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Régis Debray et l’idéal égalitaire marxiste

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Régis Debray et la critique des racines philosophiques de l’idéal égalitaire marxiste

CHATUE Jacques (Maître de Conférences à l’Université de Dschang, et FOAKA TAGNE Léopold (Doctorant à l’Université de Dschang)

Résumé

Cet article se propose d’interroger le bilan que fait Régis Debray du projet théorique et pratique du marxisme d’abolir les inégalités engendrées par l’économie capitaliste. A ses yeux, bien que les concepts marxistes ne soient plus opératoires pour décrire la société moderne, l’intention pratique reste pertinente et susceptible de nourrir une militance toujours déterminée contre des régimes d’inégalités qui continuent de structurer la société. L’alternative proposée par Régis Debray, qui rejoint partiellement celle de John Rawls, passe par une refonte des ressorts anthropologiques du marxisme, à l’effet de les corriger par une anthropologie plus entière, c’est-à-dire non réductrice, faisant une place éminente au religieux et au politique. Mais échappe-t-il véritablement aux bévues reprochées à Marx ? En particulier, la sphère de la morale, à laquelle le philosophe français fait jouer un rôle finalement décisif, peut-elle véritablement s’accommoder des exigences de la politique réelle, tissée d’intérêts et de compromis, et de la religion réelle, dont la convocation politique reste équivoque ?

Mots-clés : Egalité, capitalisme, sacré, inconscient religieux, république, cosmopolitisme.

Abstract

This work proposes to question the report carried out by Régis Debray on the theorical and pratical project of Marxism to put an end to inequities caused by the capitalism economy. According to him, although Marxism concepts are no longer sit to describe the modern society, the practical intention remains pertinent and capable to enhance a militancy which is always committed to fight against the regimes of inequities that keep stratifying the society. The alternative proposed by Régis Debray, which is partially similar to the one proposed by John Rawls, is conditionned by a revision of anthropological springs of Marxism, so as to correct them with a more entired anthropology, that means none reducing, giving huge importance to religious and political thoughts. But, is he not concerned with the faults that are reproached to Marx? In particular, can the moral domain with which the French philosopher plaid a role that was finally decisive, be truely accommodated with the requirements of the real politics, made up of interests and arrangements, and of real religion whose political convocation remains equivocal?

Key-words: Equity, Capitalism, Sacred, Religious unconsciousceness, Republic, Cosmopolitanism.

 

 L’œuvre théorique de Régis Debray entretient un rapport ouvertement polémique avec celle de Karl Marx. Sans doute son système doit-il être évalué en aval, à partir de ses traductions historiques. Mais ce système doit d’abord être jugé, en amont, à partir de ses fondements théoriques et notamment anthropologiques. La béance de l’anthropologie marxiste se révèle dans les inconséquences de sa théorie de la « superstructure » et  notamment de l’idéologie. La profondeur de cette polémique n’a d’égale que la ferveur initiale de l’engagement marxiste qui caractérisa le penseur français, et qui fut motivé par le rôle que joua, chez Karl Marx l’idéal égalitaire, idéal qui, loin de se limiter à être une idée régulatrice, restait une incitation à l’action. En effet, chez l’auteur du Capital, l’idéal égalitaire a ceci de particulier qu’il s’inscrit d’emblée dans une « praxis », mixte de philosophie, de science et d’action révolutionnaires. Certes les fondements philosophiques du marxisme peuvent être recherchés en plusieurs directions, allant de l’idée même que Marx se faisait de la philosophie à celle qu’il se faisait de la matière, de la dialectique, du droit, etc., mais toutes concourent à fortifier un idéal égalitaire philosophiquement fondé, et précisément fondé sur un optimisme anthropologique qui n’envisage la réconciliation de l’homme avec lui-même qu’en dehors des références religieuse et étatique. En d’autres termes, chez Marx, la question des inégalités appelle une réponse finalement politique, mais comme paradoxalement fondée sur la critique de l’Etat. Or l’égalité ne relève-t-elle pas d’un registre strictement moral nécessitant plus de circonspection dans la critique de la religion et de l’Etat? La méprise de Marx procède au fond de l’idée qu’il se faisait, d’une part, de l’unité du genre humain, idée qui restait aveugle sur une certaine pérennité structurelle de la réalité étatique, et d’autre part, de l’immanence absolue de la société à elle-même, idée qui restait aveugle sur le caractère transcendant de toute société humaine. Il faut donc appliquer au marxisme le principe matérialiste du primat de la pratique, c’est-à-dire juger les idéaux marxistes à l’aune de la pratique[1]. Si cela concourt à établir que la responsabilité de Marx est au-devant des exactions commises par divers régimes marxistes, il faut se demander dans quelle mesure les propositions de Régis Debray permettent de prévenir de telles bévues. La sphère de l’éthique, à laquelle le philosophe français fait jouer un rôle finalement décisif, peut-elle véritablement s’accommoder des exigences de la politique réelle, tissée d’intérêts et de compromis, et de la religion réelle, dont la convocation politique reste équivoque ? Comment rendre compte de la mission  dévolue à un ordre finalement moral et religieux tout en faisant de la laïcité une pièce maîtresse de l’idéal égalitaire ?

