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Régis Debray et l’idéal égalitaire marxiste

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2.     La critique des racines immanentistes de l’idéal égalitaire marxiste

 

L’idéal égalitariste voudrait se poser en s’opposant aux vues de la religion sur le genre humain. La critique marxienne de l’idéologie devient incompréhensible si on ne la voit d’abord comme critique de cette forme particulière et exemplaire d’idéologie que constitue la religion. Or de la religion on ne se débarrasse jamais bien, y compris dans le marxisme lui-même. Par ailleurs, le recours à la religion ne saurait n’être qu’un pis-aller, il est indispensable aux institutions étatiques, qui ne peuvent fonctionner humainement sans un « inconscient religieux ». Tel est la thèse défendue dans ce maître-ouvrage que constitue la Critique de la raison politique, ou l’inconscient religieux. C’est en articulant ce fonds religieux de toute politique qu’on en vient à comprendre les ressorts de l’illusion égalitariste de Marx et des systèmes politiques qui s’en inspirent. « Les sociétés où l’« athéisme scientifique » s’érige en doctrine d’Etat  suent la religiosité par tous leurs pores »[18], écrit-il.

Un pan entier de la philosophie de Régis Debray se consacre à la méditation de la rémanence conjointe des institutions et des idéologies, et, en particulier, sur la fonction politique des symboles. Cela l’amène à renforcer la critique de l’universalisme marxiste antiétatiste et antinationaliste.

Plus précisément, Régis Debray propose de mener la lutte en tant que citoyen pour que la loi du « tout marché » n’emporte pas tous les secteurs de l’activité humaine.

« Je lutte pour que la planète, dit-il, ne se convertisse pas en supermarché, et pour qu’il y ait des ilots comme l’Etat, la culture, l’éducation, soustraits à la loi de l’offre et de la demande, à la loi  du plus solvable »[19].

 Autrement dit, il mène une lutte anti-capitaliste, et non un essai de moralisation du capitalisme. Le rejet des « droits de l’homme » par notre auteur aboutit à la considération des « droits du citoyen ». L’homme ne jouit de ses droits qu’en tant que citoyen, qu’en tant qu’il appartient à un Etat, réglé par la loi, organisant l’égalité fondamentale de tous. Là où il n’y a pas d’Etat, il n’y a pas de droit de citoyen. Autrement dit, l’Etat n’est pas un bien, mais c’est le moindre mal. Sans l’Etat on retombe dans l’inégalité naturelle. On a besoin d’un Etat au sens républicain, de la souveraineté réelle non pas pour mettre fin aux inégalités, mais pour construire un collectif fort sur la base de la nation. Loin de se présenter unilatéralement comme instrument de domination, l’Etat demeure une planche de salut anthropologique. De ce point de vue, l’intellectuel Indien et marxiste, Irfan Habib, examine l’absurdité des formulations rigides de la construction d’une société internationale égalitaire, ainsi que l’impossibilité d’appliquer pareil schéma au niveau national. Cet intellectuel défend non seulement la valeur du concept du « mode asiatique de production », mais insiste également sur l’illogisme de la thèse marxiste qui soutient que les divers modes historiques doivent nécessairement se suivre dans le même ordre dans tous les pays[20].  Or tous les Etats ne peuvent se développer simultanément, étant donné le principe d’inégalité entre les Etats du « centre » et des régions « périphériques » ; les premiers ayant des appareils étatiques plus puissants.

Chez Régis Debray, la référence aux institutions, à la nation, à la République, à la  laïcité, sont aux fondements de la référence à l’Etat, et tout cela appelle un regard circonspect sur l’Union européenne, plus proche de l’idéal « démocratique » que de l’idéal « républicain ».

La vertigineuse espérance que représente l’idéal égalitaire ne saurait se réaliser sans la médiation du lien social qui, lui, a besoin de références symboliques. A cet effet, Régis Debray n’hésitera pas à envisager toute une nouvelle science : la « médiologie ». Le symbole est un liant, il a une fonction unificatrice. Et on ne peut confier la fonction d’unir aux seules instances de la « société civile ».

