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De l’exclusion à l’hétéronomie : les frontières d’une communauté

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Laetitia Biscarrat (Université Bordeaux 3 – EA MICA)

L’Espagne a connu ces trente dernières années une augmentation massive de son flux migratoire entrant. Traditionnellement terre d’émigration, elle a dû s’adapter à son nouveau profil de terre d’accueil. À cette caractéristique démographique s’associe un contexte national teinté de revendications régionalistes et indépendantistes, au Pays Basque et en Catalogne notamment. C’est dans ce cadre que nous posons la question de la construction médiatique d’une communauté nationale espagnole. Dans son étude du rôle de la fiction catalane dans la production d’une identité nationale, Enric Castello souligne le rôle fondamental des productions culturelles et particulièrement des séries télévisées.

Étant donné que la construction de la nation est un processus culturel et politique dans lequel les médias de masse jouent un rôle central, nous considérons que la télévision, et les séries télévisées en particulier, sont un espace fondamental de définition de la nation[1].

Partant de ce constat, cet article vise à interroger les modalités d’une contribution télévisuelle à la construction d’un « imaginaire national »[2] espagnol. Dans L’imaginaire national, Benedict Anderson articule imaginaires, techniques et réalité pour montrer que les communautés nationales sont des « communautés imaginées ». La notion qu’il développe clarifie le rôle de la production télévisuelle nationale dans la construction d’une communauté. L’imaginaire et l’institution se soutiennent en effet mutuellement, comme le rappelle Cornélius Castoriadis :

Le symbolique comporte, presque toujours, une composante « rationnelle-réelle » : ce qui présente le réel, ou ce qui est indispensable pour le penser, ou pour l’agir. Mais cette composante est tissée inextricablement avec la composante imaginaire effective[3].

À la fois institution imprégnée d’imaginaires sociaux et producteur de ces imaginaires, le média télévisuel est constitutif de la sphère publique, dont il est à la fois scène et acteur.

Analyser les contenus de la télévision comme les produits faiblement stabilisés des conflits de définition concernant le monde dans lequel nous vivons, c’est accéder à la manière dont chaque société nationale, à un moment donné, se représente elle-même, à travers ses compromis provisoires et contesté, ses idéaux, ses non-dits, ses stéréotypes, ses normativités et ses mythes[4].

La perspective adoptée dans cet article entend les représentations télévisuelles comme un champ d’exploration sociale. Il s’agit d’une expérience du monde. En d’autres termes, les représentations télévisuelles ne sont pas le reflet d’une réalité sociale. Plutôt, nous opposons à cette perception mimétique du fonctionnement des médias une approche constructiviste. Les médias restituent une projection du champ des représentations sociales ployée par leur médiation. C’est à ce titre, et non pas de manière déterministe, qu’ils contribuent à la construction d’une communauté nationale.

Comment une fiction télévisuelle participe-t-elle à la production d’une communauté nationale ? Une communauté présuppose un intérieur, un extérieur et une frontière. Pour en comprendre les frontières, nous avons choisi de nous intéresser ici aux imaginaires sociaux qui entourent la monstration télévisuelle de la figure du migrant. Le migrant se caractérise par son accès récent à une communauté nationale. Il vient d’un extérieur, une autre communauté, et doit franchir une frontière qui le conduit au sein de cette communauté d’adoption. Analyser la monstration télévisuelle de cette figure nous permet dès lors de comprendre ce qui fait frontière.

Une analyse programmationnelle[5] réalisée pour les six chaînes principales nous a permis de recenser neuf séries de production nationale. Parmi elles, nous avons retenu le feuilleton Physique ou Chimie (Antena 3, 2008-), diffusé pour la première fois en 2008 sur la chaîne privée nationale Antena 3. Il met en scène le quotidien des enseignants et des élèves du lycée Zurbaran, dans la banlieue de Madrid. Le choix de la série analysée obéit à plusieurs critères : son genre télévisuel bien entendu mais également son origine de production (l’Espagne), sa réception et son cadre spatio-temporel. La série sélectionnée doit se dérouler en Espagne au temps présent. Les quatre séries espagnoles à composante historique ont donc été supprimées. Le critère de la réception a ensuite été appliqué aux cinq séries restantes. Ici, Physique ou Chimie s’est distinguée. En effet, à sa sortie en 2008, la série a fait l’objet de vives controverses. Des fédérations de parents d’élèves et des syndicats enseignants ont émis des critiques virulentes, l’accusant de stigmatiser l’école et de renvoyer une image négative du rôle des enseignants. Cette polémique a bien évidemment attiré l’attention sur la série, qui a réalisé de forts taux d’audience (à l’exception de la saison 7). La saison 1 totalise une audience moyenne de 3 186 000 spectateurs, soit 18,2% des parts d’audience[6]. Sur notre semaine-témoin, elle a attiré 2.143.000 spectateurs, soit 12,2% des parts d’audience lors de sa diffusion le mardi 19 octobre 2010 en prime-time. La série a reçu plusieurs prix et récompenses : en 2009, elle se voit décerner le Prix Ondas de la meilleure série espagnole ainsi que le Shangay remis par la revue au lectorat homosexuel Shangay Express. Toujours en 2009, les actrices Blanca Romero et Angy Fernandez ont reçu le Prix Jeunesse de l’appellation d’origine contrôlée La Mancha (Joven de la denominación de origen de la Mancha).

