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Recension – Sciences et pseudo-sciences

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Recension de l’ouvrage dirigé par Valéry Rasplus, Sciences et Pseudo-sciences. Regards des sciences humaines, Paris, Éditions Matériologiques, 2014, par Raphaël Künstler, chercheur associé à l’Institut Jean Nicod.

Le titre de l’ouvrage collectif dirigé par Valéry Rasplus, « Sciences et Pseudo-sciences », et son sous-titre, « regards des sciences humaines », intriguent à plus d’un titre. D’abord, ils semblent se contredire. En effet, la distinction entre sciences et pseudo-sciences renvoie au désormais classique problème de la démarcation que formula Popper en 1919. Or, alors que le sous-titre du livre annonce que cette question sera traitée par les sciences humaines, donc de manière empirique et descriptive, la question posée par Popper était normative et conceptuelle. Il semble donc y avoir d’emblée une tension entre la question posée et les moyens mis en œuvre pour y répondre.

Cet étonnement s’intensifie devant l’hétérogénéité des contributeurs de l’ouvrage : on y trouve à la fois des contributeurs philosophes (Valéry Rasplus, Pascal Engel, Domique Lecourt), des sociologues (Valéry Rasplus, Gérald Bronner, Romy Sauvayre, Raymond Boudon), un anthropologue (Régis Meyran), un psychologue et mathématicien (Nicolas Gauvrit). Certes, chacun des contributeurs de l’ouvrage a publié une monographie traitant des croyances irrationnelles, sans que les pseudo-sciences soient nécessairement son principal objet d’enquête. Certes, ces tensions sont consubstantielles à la démarche des éditions Matériologiques dont le programme éditorial annonce qu’elles cherchent à confronter à des questions communes des philosophes des sciences et des scientifiques. Certes, la question des pseudo-sciences s’inscrit elle aussi dans la ligne de la maison d’édition, qui milite en faveur d’un programme de recherche matérialiste, s’interrogeant sur ce que doit être une conception scientifique du monde, et militant contre les pseudo-savoirs. Néanmoins, alors que le titre indique bien que l’ouvrage présentera une pluralité de regards, la liste des contributeurs contraste de nouveau une approche conceptuelle et une approche empirique des pseudo-sciences.

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Une seconde source d’étonnement est l’existence même de l’ouvrage. Pourquoi exhumer un programme de recherche philosophique qui semblait devoir être abandonné, suite à de nombreuses propositions infructueuses dont l’article influent de Larry Laudan, « the Demise of the Demarcation Problem », a tiré les leçons en 1983[1] ? Il est vrai que si la question de la démarcation est peu présente dans le monde académique, ou au moins reléguée à ses marges, elle reste socialement et politiquement importante. Et le cas même de Larry Laudan, refusant l’arbitrage du juge Overton dans le procès du créationnisme de l’Arkansas, indique comment l’autodissolution de la recherche académique sur cette question peut conduire les universitaires à abandonner les écoles à l’obscurantisme militant[2].

Une troisième source d’étonnement, qui doit être d’emblée signalée même si elle paraît anecdotique, est suscitée par l’article de Raymond Boudon. Ce texte posthume est au centre de l’ouvrage, qui rend plusieurs fois hommage à cet immense auteur, mort l’année qui en précède la parution. Trois étrangetés attirent l’attention. Le texte est en anglais alors que tous les autres sont en français. Ce texte semble recomposé à partir de morceaux de chapitres que l’on trouve dans l’ouvrage publié aux éditions Hermann en 2013, Le rouet de Montaigne. Enfin, l’article de Boudon sélectionné semble avoir un tout autre objectif que de discuter des pseudo-sciences : il se présente comme une réponse à la publication par Pierre Demeulenaere de l’ouvrage Analytical Sociology and Mechanisms[3], et, plus généralement, au développement de la sociologie analytique suite, notamment, à la publication par Peter Hedström en 2005 de Dissecting the Social : On the Principles of Analytical Sociology[4].

