Proto-philoune

Protophilo – Ce que Descartes n’a pas dit

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Marc Goetzmann – Doctorant Contractuel Chargé d’Enseignements, Centre de Recherches en Histoire des Idées. Université de Nice Sophia Antipolis.

À l’occasion du rendez-vous Protophilo organisé par la bibliothèque Cuzin de l’Université Paris 1, le mercredi 6 janvier 2016, Denis Kambouchner revenait sur la genèse de son ouvrage : Descartes n’a pas dit, et expliquait la nécessité, pour certains auteurs, de pratiquer une « histoire négative » de la philosophie, enfin de mieux les enseigner. L’équipe d’Implications Philosophiques vous propose un compte-rendu de cette rencontre.

 

Temps longs et temps courts de l’écriture

 Descartes n’a pas dit, que Denis Kambouchner présentait lors de ce nouveau Protophilo, n’est pas une nouvelle monographie. Il est bien plutôt, comme son sous-titre l’indique, « un répertoire des fausses idées sur l’auteur du Discours de la méthode, avec les éléments utiles et une esquisse d’apologie ». Denis Kambouchner a ainsi choisi de proposer à ses lecteurs une forme de livre à tiroirs, ou chaque entrée correspond à une idée reçue ou à une généralité quelque peu exagérée sur la philosophie de Descartes.

Denis Kambouchner a insisté devant l’assistance sur le fait que le temps d’écriture s’inscrivait réellement dans la « durée ». En d’autres termes, des livres différents ont des temps et des durées d’écriture différents. Là où une monographie, davantage classique, aurait pu être une entreprise longue et difficile, Descartes n’a pas dit a pu être écrit sur un temps relativement court, peut-être parce que l’idée même était le fruit d’années d’expérience en tant qu’enseignant spécialiste de Descartes.

C’est en effet en ayant accumulé à la fois les études sur Descartes et les cours sur cet auteur, notamment d’agrégation, et donc gardant à l’esprit les questions de ses étudiants, que Denis Kambouchner a écrit ce livre.

Une « histoire négative » de la philosophie ?

L’ouvrage lui-même est un petit volume, d’une simplicité formelle qui fait de lui un bel objet. Comme le note Denis Kambouchner, l’ouvrage en lui-même aurait pu être bien plus long. Il ne contient qu’une vingtaine de thèmes et n’aborde pas, entre autres, la question du fameux « doute » cartésien, et de ce que Denis Kambouchner appelle son « sérieux ».

Le format court de l’ouvrage tient à la volonté affirmée de son auteur de mettre la lecture sous le signe du « jeu », que l’on retrouve dans le titre (qui évoque presque un « Jacques a dit ») comme dans le style du livre, agréable à lire, parfois présenté sous forme d’enquête ou de dialogue. Ce « jeu » est motivé par la volonté de faire (re)venir le plus grand nombre de lecteurs possibles vers les textes mêmes de Descartes.

Amener les lecteurs à se replonger dans Descartes est d’autant plus important que les idées reçues sur cet auteur sont légion. Une telle « histoire négative » de la philosophie pourrait être concevable et s’étendre à d’autres auteurs, mais, pour Denis Kambouchner, certainement pas à tous. Le format de l’ouvrage, dont ses lecteurs pourraient souhaiter qu’il inaugure une collection tout entière, ne saurait être adapté à tous les auteurs, car tous ne voient pas, comme Descartes, leur système réduit à une suite d’idées reçues.

Les raisons du « cas Descartes »

Selon les mots de Denis Kambouchner, certains auteurs de l’histoire de la philosophie connaissent un important « coefficient d’adultération ». Quant à Descartes, qui pose pour lui « un problème particulier », les causes en sont multiples, quelque peu obscures, mais on peut en deviner certaines :

Descartes étant un « classique » des classes terminales depuis 1832 (après son ajout par Victor Cousin au programme de la classe de philosophie), et une figure, presque un « personnage » de la culture française commune, les approximations et les simplifications à son sujet n’ont pu qu’être décuplées. C’est en somme le destin inévitable de ces personnages mythiques de l’histoire de France.

Le contexte de publication des œuvres de Descartes est évidemment à prendre en compte. Descartes montre en effet à son époque une grande prétention novatrice, et c’est peu dire que son œuvre a déclenché les passions parmi les « doctes » et dans « l’Europe savante ». Son souci d’éviter les controverses a visiblement été un échec, et l’on trouve en France une longue histoire des disputes autour de la philosophie cartésiennes, qui ne sont pas tout à fait terminés à notre époque, malgré un certain apaisement des esprits. On pensera notamment à l’ouvrage d’Antonio Damasio, L’erreur de Descartes, dont le titre voulu accrocheur renvoie en réalité à une lecture minimale de l’œuvre du philosophe, et à la facilité avec laquelle Descartes a toujours pu faire office de figure négative.

