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Stéphane Haber, Le capitalisme des philosophes

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Recension de l’ouvrage dirigé par Stéphane Haber, Le capitalisme des philosophes,  Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2016, par Marc Goeztmann, Université de Nice Sophia Antipolis.

            Le Capitalisme des philosophes rassemble les différentes participations à une journée de « Doctoriales », organisée en juin 2013 à l’université Paris Ouest Nanterre. Il est présenté par Stéphane Haber, qui a notamment publié Penser le néocapitalisme, aux éditions Les Prairies Ordinaires, aussi en 2013.

Comme Stéphane Haber le note lui-même dans sa présentation, Le Capitalisme des philosophes est la preuve que de nombreux chercheurs interrogent à nouveaux frais le concept de « capitalisme », en se penchant notamment sur les « formes de vie »[1] (le pluriel est essentiel) qui se cachent derrière un concept probablement trop large, et trop souvent polémique, pour qualifier adéquatement les évolutions récentes de nos sociétés. Pour ce faire, les auteurs du collectif déploient avec habileté les meilleures ressources de la philosophie, alliant une compréhension fine et critique des auteurs qui les ont précédés à une ouverture sur les implications contemporaines des théories évoquées, notamment grâce à des emprunts bienvenus aux sciences humaines et sociales.

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Bien que les différentes contributions n’aient pas de sujet commun, à part le capitalisme au sens large, c’est bien l’esprit d’un laboratoire et d’une équipe de recherches, en l’occurrence le Sophiapol, animé d’un même objectif commun, qui émane de l’ouvrage. Le Capitalisme des philosophes n’a en effet rien d’un ouvrage construit, au sens où les différents propos ne sont pas articulés thématiquement les uns aux autres. Il s’agit néanmoins d’une forme peut-être plus adaptée à l’objet que les auteurs considèrent, c’est-à-dire le capitalisme et son caractère protéiforme. Car s’il est un postulat implicite que les différents auteurs semblent partager, c’est celui que la critique du capitalisme ne saurait être qu’une critique de l’économie politique. En tant que mode de production, d’échange, et de consommation le capitalisme et ses structures se retrouvent autant dans des domaines aussi divers que ceux du design ou du droit pénal, auxquels sont consacrés deux des articles. En somme, Le Capitalisme des philosophes apparaît comme une boîte à outils efficace pour interroger les cadres de la société capitaliste, et appelle par conséquent à davantage de recherches, sur davantage de domaines spécialisés, afin de compléter cet arsenal conceptuel encore en développement.

Frédéric Monferrand, dans « Formes, relations, procès. Sur quelques motifs ontologiques dans la critique marxienne de l’économie politique », s’intéresse à la critique du « fétichisme » de la marchandise, qui lui permet de mettre en lumière la nature réaliste et relationnelle de l’ontologie sociale proposée par Marx. Ce ne sont pas les représentations partagées par les individus qui constituent l’objectivité des rapports sociaux, à l’inverse, les représentations individuelles sont le produit de l’objectivation des rapports sociaux, qui se manifeste par le « fétichisme » de la marchandise. Parce qu’elle reflète les structures sociales et particulièrement celles de la production, la marchandise, et le prix qui lui est attribué, est une « chose sociale »[2]. La critique du fétichisme permet  ainsi de montrer comment la valeur attribuée aux marchandises (en « travail abstrait ») dissimule les rapports sociaux de production, et notamment la façon dont production, distribution, circulation et consommation forment une totalité « organique » de moments différenciés, en transformation constante ; ce qui lui permet de parler d’une société comme « totalité en procès »[3].

L’article de Leonardo Da Hora Pereira, « La crise comme concept critique aujourd’hui ? Sur la contribution de Jürgen Habermas dans Problèmes de légitimation du capitalisme avancé », part de l’idée d’Habermas selon laquelle l’intervention constante de l’État dans la gestion du capitalisme doit être justifiée politiquement pour être acceptable. Or, les « crises » rencontrées remettraient en cause cette justification, dont la seule réponse semble être une dépolitisation des citoyens et une tendance à focaliser les intérêts de l’individu sur la sphère privée. Habermas souligne cependant les limites de cette stratégie, et permettrait de penser non plus « la » crise au singulier, mais de multiples crises frappant le capitalisme : crise administrative, mais aussi crise de légitimation, ou encore de motivation chez les individus, une multiplicité de crises qui saperait les fondements de l’alliance entre l’État et l’économie capitaliste. Leonardo Da Hora Pereira prend en compte les limites des arguments habermassien, en mettant notamment en avant la capacité d’adaptation du capitalisme contemporain, qui a su par exemple faire émerger de nouvelles « motivations » individuelles d’adhérer à l’économie capitaliste. Il s’agit toutefois de remarquer comment, malgré cette adaptabilité, la remise en cause démocratique du capitalisme et des valeurs même « nouvelles », qu’il promeut est possible.

