Philosophie et récitsune

Thanatofictions (2)

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Isabelle Rachel Casta. Professeur de littérature française – Université d’Artois

III/ Une expertise, certes, mais laquelle ?

La figure du médecin, génial mais odieux, s’est incarnée pendant huit ans sous les traits de Gregory House, ainsi décrit par Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts dans leur article « Méchants magnétiques » (Libération, 21-22 mars 2009, p. 24) : « Si House est le prince des méchants, c’est qu’il n’a pas la cible politiquement correcte. Il s’en prend à son assistant noir, harcèle sa chef et n’a aucune pitié pour ses patients. Surtout s’ils sont vieux ou si ce sont des enfants. » Il a été d’ailleurs rejoint par de nombreux avatars, tels que Robert Deplanque, protagoniste de L’Agrégé (Bruno Schnebert, Le Cherche midi, 2010), Dr Peter Brown (Docteur à tuer de Josh Bazell, J.-C. Lattès, 2010) ou encore les médecins nazis des Enfants de la nuit (Franck Delaney, Le Cherche midi, 2010).

Source : Flickr

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Une autre émission radiodiffusée (podcast d’arteradio.com), sobrement intitulée « Autopsie », nous rend familiers tous les sons les plus impressionnants liés à l’examen médico-légal, qu’Anne-Marie Gustave commente ainsi dans Télérama : « Les bruits sont saisissants, celui du sang qui coule dans le flacon, celui encore de la scie qui découpe la boîte crânienne […]. Si le reportage est cru, on le sent honnête. Pas de fioritures. Pas de curiosité morbide, ni de plaisanteries mal placées. Il faut juste se préparer à l’écouter. ». Tout se passe donc un peu comme si le biais « familiarisant » avec ce à quoi nous sommes le moins préparés – la double compétence du légiste et du médecin – participait à la réduction du delta : tous concernés, tous initiés, tous spécialistes ? Baignons-nous pour autant dans une nouvelle connivence avec la mort ?

C’est exactement le cas avec Rizzoli et Isles, la série de Janet Tamaro, où deux amies, une policière de terrain (Jane Rizzoli) et une anatomo-pathologiste (Maura Isles), mènent des enquêtes criminelles dans un quotidien éprouvant et sentimentalement peu gratifiant. Ces réussites en témoignent : la surcadavérisation de nos policiers actuels plait et fascine ; de plus en plus de séries érigent la salle d’autopsie en nouvelle « terre gaste » (ReGenesis, Epitafios, Crossing Jordan, Coroner Da Vinci, Bones, Les Experts, le plus récent Body of proof qui narre les autopsies virtuoses du Dr Megan Hunt).

Faut-il pour autant symétriser féminité et sens du passage, et séries médico-légales avec eschatologie ? Ce ne serait pas une si grande nouveauté : après tout, les Walkyries, déités féminines, relevaient et emportaient déjà les guerriers morts au Walhalla… mais le motif baroque du comble se trouve plus fortement re-sémantisé dans la représentation actuelle d’une dissection à la fois hyper-technicisée et en même temps spiritualisée et miséricordieuse, puisque sous le masque du thanatopracteur rayonne l’ange sécularisé, qui éveille à la lumière du trépas les corps altérés et défaits. Mais à quel prix… ?