 1. L’identification debrayienne des racines anthropologiques de l’idéal égalitaire marxiste

S’il est question de confronter les conceptions de Marx, élaborées sur un terrain qui se voulait « scientifique », au verdict de l’histoire, cette historiographie ne doit pas s’envisager d’un point de vue strictement empirique, au risque de verser dans l’anecdote. D’où la nécessité et l’importance de l’emplacement théorique des critiques à adresser à Marx. L’attention au réel doit donc nécessairement y côtoyer un scrupuleux investissement rationnel, afin de nourrir le point de vue qui est le sien : celui d’une « pédagogie de la preuve»[2].

 

Source : Pixabay

Source : Pixabay

Pour Régis Debray, l’idéal égalitaire repose, chez Marx, sur un fondement anthropologique diversement décliné : en termes d’unité et, par suite, de solidarité originaire du genre humain, en terme de nature humaine pré- et post-étatique, et en terme d’optimisme historiciste, comme si l’histoire humaine rendue à elle-même ne pouvait que servir des  idéaux humains, cette fois au sens proprement moral du terme.

L’application de Marx à ébranler les fondements économiques de la société inégalitaire procède de la propension qu’il eut à définir l’homme en fonction de sa seule activité matérielle, et, par suite, à réduire les inégalités à leurs seuls aspects économiques. Cette manière de voir, Marx, la tient d’une forte influence feuerbachienne, mais dont le sens relève d’un fonds strictement séculariste de la notion hégélienne de « fin d’histoire ».

Le texte des Manuscrits de 1844 est tout entier pénétré de la problématique feuerbachienne. Marx s’y engage dans une première confrontation théorique avec l’économie politique dans son ensemble ; mais celle-ci sert au fond de prétexte au déploiement d’une philosophie humaniste qui a tout à voir avec celle de Feuerbach. Comme le souligne Althusser dans Pour Marx, « Marx accepte […] l’économie politique telle qu’elle se donne […], sans mettre en question le contenu de ses concepts, et leur systématique »[3]. Dans les « Manuscrits » se font face deux types de pensée dont aucune finalement n’est questionnée dans ses fondements.

L’humanisme du Marx des « Manuscrits » se caractérise, tout comme celui de Feuerbach, par l’insistance sur la nécessité du retour de l’Homme à lui-même, par-delà l’aliénation dont il est victime dans le monde moderne. « L’homme est, pour l’homme, l’être suprême »; « Pour l’homme, la racine, c’est l’homme lui-même », telles sont les idées qui reviennent comme un leitmotiv dans ces Manuscrits économico-philosophiques. L’Homme est la réalité dont toute théorie a à rendre compte, et à laquelle toute théorie se doit de revenir. C’est donc la capacité d’une théorie à montrer la voie qui permet à l’Homme de « graviter autour de lui-même », (selon le mot de Marx dans son Introduction à une critique du droit hégélien) qui fait sa valeur – d’où le rejet de l’économie politique au profit de la philosophie humaniste. La pensée du jeune Marx s’inscrit en droite ligne dans celle de Feuerbach en ce qu’elle se fonde sur la volonté d’une démystification du monde moderne, démystification qui permettra de rendre l’Homme à lui-même. Et même si, plus que Feuerbach, Marx insiste sur le caractère concret, matériel de l’aliénation, il demeure que la tâche assignée à la philosophie est toujours celle de démasquer, de faire la critique des figures de l’aliénation humaine ; comme s’il fallait d’abord libérer l’Homme en théorie pour qu’il se libère ensuite en pratique.

