Ethique et normesl'éthique dans tous ses étatsune

Santé publique et qualité de vie liée à la santé 2

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Julien Blanc Aix-Marseille Université

II.           Pour un réalisme modéré

La position théorique qui permet de dépasser les limites du perspectivisme est une sorte de réalisme modéré de la valeur prudentielle. C’est chez Griffin (1986) que l’on peut trouver l’appareillage conceptuel qui permet le mieux de répondre au problème principal de l’évaluation de la qualité de vie : articuler mesure standard et point de vue individuel afin que la normativité des données que constituent les évaluations de la qualité de vie ne soit pas problématique. Griffin tâche en effet de concevoir une théorie du bien-être ou de la qualité de vie qui prenne en compte le fait que l’explication de la valeur peut aller en même temps dans deux directions, l’une qui relève du modèle du goût et l’autre du modèle de la perception[1]. Selon « le modèle du goût » une chose a de la valeur parce qu’elle est désirée ; selon le « modèle de la perception » une chose est désirée parce qu’on perçoit qu’elle a de la valeur. Certaines préférences relèvent du modèle du goût mais en aucun cas elles n’ont de titre à servir de modèle pour toutes les préférences. Même pour les préférences qui apparaissent comme les plus personnelles, comme le fait de préférer telle activité sportive à telle autre, ce modèle antiréaliste du goût n’est pas pertinent. Si je désire ardemment par exemple rentrer chez moi sans mettre les pieds sur les rainures du trottoir, il serait faux de dire que cette activité a de la valeur pour moi pour la seule raison que je la désire. Ce n’est pas non plus la performance (ou la réussite) en elle-même qui a de la valeur mais le fait que celle-ci est amusante, par exemple. En d’autres termes, pour qu’une chose ait de la valeur pour moi, il faut que je puisse :

[…] la considérer comme un cas particulier de l’ensemble des réalités susceptibles d’être comprises, en général, comme dotées de valeur, et qui plus est, comme dotées de valeur pour tout être humain (normal)[2].

La particularité des jugements prudentiels est donc de contenir des valeurs prudentielles, qui sont des catégories : en elles se terminent l’analyse et l’examen prudentiels. On peut les lister, leur nombre est défini, bien que l’on ne puisse pas toutes les embrasser avec certitude. Voici la liste, proposée par Griffin, de ces valeurs prudentielles :

(A)      L’accomplissement de soi.

(B)       Les composants d’une existence humaine : ce qui rend une vie proprement humaine est généralement estimé au-dessus de ce qui la rend heureuse (au sens psychologique). Il s’agit de l’agentivité (agency)  qui inclut l’autonomie et les « capabilités de base » (fonctionnement physique, nourriture, etc.), de la liberté politique (liberty) et d’opinion.

(C)       La compréhension de soi et du monde, comme valeur en elle-même.

(D)      La joie (enjoyment) qui inclut les plaisirs, la perception de la beauté artificielle et naturelle.

(A)      Des relations personnelles profondes.

Cette liste est ouverte, révisable et amendable. Deux ou trois propriétés de ces valeurs prudentielles sont à remarquer. La première, c’est qu’il s’agit d’une liste, et non pas d’une seule valeur déclinée en plusieurs sous-valeurs. Griffin reproche au bonheur perfectionniste aristotélicien[3], qu’il interprète comme fonction principalement de la rationalité, de reposer sur un seul modèle de genre de vie bonne. Or non seulement il faut par principe reconnaître qu’il y a une multiplicité de manières égales d’être heureux, mais cette multiplicité s’explique elle-même par la nature du bien-être ou de la qualité de la vie, au niveau des valeurs. Les valeurs sont en effet incommensurables dans le sens précis où il n’y a pas une super-valeur (comme l’utilité chez Bentham, éminemment) à laquelle tout ce qui a de la valeur pourrait être ramené. De ce fait il y a plusieurs fins, plusieurs types de choses bonnes et plusieurs objectifs qui peuvent entrer en conflit. Prenons un point de départ quelconque dans la liste : l’accomplissement. Pourrions-nous le ramener à une autre valeur de la liste, comme les relations personnelles riches ? Non, car on ne s’accomplit pas nécessairement en amitié, et on peut réaliser l’amitié sans s’accomplir par ailleurs, ou s’accomplir par ailleurs sans réaliser l’amitié. Et il en va de même si l’on procède pour les autres valeurs. Ceci ne signifie pas que la liste est close, ni que les noms choisis sont les plus adéquats en toute circonstance et sous n’importe quel point de vue. Ceci signifie là que nous pouvons raisonnablement penser qu’avec une telle liste ou une liste du même genre, nous sommes plus ou moins au bout de l’analyse.

