Technique et technoscienceune

Qu’est-ce que la « marge d’indétermination »?

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Yuk Hui est post-doctorant à l’Université Leuphana de Lüneburg, et membre du CIDES

     Cet article vise à problématiser l’idée simondonienne de marge d’indétermination, qui dans Du mode d’existence des objets techniques (MEOT) n’a pas atteint la clarté qu’elle mérite, alors même qu’elle joue un rôle central dans sa critique de la cybernétique ainsi que dans sa conception de cette pensée réflexive qu’est la « technologie générale » à venir – en tant que « mécanologie » proprement philosophique. L’obscurité de cette idée nous conduira à une réflexion sur l’actualité étonnante du MEOT comme aussi bien sur sa partielle obsolescence possible, mais également sur la question de la « sensibilité » dans les machines, qui conditionne une nouvelle expérience du monde. À cette fin, nous rappellerons brièvement le contexte et le projet général du MEOT, avant de nous intéresser aux passages où Simondon utilise l’idée de marge d’indétermination.

Le contexte et le projet général d’un ouvrage visionnaire

     MEOT fut publié il y a presque soixante ans (1958), alors que la troisième révolution industrielle se profilait et que l’on commençait à peine d’anticiper l’arrivée de la révolution informationnelle qui l’accomplirait véritablement. Cette anticipation est hautement incarnée par le livre de Simondon, que l’on peut en ce sens concevoir comme une singularité historique. Ses objets d’étude sont essentiellement les dispositifs électroniques, surtout ceux dont les fonctionnements reposent sur la mécanique quantique, les théories électromagnétiques et la cybernétique de Norbert Wiener. Dans MEOT, on peut trouver des exemples comme la diode, la triode, la tétrode, la pentode, la radio et la télévision. C’est dans le contexte de cette période des technologies dites  « analogiques » que nous pouvons le mieux comprendre le sens de la  « concrétisation » des objets techniques, parce qu’elle commence d’y connaître sa phase proprement hyper-industrielle de l’ « individualisation » poussée des machines au sein des « ensembles techniques », grâce à la réorganisation des relations causales à travers une nouvelle matérialité rendue possible par les flux des électrons et les signaux[1].

Tortue de Grey Walter

Tortue de Grey Walter

     Simondon écrit dès la première page du livre que son intention est de « susciter une prise de conscience du sens des objets techniques »[2]. Pour bien saisir ce propos, il est nécessaire de s’intéresser en profondeur aux objets techniques, et il ne suffit pas de  construire une phénoménologie – toujours fondée sur le paradigme de la perception -, qui selon  Simondon est « terriblement dangereuse »[3] si elle ignore largement les schèmes à l’intérieur de l’objet technique. Dans un fonctionnement réside un schème qui n’est pas absolument défini, et qui est moins limité que le sens pragmatique de l’objet compris comme outil ayant pour finalité un usage[4].

     L’invention et la réalisation des objets techniques sont centrales dans l’enquête de Simondon, et la refonte du concept d’information y est quant à elle fondamentale pour réinventer une philosophie de la technique qui prendrait ses distances vis-à-vis de tout substantialisme comme de tout hylémorphisme[5]. De L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information (ILFI) à MEOT on trouve la poursuite d’une critique et d’une réinvention philosophique reposant sur un concept lui-même renouvelé d’information. Une telle entreprise théorique se déploie comme « technologie générale » via la « mécanologie », terme utilisé antérieurement par Jacques Lafitte et Raymond Ruyer[6]. En tant qu’elle est vouée à devenir technologie générale, la mécanologie est une discipline philosophique qui vise à résoudre le problème de l’aliénation technologique par la technologie – bien comprise -, à la manière de ce que fait Nietzsche quand il propose de surmonter le nihilisme par le nihilisme. Cette pensée technologique est guidée par un humanisme technologique tout à fait distinct de cet humanisme qui plaçait l’homme au centre du cosmos, et qui représente aux yeux des adversaires actuels de l’humanisme sa figure principielle et constante. Simondon, lui, affirme au contraire que « chaque époque doit découvrir son humanisme, en l’orientant vers le danger principal d’aliénation»[7]. Tels sont le contexte et le projet général à partir desquels nous pourrons problématiser l’idée de marge d’indétermination, et en montrer peut-être les limites.