Marco Angella interroge les liens entre l’aspect matériel et corporel du travail à l’heure du « capitalisme cognitif » (économie de « l’immatériel » ou de la « connaissance », qui serait le mode actuel principal de création de la plus-value), dans « Théorie critique et travail à l’heure du capitalisme cognitif ». Marco Angella ne cherche pas à remettre en cause la place de « l’immatériel » dans le capitalisme contemporain, mais il souhaite mettre en lumière la permanence du matériel et du corporel dans ce nouveau mode de production de la plus-value. Il s’agit de montrer dans cet article comment les dimensions matérielles et corporelles du travail peuvent participer d’un mouvement de subjectivation émancipateur tout en permettant la reproduction de nos sociétés. Marco Angella propose de le faire au moyen des travaux de psychanalyse et de psychodynamique du travail de Christophe Dejours, pour lequel le psychisme est placé à interaction entre le corps du travailleur et la réalité matérielle du travail à laquelle il fait face. Le psychisme se trouve alors constamment recomposé par la façon dont le travailleur affronte, avec son corps, la réalité matérielle et les défis du travail. Les mêmes outils permettraient d’affirmer que le travail vivant assure la reproduction sociale, et l’idée d’une pure et simple dématérialisation du travail s’en trouve affaiblie.

Vincent Beaubois interroge une affirmation désormais courante, qui fait du design un « chien de garde du capitalisme ». Le design ne serait selon cette idée qu’un instrument du marketing, favorisant le consumérisme. L’article fournit une première clarification importante : il est à la fois faux et commun de considérer le design comme rien de plus que la forme plastique de l’objet (on parle ainsi du « design » du produit) car le mot design désigne originellement la production de « cadres de vie » et d’objets prenant place dans des environnements spécifiques qui auraient l’humain pour centre. Cette dimension aurait été oubliée par les critiques adressées au design dans les années 1970, notamment par Baudrillard, qui se seraient trop focalisées sur l’objet isolé et sa place dans une sémiotique de la consommation. Ce n’est qu’à partir de ce constat que l’on peut réellement qualifier les liens entre design et consumérisme. Comprendre comment le design peut être « un chien de garde du capitalisme », c’est en effet comprendre comment les designers qui sont au service du capitalisme contemporain ont intégré ce potentiel qu’a le design de créer des « modes de vie ». Ce que le design parvient à nous vendre, c’est un mode de vie dont l’objet « designé » n’est qu’un élément constituant. L’article permet ainsi de jeter un regard nouveau sur la façon dont des entreprises comme Apple constituent des « écosystèmes » d’appareils interconnectés, même si cet exemple n’est pas cité.

Flore d’Ambrosio-Boudet, dans « Classe et espèce humaine : pour une contribution à la critique du capitalisme » entend proposer une acception de l’idée « d’espèce humaine » qui puisse être un prolongement de la pensée marxiste, et qui offrirait une critique renouvelée du capitalisme. Le capitalisme, en tant qu’il clive et divise les sociétés en classe ainsi qu’en tant qu’il fonde l’accumulation de la plus-value sur l’exploitation illimitée des ressources naturelles, peut en effet se trouver dépassé dans ces deux dimensions par le concept d’espèce humaine. L’exploitation capitaliste, malmenant à la fois l’environnement et la force vitale individuelle des exploités, pourrait donc être dépassée par une critique écologiste qui ferait de « l’espèce humaine » à la fois le moyen de dépasser le monde des classes et d’émanciper les classes aliénées. Ce concept fournit alors un outil qui, loin d’être abstrait, replonge l’humanité dans son ancrage naturel et historique, en tant que vivant dans l’interdépendance avec son milieu.