Enfin, la série Physique ou Chimie se distingue par la communauté qu’elle met en scène. Elle se déroule en effet dans un établissement public d’enseignement. Le choix d’analyser une série qui traite d’un lieu d’apprentissage et d’éducation n’est pas innocent. Il s’agit en effet d’un espace d’intégration et d’apprentissage des normes sociales pour les adolescents. Idéalement, c’est un espace qui vise à gommer les inégalités. Dans les faits, c’est un lieu où les inégalités sont saillantes[7]. En outre, l’école est traditionnellement un outil idéologique de construction de la nation. Le lycée Zurbaran peut à ce titre être perçu comme une synecdoque de la communauté nationale espagnole, dans la mesure où il contribue à sa production.

La méthode d’analyse employée vise à souligner les régimes de monstration télévisuelle des personnages montrés comme migrants. Elle a pour fondement méthodologique les travaux sociologiques sur la stigmatisation de l’Islam menés par Éric Macé et Nacira Guénif-Souilamas[8]. Il s’agit de discerner trois artefacts idéaltypiques : le stéréotype, le contre-stéréotype et l’anti-stéréotype. Le stéréotype est « un bon indicateur de la manière dont les régimes de monstrations […] participent ou non à la légitimation symbolique des discriminations »[9]. La notion de stéréotype est entendue ici comme « l’expression naturalisée d’une asymétrie des rapports de pouvoir – celui de nommer, de montrer, de réduire, d’assigner »[10]. Le contre-stéréotype est son contraire. « Mis au centre du récit, le contre-stéréotype prend le contre-pied du stéréotype en proposant une monstration inversée »[11]. Le contre-stéréotype élargit le champ des représentations médiatiques en proposant une monstration qui déroge au stéréotype. Néanmoins, cette digression obéit au même point de vue hégémonique, qu’elle contribue dès lors à maintenir. Enfin, le troisième régime de monstration est l’anti-stéréotype. « L’anti-stéréotype est défini par le fait qu’il constitue les stéréotypes comme la matière même de sa réflexivité, conduisant ainsi, en les rendant visibles, à déstabiliser les attendus essentialistes, culturalistes et hégémoniques »[12]. Il crée un décalage, une différance et fait appel à un référentiel alternatif. Enfin, on recense également le non-stéréotype, qui serait une monstration sans connotation.

Le corpus soumis à l’analyse se compose de 22 épisodes, soit les deux premières saisons. Il a été délimité par deux critères : d’abord, il s’agit des meilleures audiences de la série. Ensuite, les personnages de ces deux saisons varient peu[13], ce qui nous permet de suivre l’évolution potentielle des stéréotypes ethno-racialisés au sein de la trame narrative.

Au fondement de l’exclusion : l’implicite de la « blanchité »

On relève dans le corpus six personnages de migrants : Raime, Jan, son père et sa cousine, Jonathan et Miguel. Au travers de ces personnages sont abordées les thématiques suivantes : la séduction, la drogue, les difficultés sociales et économiques, le racisme, le poids des traditions, le mariage blanc et le couple mixte. Ces figures de migrants peuvent être divisées en deux catégories : d’un côté on trouve deux professeurs originaires d’Amérique du Sud et « vus comme blancs », de l’autre des élèves et leurs familles identifiés comme « non-blancs ».

La catégorie des migrants « vus comme blancs » se caractérise par une monstration assez faiblement stéréotypée. Ce trait joue un rôle relativement secondaire dans l’intrigue et les relations qu’entretiennent les personnages. Ces migrants « blancs » sont deux professeurs du lycée. Jonathan est un professeur de sport mexicain. Son régime de monstration oscille entre le stéréotype et le non-stéréotype et il occupe un rôle tout à fait secondaire dans l’intrigue. Bien qu’il soit professeur, il est souvent discrédité par ses collègues comme un enseignant subalterne en raison de la matière dont il a la charge. Il est d’ailleurs bien davantage défini selon le stéréotype du professeur de sport, viril mais idiot, que celui du Mexicain.