Les valeurs prudentielles de Griffin ont pour caractéristique d’être des désirables ou des objets généraux du désir humain. Sous cette catégorie, Guibet Lafaye (2009) ajoute des catégories de choses de valeur qui ne figurent pas dans la liste de Griffin ou ne peuvent tout à fait s’y ramener : éprouver de la compassion ou accomplir son devoir, ce dernier ne pouvant être ramené à l’accomplissement de soi que sous une certaine théorie du devoir. Il en va de même pour les satisfactions et les réalisations propres à l’exécution appropriée des actions ou gestes techniques[4]. On peut la compléter également à partir de Nussbaum (1990), avec notamment la capacité à « vivre autant que possible une vie humaine complète jusqu’à la fin » qui ne peut se ramener tout à fait à la catégorie d’humanité (B) de Griffin, et qui renvoie à l’ensemble de la conduite de l’existence selon une forme narrative, ou dramatique[5], et à la valeur du sens de la vie[6]. D’autre part, l’ensemble des « capabilités centrales humaines » de Nussbaum peut être inclus dans la catégorie (B).

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Importance des désirs individuels

À cette liste, Griffin ajoute ce que nous pouvons appeler une clause générale de désirabilité. En un premier sens, la désirabilité en général doit être une propriété de toute chose que l’on prétendrait mettre sur la liste : non pas le fait d’être (dit) désiré par quelque personne, mais d’être généralement l’objet d’un désir humain intelligible. Ce premier sens de la condition de désirabilité n’est pas effectivement une clause qui arrive dans un second temps, mais elle se trouve bien au cœur de la conception des valeurs. Mais il y a un deuxième sens de désirabilité que nous pouvons comprendre comme une clause qui vient se surajouter à la conception de base, centrée sur les valeurs. En effet, en ce deuxième sens, qui se réfère aux désirs effectifs des individus, les désirs ne jouent pas de rôle dans la valeur, ils jouent plutôt un rôle restrictif au niveau de la liste des valeurs.

