandeville, lui, prétend nécessaire de choisir une position et d’en assumer les mauvais côtés. Les abeilles doivent comprendre que si la prospérité et la puissance qui leur sont chères se nourrissent de vices, voire de crime, elles devront les tolérer et admettre le profit qu’elles en tirent. De même, elles doivent reconnaître que leur confort est construit sur une hypocrisie générale, qui tire le meilleur de leurs passions.

Dans l’ensemble, Mandeville paraît plutôt vouloir mettre fin à des critiques absurdes que de condamner l’entier d’un système, dont il tente d’expliquer le sens. Malgré ses exhortations à l’examen de soi, et son ton cynique, l’un des messages principaux de la Fable est d’insister sur les bienfaits de l’hypocrisie sociale. Conditionner les abeilles à orienter leur égoïsme et leur orgueil naturel vers un comportement sociable représente donc la solution la plus efficace pour en optimiser la vie en commun, bien qu’au prix de l’authenticité et de l’honnêteté.

5.2 Perspectives contemporaines sur les bienfaits de l’hypocrisie

Les aspects positifs de l’hypocrisie continuent d’inspirer des auteurs contemporains. Shklar y voit un début de vertu, tandis qu’Elster relève ses conséquences favorables. Selon Shklar, feindre une apparence faussement vertueuse en public peut signifier un « effort » moral[44]. Shklar juge judicieux de réprimer au moins extérieurement une conduite immorale, à défaut de la réprouver intérieurement, car cela représenterait un pas vers la vertu. Cela fait écho à la célèbre sentence de La Rochefoucauld (reprise par Voltaire), selon laquelle l’hypocrisie est un « hommage que le vice rend à la vertu[45] ».

En faisant référence à la même sentence, Elster observe que les participants d’un débat feront nettement plus appel à des arguments rationnels et désintéressés en présence d’un public qu’en privé. Cette tendance avait déjà été relevée par Mill, selon qui la publicité d’un débat oblige ses participants à « préserver la décence » et à « se comporter d’une manière que l’on puisse justifier[46] ». Elster nomme l’effet positif de cette tendance sur l’issue du débat la « force civilisatrice de l’hypocrisie[47] ». Par crainte du regard des autres, une personne se retrouve contrainte à conformer ses propos à certaines normes morales. Ces propos créent des attentes auprès du public et par conséquent des « contraintes de consistance » sur celles et ceux qui les avancent[48]. Ils devront s’y tenir, sous peine de subir les dégâts d’une réputation hypocrite.

Savoir se servir du paradoxe des vice privés et bienfaits politiques constitue alors un instrument puissant pour la société civile. En tel cas, la critique des vices et de l’injustice est utile même lorsqu’elle est hypocrite; à condition qu’elle les considère dans leur entier, avec leurs bons côtés qu’il est souvent douloureux d’admettre.


[1] Préface, iv.

[2] I,27-28.

[3] I,230.

[4] I,25; voir aussi I,198-200. La référence pour étudier les passions chez Mandeville est l’ouvrage de Paulette Carrive, Bernard Mandeville : passions, vices, vertus, Paris, Vrin, 1980. Comme l’a montré Carrive, la manière dont Mandeville étudie les passions nous rappelle qu’il était autant médecin (de par son diplôme et sa pratique) qu’écrivain. À travers son œuvre, ses définitions des passions reposent sur une analyse de leurs composantes, leurs degrés d’intensité, leurs causes dans l’esprit et leurs effets physiques.

[5] I,28-29. Voir aussi I,38-40.

[6] I,34-35. Sur l’hypocrisie et la politique chez Mandeville, voir David Runciman, Political Hypocrisy, op. cit.

[7] I,29;63.

[8] I,53-57. Voir Edward J. Hundert, « The Thread of Language and the Web of Dominion : Mandeville to Rousseau and Back », in Eighteenth-Century Studies, 1987, no 21/2, p. 169-191.

[9] I,34-37.

