Éthique et politiqueune

Solitude et célibat chez Søren Kierkegaard (3)

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Anaïs Vois, université Paris Sorbonne Paris IV, Paris Diderot Paris VII

Solitude au stade religieux

 Le christianisme occupe une place très importante dans la vie et dans l’œuvre de l’auteur. C’est autour du rapport au divin que va se nouer toute la problématique d’un amour terrestre, qui finit par constituer un obstacle sur le chemin du seul amour « véritable » : celui entre l’homme et Dieu.

Pour autant, c’est au travers du rapport amoureux et du renoncement à la relation sentimentale concrétisée que va se révéler, entre autres, une forme de religiosité. Pour Chantale Anne[1], « se déprendre de la femme, mais aussi bien de soi-même, revenir de l’esthétique (ou aussi bien de la métaphysique ou de la politique) révèle à l’homme son immortalité, c’est-à-dire sa très féminine et virtuelle religiosité. »

Dans La répétition, que devient le jeune homme lorsqu’il se rend compte que sa bien-aimée n’est en réalité pas la bien aimée ? Il n’a plus qu’à rompre. Cette rupture, qui entraîne le mariage de la jeune fille, permet au religieux de s’ouvrir devant lui  et lui enseigne que seule la répétition spirituelle est possible. Cette œuvre met en lumière une sorte de dépassement « profane » de l’érotisme au travers de la figure du jeune homme qui finit par choisir d’appartenir à l’idée plutôt qu’à la femme aimée. Cette sublimation du jeune homme nous conduit sur une voie où l’amour s’affranchit de plus en plus du désir. Cette séparation entre l’amour et le désir chemine directement vers le stade religieux.

C’est cette dialectique que relate Kierkegaard [2] dans le passage suivant :

      « Toi excellent homme, tu m’as certes rendu aussi malheureux que possible mais tu l’as fait par amour – et tu es devenu l’aimé. Toi, aimable enfant, je t’ai certes rendue aussi malheureuse que possible mais je l’ai fait par amour – tu étais l’aimée ! Telles sont les prémisses grâce auxquelles je devins progressivement attentif au christianisme. » L’amour entre deux êtres humains, inéluctablement malheureux, conduit directement au religieux. « Car être aimé de Dieu, qu’est-ce sinon devenir, humainement parlant, malheureux pour cette vie et pourtant être dans l’attente bienheureuse d’une béatitude éternelle. Parce que Dieu est esprit, il ne peut selon le Nouveau Testament aimer autrement un homme : il doit te rendre malheureux et pourtant c’est par amour, heureux celui qui n’est pas scandalisé. »

 L’amour humain conduit à Dieu mais le véritable amour divin condamne l’amour « terrestre ».

Si, dans les œuvres de Kierkegaard, le féminin est à l’origine objet du désir, il finit par devenir objet de renoncement. Ce renoncement est induit par la conviction qu’il n’y a d’amour légitime dans la sphère humaine que si, laissant Dieu s’interposer, les amants accordent à leur rapport au divin une inconditionnelle priorité sur le rapport qui les unit l’un à l’autre, comme le remarque David Brezis[3].

Selon la conception naturelle de l’amour, Dieu est un étranger, qui, à s’immiscer entre les amants ne peut que les troubler. Ainsi l’esthète redoute  la menace que l’instance éthico-religieuse fait peser sur la spontanéité du sentiment. Craignant que le devoir ne rompe l’enchantement primordial de l’amour, il ne veut pas épouser celle qu’il aime mais au contraire fuir avec elle loin de la puissance (Dieu, l’Eglise) qui prétend s’interposer entre eux lors de la cérémonie nuptiale.

Dans le stade religieux et dans la perspective du christianisme, il en va tout autrement. Dieu est au contraire « l’unique objet aimé, en sorte que c’est Dieu et non pas l’homme qui est l’aimé de l’épouse et que l’épouse est, par son mari, aidée à aimer Dieu. »[4] L’homme doit donc s’effacer devant le rapport de Dieu avec la femme aimée. Car s’il agit autrement, il risque de « barrer la route » au divin, de prendre la place d’un Dieu qui seul est en réalité objet d’amour. C’est pour prévenir ce risque que Kierkegaard choisit de rompre ses fiançailles. En faisant cesser la manifestation concrète de leur amour, il tend à orienter Régine vers le seul et unique amour qui existe réellement : l’amour divin. Dans cette perspective, en restant dans une relation amoureuse, Régine ne pouvait qu’idolâtrer Søren, perdant ainsi de vue la préséance de son rapport au divin. Au stade religieux, c’est l’homme aimé qui apparaît alors comme un tiers, s’immisçant  dans la relation de la femme avec Dieu.