Aspects fondamentaux de l’idée de marge d’indétermination

     Afin d’entrer dans cette idée, on peut d’abord s’attacher à celle de « détermination ». Cette dernière désigne un mode d’individuation  à  l’œuvre dans l’hylémorphisme d’Aristote, ou dans la détermination négative de Spinoza – « omnis determinatio est negatio ». Or, ces pensées ne suffisent précisément pas pour comprendre vraiment l’individuation en tant que genèse : sans répéter ici la critique que leur adresse Simondon, on peut tout au moins rappeler qu’à ses yeux, dans le mode hylémorphique de l’individuation la forme, déjà individuée, impose une essence à la matière brute et passive. L’hylémorphisme ne peut donc pas expliquer l’individuation, puisqu’il présuppose ce dont il s’agit de rendre compte. Il en va de même pour la détermination comme négation, parce qu’elle n’est qu’une  des phases de l’individuation. La marge d’indétermination, elle, révèlera une individualité subtile des objets techniques.

     Son sens est d’abord purement fonctionnel. Une marge d’indétermination signifie que la machine porte en elle une capacité d’autorégulation. Simondon la définit précisément comme ce qui « permet à la machine d’être sensible à une information extérieure »[8]. La marge d’indétermination est donc ce qui rend la machine sensible aux différentes sortes d’information d’entrée : la machine ne doit pas accepter toutes les informations d’entrée, mais elle est capable de sélectionner les signaux et de tolérer les bruits. L’information se situe entre le hasard pur et la régularité absolue, dit Simondon, et c’est pourquoi la machine ne doit pas être complètement déterminée ni indéterminée, elle  exige seulement une « réduction de la limite de l’indétermination ». La marge d’indétermination suppose en ce sens que les machines aient des schèmes flexibles, qui leur permettent de devenir « sensibles ». Prenons un exemple concret : un amplificateur de signal fidèle n’a pas de marge d’indétermination, parce qu’il n’a pas besoin d’interpréter les informations d’entrée, il ne fait qu’amplifier tout ce qui lui arrive, que ce soit de l’information ou du bruit. Un amplificateur avec la fonction de réduction de bruit  impose une réduction en tant que limite à l’indétermination, parce qu’il est capable de distinguer l’information du bruit, selon les schèmes prédéterminés de l’information, du pattern et du hasard pur, par exemple, couper les ondes au-dessous ou au-dessus de certaines fréquences.

     Le second aspect de l’idée de marge d’indétermination réside dans la critique qu’elle entend rendre possible de l’automatisme. C’est ici l’aspect le plus intéressant mais aussi le plus problématique du discours de Simondon. Pour ce dernier, l’automatisme est le niveau le plus bas de la perfection technique. L’automate possède des schèmes rigides, il ne peut pas tolérer d’information d’entrée hors des paramètres déjà définis, c’est-à-dire prédéfinis et prédéterminés. Prenons toutefois un peu de recul : de quel type d’automate s’agit-il ici ? Selon Simondon, l’automation constitue d’abord un phénomène de la deuxième révolution industrielle : c’est l’image de l’automate qui répète indéfiniment la même opération dans l’usine, et qui fait perdre à l’homme son statut d’individu technique du fait du couplage machiniste et aliénant entre la machine automatisée et l’homme. Ici, Simondon propose une vision restrictive de l’automatisme qui ne correspond sans doute pas à ce que la cybernétique, mais aussi notre époque, entendent par là. Pour mieux comprendre le problème, il faut rappeler que dans MEOT, Simondon a proposé une distinction entre la « machine ouverte » et la « machine fermée », la marge d’indétermination y jouant un rôle à la fois explicite et ambigu :

