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Compte-rendu : La confiance à l’ère du numérique, Milad Doueihi et Jacopo Domenicucci (dir.)

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Compte-rendu de La confiance à l’ère du numérique, Milad Doueihi et Jacopo Domenicucci (dir.),

 

Eddie Soulier, Professeur, Université de Technologie de Troyes.

Il s’agit d’une recension du livre La confiance à l’ère du numérique, publié aux Editions de la Rue d’Ulm et aux éditions Éditions Berger-Levrault. Vous pouvez trouver l’ouvrage sur le site de son éditeur en cliquant ici.

 

Introduction

Peut-on avoir confiance dans la notion de « confiance », pour paraphraser le titre de l’article de Diego Gambetta (1988), « Can we trust trust ? » ? La notion ne relève-t-elle pas d’une forme de paradoxe de Russell, selon lequel un ensemble ne doit pas appartenir à lui-même ? De nombreux états de l’art sur la confiance concluent en effet que la confiance reste un concept « sous théorisé », et par conséquent un « phénomène mal compris » (Child, 2001, p. 271). Non seulement il n’existe pas une définition commune et dominante, mais encore moins un modèle clair en tant que décision, action, et relation sociale.

Et pourtant la confiance est cet ingrédient ontologique ou ce « ciment du monde » qui conditionne l’ordre politique, l’échange économique ou la société civile. Du premier domaine, on retiendra l’avènement de la cité (polis) comme idée de la vie commune. Ce bien commun qu’est la vie commune s’appuie déjà sur une des institutions essentielles de la confiance dans la conduite des affaires publiques, la délibération. La confiance est donc au plus haut point un concept politique, qui sera abondamment décliné lors de la formation du libéralisme politique et des théories contractualistes, chez Locke notamment, autour d’une confiance toujours conditionnelle entre les hommes, dont les droits naturels sont déclarés par principe inaliénables, et un pouvoir civil qui s’incarne dans un gouvernement représentatif, dont le pouvoir doit être limité.

Mais c’est peut-être plus encore lors du « désencastrement » de l’économie (Polanyi, 1944) et son autonomisation hors de toute société globale au XVIIIe siècle, que la question de la confiance resurgit. Hirschman présente dans Les passions et les intérêts (1977) le modèle normatif du « doux commerce » » de Montesquieu. Il y montre comment, au XVIIe et au XVIIIe siècle, la reconnaissance de la capacité du commerce à réguler les passions violentes a favorisé l’acceptation des conduites orientées par le gain et a donc aidé au développement du capitalisme dans l’Europe des Lumières. Adam Smith fait au contraire de l’intérêt la main invisible de l’échange économique mais, ce faisant, il consacre la confiance interpersonnelle comme une face encore plus invisible de toute transaction économique : la nécessité d’une relation durable entre individus outrepasse toujours l’intérêt immédiat, comme le théorisera (Hardin, 2002) dans sa définition de la confiance en termes d’enchâssement d’intérêts (en anglais, encapsulated interest). En analyse économique, la confiance interpersonnelle est une des « institutions invisibles » (selon l’expression d’Arrow, 1974, p. 23) qui sous-tend tout échange, réduite le plus souvent à une dérivée de l’intérêt (par exemple Williamson, 1993, qui cherchera lui-aussi à clarifier « l’insaisissable notion de confiance », p. 453). On peut voir dans cette veine l’origine des très nombreux travaux contemporains sur la confiance qui se focalisent sur la question de sa rationalité et cherchent à réduire la confiance à une forme de relation rationnelle entre agents moraux, comme chez Diego Gambetta (1988) ou Russel Hardin (2002).