Car cette mythographie participe surtout de l’identification à la toute-puissance légiste, curieux croisement entre le vrai et le faux de la médecine et le bien et le mal de la morale ; ce qui explique les nombreuses occurrences de méditations devant le cadavre, pitoyable dans sa nudité, dans sa vulnérabilité ultime. On se souvient que le journaliste Bruno Icher avait particulièrement apprécié le film japonais Departures (Yogiro Takita, 2009), qui racontait les débuts d’un jeune thanatopracteur très maladroit : « La construction de Departures rappelle confusément quelque chose, en l’occurrence la série Six Feet under, créée par Alan Ball […]. Cette chronique morbide d’une famille névrosée jusqu’à l’os, travaillant dans les pompes funèbres, jouait de la même manière d’un équilibre précaire entre l’empêchement obsessionnel de vivre des personnages et l’odeur presque perceptible de la mort environnante. […] on vit pour ne pas mourir tout de suite[1]. » Ce film fait penser au roman L’enfant sans nom d’Amy MacKinnon, où l’embaumeuse Clara vit entre son funérarium glacé et la serre tropicale où elle tente d’oublier l’horreur de sa profession. On comprend pourquoi des séries, surtout américaines, reposent entièrement sur le spectacle d’autopsies frontales, évidemment très peu usité dans le paysage audiovisuel français ; l’article de Stéphane Johany « Récit d’une autopsie minute par minute » n’hésite pas à évoquer les aspects les plus gore du travail d’un légiste, pour le plus grand plaisir (masochiste ?) des nouveaux experts que nous croyons tous être : « Les gestes du docteur Marc sont nets, précis, sans fioritures. L’autopsiée reste une patiente et le légiste, un médecin. […] du cou au pubis, le cadavre est éventré. La cage thoracique découpée. A pleines mains ou à l’aide de longs ciseaux, il est proprement vidé en trois temps : d’abord les viscères, puis les reins et enfin le cœur et les poumons. ». On regardera aussi avec profit le documentaire Les enquêteurs de l’ombre (Eleonore Manéglier, France, 2009) qui évoque crûment quoique sans aucun sensationnalisme le geste nécroptique : « De la scène de crime à la table d’autopsie, ce documentaire instructif et concret sait garder la juste distance d’observation avec son sujet, évitant les écueils de la description clinique et de la fascination morbide[2]. »

De cet adossement au réel, de cette profonde imprégnation du Zeitgeist, la série policière britannique Autopsie (en VO Silent Witness, de Coky Geidroyc, d’après Nigel MacCrery, 13 saisons) semble aujourd’hui le modèle insurpassable et la référence la plus prisée ; elle inspire à Hugo Cassavetti le commentaire suivant : « Après la mode des séries directement inspirées des Experts, une nouvelle tendance arrive sur notre petit écran : des séries anciennes et inédites revendiquant la paternité du concept qui a fait la fortune de Jerry Bruckenheimer. Autrement dit, une fiction policière à suspense dont l’énigme est résolue par les indices, les déductions, bref par l’esprit humain[3]. »

CONCLUSION :

« Tu mourras moins bête »… (« Mais tu mourras quand même ! »[4])

Le titre allégrement provocateur de ce volume cache en fait un excellent ouvrage de vulgarisation, suffisamment ironique envers les « Experts » de la série américaine arrivant sur les scènes de crime en talons aiguille et petits hauts pimpants… mais très informé et très pédagogique dans la description des procédés et l’évocation des outils les plus novateurs. Il offre donc un contre-point salutaire à notre « sur-cadavérisation » actuelle. Certes, les contraintes économiques fortes et l’importance accordée aux ventes ou à l’audimat, rendent au lecteur/spectateur une part de son poids, ceci d’autant plus qu’il participe aux communautés d’interprétation que sont les blogs. Aussi les raisons du succès de ce type de séries depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, relève-t-il, nous l’avons vu, de l’esprit d’une époque, mélange de fétichisme positiviste pour la science et de désenchantement postmoderne.

La production policière « mainstream » manifeste en effet une fascination pour la mort violente, réponse fictionnelle aux images journalistiques et publicitaires quotidiennes, ainsi qu’une centration sur les techniques d’investigation, vision positive des techniques nouvelles qui baignent le lecteur (vidéo surveillance, réseaux sociaux, passeports biométriques…). Tout est trace, et tout crime sera puni, car ce n’est qu’une question de moyens scientifiques supplémentaires : quand le tragique de la vie est ramené à une utopie scientiste, le schéma politique sous-jacent pourrait même être dit néoconservateur. Certaines séries cependant acceptent aussi d’engager le spectateur sur la voie de la déception. En effet, ni la technique ni le discours scientifique n’éliminent les incertitudes de la responsabilité ou des difficultés relationnelles.