 Trois grandes questions peuvent être posées concernant les pseudo-sciences : comment les définir ?  Telle ou telle discipline est-elle une science ou bien une pseudo-science ? Comment en expliquer l’existence, c’est-à-dire, d’une part, la production, et, d’autre part, l’acceptation et la diffusion ? La première question est conceptuelle : elle fournit un critère de jugement. La seconde est une question de fait, puisqu’elle applique ce critère en considérant les faits concernant telle ou telle discipline. La troisième est explicative. C’est en nous demandant comment l’ouvrage permet de répondre à ces trois questions que nous allons tenter de lever les trois perplexités initiales qu’il provoque.

 La question de la définition

De la même manière que tout ce qui n’est pas en cuir n’est pas en simili-cuir, toute théorie non scientifique n’est pas pseudo-scientifique. Déterminer le concept de pseudo-science implique donc de répondre à deux questions : pourquoi une théorie n’est-elle pas scientifique ? Pourquoi une théorie non scientifique est-elle considérée comme une imitation de la science ? Sans vraiment distinguer ces deux questions, l’ouvrage apporte des éléments permettant de répondre à l’une et à l’autre.

Dans le premier chapitre de l’ouvrage, « Ce que la science veut dire, ce que la pseudo-science veut faire », Valéry Rasplus s’attelle à la tâche de définir la pseudo-science. À cette fin, il commence par définir la science comme méthode et expose, de manière fort utile pour les lecteurs peu familiers avec ces questions, les notions de base de la philosophie des sciences : induction, déduction, méthode hypothético-déductive, critère poppérien de falsifiabilité stipulant, pour simplifier, qu’une théorie n’est scientifique qu’à la condition que l’on puisse en déduire des observations à la fois techniquement réalisables et surprenantes. Puis il définit la pseudo-science, par opposition à ce qu’il nomme « parascience », sans que la pertinence ni le contenu de cette distinction apparaisse véritablement. Cette réserve mise à part, ce chapitre pose des bases conceptuelles utiles pour définir l’objet des enquêtes qui suivent.

Dans L’empire des croyances, Gérald Bronner part du fait étonnant de l’existence de croyances irrationnelles dans une société rationaliste[5]. Il travaille ainsi depuis plusieurs années sur la sociologie des croyances irrationnelles et avait notamment consacré un chapitre de La démocratie des crédules à l’astrologie[6]. Ici, dans un chapitre intitulé « Science, pseudo-sciences et démagogisme cognitif », il reprend la question de la distinction entre sciences et pseudo-sciences. Il rejette d’emblée, à la suite de Boudon, la caractérisation de cette différence par l’opposition entre rationalité et irrationalité, ainsi que par le critère poppérien de falsifiabilité. Selon lui, ce qui distingue science et pseudo-sciences, est la conduite que l’une et l’autre adoptent à l’égard de nos capacités cognitives : les pseudo-sciences flattent ces biais cognitifs inhérents aux individus, pratique que Bronner désigne comme « démagogisme cognitif », tandis que la pratique scientifique cherche des moyens de les neutraliser. Cela l’amène à conclure que la compétition pour les esprits que se livrent sciences et pseudo-sciences n’est pas loyale.

Que cette définition soit non poppérienne n’est pas tout à fait exact : dans La logique de la découverte scientifique (§ 19-20), quand il discute les thèse de Duhem, Popper suggère qu’une théorie initialement scientifique peut cesser de l’être dès lors que celle-ci, ayant été réfutée, ses auteurs emploient des stratagèmes conventionnalistes pour éviter d’admettre cette réfutation. Bien qu’elle découle de son propos, cette thèse n’est certes pas explicitement défendue par Popper, et ses exemples de prédilection de pseudo-sciences, la psychanalyse et le marxisme, ne sont pas présentés comme ayant initialement été des sciences. Lakatos, cependant, développe la théorie de Popper de manière à prendre en compte la manière dont les scientifiques répondent au constat d’une contradiction d’une théorie et de l’expérience. Il distingue, deux évolutions possibles d’un programme de recherche : progressive — quand des questions empiriques, formelles ou conceptuelles sont posées à la suite de cette confrontation — et dégénérative — quand les chercheurs mettent en œuvre des stratégies servant à ne pas admettre les défauts des théorie qu’ils défendent. Certaines pseudo-sciences peuvent alors être alors considérées comme des programmes scientifiques qui ont dégénéré[7]. Néanmoins, emprunter cette définition permet à Bronner de formuler clairement le problème empirique qu’il va chercher à résoudre, à savoir celui de l’explication de la stabilité des pseudo-sciences.