Enfin la confiance est appréhendée comme un phénomène social, inhérent à la société, un rouage essentiel sans lequel nous ne pourrions ni agir ni interagir (Ogien et Quéré, 2006). Bien que la sociologie se soit peu intéressée à la confiance, Simmel est souvent présenté comme celui qui a fait sortir la notion de l’ombre, car elle conditionne ce qui est au cœur de son objet principal, « l’action réciproque », ancêtre analytique de l’interaction et du réseau social. La confiance réciproque, comme l’explique Georg Simmel, est « l’une des forces de synthèse les plus importantes au sein de la société » (Simmel, 1999, p. 355). Chez Simmel la confiance ne se réduit pas à une théorie du choix rationnel, ni même à une composante cognitive. Simmel est ainsi l’un des premiers à dissocier le sentiment de pouvoir compter sur quelqu’un de fiable (reliance) et la confiance (trust) en tant que telle. Il ouvre ainsi la voie à d’autres distinctions, célèbres en théorie de la confiance, comme le couple trust / confidence, ou confiance décidée / confiance assurée, proposée par (Luhmann, 2006). A la frontière des travaux en sociologie et en économie, la dimension épistémique de la confiance est une des interrogations phares de la philosophie et des sciences sociales : nous dépendons d’autrui pour la plupart des actes de notre vie quotidienne, et cet « abandon de contrôle » (Origgi, 2008), cette vulnérabilité au profit d’instances externes, certes rarement inconditionnelle, ne cesse de surprendre.

D’ailleurs, c’est au tournant des années 2000 que la notion de confiance commence à être utilisée à des fins théoriques, et autour de travaux plus empiriques, alors même qu’on en parle de plus en plus, parce qu’elle semble faire le plus défaut. Si la confiance est vue par les sociologues contemporains comme une composante essentielle de tout régime démocratique (Giddens, 1994), de fait, les sociétés démocratiques sont plutôt des « sociétés de méfiance » et même de « défiance » (Algan et Cahuc, 2007). (Hardin, 2006) considère que c’est parce que l’on craint son déclin que les sciences sociales s’intéressent à la notion de confiance dans les sociétés modernes. (Cook, Hardin & Levi, 2005) pensent même que la confiance n’est pas nécessaire à la coopération sociale et soutiennent que l’on surestime largement le rôle de la confiance, aux dépens de celui d’institutions efficaces et fiables. De son côté, Eloi Laurent estime que « l’importance accordée par une recherche de plus en plus volumineuse à la notion de confiance est d’ailleurs inversement proportionnelle à la précision, en moyenne, des conceptions théoriques et des instruments empiriques mobilisés » (Laurent, 2006, p. 6).

Le paradoxe est donc que la « désinstitutionalisation » (Dubet, 2002) d’un ensemble croissant d’activités humaines (santé, éducation, travail, famille, amitiés, médias, etc.), qui renforce la complexité sociale, l’incertitude et le risque, va de pair avec une attente elle-aussi croissante envers un mécanisme de réduction de cette complexité par la confiance, alors même que la « crise de la confiance » est alimentée par une attitude et même, pourrait-on dire, une culture de la suspicion (O’Neill, 2002).

Réduire la culture de la suspicion, sur le plan analytique, c’est déjà très certainement sortir d’une conception purement cognitive de la confiance : la confiance est au minimum un phénomène temporel et séquentiel (Tazdaït, 2008), enchâssé dans des relations sociales et des institutions. C’est ensuite admettre que la digitalisation du monde induit de nouvelles lectures de la confiance, qu’on ne peut plus confiner à être l’ingrédient de l’image d’une société « immortelle », pour reprendre l’expression que Garfinkel empruntait à Durkheim, pour caractériser le caractère récurrent des activités humaines, et ainsi « souligner que la société précède ses membres et leur survivra ».