La thématique techno-scientifique que le lecteur/spectateur avait pensée apte à prendre en charge la quête de réponses sociales, le renvoie à ses errances interprétatives. Loin d’être rassuré par le renouvellement du même[5], il est au fond en questionnement perpétuel. En se gardant de sombrer dans un nihilisme à la Robin Cook, ou de verser dans un nouvel absolu à la James Lee Burke[6], le lecteur/spectateur postmoderne, se doit, sur la base d’un désenchantement politique et d’une prise en compte de la dimension tragique de l’Homme, chercher des transcendances relatives ou des utopies réalistes[7].

Il semble en définitive que le genre soit particulièrement en adéquation avec l’esprit de l’époque : si la thématique médico-légale tend à laisser croire à un néo-positivisme triomphant, la création de personnages faillibles peut en compenser l’artifice, comme dans « Un os à ronger, (Bones of the Lost), de K. REICHS (Laffont, trad. Viviane Mikhalkov et Dominique Haas) : « À peine ouverte la lourde porte d’acier, une bouffée d’air froid et une odeur de chair réfrigérée m’ont enveloppée. […] Une chance que les proches des défunts conservés chez nous ne soient pas autorisés à entrer dans cette salle glacée ! Aucune mère n’a jamais vu son enfant congelé de la sorte. Aucun mari n’a jamais aperçu sa femme désignée par une succession de lettres et de chiffres [8] ».

Propositions sériegraphiques, romanesques et filmiques :

A/ Séries

Bones : Hart Hanson, 2005-en production, USA.

Body of proof : Chris Murphey, 2011-2013, USA.

Rizzoli et Isles, autopsie d’un meurtre : Tess Gerritsen et Janet Tamarro, 2010-en production, USA.

Preuve à l’appui (Crossing Jordan) : Tim Kring, USA, 2001-2007.

True Calling, compte à rebours, Jon Harmon Feldman, USA, 2003-2004.

Afterlife, Stephen Volk, GB, 2005-2006.

            B/ Fictions

Bazell, J. (2010), Docteur à tuer, J.-C. Lattès, Paris.

CHALMET, V. (2011), Les Ecorchés, Flammarion, Paris.

TERENCE, M. (2013), La Belle, Grasset, Paris.

EXPERT J. (2012), Adieu, Sonatine, Paris.

Schnebert, B. (2010), L’Agrégé, Le Cherche midi, Paris.

Delaney, F. (2010), Enfants de la nuit, Le Cherche midi, Paris.

CORNWELL, P., Vent de Glace, trad. Andréa H. Japp, éditions des Deux Terres, Paris, 2013.

KOFF C., (2012), FREEZING, trad. Pascale Haas, Héloïse d’Ormesson, Paris.

WINCKLER M. (dir.), Noirs scalpels (nouvelles), 2005.

C/Films

Le Thanato, Frédéric Cerulli, France, 2010.

Departures, Yogiro Takita, Japon, 2009.

After Life, Hirokazu Kore-Eda, Japon, 1998.

Anatomy, Stefan Ruzowitzky, Allemagne, 2000.

Anamorph, Henry Miller, USA, 2007.

Santiago 73, post mortem, Pablo Larrain, Chili, 2010.


[1] Bruno Icher, « Fosse Joie », in Libération 3 juin 2009, p. 26.

[2] Emilie Gavoille, Télérama 3102, 24 juin 2009, p. 93.

[3] Hugo Cassavetti, « Autopsie », in Télérama 2890, 1er juin 2005, p. 141. C’est nous qui soulignons.

[4] Marion Montaigne, Ankama éditions, 2012.

 

[5] Eco, Umberto, Innovation et répétition. Entre esthétique moderne et post-moderne, Réseaux, 1994, vol. 12, n° 68, p. 9-26.

[6] Corcuff, Philippe, Polars philosophie et critique sociale, Textuel, 2013.

[7] Ceci constitue la définition du polar selon Philippe Corcuff.

[8] 2015 : p. 60.

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