Dans un chapitre intitulé « L’alterscience : analyse de ses invariants et mise en relation épistémologique », Alexandre Moatti revient sur son ouvrage Altersciences. Postures, dogmes, Idéologies (Odile Jacob, 2013). Tandis que chacun des chapitres de ce livre était consacré à un cas d’alterscience (Marat, Velikovsky,  LaRouche, Fourier, Hörbiger, etc.), il cherche ici à dégager les traits communs que partagent ces différents cas. Dans cette perspective, Moatti doit situer les pseudo-sciences par rapport à l’alterscience : « Quant au terme « alterscience » que nous avons choisi, c’est pour le distinguer des pseudo-sciences. Ce dernier recouvre un magma varié aussi bien dans son contenu que dans son acception. Les pseudo-sciences ne prétendent pas en général constituer une branche de la science ». Le terme de pseudo-science serait dépréciatif tandis que celui d’alterscience serait neutre : Moatti le forge pour désigner tout scientifique qui, pour différents motifs, a renié la pratique scientifique.

On peut reprocher au terme d’alterscience ce que Moatti reproche à celui de pseudo-science. Non seulement la notion de « rejet de la science » est employée de manière trop relâchée pour être conceptuellement utile, mais est elle-même dépréciative. Par exemple, Charles Fourier est classé comme alterscientifique parce qu’il remet en question la valeur sociale de la science, question dont la légitimité ne devrait plus elle-même faire question. En classant la critique politique de la science dans la même catégorie que son rejet épistémologique, Moatti place Fourier dans la même catégorie qu’un Vélikovky, ce qui n’est évidemment pas un éloge.

D’une manière générale, la définition des pseudo-sciences sur laquelle s’appuient les auteurs est donc celle de Popper : une théorie est scientifique si elle est falsifiable. Or, comme cette définition a essuyé de nombreuses critiques, il semble que se fonder sur elle fragilise l’ensemble du projet : comment identifier des faits empiriques si on ne dispose pas de critères d’identification et comment expliquer des faits si on ne les a pas identifiés ? De ce point de vue, l’ouvrage édité par Pigliucci, Massimo et Maarten Boudry, Philosophy of Pseudoscience. Reconsidering the demarcation problem[8], publié en 2013, sera plus satisfaisant pour les lecteurs (Massimo Piglucci y propose en particulier un article où il discute point par point l’article, déjà cité, de Larry Laudan). Néanmoins, comme on va le voir, l’absence d’une définition vraiment satisfaisante ne nuit ni à l’intérêt ni même à la solidité de l’ouvrage.

La question de fait et la question réflexive

Établir le fait de la croyance en des théories pseudo-scientifiques suppose d’accomplir trois tâches : expliciter des critères permettant de juger qu’un contenu cognitif est pseudo-scientifique ; établir qu’il existe dans notre société des individus qui tiennent ces théories pour vraies, et quelle en est la proportion ; déterminer la nature et l’intensité de cette croyance : s’agit-il d’une croyance pleine ? Probabiliste ? D’une simple acceptation ? On était en droit d’attendre d’un texte étudiant du point de vue des sciences sociales les pseudo-sciences des données quantitatives sur les croyances aux pseudo-sciences. Cette absence peut s’expliquer par trois raisons : on ne peut pas tout faire ; la sociologie ici pratiquée est compréhensive plutôt que quantitative (il s’agit d’une différence d’accentuation, car il n’y a pas d’opposition) ; l’absence de définition opératoire des pseudo-sciences rend irréalisable le projet d’une étude statistique du phénomène.