L’ouvrage dirigé par Milad Doueihi et Jacopo Domenicucci – La confiance à l’ère numérique – s’engage précisément à renouveler l’analyse de la confiance, en considérant d’une part « le numérique comme facteur civilisationnel » (p. 14[1]), et non comme une simple variable d’impact de la confiance contemporaine, et en se donnant pour problème « la structure socio-culturelle de la confiance » (idem), objet très différent des approches rationalistes qui domine le champ. L’inscription de la question de la confiance directement dans l’hypothèse d’une société d’ores et déjà numérique renvoie à l’invention de la cybernétique et surtout à l’anthropologie de l’internet, qui s’appuie on le sait sur la promesse d’une « augmentation » des capacités humaines d’intelligence par la coopération (Engelbart, 1962). C’est donc le pari d’un éclairage réciproque du numérique et de la confiance qui est osé. La coopération à large échelle ou entre anonymes, ou le témoignage – croyance acquise par le biais d’autrui – sont deux exemples typiques des inflexions de la confiance et de la fiabilité à l’ère numérique, où s’engendrent de nouvelles pratiques de confiance. De même la réputation enregistrée est-elle une nouvelle forme de capital social, déjà identifié dans Trust publié en 1995 par Francis Fukuyama, lequel reliait la notion de confiance à celle de performance macroéconomique. Mais d’autres effets plus micro s’y ajoutent, comme la construction toujours incertaine de notre réputation dans nos réseaux sociaux (Origgi, 2015). Plus généralement la confiance en ligne s’inscrit dans une multiplicité de tensions et de tâtonnements qui sont immanents au domaine où ils s’exercent, ce qui rend inopérant tout autre démarche que celle qui consiste à saisir le procès immédiatement à son début, sans le prédiquer justement d’une construction théorique a priori. C’est certainement une marque de fabrique de l’ouvrage, qui peut laisser le lecteur mal à l’aise, mais qui pourtant en constitue tout l’intérêt. Un autre danger, poursuivent nos auteurs, est de confondre la confiance et la sécurité. Pour ceux qui assimilent confiance et sécurité numérique (en anglais trusted computing), laquelle s’inscrit dès les premiers travaux de Wiener et Shannon dans le paradigme fonctionnaliste, la confiance est objectivable et mesurable dans la stricte mesure où la communication (le canal) et l’information (le message) le seraient.

Ni l’approche cognitive, ni l’approche sécuritaire de la confiance numérique ne suffisent, il faut élaborer un programme de recherche alternatif qui revendique une pragmatique ou même une clinique de la confiance numérique. Ce programme s’organise selon trois axes : la confiance dans les interactions en ligne, le rôle des artefacts et dispositifs et enfin la confiance au sein d’une société numérique.

La confiance dans les interactions en ligne

La confiance connectée correspond à notre vécu numérique quotidien dans les réseaux. Celui-ci nous confronte en permanence à des inconnus, qui nous exposent de fait à un ensemble d’incertitudes tout à fait spécifiques, contextuelles au niveau des espaces numériques fréquentés où il s’agit de dérouler l’interaction, mais aussi plus structurelles au sens où il s’agit de construire et mettre en scène une identité numérique et des conduites, articulées par ailleurs aux mises en scène elles-mêmes éditorialisées de nos interlocuteurs. Au-delà de la transaction immédiate, se sont aussi les métamorphoses dynamiques des modes de l’échange social qu’il faut pouvoir interroger. Le texte de Laurent Jaffro, « interactions en ligne et concept de confiance », ouvre la question originelle de l’ouvrage sur la pertinence de la notion de confiance pour comprendre les interactions en ligne. Ecartant les approches qui abordent la confiance indépendamment d’internet et des réseaux, ou bien qui se centrent sur la confiance « par excellence », qui est la confiance décidée (au sens de Luhmann), Jaffro revendique la nécessité d’une vision pluraliste et flexible de la confiance, qui reflète la véritable variété des usages. Sont identifiées dans le texte deux formes de confiances sollicitées en ligne, plus faibles que la confiance décidée : une confiance systémique (dans l’environnement de l’interaction) et une confiance épistémique dans les sources de connaissance (au cours de l’interaction), chacune s’ordonnant de plus sur une échelle du plus au moins. En ce sens l’échange conduit dans la durée est un préalable à la confiance, elle ne saurait donc le fonder. La confiance systémique est une composition de la familiarité et de la confiance assurée de Luhmann et c’est un préalable à la réflexion sur la confiance épistémique, car c’est à des environnements numériques auxquels nous avons d’abord à faire dans les interactions en ligne. La confiance épistémique relève, elle, de la fiabilité d’une source d’information, et non des agents, lesquels fondaient la traditionnelle confiance pratique. L’auteur invite donc à une rupture autour de la continuité entre les interactions naturelles et en ligne. Pour comprendre ces dernières, il faut rompre avec les formes courantes de la confiance naturelle (pratique et décidée) pour observer plus avant la confiance en ligne, systémique et épistémique. La question des obstacles à la confiance en ligne est finalement abordée avec la même perspective : leur caractère contingent – très dépendants de l’état des pratiques et des techniques – plutôt qu’inhérent. De plus la communication sur internet s’appuie sur des moyens de plus en plus variés pour rendre le contexte de l’interaction (et donc le comportement) plus ostensible (avatars, émoticônes, réalité mixte, etc.). Les obstacles ne sont pas indépassables, et la manière de les mitiger dépend fortement de la perspective adoptée. Le plus souvent, les auteurs cognitivistes dans la lignée de Hardin réduisent la confiance par excellence à la fiabilité, comme ils réduisaient la confiance systémique à la sécurité. L’important pour l’auteur est plutôt de mettre en avant ce que Sperber et Wilson (1989), bien que la théorie de la pertinence ne soit pas mobilisée ici, auraient appelé un environnement cognitif mutuel, où l’ensemble des hypothèses sont mutuellement manifestes pour tous les individus à un moment donné : il s’agit de rendre le plus manifeste possible au destinataire que je compte sur lui, et de ce fait « l’investir d’une forme de responsabilité à l’égard de mon attitude de confiance » (p. 57). En ce cas la manifesteté mutuelle est renforcée dans les approches évidentialistes et par les progrès technologiques par les indices, preuves et autres attributs de réputation permettant de renforcer la confiance rationnelle, dans la mesure où « la confiance (pratique) dans la fiabilité d’un agent est conditionnée par une confiance (épistémique) dans la fiabilité d’une preuve apparente » (p. 58). Il y a donc intrication des questions de confiance épistémique dans la confiance pratique. Plus globalement l’une des constructions de la confiance (pratique) en ligne repose aujourd’hui sur les systèmes de réputation qui instancient une des formes centrales de confiance (épistémique), sachant qu’il est toujours loisible aux agents d’affaiblir ou de renforcer la fiabilité des systèmes sociotechniques de réputation. C’est une illustration de plus du problème de la régressivité indéfinie du problème de la confiance, notamment systémique, lorsqu’on réduit la confiance à la sécurité. La meilleure piste demeure alors l’institutionnalisation empirique et pragmatique de la confiance autour d’états d’équilibre entre crédulité et précaution et impliquant des solutions technologiques de plus en plus intéressantes.