Mais comment cet Homme est-il défini dans les Manuscrits de 1844? La première remarque que l’on peut formuler est la suivante: Marx fait surgir la figure de l’humain par opposition à celle de l’animal. L’aliénation est d’abord définie comme ce qui « rend […] l’espèce humaine étrangère à l’homme »[4], « ce qui est animal devient humain, et ce qui est humain devient animal »[5]. S’ensuit une longue opposition entre les caractères de l’espèce animale et ceux de l’espèce humaine, que l’on peut résumer en ces termes:

Tandis que l’animal « se confond immédiatement avec son activité vitale », l’activité vitale de l’Homme « n’est pas une détermination avec laquelle il se confond immédiatement » – l’activité vitale de l’animal est donc inconsciente tandis que celle de l’Homme est consciente;

– Tandis que l’animal « ne produit que ce dont il a immédiatement besoin », donc « de façon unilatérale », l’Homme « produit de façon universelle »;

– Tandis que l’animal « ne produit que sous l’emprise du besoin physique immédiat », l’Homme « produit même lorsqu’il est libéré de tout besoin physique et ne produit vraiment que lorsqu’il en est vraiment libéré »[6].

Ainsi, l’Homme se définit comme conscience de soi, mais toujours déjà en tant que genre humain. L’Homme se caractérise par une distance de lui à son œuvre; distance qui lui permet de penser son action, donc de la penser de façon universelle. C’est ce qui amène Marx à écrire que « l’activité libre, consciente, est le caractère générique de l’homme »[7]: il n’y a de conscience que générique, l’homme conscient de lui-même étant nécessairement conscient de lui en tant qu’Homme; et c’est précisément par la conscience de lui-même comme genre que l’Homme se différencie de l’animal. Il y a une circularité logique dans cette définition de l’Homme: c’est la conscience de l’Homme comme genre humain qui spécifie le genre humain. Ici on peut penser, comme le fait Michel Henry, que Marx se sert de l’ontologie hégélienne pour « élémenter de l’intérieur le concept feuerbachien de genre sur le point de s’effondrer »[8]. En effet, il semble ici que Marx reprenne l’idée feuerbachienne de l’intersubjectivité comme présence du genre dans le rapport sensible de l’homme à l’autre homme, mais en l’expliquant de manière concrète, à travers une analyse du processus de travail. Différant en cela de celle de Feuerbach, pour qui la définition du genre humain restait tendue, selon Michel Henry, entre un « empirisme grossier » (qui veut que l’humanité soit l’ensemble des individus existant ou ayant existé) et un « idéalisme vide » (qui fait de l’Homme la totalité des prédicats humains possibles mais réels), l’analyse de Marx a effectivement recours à l’idée hégélienne de la relation au genre comme « expression anthropologique de la conscience »[9]. On peut donc dire que Marx fait ici appel à Hegel pour apporter plus de cohérence à la problématique feuerbachienne, dans laquelle il se situe toujours.

Ce que Marx reprend de Hegel dans les Manuscrits de 1844, c’est la perspective de l’Histoire que Feuerbach avait purement et simplement évincée[10]. Cherchant à penser l’essence humaine définie par Feuerbach de façon plus rationnelle et plus concrète, Marx aboutit à « historiciser » le phénomène de l’aliénation par lequel l’homme est « spolié » de son essence d’être communautaire. La référence à l’homme générique englobe une croyance aux potentialités recelées dans les capacités naturelles de l’être humain (fonds rousseauiste historicisé de Marx), et un élan d’amour pour l’humanité en tant que totalité solidaire (fond chrétien laïcisé de Marx ?). C’est précisément cette visée éthique, exprimée chez Marx par son universalisme forcené, que Régis Debray prend à partie.

Chez Marx l’idéal égalitaire est porté par une vision dialectisée de l’histoire humaine en tant qu’humaine, seulement humaine. La nouvelle société où serait abolie l’exploitation de l’homme par l’homme, et où l’homme s’émanciperait de toute forme d’aliénation impliquait, dans une construction à la fois théorique et stratégique, l’idée d’un bien suprême enfin réalisé et justifiant la quasi divinité du Prolétariat en tant que parti quasi messianique. L’analogie avec les religions du salut y est si forte qu’elle fait de cet aboutissement un absolu éthique qui justifie tous les moyens susceptibles d’y conduire. La théorie de l’histoire de Marx répondait donc à la fameuse question kantienne : « Que dois-je faire ? ».