L’absence de données statistiques n’implique pas l’absence de données empiriques. On apprend beaucoup de choses en lisant cet ouvrage, notamment dans les articles de Romy Sauvayre et d’Alexandre Moatti, sur l’histoire des pseudo-sciences, et dans le texte de Gérald Bronner sur des faits sociaux contemporains. De plus, l’ouvrage cherche à établir des faits à propos des sciences humaines. En effet, manier la catégorie de pseudo-science expose celui qui la manie à se la voir appliquer. Cet usage est réflexif. Il ne s’agit pas alors, comme l’annonce le sous-titre de l’ouvrage, du regard des sciences humaines sur les pseudo-sciences, mais du regard sur les sciences humaines à travers le concept de pseudo-science. Ainsi, sous ses airs modestes, l’ouvrage contient de la dynamite. En effet, le concept de pseudo-science n’y est pas seulement employé pour stigmatiser la paille dans l’œil des pseudo-collègues, mais également pour se demander si les scientifiques eux-mêmes n’auraient pas une poutre dans le leur.

Le titre de la contribution de Raymond Boudon, « Sociology as Science », reprend un leitmotiv de la réflexion des années qui ont précédé sa mort, survenue en 2013. Le dernier chapitre de Croire et Savoir[9], l’autobiographie du sociologue[10], le dernier chapitre de Le rouet de Montaigne portent tous le titre de « la sociologie comme science »[11]. Le contenu de ces textes est sensiblement le même, aussi bien par ses thèses théoriques que par la manière de les établir. Par conséquent, nous allons ici traiter ces textes de manière indifférenciée. D’une manière originale, stimulante, Raymond Boudon y expose sa conception de la branche de la discipline sociologique qu’est la science sociologique, conception sur laquelle il a travaillé toute son existence, non seulement dans ses ouvrages, mais également dans son activité d’encadrement de recherche à la tête du GEMAS, le « groupe d’étude des méthodes d’analyse sociologique » de la Sorbonne.

L’une des critiques que l’on adresse souvent à l’encontre de la scientificité de la sociologie est la pluralité de ses paradigmes. En particulier, on oppose une tradition issue de Max Weber, l’individualisme sociologique et une tradition qui viendrait de Durkheim, holiste. On peut interpréter le texte de Boudon ici sélectionné comme une réponse en deux temps à cette critique. D’abord, il met en place une herméneutique : il ne faut pas selon lui interpréter la méthode de Durkheim sur la base des Règles de la méthode sociologique, parce que ce texte est un texte de combat, destiné à légitimer institutionnellement la sociologie, dans un contexte où les administrateurs étaient positivistes. Au lieu de cela, il faut dégager la méthode de Durheim à partir de la manière dont il menait ses enquêtes sur les phénomènes sociaux. D’une manière qui ne convaincra sûrement pas tout le monde mais qui est très stimulante, Boudon reprend une thèse qu’il a déjà soutenue ailleurs, à savoir que Durkheim lui-même pratiquait l’individualisme méthodologique. Il montre que Weber, Durkheim et Robert Merton partagent en réalité les mêmes principes méthodologiques : « le singularisme méthodologique », « l’individualisme méthodologique », et « la théorie du choix ordinaire ». Il existe donc une tradition sociologique solide où les chercheurs travaillent, depuis déjà plus d’un siècle, dans un même paradigme.

Dans un second temps, Boudon distingue une sociologie scientifique, s’inscrivant dans le prolongement des travaux de Durkheim et de Weber, et une sociologie qui ne l’est pas : une sociologie littéraire ou descriptive, celle inaugurée par l’école de Chicago, et une sociologie essayiste,  dans la lignée de Le Bon, rassemblant Ulrich Beck, Jürgen Habermas ou  Zigmunt Bauman. Il faut se méfier ici d’un effet de sens résultant de l’intégration de cet article dans un ouvrage sur les pseudo-sciences : on pourrait conclure de ce contexte que les sociologies littéraires et essayistes sont, pour Boudon, des pseudo-sciences. L’ouvrage La sociologie comme science montre que ce n’est nullement le cas : tout ce qui n’est pas science n’est pas pour autant pseudo-science ni même inférieur à la science. Par conséquent, non seulement le texte de Boudon ne s’inscrit pas dans dans la thématique de la démarcation entre sciences et des pseudo-sciences, mais l’avoir placé dans un livre consacré à cette thématique encourage les contresens.