Contre les thèses pessimistes, le texte suivant de Thomas W. Simpson, « Téléprésence et confiance : une théorie des actes de langage appliquée à la communication médiée », approfondit justement comment les interactions en ligne confortent au contraire la « confiance reposant sur les indices ». Il y a bien possibilité d’une médiation numérique efficace de la confiance rationnelle, contrairement à l’affirmation de Philip Pettit, la seconde thèse dérivée étant qu’il n’y a pas forcément de gain à vouloir développer des médiations technologiques qui se rapprocheraient des interactions naturelles face à face, contrairement à ce qu’affirme Hubert Dreyfus. La nature désincarnée de la communication par téléprésence n’est pas incompatible avec la plupart des formes de confiance, même s’il est vrai qu’il est probable que la téléprésence ne puisse pas fonder certaines formes importantes de confiance. Il faut plutôt convenir que les propriétés spécifiques de telle ou telle technologie la rendent plus ou moins adaptée pour des actes de communication spécifiques. L’auteur s’appuie pour ce faire sur les actes de langage appliqués à la communication médiée numériquement pour traiter de la confiance reposant sur les indices, dans la mesure où le choix d’une technologie de communication fait partie de la dimension illocutoire de l’acte de langage. Pour paraphraser Austin (1970), la façon dont on dit quelque chose fait partie de ce qui est dit. L’auteur ramène en définitive l’élément de preuve essentiel dans la confiance en ligne à l’acte (illocutoire) de communication lui-même : le fait pour une personne de dire s’engager à faire ceci ou cela est généralement un motif décisif pour croire qu’elle le fera effectivement, et ce d’autant que « de meilleures technologies mettent à notre disposition un plus grand niveau implicite de communication », et restaurent ainsi les indices d’apparence, de circonstances et d’expérience. Par l’absurde, on le constate avec les appels vidéo sur téléphone portable, finalement peu utilisés, car jugés trop intrusifs. Plusieurs facteurs déterminent le choix de communiquer par téléprésence, comme la nature de la relation préexistante entre les personnes, l’objet de l’appel ou encore le type de support de communication. De ce point de vue la théorie de la richesse des médias qui prédique que les supports les plus riches permettraient une meilleure communication s’avère erronée, comme le montre l’exemple des appels vidéo. Le constat est le même s’agissant de la fidélité plus ou moins grande d’une technologie de téléprésence par rapport à la situation de face-à-face : il n’y a pas de corrélation entre le niveau de réalisme du moyen et l’efficacité de la communication par téléprésence. Conformément à la théorie des actes de langage, c’est fondamentalement l’intention du locuteur lorsqu’il réalise un acte locutoire qui fait le pont entre les traits caractéristiques d’une technologie (et la pertinence de son choix) et l’efficacité résultante de la communication.