En effet, pour que nous puissions appliquer à quelqu’un une valeur dans le but d’évaluer la qualité de sa vie, il faut d’abord s’assurer qu’en un sens ou un autre on peut lui attribuer un désir pour cette valeur et, en particulier, s’assurer qu’il ne rejette pas cette valeur, même après avoir été dûment informé sur la valeur de la dégustation, par exemple, et sur le fait que le fait de se réjouir est bien une valeur. En d’autres termes, il faut que l’on puisse lui attribuer un désir effectif pour cette chose. Mais ne retombe-t-on pas alors dans une simple théorie des préférences ? En réalité non. Un bon test pour savoir si cette liste est complète consiste à voir si une valeur qui nous semble importante peut se réduire à une des valeurs de la liste ou non. Si c’est le cas, il n’est pas besoin d’étendre la liste ; sinon, il faudra rajouter une valeur, ou la remplacer. Qu’un individu se présente qui conteste la valeur de l’autonomie pour lui n’est en effet pas un argument pour retirer la valeur, il faudrait pour cela qu’il nous montre que nous comprenons mal l’autonomie, que ce n’est pas une valeur ou qu’elle peut se réduire à autre chose. Bref, il devra entrer dans une discussion sur les valeurs, ce qui signifie qu’il accepte un aspect important de la thèse réaliste. Cependant, si je veux mesurer sa qualité de vie à lui, je pourrai retirer les items qui portent sur l’autonomie pour que mon échelle soit valide. La théorie des désirs informés a en effet une double implication : 1) quelqu’un qui ne percevrait pas que l’autonomie est une valeur fera preuve d’un « défaut de l’entendement »[7] ; mais 2) la clause des désirs individuels stipule qu’en aucun cas on ne peut prétendre que tout le monde doit aspirer à l’autonomie. Certains, à cause de leur constitution, de leurs capacités, de leur expérience (et de tout ce qui relève de la connaissance causale de telle personne ou de telle population, comme par exemple telle population de patients), peuvent redouter l’autonomie en raison de l’accroissement de tel affect négatif (par exemple l’inquiétude) qui accompagnerait un accroissement de l’autonomie. Griffin[8] reprend l’exemple classique du fou qui se trouve satisfait à compter les brins d’herbe dans la cour toute la journée. Il retourne cet exemple contre Railton (2000), à qui il répond dans ce texte et qui se servait de l’exemple pour justifier un modèle de la valeur prudentielle de type préférentialiste. Railton prétend en effet qu’il y a quelque chose de prudentiellement bon dans la vie de ce fou compteur. Certes, reconnaît Griffin, puisqu’il s’agit manifestement d’un intérêt central pour le fou. D’autre part, il est évident que sa vie étant réduite à cette seule activité, cela n’aurait pas de sens de lui attribuer d’autres désirs (toutes choses étant égales par ailleurs).  Mais qu’est-ce qui fait que compter les brins d’herbes dans ce cas est quelque chose de prudentiellement bon ? Est-ce la satisfaction d’un point de vue idiosyncrasique ? « Mais peut-on comprendre également le simple fait de compter comme ayant de la valeur ? Est-ce que cela rendrait la vie de la personne meilleure ? Eh bien oui, si cela évite le désarroi, apporte du contentement ou est l’objet de joie. Mais ce sont là toutes des valeurs de la vie humaine caractéristique. »

La délibération sur les valeurs

Le niveau de valeur prudentielle globale réalisé à un moment donné, ou réalisé dans une activité possible est ainsi fonction de la satisfaction des désirs informés. Plus un désir est fort, plus sa satisfaction signifiera une augmentation du bien-être. La satisfaction ne doit pas s’entendre dans un sens psychologique : comme dans le cadre général du préférentialisme, la satisfaction d’un désir c’est le fait que l’objet de ce désir se réalise : un désir est satisfait comme une clause d’un contrat est respectée. Ce qu’il décrit est le cas. La « force » d’un désir n’est pas non plus d’ordre psychologique ou ressenti, sinon les désirs ressentis de la façon la plus intense, comme les désirs obstinés ou irrépressibles, dont l’intensité ressentie n’est pas nécessairement fonction de la nature de leur objet, l’emporteraient, quels que soient leurs effets au final sur notre qualité de vie. Or justement Griffin inverse le schéma présupposé par le préférentialisme. La « force » d’un désir est motivationnelle, à condition de ne pas prendre ce terme en un sens psychologique. Il s’agit de la place des désirs dans un ordre hiérarchisé ou en tout cas par emboîtement. Les désirs se distinguent ainsi par leur généralité : on distingue des désirs globaux, qui portent sur toute une forme de vie ou la caractéristique générale d’un projet de vie, et ceux-ci prennent le pas sur les désirs plus locaux : par exemple, l’arbitrage entre la préférence, locale, pour l’escalade et la préférence, locale, pour le yoga dépend de préférences plus générales soit pour la prise de risque (en escalade, par exemple) soit pour l’approfondissement spirituel (en yoga), chacune étant en revanche compatible avec le désir le plus général, par exemple, de s’accomplir en dépassant ses limites. L’ordre hiérarchique des désirs se termine « en bas » par les désirs les plus locaux (boire ce verre d’eau) et « en haut » dans les valeurs prudentielles. D’autre part, les désirs ont une structure hiérarchique dans le sens où les désirs de niveau supérieur se rapportent aux désirs de niveau inférieur : le désir pour une vie d’accomplissement est un désir que certains désirs plus locaux soient les désirs en fonction desquels j’agis. On se rapproche ici du modèle de l’ordre hiérarchique des désirs proposé par Frankfurt (1971) pour conceptualiser la personne et l’autonomie.