L’automatisme, et son utilisation sous forme d’organisation industrielle que l’on nomme automation, possède une signification économique ou sociale plus qu’une signification technique. Le véritable perfectionnement des machines, celui dont on peut dire qu’il élève le degré de technicité, correspond non pas à un accroissement de l’automatisme, mais au contraire au fait que le fonctionnement d’une machine recèle une certaine marge d’indétermination. C’est cette marge qui permet à la machine d’être sensible à une information extérieure. C’est par cette sensibilité des machines à de l’information qu’un ensemble technique peut se réaliser, bien plus que par une augmentation de l’automatisme. Une machine purement automatique, complètement fermée sur elle-même dans un fonctionnement prédéterminé, ne pourrait donner que des résultats sommaires. La machine qui est douée d’une haute technicité est une machine ouverte, et l’ensemble des machines ouvertes suppose l’homme comme organisateur permanent, comme interprète vivant des machines les unes par rapport aux autres[9].

     Si le degré de la marge d’indétermination est ce qui définit le degré de perfection technique d’une machine, où se trouve la démarcation entre la machine fermée et la machine ouverte ? À suivre MEOT, on peut en fait classer ici les machines selon trois groupes: 1) la machine à automatisme pur ; 2) la machine auto-régulée ; 3) la machine réellement ouverte sur son « milieu associé »[10]. Les machines du premier groupe sont des « machines fermées », ainsi que certaines machines du deuxième groupe comme le thermostat de W. Ross Ashby, mais ce dernier n’est qu’un exemple cybernétique très pauvre. Par ailleurs, entre certains machines cybernétiques du groupe 2 et le groupe 3, il y a une continuité qui reste ambiguë dans la définition de la marge d’indétermination, et qui nous empêche de voir clairement ce qui sépare Simondon de la cybernétique. Mais afin de problématiser encore davantage son propos, il convient d’aborder enfin la question de ce que Simondon nomme un « transducteur ».

La question du « transducteur »

     Tous les êtres portent en eux un mécanisme d’accumulation comme d’actualisation de l’énergie potentielle. Le transducteur, lui, n’est pas ce qui stocke l’énergie potentielle ou l’actualise, mais ce qui se situe entre les deux « domaines », dit Simondon, de l’accumulation et de l’actualisation, et il fonctionne comme un convertisseur d’une forme de l’énergie en une autre forme. Or, Simondon qualifie à cet égard le transducteur de « marge d’indétermination » :

Il [le transducteur] est véritablement le médiateur entre ces deux domaines, mais il n’est ni un domaine d’accumulation de l’énergie, ni un domaine d’actualisation : il est la marge d’indétermination entre ces deux domaines, ce qui conduit l’énergie potentielle à son actualisation. C’est au cours de ce passage du potentiel à l’actuel qu’intervient l’information ; l’information est condition d’actualisation[11].

Selon l’usage auquel on le destine, le transducteur peut prendre plusieurs formes, telle celle d’un dispositif technique qui convertit un signal en un autre, par exemple un signal lumineux en un signal nerveux, un signal sonore en un signal électrique. On peut dire qu’un transducteur est ce qui module. Simondon fait alors une analogie entre les êtres vivants et les machines en tant que transducteurs[12], mais avec cette différence que la capacité à résoudre un problème n’appartient qu’à l’être vivant : Simondon donne l’exemple de l’homéostat d’Ashby, qui ne sait pas résoudre un problème – une telle démarcation entre l’objet technique et l’être vivant est aujourd’hui objet de débat. La marge d’indétermination dans les objets techniques ou dans les êtres vivants est capable de fonctionner comme un relais, en amplifiant les relations, qui à leur tour déclenchent une transformation de la structure – la transduction implique un changement agrégatif et structurel. La question que nous voulons poser repose alors sur un prolongement de l’analogie faite par Simondon et une transposition de l’idée de transducteur sur le plan social : l’objet technique en général peut-il fonctionner comme un transducteur et une « marge d’indétermination » entre l’individu et son monde humain ? Cela reviendrait à envisager que par-delà sa finalité décidée par l’homme qui agit sur le monde via l’objet, cet objet serait le lieu d’effets en retour du monde humain sur l’individu. Dans ce cas, l’objet technique serait lui-même compris comme une opération d’information et une médiation où la modulation des relations transindividuelles rend possible une résonance interne[13]. Nous appliquons ici la notion de résonance interne à la relation entre l’individu et son monde humain via l’objet, selon le modèle de cette relation  envisagée par Simondon entre l’homme et la « société d’objets » :