Outre les causes externes, cet important « coefficient d’adultération » trouve peut-être son origine dans la philosophie cartésienne elle-même, qui, voulant proposer des principes aussi clairs que peu nombreux (pensons notamment à la Lettre-préface des Principes de la philosophie), a parfois pu donner l’illusion que la pensée de Descartes pouvait être résumée à quelques formules simples, tenant sur un petit feuillet. Ces moments de récapitulation ont pu facilement masquer les nuances de sa pensée, et surtout celles de son écriture.

Les traductions ont joué dans ce cas un rôle essentiel, dans la mesure où les modalisateurs que Descartes applique à ses propres affirmations ont souvent été « oubliés ». Descartes n’a pas dit travaille donc nécessairement à l’encontre de ces raccourcis, où ce que Descartes affirme comme « vraisembable » ou comme « en quelque façon semblable » devient, sous la plume des traducteurs et des commentateurs, le nécessaire ou l’identique.

C’est pourquoi un effort de déconstruction des idées reçues est aussi important s’agissant de ce genre d’auteurs, pour lesquels on néglige souvent de se plonger au cœur des textes. Pour Denis Kambouchner, une véritable « ascèse » est nécessaire dans ces cas-là, afin de faire le tri entre ce que dit vraiment un auteur, et ce qu’on lui a fait dire.

L’âme sans le corps ? Un exemple de ce que Descartes n’a pas dit.

 Un exemple frappant est l’idée que l’âme pourrait penser indépendamment du corps. Or, pour Descartes, les pensées que l’âme peut avoir sans aucune contribution du corps se rapportent à des notions « purement intellectuelles », qui sont en très petit nombre. D’autre part, il convient de distinguer entre telle pensée déterminée et un processus de pensée : jamais Descartes ne suggère qu’un processus de pensée, nécessairement discursif, soit possible sans aucune contribution du corps. Pour penser, n’avons-nous pas toujours besoin de signes, qui ont une existence physique ?

Du reste, Descartes, qui propose une distinction nouvellement rigoureuse entre la chose pensante et la chose étendue, mentionne parfois positivement le dogme chrétien de résurrection des corps (voir à Chanut, 6 juin 1647 ; à ***, mars ou avril 1648). Nous ne sommes donc pas faits pour être de purs esprits, ni dans cette vie, ni même dans l’autre !

Un ouvrage accessible et destiné à tous

 Denis Kambouchner n’a pas voulu que cet ouvrage soit limité à un public particulier, et moins encore qu’il prenne la forme d’un ouvrage purement scolaire, à destination par exemple des jeunes bacheliers. Il a souhaité que son ouvrage puisse intéresser des collègues et des spécialistes de l’auteur, tout en étant lisible par de jeunes ou très jeunes étudiants, en évitant d’accumuler le jargon et les concepts les plus techniques, avec parfois l’équivalent d’une forme romanesque.

Denis Kambouchner a ainsi travaillé à combattre toute simplification, tout en recherchant une certaine efficacité pédagogique. Il s’agissait de concilier la subtilité de la philosophie de Descartes avec le souci de l’enseigner.

Plus généralement, il déplore et souhaite combattre l’étanchéité entre les publications parascolaires et les productions savantes d’autre part. Surtout, contre une tendance qu’il estime générale à abandonner le contact avec les textes fondateurs, il convient d’aménager et de valoriser l’expérience des textes les plus riches et les plus forts.

Conclusion

 Enfin, Denis Kambouchner propose un principe de lecture pour l’ensemble de l’œuvre de Descartes, en citant le philosophe lui-même : si Descartes affirme que la métaphysique est la plus restreinte des parties de la philosophie mais aussi la plus difficile (Epître à Voetius, 1ère partie), on peut retourner cette affirmation en soulignant que la métaphysique est certes la partie la plus difficile de la philosophie de Descartes, mais aussi la plus restreinte. C’est pourquoi des éléments sur lesquels se focalise l’enseignement de la pensée de Descartes, comme le célèbre cogito, doivent être remis à leur place exacte, qui est à la fois hautement significative et très limitée, si l’on considère le nombre extraordinaire et la diversité remarquable des questions à l’élucidation desquelles la pensée cartésienne s’est attachée. Descartes n’a pas dit permet ainsi de clarifier certains éléments de la métaphysique cartésienne, tout en offrant un aperçu de la richesse de la pensée qui se trouve au-delà, dans les profondeurs de l’œuvre.

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