Pour Griffin, les « marchandages » (trade-off) entre les valeurs de même rang (la hiérarchisation des valeurs) semblent se faire en amont des décisions pratiques. Les décisions sont déterminées par l’échelle qu’ont les individus par avance, c’est-à-dire l’ordre qu’ils posent entre leurs valeurs, analogue à un ordre de préférences, que Griffin décrit comme les « préférences de base ». C’est de cette façon principalement qu’est décrite la variabilité entre les individus : dans la mesure où les valeurs sont les derniers éléments de l’analyse, il n’y a pas, effectivement, d’ordre a priori entre elles. Cet ordre est individuel[9]. Mais cette vision de Griffin est en réalité trop statique. Les marchandages entre les valeurs de même rang se font aussi en cours d’action, ce dont rend compte le modèle aristotélicien de la délibération prudente[10], puisque c’est en effet selon les circonstances, « tout bien considéré », que nous réévaluons, de manière limitée cependant, nos « préférences de base » entre les valeurs. L’ordre entre les valeurs est instable par nature. Par conséquent, parler de « conception » de la vie bonne ou parler de « projet » ou de « plan » de vie est, à la lettre, excessif, dans la mesure où l’on ne peut pas véritablement assigner un moment où ce plan ou ce projet serait arrêté.

La méthode, au niveau de la théorie dans Griffin (1986), pour déterminer ce qui peut, théoriquement, être une valeur prudentielle et la méthode par laquelle un individu ou un groupe peut arriver à sa propre liste sont appelées par Griffin « délibération sur les valeurs ». Le terme de délibération renvoie à l’appareillage conceptuel aristotélicien. À la différence d’un projet, nos valeurs et l’ensemble qu’elles constituent ne s’arrêtent pas : autrement dit, en tant que nous sommes engagés dans l’existence et dans l’action, nous avons déjà des fins, nous ne sommes pas face à un « choix radical » et ce n’est pas par un acte de la volonté, pas plus que par une préférence, que nous posons ou même créons ce qui peut être une valeur pour nous. En même temps, nos échelles d’importance se mettent aussi en place en cours de délibération et d’action, et elles sont donc changeantes. Le sens de la délibération selon Griffin est de venir à connaître explicitement les valeurs et par notre compréhension de venir à les spécifier et à les ordonner. À travers Griffin nous rejoignons donc Aristote : le rapport que nous entretenons à ces fins doit effectivement être compris comme une sorte de désir intellectuel de compréhension et de perception désirante. Le trait caractéristique d’une valeur est d’être un objet ultime du désir, de relever de la catégorie du désirable. « Ultime » signifie simplement que les valeurs prudentielles sont la dernière réponse que l’on puisse apporter à des questions de type « pourquoi » : pourquoi cherche-il à faire cela ? Pourquoi faire telle chose ou avoir telle chose est-il désirable? Et ainsi de suite. L’opération intellectuelle par laquelle nous réitérons ce genre de question jusqu’à parvenir à un point d’arrêt satisfaisant, Griffin l’appelle délibération. Il convient de distinguer cependant la méthode philosophique par laquelle on peut arriver à une liste de valeur, comme le fait Griffin dans Griffin (1986) et la théorie de la façon dont les individus se rapportent réellement aux valeurs. Pour le dire autrement, s’il faut passer par une délibération pour découvrir la liste des valeurs, les individus ne passent pas leur temps à faire ce genre de délibération chaque fois qu’on leur demande « comment allez-vous ? », ni non plus chaque fois qu’ils hésitent entre deux actions possibles.