La confiance dans les dispositifs numériques

En complément des interactions en ligne, nous sommes amenés à faire de plus en plus confiance à des dispositifs sociotechniques, en particulier à des agents numériques, qu’il s’agisse d’algorithmes, de réseaux et de plateformes, ou de moteurs. Là encore la question porte sur l’isomorphisme qu’il est nécessaire ou pas d’admettre entre les fonctionnements naturalistes et les interactions numériques. Et là aussi on retrouve cette distinction à faire entre la confiance familière et assurée (la confiance dans les dispositifs et les trusted machines) et la confiance décidée (la fiabilité des agents artificiels et les trustworthy machines), laquelle engage une délégation plus forte dans des dispositifs semi-autonomes. L’apprentissage automatique va devenir omniprésent dans l’économie et la société et les améliorations en cours avançant rapidement, le partenariat entre l’esprit et la machine s’en trouve bouleversé par rapport à ce qu’était la frontière dans le premier âge de l’intelligence artificielle. Les exemples de décision automatique de qualité commencent à être légions. Mais il s’agit comme toujours, nous semble-t-il, de se mettre en situation de trouver des critères permettant de distinguer la valeur externe (purement instrumentale et désengagée) de la valeur interne (morale et enchâssée dans une pratique instituée) d’une décision impliquant la rationalité pratique (McIntyre, 1981). Cette partie traite de trois cas de confiance dans les dispositifs : la confiance dans les artefacts en général, dans le cloud computing et dans la blockchain. Le premier texte de Christopher Thomson, « Faire confiance aux artéfacts – faire confiance à distance », rappelle ce qu’est un artefact, et quitte le rivage antérieur de la confiance systémique et de la confiance épistémique, tout autant que décidée, pour ramener la question de la confiance en un artefact à la confiance dans un objet fabriqué intentionnellement. Tout en le conservant, le critère de l’intention « saute » cette fois-ci de la confiance dans le dispositif à la confiance dans le concepteur. Autrement dit, bien qu’il soit vrai que nous ayons confiance implicitement envers un artefact pour remplir une fonction (ma voiture va démarrer) plus que prima facie dans ses concepteurs ou fabricants (les salariés de Honda Motor dans l’exemple) – ce que (Nickel, 2013) nomme la reliance, qui est une sorte de causalité – il convient selon Thomson de toujours distinguer l’action de l’attitude. Si l’on considère alors que reliance et confiance ne forment pas en fait deux processus distincts et séquentiels, comme l’affirme le point de vue traditionnel de la confiance par reliance, mais que l’attitude de confiance est en réalité unifiée, il s’ensuit alors en fait que je compte sur la voiture de Honda Motor pour démarrer, sous-entendant par là qu’elle est fiable en la matière, ce qui équivaut à « la production par Honda Motor d’une voiture qui démarre lorsque l’on met le contact » (p. 109). La confiance dans l’intention du concepteur est donc essentielle dans ce qui constitue la confiance dans un artefact.