Nicolas Gauvrit, dans « L’intimidation mathématique : quand le discours formel sert à impressionner », pose la question de certaines dérives de l’usage des mathématiques dans les sciences humaines. Il explique cette dérive par le fait qu’il est irrationnel de recourir au témoignage d’experts concernant des faits que nous pouvons immédiatement vérifier, si bien qu’il est dans l’intérêt de ces  experts inutiles de faire croire qu’ils disent quelque chose de profond en faisant en sorte de ne pas être compris. Gauvrit montre alors sur plusieurs cas comment les mathématiques contribuent à produire cet « effet-gourou » identifié par Dan Sperber. Les analyses de Gauvrit pourraient être salutaires pour désillusionner les admirateurs non seulement de Lacan, mais également de ceux qui lui ont repris ses techniques de marketing en habillant de la théorie de Cantor ou de la théorie des catégories des énoncés tantôt banals, tantôt dépourvus de sens[12].

            L’article de Régis Meyran, « L’ethnologie est-elle une pseudo-science ? », propose de faire une histoire de l’ethnologie en montrant comment, depuis sa fondation, deux tendances s’y opposent, une tendance rationaliste, avec Durkheim, Mauss ou Levi-Strauss et une tendance irrationaliste.  Il déboulonne ainsi un certain nombre d’idoles. Il questionne ainsi, entre autres, la valeur scientifique des textes de Louis Dumont, ou la pratique scientifique de Marcel Griaule, notamment en mettant en évidence les fautes de méthode que ce dernier avait commises durant son enquête empirique sur la société et les mythes dogons. Cette distinction lui permet de clarifier la place des auteurs dans le champ et même de montrer l’existence de tensions chez une auteure telle que Jeanne Favret-Saada.

La question de l’explication

 Une fois qu’on a identifié un certain nombre de faits comme croyances en des théories pseudo-scientifiques, la question est posée de savoir comment les expliquer. Expliquer consiste à répondre à la question « pourquoi ». L’explication du fait de l’existence de croyances anti-scientifiques dans une société donnée implique en réalité d’expliquer deux faits : « Pourquoi certaines personnes acceptent-elles les pseudosciences ? » ; « Pourquoi les pseudosciences existent-elles ? ».

À la question de savoir pourquoi les gens croient vrais l’astrologie ou le magnétisme, les articles de Pascal Engel, de Gérald Bronner, de Raymond Boudon et de Dominique Lecourt apportent des éléments riches et contrastés.

Dans son article, « Fausses sciences, esprits faux », Pascal Engel semble poser une autre question que celle de l’explication : « Quelle sorte d’attitude par rapport à l’enquête scientifique adoptent ceux qui promeuvent l’étude et l’exercice de disciplines telles que l’astrologie, la numérologie, la radiesthésie, etc., ou qui défendent des thèses créationnistes ? » Selon lui, cette question n’est pas réductible à celle de l’explication, mais relève de l’ « éthique de la croyance » : il s’agit plutôt de savoir ce qui est bien et mal dans le domaine de nos attitudes et activités mentales. La thèse d’Engel est que « ceux qui pratiquent ou adhèrent aux pseudo-sciences ont des esprits faux ». Son traitement de cette question est lui-même original, au sens où il commence par s’appuyer sur la littérature philosophique classique (Pascal, Malebranche) — et sur des textes qui s’apparentent à la tradition moraliste — pour distinguer plusieurs types d’ « esprits faux ». Sur cette base, Engel renvoie à trois types de causes de l’adhésion aux pseudo-sciences : l’indifférence à la science, l’ignorance de la méthode scientifique, la volonté de manipulation.

Dominique Lecourt, dans le chapitre « pourquoi des pseudo-sciences », dégage un facteur explicatif négligé par Engel. S’appuyant sur la philosophie classique, il soutient que « si la raison peut et doit, à ses risques et périls, tenter d’élucider le jeu des passions, elle n’en a pas pour autant le pouvoir de les abolir ». Selon lui, et à la suite de Spinoza, ce seraient donc les passions humaines qui seraient responsables de la croyance aux pseudo-sciences.