Cette délibération ne s’apparente cependant pas à une procédure qui garantirait qu’effectivement nous aboutissions toujours bien à des valeurs prudentielles. À la différence des théories utilitaristes, il n’y a pas de critère extérieur au bien prudentiel. De plus, la délibération au sens où l’entend Griffin, ne peut pas être une procédure formelle : cela n’aurait pas de sens de dire qu’une délibération produit d’elle-même les valeurs. Cette délibération relève plutôt de la découverte, et il y a une règle de délibération, ou plutôt il y a une règle au jeu (incertain) de questions-réponses réitérées qu’est cette délibération, puisqu’il y a un point, qui ne peut être fixé a priori, au-delà duquel cela n’a plus de sens de demander encore « pourquoi ceci a de la valeur ? ». C’est la question du point d’arrêt de l’enquête. La réponse qu’adopte Griffin au défi sceptique (ou nihiliste), qui est directement inspirée de Wittgenstein[11], consiste d’une part à demander à celui qui lance le défi nihiliste de préciser quel genre de réponse le satisferait ; et d’autre part à montrer que pour définir ce qu’est une réponse satisfaisante il ne faut pas tant formuler un critère formel que rappeler comment nous procédons ou comment nous aurions tendance à procéder. Autrement dit, il s’agit de se référer à nos formes de vies : or il est probable qu’au-delà d’un certain terme, qui ne peut être fixé toujours à l’avance, continuer à se demander « à quoi bon ? » ne signifie pas que l’on gagne en vérité, que l’on fait preuve d’un meilleur esprit critique, mais plutôt que l’on tombe dans un langage plein de confusion à propos des valeurs[12]. Autrement dit, cette délibération s’apparente à un éclaircissement de notre compréhension du sens de nos pratiques, usages et de notre langage. Puisque c’est un éclaircissement, il s’agit donc de se rendre intelligible à soi-même, et d’exprimer en quoi le comportement des autres nous est intelligible : or quelqu’un qui continuerait à se demander indéfiniment « à quoi bon ? » ne comprendrait vraisemblablement pas ce que nous faisons. Si le comportement des autres (et le nôtre) nous est intelligible, or il l’est généralement, c’est parce que nous avons une idée des intérêts que nous poursuivons et de ce qui est généralement désirable. La délibération est donc une sorte d’enquête dans nos « formes de vies », et ces « formes de vie », comme dans la lecture que Nussbaum fait d’Aristote, doivent être comprises à la fois dans leur sens ethnographique ou sociologique et dans leur sens biologique[13]. Le point d’arrêt de l’enquête sur les valeurs doit se trouver donc dans un « noyau d’expérience » typiquement humaine, selon l’expression de Nussbaum, ou, selon un autre point de vue, dans ce dans quoi nous nous accordons[14]. Il ne peut pas cependant y avoir de certitude ou plutôt cette élucidation de notre accord ne peut pas être définitive. Il ne s’agit pas du tout de renvoyer simplement à  une « étiquette »[15] ou à des conventions sociales. Il ne s’agit pas, bien au contraire, de rejeter toute forme de criticisme, mais de vérifier à chaque pas si ce criticisme ne nous fait tomber en dehors des limites du sens. Autrement dit, les valeurs ne sont pas des conventions que nous projetterions sur les faits, elles doivent plutôt être vues comme constitutives de ce que sont certains faits pour nous.