Sur ce point, on peut relever une profonde connivence avec Hegel, qui fait de la fin de l’histoire la délivrance ultime, l’avènement d’un salut. Reste que la « lenteur du concept » (Hegel) et les retards de l’histoire tardant à accoucher d’une société communiste (Marx) sont susceptibles de justifier une adhésion cynique à l’immoralité.

Quand la raison théorique se penche sur l’histoire des hommes, c’est le plus souvent pour s’admirer elle-même. Elle a pour fonction de ramener le divers à l’unité, le sensible à l’intelligible. L’épopée marxiste avait pour traduction panoramique la dissolution des barrières naturelles (familles, tribus, communautés, nations), dissolution brutalement accélérée, à partir du XVIème siècle, par la naissance d’un marché mondial, et au XIXème siècle, par le machinisme industriel. L’unité du monde, comme l’essence humaine, ne sont pas données, elles se font dans le temps.

Pour Régis Debray, cette historiographie n’est pas plus qu’une légende, et elle a roulé  jusqu’à nous le mythe du printemps des peuples. Marx n’ajoute à la vulgate de son temps qu’une médiation capitale : nous passerons du monde capitaliste de l’exploitation et du meurtre au monde prolétarien de la paix et de l’union des peuples, par le biais de la révolution sociale. L’abolition des classes ne se fera pas en douceur, mais après cette ultime violence. Finie donc les démarcations et antagonismes nationaux. L’humanité prolétarienne fera l’unité de tous les pays. « Marx pensait que l’homme était fondamentalement un travailleur ou un bourgeois, et que le travailleur français devait donc être naturellement l’allié du travailleur allemand »[11]. En effet, il y avait une base historique réelle pour ce type d’extrapolation. « La marqueterie multicolore d’Etats patrimoniaux cédait la place à des entités homogènes économiquement viables »[12]. La poursuite de l’élan donné aux forces productives humaines, techniques et scientifiques, était supposée prolonger la courbe et assurer le passage des exclusivismes nationaux à l’interdépendance universelle des nations. L’exploitation bourgeoise du marché mondial, la division internationale du travail et l’extension des échanges commerciaux aidant, « a déjà brisé les carcans du passé agricole »[13]. A l’unification économique répondra bientôt l’unification politique de l’humanité civilisée. Marx ne s’était trompé qu’à moitié dans les faits mais totalement en théorie : « car dialectiquement, une contradiction qui s’ampute d’un de ses termes n’est pas une demi-vérité mais une erreur complète »[14].

La totalisation planétaire a bien eu lieu. En un sens le monde est un, et l’interconnexion de ses parties s’avère chaque jour plus manifeste. Mais c’est justement pourquoi un sens contraire s’est intensifié, en complément du premier et en opposition à lui, comme pour l’annuler. Et d’abord au sein même du mouvement supposé détenir les clés de tous les postes-frontières du monde : l’Internationale ouvrière.

« Un siècle aura suffi pour user quatre Internationales, superbes organisations de défaites, et on n’en prévoit pas de cinquième. Chacune a vaillamment récité en avant-scène son couplet révolutionnaire (unificateur), rationaliste (unitaire), moraliste (universalisant), mais les révolutions réelles se sont faites dans les coulisses ou sur une tout autre scène, celle des nations luttant pour la survie. Et la prétendue classe universelle est officiellement passée en un peu plus d’un siècle du « les prolétaires n’ont pas de patrie (1848) » au « les prolétaires du monde entier ont une patrie, l’Union Soviétique (1948) », et enfin « les prolétaires ont autant de patrie que de nationalités, chacun la sienne (1980) »[15].

Autrement dit, l’unification voulue par Marx s’est faite sur le modèle de la répartition des fiefs d’inégalités. Le monde devient de plus en plus parcellaire au fur et à mesure qu’il s’unifie. Les progrès de la mondialisation et la crise de l’internationalisme nous semblent corrélatifs, parce que la pulsion de l’appartenance, ne se retrouvant plus dans les milieux de vies tels que la technique les transforme, se cherche dans des retours à des identités communautaires fortes. Plus le monde s’homogénéise, plus il se balkanise. Cet espace soi-disant planétaire est fondamentalement américain, car il planétarise le mode de vie et de pensée Nord-américain.

« C’est donc une fausse mondialisation, sans échanges ni réciprocité. Ça consiste à déguiser un local en global, à habiller une culture particulière, celle du plus solvable et du plus visuel, l’occident du nord, en civilisation planétaire »[16].