L’article de Bronner cité plus haut, comme d’ailleurs ses ouvrages, tissent ensemble, de manière très plaisante, quatre éléments. D’abord, il décrit des faits, qu’il s’agisse de phénomènes sociaux ou des expérimentations menées avec ses étudiants. Ensuite, il raconte des expériences de psychologie où l’irrationalité des agents est mise en évidence. Comme ces expérimentations consistent à exposer aux sujets des énigmes, les lecteurs ou les lectrices sont eux-mêmes mis au défi de résoudre ces énigmes, si bien que Bronner prend également le temps d’expliquer la solution de ces énigmes. On peut ainsi trouver, de manière inhabituelle pour un texte de sociologue, des conseils pour éviter les fautes dans les raisonnements statistiques. Enfin, il forge ses propres concepts en ajoutant « cognitif » à des termes appartenant à d’autre domaines tels que « marché », « compétition », « offre ». Ici, c’est le mot « démagogie » qui, après être devenu « démagogisme » fait ainsi l’objet de ce traitement.

Ce cocktail permet à Bronner de développer une explication riche et multifactorielle des croyances aux pseudo-sciences. Le premier facteur est la limitation de la rationalité de l’esprit par ses désirs, les dimensions spatiales et temporelles des objets qu’il est capable d’appréhender, son insertion dans une culture, ses biais cognitifs. Le second facteur est le « démagogisme cognitif », entendu comme l’attitude consistant à flatter la mauvaise pente naturelle de nos esprits pour nous persuader. Comme la science fait exactement l’inverse en cherchant à neutraliser ces biais, il est inévitable que les pseudo-sciences soient plus populaires que les sciences.

Cette analyse est intéressante. Mais il serait ainsi souhaitable que Bronner précise quel est vraiment son cadre de travail. En effet, comme on l’a déjà vu, il se définit au début de l’article comme un héritier de Boudon. Pourtant, non seulement les ouvrages de Bronner semblent relever de la sociologie essayiste que Boudon considère comme non scientifique, mais l’explication par la pente de notre esprit à se tromper, à laquelle il recourt, est sévèrement critiqué par Boudon :

« La plupart des théories se proposant d’expliquer les croyances aux idées fausses ont en commun de les imputer à des procédures de pensée défaillantes d’origine mystérieuse… Les croyances aux idées fausses ont souvent leur cause, non pas dans des biais d’origine obscure ou dans on ne sait quelle incapacité de la pensée ordinaire à identifier les sophismes, mais dans les procédures de la pensée les plus normales et les plus légitimes. Une notion comme celle de biais a une valeur exclusivement descriptive. Lui accorder une valeur explicative évoque immanquablement la vertu dormitive de l’opium chère à Molière. » (Le rouet de Montaigne, p. 28-2)

Le texte de Boudon, enfin, cherche à montrer, entre autres, comment il est possible de rendre compte de croyances irrationnelles. Il envisage plusieurs problèmes, parmi lesquels seule la question des croyances magiques semble pouvoir être rattachée au problème de l’explication des croyances pseudo-scientifiques. Boudon compare notamment les explications proposées par Wittgenstein[13], Levy-Bruhl[14] et Durkheim[15] (associé à Max Weber[16] ou à Robin Horton[17]) des croyances magiques, en se prononçant pour celle de Durkheim selon qui les croyances magiques ne sont pas irrationnelles, puisqu’elles sont développées dans des sociétés où elles ne contredisent pas la définition de la nature issue des sciences de la nature moderne. Cependant, on peut sérieusement douter de l’applicabilité de cette explication au cas des pseudo-sciences, puisque le problème que celles-ci posent est précisément qu’elles existent et sont acceptées à des époques où la pratique et les théories scientifiques sont bien établies.

 À la question de savoir pourquoi les gens adhèrent à des croyances pseudo-scientifiques, trois hypothèses, déjà explorées par la philosophie classique, sont donc ici proposées : la faute réside soit dans l’entendement, soit dans la volonté, soit dans les passions. Abordons maintenant la question de l’origine des pseudo-sciences.

Lévi-Strauss s’opposait à l’évolutionnisme anthropologique en soutenant que les « sociétés premières » ne sont pas premières, mais ont une histoire. Les articles de Romy Sauvayre et d’Alexandre Moatti semblent pouvoir servir de base à un renversement de paradigme similaire  : les pseudo-sciences ont une histoire. Elles font même en sorte d’avoir une histoire, puisque cela fait partie de la stratégie des pseudo-scientifiques de défendre l’idée d’un progrès et d’un conflit entre les théories successives qu’ils proposent.