La position méta-éthique et métaphysique qui nous semble le plus appropriée à l’égard des valeurs prudentielles est proche du réalisme anti-théorique d’une part et, en ce qui concerne le rapport qui existe entre les valeurs prudentielles et la motivation, proche d’un internalisme mixte ou aristotélicien[16]. On appelle internalisme mixte ou aristotélicien la position qui consiste à expliquer le lien conceptuel entre le jugement moral et l’action ou la motivation, en montrant que les jugements de valeur (et les jugements sur ce qu’il faut faire) expriment des croyances, et que celles-ci engendrent des désirs. Jugements et désirs ont un lien « interne ». Cet internalisme aristotélicien repose sur l’idée que les jugements de valeur sont fonction à la fois de croyances et de désirs. Mais il n’est pas correct de dire seulement que les croyances engendrent les désirs : l’explication ou l’engendrement va dans les deux sens. Effectivement, les jugements de valeurs, comme le jugement prudentiel complexe « il est bon de se battre pour le bonheur de tous, parce que c’est une manière de s’accomplir », sont des propositions théoriques, des constats et peuvent donc être tenus pour l’expression de croyances : mais en réalité elles expriment également, en même temps, des désirs, dans le sens où la désirabilité fait partie généralement des caractéristiques du concept d’accomplissement et de prédicats comme « bons ». Les jugements de valeurs expriment des croyances en même temps que des désirs mais nous ne statuons pas sur le problème de la prescriptivité et de la genèse de l’action, qui est un problème particulier qui relève de la théorie de l’action. C’est en ce sens là également que l’internalisme mixte n’est qu’une approximation de la conception adéquate de la valeur prudentielle. D’autre part, le réalisme modéré que nous soutenons à partir de Griffin est ainsi proche du réalisme des qualités secondes de McDowell[17]. On appelle cette position réalisme anti-théorique, caractérisée globalement par l’idée que la théorisation en morale (à partir de principes généraux notamment) n’est pas adéquate et n’est pas possible parce que les « qualités » morales, autrement dit les valeurs, sont bien l’objet d’une connaissance, mais non par réflexion rationnelle (concept ou théorie) mais par perception directe. Un des points essentiels de l’argument de McDowell consiste à montrer que nos valeurs et nos raisons d’agir sont à la fois dépendantes et indépendantes de notre point de vue, pris en général. Pour montrer cela McDowell dresse une analogie entre les qualités secondes (comme les couleurs, de façon paradigmatique) et les valeurs. Or, bien que les qualités secondes comme les couleurs ou les qualités du toucher soient des réalités phénoménales, c’est-à-dire des choses qui existent seulement en nous apparaissant, elles ont indéniablement une forme d’objectivité, qui n’est certes pas celle que l’on attribue généralement à des réalités dont l’existence ne dépend pas de notre point de vue, comme les formes des objets par exemple. L’existence des valeurs dépend du fait que nous soyons également vivants, et que notre système d’intérêts, inextricablement lié à notre système perceptif et à nos capacités physiques, biologiques, neurologiques, soit configuré d’une certaine manière. McDowell tire de l’analogie un objectivisme « faible » des valeurs : elles sont indépendantes de certaines de nos réactions particulières, éprouvées ponctuellement, mais elles existent comme des dispositions à susciter en général certaines réactions, chez un être qui a appris à les détecter et qui a développé les capacités de détection appropriées dans des situations données. On se rapproche ici de l’idée aristotélicienne selon laquelle le bien prudentiel est, dans son détail, ce que désirent et font les hommes prudents c’est-à-dire ceux qui ont développé, par apprentissage et expérience, les capacités à détecter les biens prudentiels propres aux activités.