Loin d’être le surveillant d’une troupe d’esclaves, l’homme est l’organisateur permanent d’une société d’objets techniques qui ont besoin de lui comme les musiciens ont besoin du chef d’orchestre. Le chef d’orchestre ne peut diriger les musiciens que parce qu’il joue comme eux, aussi intensément qu’eux tous, le morceau exécuté ; il les modère ou les presse, mais est aussi modéré et pressé par eux ; en fait, à travers lui, le groupe des musiciens modère et presse chacun d’eux, il est pour chacun la forme mouvante et actuelle du groupe en train d’exister ; il est l’interprète mutuel de tous par rapport à tous. Ainsi, l’homme a pour fonction d’être le coordinateur et l’inventeur permanent des machines qui sont autour de lui. Il est parmi les machines qui opèrent avec lui[14].

Ouverture : les enjeux politiques de la question

     Nous n’avons pas voulu nous maintenir jusqu’au bout dans une réflexion purement technologique, mais nous diriger vers une pensée psychosociale – ou « cybernétique » au sens le plus large -, voire une pensée de l’ « individuation technique » au sens de Bernard Stiegler. Ce dernier nous permet en effet de politiser le problème de la marge d’indétermination, ce que nous ferons à travers quelques observations rapides et éparses :

Les automates sont les « machines fermées » (Simondon), ils possèdent donc très peu d’effet transductif dans leur fonctionnement ainsi que dans la relation homme-machine. Mais le terme « automation », dans ce qu’on appelle la « révolution industrielle 4.0 », n’est plus l’automation que Simondon a décrite. La révolution industrielle 4.0 propose une « smartification » et une « cybernétisation » de tous les objets comme de tous les espaces, pour amener à une nouvelle forme de consommation et à une forme de vie quasiment automatisée ;

Deux ans avant la publication de MEOT, c’est-à-dire en 1956, eut lieu la première conférence de Dartmouth organisée par John McCarthy, Marvin Minsky, Nathaniel Rochester et Claude Shannon. À partir de ce moment, une histoire de l’intelligence artificielle au sens étroit a commencé. L’intelligence artificielle met l’accent sur la simulation d’intelligence et la résolution des problèmes. Comment peut-on situer la marge d’indétermination dans le discours de l’intelligence artificielle motivée par le « problem solving »? Prenons l’exemple du robot Asimo de Honda. Il est difficile de dire qu’il lui manque une sensibilité aux informations extérieures et qu’il n’est pas une machine ouverte, mais peut-on pour autant en conclure qu’Asimo a réalisé le projet de Simondon ? Peut-être la perspective décrite plus haut sous le nom de « question du transducteur » nous permettrait-elle de remettre en dialogue la critique de Simondon avec l’intelligence artificielle, car il s’agit moins d’une organisation de l’information à l’intérieur de la machine que d’une relation renouvelée entre l’homme et la machine. C’est ce dernier aspect qui est manquant dans le discours de l’intelligence artificielle ;