[10] I,349. Voir aussi I,41 : « Tous les animaux qui n’ont pas reçu d’éducation ne cherchent qu’à se procurer du plaisir et suivent naturellement la pente de leurs inclinations, sans considérer le bien ou le mal qui de leur plaisir arrivera aux autres. »

[11] I,342-343. Sur l’égoïsme psychologique de Mandeville, voir Laurence Dickey, « Pride, Hypocrisy & Civility in Mandeville’s Social and Historical Theory », in Critical Review, 1990, no 4/3, p. 387-427, ainsi que Christian Maurer, « What Can an Egoist Say Against an Egoist? On Archibald Campbell’s Criticisms of Bernard Mandeville », in Journal of Scottish Philosophy, 2014, no 12/1, p. 1-14, et Michael D. Burroughs « Conflicting Sentiments : Mandeville, Hutcheson, and Hume on Virtue and Self-Interest », in Cahiers du Séminaire québécois en philosophie moderne / Working Papers of the Quebec Seminar in Early Modern Philosophy, 2015, no 1, p. 117-137.

[12] I,42.

[13] I,68.

[14] I,58; 1,63, I,67.

[15] I,199.

[16] Laurence Dickey, « Pride, Hypocrisy & Civility in Mandeville’s Social and Historical Theory », op. cit., p. 412.

[17] I,139-140.

[18] II,67.

[19] II,69 ; voir aussi II,146.

[20] Dans le passage sur l’éducation, I,29-34. Voir aussi I,58.

[21] I,136; voir aussi I,74.

[22] I,48-49.

[23] I,63.

[24] II,104.

[25] Bernard Mandeville, Recherche sur la nature de la société, Addition à la seconde édition (1723) de la Fable des abeilles, traduction par Lucien Carrive et commentaire par Paulette Carrive, Arles, 1998, p. 46 (Kaye I,349).

[26] I,13.

[27] I,14.

[28] I,vii-ix.

[29] Essai sur la charité et les écoles de charité, p. 206.

[30] I,25.

[31] I 257.

[32] I,48-49; I,246. Sur la vertu chez Mandeville, lire Frederick Benjamin Kaye, The Fable of the Bees or Private Vices, Publick Benefits, op. cit, p. xlvii-xlviii.

[33] I,242.

[34] I,42-43. Voir aussi David Runciman, Political Hypocrisy, op. cit., p. 49.

[35] Frederick Benjamin Kaye, The Fable of the Bees or Private Vices, Publick Benefits, op. cit, p. xlvii-xlix.

[36] I,xiv. Voir Laurence Dickey, « Pride, Hypocrisy & Civility in Mandeville’s Social and Historical Theory », op. cit., p. 392.

[37] I,xi.

[38] I,viii-ix.

[39] Judith Shklar, Ordinary Vices, op. cit., p. 47, 51 et 59.

[40] I,43.

[41] Recherche sur la nature de la société, op cit,, p. 23-24 (I,380).

[42] Judith Shklar, Ordinary Vices, op. cit., p. 74-75.

[43] Selon Szabados, un hypocrite peut mentir sur ses jugements esthétiques, politiques ou spirituels. En effet, ces types de jugement sont souvent considérés comme des indicateurs de l’identité d’une personne et de sa manière de penser; Béla Szabados, « Hypocrisy », op cit., p. 205.

[44] Judith Shklar, Ordinary Vices, op. cit., p. 78.

[45] Voltaire, Traité sur la Tolérance (1763), présentation par René Pomeau, Paris, Flammarion, 1993, Chapitre XVI; La Rochefoucauld, Réflexions morales (1665), §218, in : Maximes, éditées par Jean Lafond, Paris, Imprimerie Nationale, 1998.

[46] John Stuart Mill, Considérations sur le gouvernement représentatif, Paris, Gallimard, 2009, p. 185.

[47] Jon Elster, « Deliberation and Constitution Making », in Jon Elster (dir.), Deliberative Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 111.

[48] Ibidem, p. 104.

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