Le propos de Régis Debray est de montrer que la surévaluation de l’économique chez Marx est responsable de son approche de la question de l’égalité. Or,

«les rapports politiques fondamentaux ne s’expliquent pas par eux-mêmes, ni par les formes manifestes qu’ils se donnent, mais ils ne s’expliquent pas non plus par les conditions matérielles de vie. Non seulement ils ne se réduisent pas à la production d’une base économique, mais ils ne peuvent ni de près ni de loin s’en déduire »[21].

L’idée que les groupes humains ont, à l’image des individus, leur propre inconscient, justifie la place que l’auteur reconnaît aux idéologies à côté des institutions, aux religions à côté des ratiocinations. La symbolique inscrite dans les institutions valorise le passé et non plus unilatéralement l’avenir. Pour toutes ces raisons, il faut emprunter à la démocratie son inclination à valoriser le communautaire, par où le vivre-ensemble fait sens.

Une vie sociale qui fasse sens ne peut s’accommoder de la démarche immanentiste de Marx, qui divise le monde en deux : le ciel et la terre, qu’en niant leur interaction, leur inséparabilité. Marx ne sort pas véritablement de Hegel, et en renversant sa partition ciel-terre, il renverse la même réalité, la même partition. C’est-à-dire qu’il ne l’évince guère. L’immanentisme de Marx est donc inachevé, car il entretient en soi une incohérence qui se traduira par la difficulté de penser jusqu’au bout le lien entre base matérielle et superstructure. Le schéma Ciel – Terre doit être frontalement problématisé :

« Cette métaphore assez lâche aux effets terriblement rigoureux pose aussitôt deux problèmes […] : Comment fixer dans un processus historique, les contours du ciel et de la terre ? Et le principe de la montée une fois acquis, en quels termes poser celui de la redescente ? […] C’est aujourd’hui théoriquement possible parce qu’un siècle d’expérience historique s’est chargé de rendre les solutions proposées problématiques »[22].

Marx est allé si loin dans la partition de la base matérielle et de la superstructure idéologique qu’il lui est devenu impossible de résoudre ce problème injustement légué à la postérité. « Finalement le plus grand problème auquel s’est trouvé confronté la problématique marxiste, c’est de savoir comment raccorder des éléments qu’elle avait elle-même rendus étrangers les uns aux autres. »[23] A la fois le mode d’explication causal et la surévaluation de la pensée isolée des institutions. Les idées ne sont pas qu’affaire de représentations, mais aussi d’adhésions et d’organisation sociale. L’idéal égalitaire ne peut donc se soutenir sans cette dimension oubliée ou mésestimée au sein du marxisme.

La force des institutions est l’une des caractéristiques distinctives d’une République. L’institution a quelque chose de pérenne qui la distingue et même l’oppose au règne éphémère de la « communication » ; les lieux de l’institution sont des lieux d’exception et de silence, où, loin du vacarme, se font et se défont des lois qui font norme. Mais cette fabrique de normes se peut-elle sans a priori ?

Se sachant imparfait, l’idéal égalitaire marxiste ne sera tout au mieux qu’un exemple, et non plus un dogme à appliquer et à répliquer partout en l’état. Il faut en repérer la substance et la force ailleurs que dans une définition réductive de l’homme. L’homme se définit de manière évidente par une capacité quasi-démentielle : la capacité du sacrifice, qui s’exprime autant par le militantisme idéologique que par la foi religieuse. Il faut séparer, et non les unir de force, théorie et pratique, reconnaître le rôle et l’épaisseur propres du symbolique. L’optique est donc celle d’une séparation plus avancée que chez Kant des exigences respectives de la raison théorique et de la raison pratique. D’où la portée critique des maximes auxquelles il voudrait aboutir :