La différence principale, peut-être, de la conception de la valeur prudentielle issue de Griffin que nous soutenons par rapport à celle de McDowell est le fait que le modèle délibératif ou de l’examen de la découverte des valeurs prudentielles est plus intellectuel et réflexif que le modèle perceptuel de McDowell : en particulier, la question de savoir si nous percevons directement les valeurs prudentielles d’une action possible par rapport à telle autre est relativement ouverte. Que nous ayons perçu effectivement la valeur de ce que nous faisons est relativement indifférent s’il s’agit d’évaluer notre qualité de vie actuelle. D’autre part, il faut aussi supposer des capacités de réflexion pour « percevoir » les valeurs prudentielles en elles-mêmes, dans une délibération, un examen ou une conversation, et pour ranger correctement les situations réelles ou les différentes options sous le concept de telle ou telle valeur prudentielle. En effet, nous pouvons très bien faire des erreurs de jugement sur la situation, sur nous-mêmes et sur nos propres désirs, et choisir des voies inappropriées pour réaliser des valeurs : par exemple poursuivre obstinément la fortune en pensant que cela permettra de nous accomplir, alors qu’en réalité ce n’est pas le cas. Il est difficile d’expliquer ce genre d’erreur uniquement par un appareil perceptif/réactif défectueux ou mal dégrossi : c’est aussi une question de réflexion avant ou à côté de l’action.

Enfin la conception dispositionnelle des valeurs morales de McDowell tombe sous le coup d’une objection dite « statistique »[18] que notre propre position évite. Nous retrouvons là la question du passage de la normalité à la normativité qui est éminemment problématique dans les instruments de mesure de la qualité de vie. Si les valeurs sont des dispositions à susciter certaines actions de certaines personnes, alors elles sont « ce qui paraît être [tel] aux yeux de ceux qui ont certaines capacités spécifiques lorsqu[e ces capacités] s’expriment dans certaines circonstances dites “normales” »[19]. Le problème bien sûr est le sens de « normal » : si on le comprend dans un sens « statistique », le bien peut être identifié avec ce que la majorité (par exemple) approuve ou approuverait en certaines circonstances. Avec une interprétation de « normal » où la normalité est prise en un sens plus normatif, le bien pourrait être identifié avec ce que les individus les plus entraînés ou expérimentés, comme les hommes prudents ou vertueux d’Aristote, approuveraient. Aucune de ces implications n’est entièrement satisfaisante. Mais elles sont problématiques, nous semble-t-il, surtout pour une conception de la valeur, de la réaction et de l’action morale, mais elles le sont moins pour une conception de la valeur prudentielle car la prescriptivité des jugements de valeur prudentiels est plus lâche, dans la mesure notamment où on peut postuler qu’il existe plus de manières, contraires entre elles, d’être heureux que d’agir moralement. D’autre part, surtout, le problème est bien sûr moins prégnant lorsqu’il s’agit d’évaluer la qualité de vie d’une population donnée, et surtout, l’objection ne porte pas tout à fait parce qu’elle repose sur une petite confusion. En effet, l’objection porte seulement s’il est vrai de dire que la valeur s’explique seulement comme ce qui suscite les réactions de la majorité ou de l’élite morale et intellectuelle. Il faut bien sûr s’intéresser aux jugements de valeurs, aux conceptions de la vie et aux réactions qui sont statistiquement significatifs (ce qui ne veut pas nécessairement dire la majorité ou la moyenne simple) : mais le fait que ces jugements soient significatifs statistiquement n’est qu’un critère extérieur, pour l’enquête pour ainsi dire, de ce qui peut compter comme une valeur prudentielle. En tant que telles les valeurs prudentielles ne sont pas des valeurs par le fait que telle majorité ou telle élite sociale a telles réactions : cela dépend plutôt de leurs places et fonctions dans nos formes de vie, dans leur généralité, c’est-à-dire notamment de leur statut logique dans notre poursuite des fins et nos délibérations. Il convient plutôt de voir les relations entre les valeurs et réactions, désirs et croyances de personnes réelles comme des relations qui se co-déterminent, et il est probable qu’aucun de ces éléments séparément ne constitue la clef de la valeur prudentielle. La question doit s’aborder plutôt par le tout, le tout de nos formes de vies, dans lesquel ces différents éléments interagissent, déterminent nos formes de vie et sont déterminés par elle.