Le texte d’Alexandre Mallard, Cécile Méadel et Franscesca Musiani sur le Bitcoin, « Les paradoxes de la confiance distribuée : l’architecture pair à pair et la confiance des utilisateurs dans le système Bitcoin », renvoie à un autre niveau de la confiance, la confiance institutionnelle. En effet le Bitcoin repose sur la technologie de la blockchain qui est vue pour beaucoup comme un système d’échange éponyme du principe de décentralisation totale, sans couche humaine ou institutionnelle (si ce n’est cryptographique), préfigurant en quelque sorte les « ordres spontanés » chers à Hayek, qui nous conduirait alors à une nouvelle forme de confiance, la confiance distribuée. La cryptomonnaie est congruente avec un certain néolibéralisme, qui voit dans la fin des institutions, tout particulièrement de l’État, la condition pour faire du marché la seule forme d’organisation sociale valable, et l’échange interindividuel sans médiation le paradigme de la pluralité. L’intérêt de l’article est alors de montrer qu’en réalité, et au-delà du déclin de fait du Bitcoin, la confiance distribuée est, conformément à la perspective de la sociologie de la traduction (Callon, 1986), activement construite et négociée par les discours des experts et leurs controverses, autour des liens entre les dispositifs techniques propres au Bitcoin et les conséquences et significations monétaires qui en découlent. Le caractère performatif de ces « forums hybrides » se lit dans l’alignement qu’ils opèrent, « c’est-à-dire de leur capacité à produire à la fois les représentations de la valeur [ici la monnaie], les pratiques selon lesquelles cette valeur se transforme et évolue et les dispositifs qui permettent sa mise en place » (p. 118). Les connaissances des experts et leurs controverses contribuent ainsi à donner forme à la confiance au sein du système, « participant par là même au partage de la définition de sa valeur en tant que monnaie » (p. 119). Mais plus profondément encore, le paradoxe de la confiance distribuée rejoint selon nous le paradoxe mis en avant dès 1937 par Ronald Coase : si les marchés sont si fabuleux, pourquoi tant de choses se passent-elles dans l’entreprise ? Contrairement à l’intuition, il semble au contraire qu’un marché pur et atomique ne peut fonctionner que dans un environnement où les institutions sont développées, fortes et fiables. Enfin, le texte de Boudewjin de Bruin et Luciano Floridi, « Le « cloud » : éthique du nuage informatique, s’accommode assez bien à ce que l’on sait aujourd’hui des avantages et des risques du « nuage », mais plus généralement des fonctionnements en réseau : plutôt que d’exercer une pression sur les clouders au risque de les déresponsabiliser en direction un juridisme excessif et pointilleux, il est plus pertinent de chercher à favoriser chez eux une vertu épistémique particulière, « l’interluminosité » (interlucency en anglais) dans la communication des clouders avec leurs clients, proche d’un common knowledge à la Lewis ou de la compréhensibilité chez Habermas[2]. Ici, l’« agent interlumineux met un point d’honneur à adapter les informations fournies au public qu’il souhaite atteindre, et il vérifie activement si son public le comprend » (p. 155). Autrement dit, sous-entendent nos auteurs, le champ de la théorie des vertus épistémiques ou de l’éthique appliquée est particulièrement judicieux pour comprendre comment il peut être intéressant et performant de chercher à orienter normativement le comportement individuel humain, au-delà de la simple confiance rationnelle. Dès lors que les sociétés d’hébergement feraient preuve d’interlucency, la pression restrictive devrait en toute logique s’exercer sur les entreprises utilisatrices du cloud : là aussi, en conformité avec le néolibéralisme d’un Hayek, l’idée est de ne pas mettre de pression restrictive chez les innovateurs pendant la phase de développement, et de reporter, temporairement, le risque chez le consommateur.