Nous ne travaillons plus avec des machines individuelles, ni avec l’ensemble technique que décrit Simondon, mais avec des systèmes techniques de différentes échelles, de différents degrés de concrétisation, connectés à travers des  appareils comme les smartphones, les ordinateurs ou toutes sortes d’objets qui possèdent une certaine capacité de computation et de réticulation. La division entre la machine ouverte et la machine fermée selon la marge d’indétermination semble plutôt vague dans un système technique – nous faisons référence au Système Technicien de Jacques Ellul, où l’auteur propose d’étendre l’analyse simondonienne de l’objet technique et de l’ensemble technique au système technique.  Nous sommes obligés de réinventer le concept de marge d’indétermination, non seulement pour les individus techniques, mais aussi pour les systèmes techniques. Car dans un système technique, une détermination nous est imposée par la reconfiguration de notre milieu, qui devient de plus en plus soumis au contrôle selon les autorégulations algorithmiques, par exemple avec les « smart cities » et les réseaux sociaux tels Facebook ou WeChat. Comment envisager la question de la liberté humaine dans cette nouvelle forme de système ?


[1] Pour une définition minimale de la concrétisation technique, voir ici même l’article d’Andrew Iliadis. Pour un exposé global sur les notions de concrétisation et d’individualisation comme de « naturalisation », ainsi que sur leurs liens, voir Jean-Hugues Barthélémy, Simondon, Paris, Les Belles Lettres, 2014, pp. 79-94.

[2] Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2012 , p. 9. Noté désormais MEOT.

[3] Simondon, « Entretien sur la mécanologie », Revue de synthèse : tome 130, 6e  série, n° 1, 2009, p. 112.

[4] Simondon, « Portée philosophique de la technique », in Sur la philosophie, Paris, P.U.F., 2016, p. 350.

[5] Voir Barthélémy, Simondon, op. cit., pp. 48-49 et 104-113.

[6] Andrew Iliadis, “Mechanology: Machine Typologies and the Birth of Philosophy of Technology in France (1932-1958)”, Systema, 2015, Volume 3, Issue 1, pp. 131–144.

[7] Simondon, MEOT, p. 145.

[8] Simondon, MEOT, p. 12.

[9] Ibid.

[10] Dans « Cybernétique et Philosophie », Simondon distingue par ailleurs le « robot hétéromate », télécommandé par un dispositif, de l’ « automate sans réaction » – l’horloge – et de l’ « automate à réaction » –  le système de chauffage à thermostat. Voir Sur la Philosophie, op. cit.,  pp. 46-47.

[11] Simondon, MEOT, p. 197.

[12] Ibid., p. 198 : « le vivant intervient comme transducteur entre cette énergie potentielle et cette énergie actuelle ; le vivant est ce qui module, ce en quoi il y a modulation, et non réservoir d’énergie ou effecteur » (souligné par l’auteur).

[13] Simondon a traduit « feedback », terme central de la cybernétique, par plusieurs expressions : « résonance interne », « contre-réaction », « récurrence de causalité », « causalité circulaire ». Cette diversité est liée au fait que l’ « allagmatique » simondonienne, ou « Cybernétique universelle », se veut aussi une pensée systémique où la rétroaction et l’information sont en réalité repensées. Voir sur ce point Barthélémy, Simondon, op. cit., pp.  144-150.

[14] Simondon, MEOT, pp. 12-13.

2 Comments

  1. Bonjour,

    J’apprécie beaucoup votre texte. J’aimerais toutefois en faire une critique, non sur le contenu, mais sur un manque : vous ne vous référez jamais aux objets les plus concrets qui soient, les être biologiques. À votre décharge, je doit dire que la biologie est très souvent absente des commentaires sur Simondon, et quand ils existent, c’est pour dénigrer les lacunes de l’auteur en biologie moléculaire, ou pour mentionner qu’il n’aurait lu qu’Étienne Rabaud.
    Effectivement, Simondon a lu ce biologiste, et il faut avoir cela en tête quand on fait une analyse de MEOT2. Étienne Rabaud est l’auteur d’un essai intitulé « L’adaptation et l’évolution »1, ouvrage critique des théories de Lamarck et de Darwin. L’adaptation est un ajustement de l’être vivant à l’environnement ; l’évolution sa capacité à se transformer.