En résumé, la perspective indiquée par Griffin pour établir une liste de valeur est claire : il faut associer une enquête conceptuelle sur ce qui peut être candidat aux fins humaines (dont fait partie la satisfaction des besoins par exemple, l’évitement de la honte et ainsi de suite) à une enquête empirique qui nous apporte une connaissance causale de la nature humaine, du caractère d’un individu ou d’un groupe, etc., et sur les normes et les valeurs qui sont constitutives du contexte où l’évaluation de la qualité de vie doit être faite.

Cependant, pour le type d’opération intellectuelle que Griffin vise, il n’est peut-être pas adéquat de parler de « délibération » comme il le fait. Une délibération a une fin pratique, indirecte ou directe : soit parce qu’elle débouche sur une décision dans une assemblée, qui n’est pas encore une action, soit parce qu’elle se conclut par une action dans un jugement pratique[20]. Or la délibération (rationnelle) à laquelle pense Griffin n’est pas pratique. C’est une méthode pour découvrir les fins, qui s’apparente bien plus au questionnement itératif et dialectique de l’examen socratico-platonicien[21] qu’à une délibération pratique de type aristotélicien. La délibération de Griffin a des affinités avec la délibération aristotélicienne, analysée par Geach ou Descombes. Mais si elle peut s’effectuer en situation d’action, par exemple lorsqu’un changement radical de vie s’offre à nous, et qu’il faut se décider entre, par exemple, continuer à vivre une vie douce mais obscure et entrer dans une vie tumultueuse mais brillante, la délibération de Griffin se situe en amont, lorsqu’il s’agit de découvrir les fins (en général et pour soi). S’il s’agit d’une « délibération », c’est en ce sens qu’il s’agit d’élucider ce qui est recherché lorsqu’on agit et lorsqu’on désire, ce qui exclut par exemple que la recherche sur le bonheur prenne la forme d’une déduction des devoirs. Mais à proprement parler, il ne s’agit pas d’une délibération : il s’agit plutôt d’un examen, au sens de l’elenchos socratique, c’est-à-dire d’un examen minutieux, déplaisant[22], d’une méthode de questionnement sur les fins et le bien.


[1] Griffin (1994).

[2]           Griffin (2000), p. 294, nous traduisons.

[3] Est perfectionniste une conception de la qualité de vie (ou du bonheur) selon laquelle le niveau de qualité de vie est fonction de la distance de la vie actuelle avec un idéal, un modèle de vie parfaite.

[4]           Guibet Lafaye (2009), p. 57.

[5]           MacIntyre (2006).

[6]           Wiggins (1999).

[7]           Griffin, (1994), p. 191.

[8]           Griffin (2000), p. 293. Nous traduisons les citations.

[9]           Ce qui ne veut pas dire que chaque individu a nécessairement un ordre singulier, ni que la source de cet ordre est nécessairement individuelle.

[10]          Descombes (2007), Geach (1966).

[11]          Griffin (1986) et (1994) se réfère explicitement à Wittgenstein (2005), §19, 23, 241 ;      Davidson (1993), pp. 277-304, 305-318.

[12]          Griffin (1986), p. 66.

[13]          Cavell (1989), p. 41.

[14] Conant (1994).

[15]          Ibid., p. 96.

[16]          Ogien (1999), pp. 80-93 et pp. 102 et sq., en particulier.

[17]          McDowell (1999), dont la position est développée contre Mackie (1976), pp.7-28 et Mackie (1980).

[18]          Ogien (1999), pp. 91-92.

[19]          Ogien (1999), p. 92.

[20]          Descombes (2007), Geach (1966).

[21] Vlastos (1983)

[22] C’est-à-dire qui va contre notre tendance naturelle à entretenir des idées plaisantes – mais fausses – sur nous-mêmes.

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