Ceci revient à dire que la mondialisation est au service de la « culture supérieure », qui se donne les moyens techniques et économiques pour assujettir les « sous-cultures ». Il s’agit d’une mondialisation à sens unique, concernant les marchandises et les modes de vies que le Nord internationalise et impose par la force du pouvoir et de l’argent à toute l’humanité. En lieux et places d’une civilisation planétaire égalitaire, c’est la barbarie occidentale qui se mondialise. Ainsi, si être marxiste c’est subordonner les intérêts de la partie à ceux du tout, c’est-à-dire les intérêts de son propre groupe national à ceux du mouvement socialiste mondial, le monde réel n’est pas marxiste.  Le monde marxiste est antimarxiste puisqu’on a vu un Erythréen lutter à mort contre un Ethiopien marxiste, un Chinois contre un Russe, un Chinois contre un Vietnamien de même obédience idéologique. Si être humaniste c’est faire passer les intérêts de l’humanité avant ceux de son pays, l’humanité réelle n’est pas humaniste, car on voit partout les « inégalités sacrées » sacrifier sur les autels le principe humanitaire du droit des gens.

« L’affranchissement des pays coloniaux et semi-coloniaux n’a pas résolu la question nationale, elle l’a démultipliée et portée à la puissance n. l’émancipation des damnés de la terre n’a pas signifié le renversement  des « démarcations et antagonismes » existants, car ce renversement s’est opéré par l’érection de nouvelles barrières. La lutte anti-impérialiste mondiale ne met pas aux prises le camp des internationalistes, elle oppose des chauvinismes de petites puissances à des chauvinismes de grandes puissances »[17].

En effet, c’est au moment où les relations Nord-Sud ont atteint un degré de cynisme diplomatique, de brutalité militaire et de cruauté économique inégalé depuis plus d’un siècle qu’elles nous paraissent justement placées sous le signe de la compassion, de l’oblation et de l’entraide. Marx selon notre auteur voyait l’idéologie comme l’inversion de la chose par son reflet dans la chambre noire. Rarement les faits lui auront donné raison sur ce point. Cet effet chambre noire montre l’efficacité symbolique des politiques étrangères de communication : Notre pauvre monde si divisé, divisibilité dynamique et sans terme assignable. La question balkanique n’est plus en Europe centrale, mais au siège des Nations Unies. L’univers entier se balkanise, et l’aréopage de la conscience universelle dessine une mosaïque d’Etats entretenus par des liens inégaux. Nous vivons l’âge des nationalismes, séparatismes, irrédentismes, tribalismes dont la face obscure a pour nom Xénophobie : exclusion sociale. La pulsion de morcellement menace les grands Etats multinationaux, de type fédéral ou confédéral, et n’épargne pas les Etats centralisés d’Europe. La combinaison de l’intégration économique  et de la désintégration politique du monde appelle à réfléchir l’interdépendance des deux séries. Debray voit dans la prolifération de micro-unités politiques un simple sous-produit de la concentration économique qui bouscule les remparts nationaux traditionnels, le capital transnational gagnant à amoindrir la souveraineté de ses interlocuteurs locaux. Le mondialisme suscite le particularisme délibéré, comme antidote à l’homogène. Le processus de mondialisation produit les inégalités, les divisions et les contradictions. Loin de supposer l’élimination des inégalités, l’unification en cours du monde se produit par la multiplication de ses unités. Cela, Marx ne l’avait pas envisagé. Il ne voyait le monde que sous l’angle économique à travers le rapport entre prolétaires et bourgeois. Mais tout se passe comme si la tendance à l’égalité engendrait une inégalité croissante. Il y a dissymétrie entre les forces de l’un et celles du multiple, entre le rabotage des cultures mondiales par le modèle de croissance occidental et l’érection de clôtures archaïques destinées à préserver les personnalités collectives.

L’ambition théorique de Marx était donc de penser un autre monde, dans lequel l’homme redeviendrait maître de lui-même et de son action, un monde qui se formerait à partir des exigences de tous à travers les échanges et les contrats approuvés, un monde sans séparations ni cloisonnements, sans oppressions et sans mensonges, un monde où la liberté individuelle serait pleinement conciliée avec les libertés collectives. Pour s’être elle-même établie sur un plan théorique, où l’homme est défini en dehors de tout Etat, cette ambition est demeurée une fiction théorique.

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