La confiance dans une société numérique

A un dernier niveau la confiance s’apparente à l’infrastructure même d’une société, au sens où la numérisation de la société conduit graduellement la personne à être de plus en plus immergée totalement ou partiellement dans un environnement artificiel au niveau de ses sens, ou ses actions sensorimotrices autant que cognitives s’effectuent elles-aussi totalement ou partiellement dans un environnement artificiel, et où enfin cet environnement artificiel est lui-même un moyen d’enregistrement et de stockage, le « code infrastructurel du numérique » comme le nomme Jacopo Domenicucci et Milad Doueihi dans la troisième partie de l’ouvrage consacrée à « La confiance en devenir », bref, un moyen de mémorisation et d’interactivité en temps réel, ouvrant à de considérables capacités de vérification, d’accumulation et de partage, mais aussi de fonctionnements psychiques différents marqués par la prévalence de mécanismes de défense nouveaux et de pathologies émergentes. La protection de la vie privée (privacy en anglais) y joue en quelque sorte le rôle de paradigme, les revendications de son abandon relevant de ce geste typiquement postmoderne tout autant que néolibéral, visant à lever toutes les séparations illustratives des formes de pouvoir-savoir, ici entre la séparation entre vie publique et vie privée. Alors qu’on peut admettre que la privacy semble être une des clés de la confiance dans le monde numérique, en continuité de l’apriori du monde naturel, en réalité le déni autour des questions de protection de la vie privée aujourd’hui chez la plupart des personnes s’apparente à ce que Weick (1995) évoquait pour faire comprendre pourquoi il est si difficile de construire du sens à partir de situations peu vraisemblables. Il prenait l’exemple bien connu du syndrome des enfants battus qui représente une part significative des hospitalisations dans les pays développés mais où pourtant la majorité des cas ne sont pas dénoncés, les personnes craignant de ne pas être crus. Le texte de Tobias Matzner, « La privacy dans les médias numériques : une approche arendtienne », ouvre sur le statut de la privacy à l’ère numérique. S’appuyant sur la pensée de Hannah Arendt (Arendt, 1958 ; 1968), Matzner réactive en quelque sorte le débat philosophique « libéraux et communautariens » qui a engagé, autour de la Théorie de la justice de John Rawls (1971), de nombreux auteurs contre les conceptions du « moi désengagé » qui sous-tendent la théorie libérale – l’Unencumbered Self de Michael Sandel (1984) – au profit d’une conception qu’on pourrait dire néo-aristotélicienne d’un « sujet politique pris dans une situation sociale déterminée » (p. 174). Dès lors, « cette nouvelle approche ancre la valeur de la défense de la vie privée dans une forme de pluralité plutôt que dans l’individualisme » (idem). C’est donc la conception d’une autonomie du sujet qui est questionnée. Le texte de Jessica Feldman s’inscrit résolument dans la pensée critique et la dénonciation, pourrait-on dire, de la société de la surveillance et de la biopolitique (Foucault, 2004) qui s’exerce sur la vie des individus et les populations, tout en mobilisant elle-aussi la critique du totalitarisme de Hannah Arendt, ce qui lui permet de théoriser à nouveaux frais la surveillance et la police prédictive à l’ère numérique. La surveillance contemporaine s’inscrit dans la « logicalité » (Arendt, 1968) de l’État sécuritaire néolibéral et est moins considéré comme une forme sophistiquée de voyeurisme vide que comme le résultat, en tant qu’acte de pouvoir déconnecté et distant, d’un sentiment de solitude, où le désir solitaire de regarder l’objet émane paradoxalement d’une aspiration à créer un lien avec autrui. Appliqué à la vie contestataire et sa répression, le texte de Jessica Feldman, « Confiance et testaments : questions de vie privée et d’écoute éthique à l’ère de la surveillance de masse ex-ante », invite à dépasser le critère habituel du consentement pour réguler la surveillance, ceci dans la mesure où « abandonner ses informations personnelles et participer volontairement à diverses formes de surveillance par l’intermédiaire des réseaux sociaux s’est largement normalisé » (p. 201) et lui substitue une longue liste des effets et conséquences dommageables aussi bien politiquement que psychologiquement de l’écoute et de la surveillance généralisée et prédictive. Sortir de la conception néolibérale de l’individu autonome signifie alors ré-articuler la confiance, et en particulier la question critique du stockage à long terme des traces numériques, autour d’une subjectivité au contraire situationnelle, construite contextuellement, interpersonnelle et enfin à identité fluctuante. Enfin, le texte de Maurizio Ferraris, « Post-vérité : le défi de la défiance », se propose d’interpréter la post-vérité qui sévit sur les réseaux directement comme un accomplissement du postmodernisme philosophique. On connaît la posture de Ferraris en faveur d’un « nouveau réalisme » (Ferraris, 2014) et c’est de ce point de vue qu’il demande à distinguer la post-vérité de l’intox ou du mensonge : elle est au contraire au cœur du postmodernisme, qui a prôné le relativisme et le constructivisme de la connaissance. Le postmodernisme tend en effet à ramener la vérité non pas à la correspondance entre la chose en soi et ce qu’on en dit (ancien réalisme) mais à la correspondance entre ce qui est dit et les convictions personnelles de celui qui l’énonce, ce qui tend alors à réduire les questions de vérité comme objectivité à la vérité comme communauté (ou des monades ou des tribus comme les appellent Ferraris). La vérité comme objectivité et même, plus ontologiquement encore, la réalité, sont ainsi la cible de tous les projets de déconstruction, qui ont cherchés selon Ferraris à réinstaller après Nietzche et Heidegger un régime dionysiaque et romantique valorisant le désir, les sentiments ou l’émotivité et le corps – bref les ingrédients de la volonté de puissance – au détriment de la raison et de l’intellect considérés comme des formes de domination. Dès lors « l’origine de la post-vérité réside dans la tendance de la philosophie contemporaine à jeter le discrédit ou le soupçon sur la réalité » (p. 227), ce qui fait clairement le lit du populisme, selon Ferraris. Ferraris recourt aux maximes conversationnelles de Grice (Grice, 1979) pour caractériser la vérité alternative, laquelle viole systématiquement les maximes de qualité, de véridicité, de quantité et enfin de pertinence. Le nouveau réaliste s’accommode de la thèse postmoderne qui veut que l’ontologie (ce qui existe) dépende fortement de l’épistémologie (ce que nous savons ou croyons savoir) mais sans en tirer la conclusion relativiste habituelle. Ce qu’oublie le postmodernisme c’est qu’il existe un opérateur qui lie l’ontologie à l’épistémologie, l’être à la vérité, que Ferraris nomme « technologie ». La vérité est relative aux instruments techniques de vérification et donc le résultat technologique du rapport entre ontologie et épistémologie. Le tort des postmodernistes est de plus de sous-estimer complètement l’ontologie – la résistance du réel à la pensée – et inversement de surestimer complètement l’épistémologie, le pouvoir et l’importance de la pensée. Le néoréalisme proposé par Ferraris s’inscrit au contraire dans une tercéité peircienne qui médiatise la relation de l’épistémologie à l’ontologie par la technologie.