Comme le souligne David Brezis[5],

« s’effacer devant l’instance divine, c’est reconnaître son propre rapport à autrui comme un néant ou une plaisanterie au regard du rapport qu’il est appelé à entretenir avec Dieu. Telle est la reconnaissance à laquelle Kierkegaard parvient dans son rapport avec Régine. » Pour Kierkegaard, en abandonnant la jeune fille, « l’amant ne se donne pas l’impression d’être le vainqueur ; non c’est le Bien qui a vaincu. Pour ôter ce qu’il y a d’humiliant […], l’amant interpose entre lui et l’être sans amour une plus haute instance et par là se met lui-même à l’écart, […] ce tiers […] est le Vrai, le Bien ou plus exactement le rapport à Dieu»[6]

En comparaison du rapport avec Dieu, le rapport amoureux est insignifiant. C’est la raison pour laquelle, au stade religieux, l’amour concrétisé est sacrifié au profit de l’authentique rapport : celui qui se constitue entre l’homme et Dieu. Mais, chez Kierkegaard, la relation amoureuse n’est pas abandonnée dans l’unique but de satisfaire son penchant personnel qui l’enjoignait à se consacrer pleinement à Dieu. Plus que ça, l’objectif de la rupture se trouve aussi dans le souci de ne pas interférer dans le rapport que la femme entretient avec Dieu. Dans son introduction au volume XIV des œuvres complètes de Søren Kierkegaard[7], Jean Brun nous explique que l’auteur espérait que l’amour qu’il portait à Régine pourrait transfigurer son ancienne fiancée lui permettant de passer du stade de la bien-aimée à celui du prochain. L’amour humain se serait ainsi haussé au niveau d’un amour où deux êtres se seraient retrouvés comme semblables en tant que créatures de Dieu, communiant en une même foi. Mais, cette tentative ne pût aboutir.

 Aux cotés de Dieu, c’est la figure du Père qui se révèle également en filigrane. Chez Kierkegaard, elle y est très présente contrastant avec l’extrême discrétion dont il témoigne à l’égard de sa mère. Comme le remarque David Brezis[8], cette question est d’autant plus troublante qu’elle engage la problématique du christianisme kierkegaardien : religion au sommet de laquelle se trouve la figure paternelle et dont est rejetée toute médiation, qu’elle s’incarne dans la figure de la Vierge ou de l’Eglise. Au final, à l’intérieur du vécu même de l’amour, c’est la médiation féminine menant à Dieu qui est indirectement rejetée au profit de la relation avec Dieu.

Le père de Kierkegaard était un croyant fervent. Il laissa une trace profonde dans l’esprit de l’auteur, qui fût à jamais marqué par sa grande mélancolie. Peut-être que cet amour filial se trouva dès lors sublimé dans ce rapport au divin ? Un tel amour, aussi étouffant soit-il, ne pouvait laisser de place à une femme tant il était marqué d’une profonde souffrance qui trouve son explication dans les méandres complexes de la relation qu’entretenait l’auteur avec son père.

Dans la vie comme dans la philosophie et la littérature kierkegaardienne l’amour entre deux individus ne peut s’incarner au travers d’une union accomplie. Cette impossibilité tient à trois raisons majeures, qui correspondent, au final, aux trois stades de la pensée du philosophe : l’obstacle que constitue l’amour incarné dans la réalisation du Moi (stade métaphysique et esthétique), la difficulté du rapport à l’autre (stade éthique), et enfin la priorité totale de la relation à Dieu sur l’amour entre deux êtres (stade religieux).

Cependant, la question du choix reste entière.

A plusieurs reprises, Kierkegaard évoque que l’on ne peut servir deux maîtres. Il faut donc choisir entre l’amour de Dieu et la haine du monde ou l’amour du monde et de soi et la haine de Dieu. Cette solitude semble alors bel et bien voulue, mieux encore, elle est valorisée :

      « Le besoin de solitude prouve toujours en nous de la spiritualité et sert à la mesurer. « Cette gent écervelée d’hommes qui n’en sont pas, ce troupeau d’inséparables » l’éprouvent eux, si peu que, comme des perruches, ils meurent dès qu’ils sont seuls ; comme le petit enfant qui ne s’endort que si on lui chantonne, il leur faut le fredon rassurant de la sociabilité pour manger, boire, dormir, prier et tomber amoureux, etc. Ni l’Antiquité ni le Moyen-âge ne négligeaient le besoin de solitude, on respectait ce qu’il exprime. Notre époque avec sa sempiternelle sociabilité tremble tant devant la solitude, qu’on ne sait (quelle épigramme !) s’en servir que contre les criminels. »[9]

Néanmoins, la conception ontologique du Moi que déploie la théorisation de Kierkegaard semble pointer vers les conditions d’émergence du sujet qui seraient à l’origine d’une solitude consubstantielle et nécessaire au développement du Moi. C’est donc avant tout sur ce terrain que se pose la question de la possibilité d’une solitude et d’un célibat choisis librement.


[1] Chantale Anne, L’amour dans la pensée de Søren Kierkegaard, pseudonymie et polyonimie, p. 65, éd. L’harmattan, Paris, 1993

[2] Søren Kierkegaard, Œuvres complètes, XI 3 B 32, éd. De l’orante, Paris, 1980, p.42

[3]David Brezis, Kierkegaard et le féminin, op.cit. p.103

[4] Søren Kierkegaard, O.C. XIV, op.cit. p.111

[5] David Brezis, Kierkegaard et le féminin, op.cit. p.105

[6] Søren Kierkegaard, OC, XIV, op.cit. p.314

[7] Søren Kierkegaard, O.C., XIV, op.cit., introduction, p.12

[8] David Brezis, Kierkegaard et le féminin, op.cit. p.9

[9] Propos de Kierkegaard rapportés par Catherine Clément, art. in Les collections du magazine littéraire, octobre-novembre 2007 Hors-série n°12 : Mal de vivre ou quête de soi : la solitude. « La solitude un jeu d’enfant » p.52

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