« En matière de conduite, l’exemple prime la loi et la règle se confond avec l’exception, interdisant de ce fait toute imitation ou reproduction mécanique. […] Agis de telle sorte que la maxime de ton action ne puisse jamais être pensée comme loi universelle! Il est vrai qu’on ne peut parler que de l’inessentiel et qu’il y a dans toute action, de celles qu’on appelle improprement héroïques, comme un appel à l’abstention discursive, qui confronte la raison à ses propres limites.»[24]

 

Autant dire que la lutte morale doit, comme la lutte politique, pouvoir opérer sans concepts, et accomplir des œuvres à chaque fois singulières, adaptées aux circonstances elles-mêmes singulières.

Cette critique n’a pas pour but d’invalider les aspects pratiques du marxisme, mais de plaider en faveur d’une remise à plat. Or, peut-on subvertir  le marxisme sur le plan théorique tout en y demeurant sur le plan pratique ? Est-ce là le prix à payer pour fonder la lutte contre les inégalités ? Cet abîme que l’auteur entretient entre la théorie et la pratique, entre la pensée et l’action, est-ce la seule solution ? Redonner de l’épaisseur à la politique alors qu’elle dévie en gestion est un objectif qui n’a pas encore trouvé ses moyens. Mais l’espoir se trouve dans une nouvelle méditation de l’essence du politique qui intégrerait l’essence du religieux en tant que mise en relation et puissance de cohésion. Debray voudrait assumer un paradoxe :

« Il est possible, en un mot, de considérer à la fois la société sans classe et sans Etat comme une robinsonnade rationnellement inconsistante, et la lutte pour l’avènement de cette société comme pratiquement impérative, bien que – ou parce que- logiquement « injustifiable » »[25].

L’idéal égalitaire marxiste, en prenant la forme d’une idéologie et en requérant la forme politique d’une lutte de libération, est historiquement coupable de guerres atroces ; mais il est moins question de l’abandonner que de considérer ce qu’il aura négligé : le sacré. Ce point situé au cœur de la Critique de la raison politique, fonde l’autonomie relative du politique, que Marx n’avait cessé de réduire à l’économique. Le politique est soumis à un « inconscient religieux », mais qui est non de l’ordre de la représentation, comme chez Jung, mais de l’ordre de l’organisation. Cet inconscient découle, par analogie avec le théorème de Gödel, d’un principe d’incomplétude qui évince le principe d’immanence postulé par l’athéisme radical tel qu’il fonctionne chez Marx. Il faut reconnaître un minimum de transcendance à toute société, et au fond l’idéal égalitaire en relève plus que de l’analyse strictement scientifique de l’histoire.

L’anthropologie marxienne ne pouvait héberger la référence au sacré, car

« Marx pensait que l’homme était fondamentalement un travailleur ou un bourgeois ; et que le travailleur français devait donc être naturellement l’allié du travailleur allemand. En 1914, c’est le contraire qui se produit »[26].

La référence à la nation est escamotée par la référence à la classe. Le marxisme et le libéralisme commettent la même bévue, celle de croire que l’homme puisse se laisser réduire à sa dimension économique. L’histoire des relations entre les humains ne se confond pas avec l’histoire des relations entre les humains et les choses. Elle a son épaisseur et sa valeur propres. C’est pourquoi il ne faut pas considérer les questions politiques comme étant définitivement réglées. Au contraire du progrès technique, essentiellement irréversible, l’évolution politique reste susceptible de régression. D’où l’importance de la lutte pour les idéaux. Le despotisme abandonné hier peut revenir demain, à moins qu’on ne lutte contre ce retour. Marx aura été victime de « l’illusion progressiste », consistant à croire que les conduites humaines s’amélioreraient lorsque la base matérielle, essentiellement économique, de la société actuelle et inégalitaire aura disparu. La violence a un caractère récurrent.

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