Dans « Réification et critique du capitalisme aujourd’hui : éléments pour une réactualisation » Alexis Cukier entend réactualiser le concept lukácien de « réification », afin de l’appliquer aux nouvelles formes du capitalisme, à l’âge de ce que l’on appelle la « financiarisation ». Alexis Cukier n’entend cependant pas se limiter au monde bancaire, et jette des ponts entre cette « financiarisation » et la « bureaucratisation », en tentant de montrer que l’administration et la finance répondent aux mêmes logiques d’abstraction et dépossession des individus dans leurs activités. La systématisation du calcul des risques et la gestion attenante du « capital humain » deviennent ainsi des traits communs à ces deux secteurs, désormais radicalement imbriqués, notamment à travers la logique de « l’économie de la dette ».

Olivier Chassaing, dans « Sur quelques problèmes posés par l’articulation entre peine et structure sociale » revient sur les différentes pensées qui ont interrogé le lien entre les structures socio-économiques et le « régime des peines », c’est-à-dire les peines prévues en fonction des infractions. Si considérer que le droit pénal a pu être l’instrument d’un certain ordre économique capitaliste à l’époque contemporaine est juste, il faut cependant relativiser cette affirmation et éviter toute universalisation. Le droit pénal n’est donc pas uniquement l’instrument de domination du capitalisme, mais il n’est pas non plus la simple expression des structures socio-économiques dominantes et de leurs évolutions. Olivier Chassaing nous invite plutôt à comprendre « l’entr’expression du pénal et de l’économique » (p. 95). Si les règles de droit peuvent en effet se faire le reflet de rapports de domination, le champ du juridique n’est pas unifié, et permet sous certaines conditions de refléter les tentatives de contestation de la domination sociale.           

Davide Gallo Lassere, dans « Entre monnaies de puissance et monnaies du commun. Pour une approche socio-historique de l’argent et du capitalisme » esquisse les fondements d’une critique de l’usage capitaliste de l’argent. Au moyen des apports divers de Marx, Simmel, et de Keynes, il entend proposer une théorie « pluridisciplinaire » de la monnaie, qui permettrait de promouvoir des utilisations davantage démocratiques de l’argent (d’où l’opposition entre « monnaies du commun » et « monnaies de puissance »), et qui favoriseraient des économies aux échanges florissants, sans pour autant conduire à l’accumulation capitaliste. L’argent apparaît alors comme une institution sociale qui peut être subordonnée à des besoins sociaux par le pouvoir politique, et dont la forme n’implique pas nécessairement le capitalisme le plus « sauvage », comme les écrits de Marx ont pu parfois le laisser entendre. Davide Gallo Lassere se penche notamment sur le cas de l’euro, qu’il perçoit comme une monnaie instituée sur des fondements néo-libéraux, qui serait aujourd’hui un instrument de domination. Il prône ainsi l’existence d’une monnaie qui disparaîtrait davantage dans l’échange (M-A-M), à l’opposé de l’argent « marxiste », qui a pour fonction d’être capitalisé (A-M-A’).

Plus généralement, certains articles semblent davantage aboutis, plus structurés que d’autres, et donnent un aperçu plus clair de la critique du capitalisme et des alternatives qu’ils proposent. On aimerait ainsi parfois que la réflexion de certains articles se prolonge dans ses conséquences, ou les clarifie. Néanmoins, cela semble tout à fait compréhensible pour un ouvrage qui se présente justement comme une collection de recherches parfois encore en cours.

L’éventuel lecteur du Capitalisme des philosophes doit aussi être conscient que sa lecture requiert une connaissance minimale de la pensée de Marx. En effet, si les autres auteurs convoqués, eux aussi majeurs, sont généralement bien présentés (Axel Honneth, Habermas ou Lukács pour ne citer qu’eux), la pensée de Marx lui-même est souvent considérée comme acquise, de même qu’une bonne compréhension de certaines des structures contemporaines du capitalisme (on pensera par exemple à la financiarisation ou à l’idée de « capitalisme cognitif »). Par souci de pédagogie et d’ancrage dans le contexte contemporain, qui est un but explicite des auteurs du collectif, on aurait pu aussi s’attendre à davantage d’illustrations par l’exemple.


[1] Stéphane Haber (dir.), Le Capitalisme des philosophes, Presses universitaires de Paris Ouest, 2016, p. 13.

[2] Karl Marx, Le Capital, livre I, Paris, PUF, 1993, p. 83.

[3] Le Capitalisme des philosophes, op. cit., p. 22.

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