Conclusions

L’ouvrage dirigé par Milad Doueihi et Jacopo Domenicucci est donc tout à fait important pour celles et ceux qui s’intéressent à la confiance numérique, pour au moins deux raisons. Il trace un véritable programme de recherche sur la confiance, complètement renouvelé et dont les différentes problématiques sont clairement structurées, qui forme aussi l’horizon actuel ou à venir de la plupart des organisations contemporaines. En effet, on doit être convaincu que les individus, les institutions et les communautés sont ou vont être confrontés à brève échéance à la question de la confiance, dans tous les aspects de leur activité, c’est la contrepartie du développement considérable des interactions médiées à l’ère numérique, au moment où s’installe concurremment une « société de défiance ». Au-delà des quelques débats conceptuels nécessaires qui en jalonnent les contributions, le volume permet de toucher très concrètement du doigt, sans concession envers la complexité intrinsèque des différents sujets, les questions tout à fait vitales qu’engage la gestion de la problématique de la confiance.

Au-delà de l’enjeu sociétal et du nouveau programme, il y a en second lieu les positions et les résonances ou ces intersections qui en viennent à les amplifier, chemin faisant de la lecture de l’ouvrage. On ne peut pas dire que ces manières arrivent d’un bloc, elles  expriment plutôt une action qui commence. Certainement donc de « l’intérêt inchoatif » de l’ouvrage, comme le désigne les auteurs, et de sa construction, au grès de l’évolution des pratiques et conceptions fiduciaires. Ces positions et leurs intersections forment in fine un motif récurrent, une petite musique qui dessine le contour d’un programme fort sur la confiance numérique, dont les slogans pourraient être : sortir d’une conception unilatéralement cognitive ou rationnelle de la confiance ; l’aborder directement dans ses morphologies numériques ; ne pas la réduire à la sécurité ou à la fiabilité ; considérer que la confiance numérique n’est pas quelque chose d’observable, qu’on pourrait acquérir, mais comme une qualité émergente qui réside dans les interactions des actants, et distribuée à travers la « totalité » du système étudié ; développer dès lors une pragmatique ou une clinique de la confiance numérique, pour mieux en observer les manifestations plurielles, flexibles, situées et donc toujours « en construction » : porter enfin la question de la confiance numérique au niveau politique de son inscription contemporaine dans la conception néolibérale de la société et au niveau philosophique de la conception postmoderne de la vérité.


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[1] Les références à l’ouvrage commenté seront uniquement indiquées par un numéro de page entre parenthèses.

[2] L’interlucency serait une vertu épistémique régissant toute communication éthique effective. Les personnes dotées de cette vertu essayent de se placer dans la position d’autrui et d’adopter leur perspective. Elles sont attentives à ce que dit autrui et manifeste ostensiblement leur interprétation afin de favoriser le retour d’information de leurs interlocuteurs.

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