Il était naturel que Romy Sauvayre, qui a publié aux PUF sa thèse sur les croyances sectaires[18], s’intéressât aux pseudo-sciences, puisque celles-ci sont parfois au cœur de pratiques sectaires. Dans le chapitre « Comment la science alimente les croyances », elle se montre plus boudonnienne que Boudon. En effet, Boudon refuse les explications dualistes. Pourtant, dans l’article « la science aux sources des faux savoirs dans l’espace public »[19], il distingue deux catégories de croyances fausses, les pseudo-sciences, comme l’astrologie, et les croyances fausses qui dérivent de la science elle-même. L’intérêt de l’article de Sauvayre est, entre autres, d’aller plus loin dans l’unification explicative : les pseudo-sciences elles-mêmes seraient le résultat de la science. Cette assertion peut être comprise de deux manières. Soit on peut l’interpréter de manière poppérienne, comme le fait d’ailleurs Bronner : une théorie initialement scientifique devient non scientifique quand elle a été réfutée ; soit on peut montrer, comme le fait Sauvayre (ou également Dominique Terré dans Les dérives de l’argumentation scientifique, PUF, 1999) que c’est le contenu des théories scientifiques validées qui alimente les pseudo-sciences : « les découvertes scientifiques et les hypothèses que la science tente de valider stimulent tant initiés et profanes qu’elles ouvrent les portes vers l’imaginaire, vers un champ inépuisable de possibles » (p. 84). Elle étaye cette proposition en étudiant deux cas passionnants, celui de l’apparition du spiritisme au XIXe siècle et du New Age dans les années 1980.

Les phénomènes expliqués et les types d’explications mis en œuvre dans cet ouvrage ne sont donc pas explicitement intégrés, et semblent même parfois s’exclure mutuellement. Cette diversité est à la fois à la mesure de la complexité du phénomène et constitue une richesse, en laissant aux lecteurs le soin de poursuivre par eux-mêmes leur réflexion.

Conclusion

Maintenant que nous avons examiné comment Science et pseudosciences. Regards croisés répond aux trois questions que soulève le phénomène des pseudo-sciences, nous pouvons réexaminer nos perplexités liminaires.

Concernant la place du texte de Boudon dans le collectif, l’énigme reste entière, et elle s’est même aggravée : non seulement son apport à la problématique de l’ouvrage est douteux, mais son intégration à cette problématique nuit à l’intelligibilité de ce texte lui-même.

Nous nous étions interrogé également sur l’unité des points de vue mis en œuvre. La réponse est que l’ouvrage n’est pas tant conceptuel qu’empirique. En effet, nous n’apprenons rien d’original sur le plan conceptuel. — Sur le plan empirique et factuel, on apprend beaucoup sur l’histoire des pseudo-sciences, les mécanismes cognitifs qui peuvent y être reliés. Mais peu sur le plan quantitatif et sur la description de l’état de l’opinion actuelle. Sur le plan empirique et explicatif, la pluralité des points de vues permet d’explorer les pistes explicatives pertinentes. — L’un des apports principaux de l’ouvrage est de montrer que, dans la réalité, sciences et pseudosciences ne sont pas étanches, mais que ces dernières peuvent naître des premières ou qu’elle peuvent partiellement les contaminer. Cette analyse légitime alors une critique sociologique des sciences humaines.

Le fait que l’ouvrage propose des études non pas conceptuelles, mais empiriques permet d’éviter la critique de Laudan[20] qui portait sur la possibilité de dégager une essence de la science. L’ouvrage prouve par la pratique que l’enquête empirique est possible même si elle ne s’appuie pas sur un concept de pseudo-science élaboré en bonne et due forme, à savoir comme un ensemble suffisant de conditions nécessaires, ce qui répond à la critique de Laudan : inutile d’avoir résolu le problème philosophique de la démarcation pour étudier sociologiquement les pseudo-sciences. Il suffit ou bien de s’intéresser à des pseudo-sciences particulières et incontestables ; ou bien d’étudier soit une condition nécessaire (par exemple l’irrationalité) soit une condition suffisante (par exemple la fausse profondeur) du fait d’être une pseudo-science. Aucune de ces trois approches ne doit être adossée à une approche systématique[21].