    Dans le Lamarckisme, l’environnement détermine la forme ; dans le Darwinisme, l’environnement sélectionne la forme. Dans le premier cas il y a une causalité (l’environnement est la cause), dans le second une téléologie (la forme est créée pour un environnement). Dans les deux cas l’environnement détermine la forme. Ces deux vues appartiennent au schéma hylémorphique d’Aristote, l’environnement est la forme imposée. Comment alors expliquer l’évolution?

    L’évolution ne se définit pas par l’adaptation, mais par l’adaptabilité (ou encore l’évolvabilité, evolvability en anglais), c’est-à-dire une capacité à s’adapter à des environnements différents, à de nouvelles conditions. Si les conditions environnementales changent brutalement, l’adaptation, phénomène lent, ne peut prendre place, la forme est supprimée. L’adaptabilité nécessite donc des capacités à faire face à des situations inédites. Si l’adaptation est déterminée, l’adaptabilité est indéterminée.

    Bergson a doté la matière d’une volonté, d’une détermination à vivre, l’élan vital, le vitalisme.

    Pour Simondon, pas plus l’élan vital de Bergson, « notion excellente pour montrer ce qui manque à la notion d’adaptation, mais qui ne s’accorde pas avec elle »2, que l’adaptation de Darwin, établissement d’un équilibre, ne peuvent expliquer l’évolution.
    Pour l’expliquer, il crée le concept d’individuation, concept qui remet en question les notions aristotéliciennes de causalité et de finalité. L’évolution n’est ni la volonté de la matière à évoluer, ni le résultat d’une forme imposée de l’extérieur, ni l’équilibre entre modification interne et crible externe, mais est le devenir d’un système métastable soumis à des contraintes.
    L’évolution est le résultat d’interactions entre une matière affectée par des mutations et des rencontres aléatoires, et un environnement en perpétuel changement, changement auquel la matiére participe, (par ex.: l’oxygénation de l’atmosphère par les cyanobactéries il y a 3,1 milliards d’années). Globalement, l’évolution n’est pas déterminée. Globalement parce que ce sont les propriétés des particules élémentaires qui déterminent la formation des atomes, leur confèrent leurs propriétés ; propriétés qui à leur tour dirigent la formation des molécules, etc.. Mais ces propriétés ne s’expriment que dans des conditions données ; les rencontres entre molécules, macromolécules, etc. sont aléatoires, et le nombre de possibilités d’interactions devient vite infini. Cette non finitude crée une indétermination. Certaines combinaisons font cependant apparaître des systèmes qui se reproduisent. Qui dit reproduction dit information, mécanisme et détermination. Un pur mécanisme est voué à disparaître ; pour que la reproduction puisse perdurer, il est nécessaire d’y associer une part d’indétermination. L’adaptabilité est le fruit de cette indétermination. Ainsi, chez les bactéries existent des gènes mutateurs qui produisent des mutations aléatoires. L’évolution a donc sélectionné un mécanisme déterministe pour générer une indétermination, et c’est cette indétermination qui engendre statistiquement l’adaptabilité.
    Les êtres vivants sont pour Simondon les machines concrètes les plus évoluées. Il est possible de penser que la notion d’indétermination qu’il relie à la concrétisation des objets techniques tire son origine de la biologie.

    Pour aller plus loin sur ce thème, cf, « La vie est relations ou les concepts de Simondon confrontés à la Biologie Moléculaire de l’ADN » (https://jorjer.wordpress.com/2016/01/17/la-vie-est-relations/)

    1 – Étienne Rabaud, L’adaptation et l’évolution, Étienne Chiron, Paris 1922.
    https://ia600505.us.archive.org/28/items/EtienneRabaudLadaptationEtLvolution1922/Rabaud_AE.pdf
    2 – Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958 (MEOT).

    Bien cordialement,
    Georges Robreau

  2. arrêtons nous un temps soit peu sur la première phrase du MEOT.simondon dit vouloir 《susciter une prise de conscience du sens des objets techniques》. la question que je pose pose est celle-ci: quel est le sens des objets techniques selon simondon ??

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