[1] Laudan, Larry (1983), « The Demise of the Demarcation Problem », in Robert S. Cohen & Larry Laudan (eds.), Physics, Philosophy and Psychoanalysis: Essays in Honor of Adolf Grünbaum, D. Reidel, Dordrecht.

[2] Le procès McLean vs. Arkansas faisait suite au vote par l’État de l’Arkansas d’une loi rendant obligatoire dans les écoles publiques l’enseignement de la « science créationniste » et de la  science évolutionniste, le « Balanced Treatment for Creation-Science and Evolution-Science Act ». Les plaignants contestèrent devant un tribunal la légalité de cette mesure, en s’appuyant sur « l’establishment clause » du Premier Amendement de la Constitution des États-Unis, lequel garantit la neutralité religieuse de l’État. Le juge Overton statua contre la loi en mobilisant une liste de critères de la science sur la base de l’expertise d’un philosophe des sciences, Michael Cruse. Larry Laudan s’insurgea ensuite, dans un court article, contre la manière dont ce jugement avait été justifié, parce qu’il estimait qu’une  définition en bonne et due forme de science était illusoire. Bien qu’il se réjouisse de la décision du juge Overton, il est difficile de voir comment cette critique des fondements de sa décision ne légitime pas le « Balanced treatment Act ». Cf. Laudan, Larry (1982),  « Commentary: Science at the Bar-Causes for Concern »,  Science, Technology, and Human Values, n° 7 (41), pp. 16-19.

[3] Demeulenaere, Pierre (ed.) (2011), Analytical Sociology and Social Mechanisms, Cambridge University Press, Cambridge.

[4] Hedström, Peter (2005),  Dissecting the Social: On the Principles of Analytical Sociology, Cambridge University Press, Cambridge.

[5] Bronner, Gérald (2003), L’empire des croyances, PUF, Paris.

[6] Bronner, Gérald (2013), La démocratie des crédules, PUF, Paris.

[7] Imre Lakatos, Histoire et méthodologie des sciences : programme de recherche et reconstruction rationnelle, (1994), PUF, Paris.

[8] Massimo Pigliucci & Maarten Boudry (eds.) (2013). Philosophy of Pseudoscience: Reconsidering the Demarcation Problem. University of Chicago Press.

[9] Boudon, Raymond (2012), Croire et Savoir, PUF, Quadrige, Paris.

[10] Boudon, Raymond (2010), La sociologie comme science, La découverte, Paris.

[11] Boudon, Raymond (2013), Le rouet de Montaigne, Hermann, Paris.

[12] Sur ce point, l’affaire Benedetta Tripodi est édifiante. Voir : https://zilsel.hypotheses.org/2548.

[13] Wittgenstein, Ludwig (2000), Remarques sur le Rameau d’Or, Agone, n°23, pp. 11-32, texte consultable sur : http://agone.org/lyber_pdf/lyber_384.pdf.

[14] Levy-Bruhl, Lucien (1922) 2010, La mentalité primitive, Flammarion, Champs, Paris.

[15] Durkheim, Émile (1912) 2015, Les formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, Quadrige, Paris.

[16] Weber, Max (1929), Gesammelte Aufsätze zur Religionsoziologie, Mohr, Tübigen.

[17]  Horton, Richard (1993), Patters of thought in Africa and the West, Cambridge University Press, Cambridge.

[18] Sauvayre, Romy (2012), Croire en l’incroyable. Anciens et nouveaux adeptes, PUF, Paris.

[19] Boudon, Raymond, (2013), « La science aux sources des faux savoirs dans l’espace public », L’année sociologique, pp. 306-341, texte, repris dans Le rouet de Montaigne, op. cit.

[20] Pigglucci s’efforce quand à lui d’y répondre en soutenant que la différence entre sciences et pseudo-sciences doit être moins pensée en termes de ligne que de zone, qu’il s’agit moins d’une différence qualitative qu’une différence de degrés.

[21] Je tiens à remercier ici Alban Bouvier, Pierre Livet et un relecteur ou une relectrice anonyme pour leurs relectures et leurs précieuses remarques.

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