Le second migrant « vu comme blanc » est le professeur de théâtre Miguel. Sa prononciation permet tout de suite de l’identifier comme Argentin. Sa passion pour le théâtre témoigne de son amour de la langue castillane. C’est aussi un grand séducteur, comme le souligne Irène : « et bien, c’est vrai alors ce qu’on raconte, que les Argentins sont des coureurs de jupons. » [2X13, 65’] Il séduit d’ailleurs tour à tour ses deux colocataires. Le régime de monstration est le stéréotype. Miguel est dépeint positivement au travers de sa sensibilité au théâtre et ses multiples conquêtes, un stéréotype de la masculinité hégémonique tout autant que des Argentins.

Mais, si les personnages de Jonathan et Miguel mettent en scène des figures de migrant faiblement stigmatisées, il n’en est pas de même pour les personnages « vus comme non-blancs » de la série. Raime est traitée de « noiraude » par Gorka, un jeune délinquant raciste et homophobe également élève du lycée [1X01, 14’]. Olimpia, la professeure d’anglais, souligne son « flegme caribéen » [1X02, 10’]. Le régime de monstration est celui du stéréotype. Raime apparaît indolente et passive, ne s’animant que pour danser dans les couloirs [1X01, 60’]. Cette monstration stéréotypée s’enracine dans un imaginaire apparu dans le terreau colonial, comme l’a montré Elsa Dorlin[14].

Le jeune Chinois Jan Tai-Ming est quant à lui victime de manière récurrente d’injures racistes de la part de ses camarades de classe. Gorka l’invective à grands renforts d’insultes : « cul jaune ! » [1X01, 14’], « Pikachu » [1X02, 18’ et 1X03, 17’], « rouleau de printemps » [1X07, 34’]. Il est désigné comme « le Chinois » ou « le Noich’ » et subi même des agressions physiques au sein du lycée. Gorka lui plonge la tête dans la cuvette des toilettes et lui interdit de parler aux filles de la classe : « je ne vais pas supporter qu’un sale chinois vienne ici me piquer mes filles ! Tu comprends ou tu as besoin d’un putain de dictionnaire mandarin/espagnol, espagnol/mandarin ? Hein ? » [1X01, 57’]. Gorka et César mettent le feu à son sac de cours [1X03, 47’] et l’attachent nu dans les vestiaires et le peignent en jaune : « Je ne sais pas pourquoi on dit que les Chinois sont jaunes. Je lui trouve l’air plutôt pâle. Ou tu es plus jaune sur le reste du corps, hein ? » [1X03, 17’] Ici, Gorka associe une agression raciste à un stéréotype racial, celui de la couleur de peau. Ses attaques sont en effet ponctuées de manière récurrente par des stéréotypes ethnoraciaux. Dans les toilettes il s’exclame : « va en cours, fais tes petits dessins, obtiens des bonnes notes pour faire plaisir à tes parents les Chinois. Il paraît que vous êtes travailleurs. On va voir si c’est vrai. Et ne me traite pas de raciste ! » [1X01, 57’] Quant à César, il imite ses yeux bridés. « Vous n’êtes pas nos égaux ! » déclare ce jeune garçon blanc de bonne famille au pauvre migrant chinois [1X04, 24’].

Le père de Jan cumule également les stéréotypes, souvent négatifs : il est dépeint comme un homme traditionnaliste et très strict. Il ne maîtrise pas l’espagnol et travaille dur pour payer les études de son fils. Autoritaire, le père de Jan n’est d’ailleurs réceptif qu’aux arguments économiques. Quant à sa cousine, elle incarne le stéréotype du mariage blanc et d’une maternité qui facilite l’obtention d’un titre de séjour.

Si le stéréotype est un régime de monstration commun aux migrants « vus comme blancs » (Miguel le séducteur argentin) et « vus comme non-blancs » (au travers de l’indolence caribéenne de Raime ou de l’autoritarisme du père de Jan), il n’en demeure pas moins que leur intensité est bien différente. Les stéréotypes ethnoraciaux sont associés à des violences verbales et physiques pour les personnages « vus comme non-blancs », ce qui n’est pas le cas pour les autres. Les stéréotypes associés à ces derniers jouent d’ailleurs sur la confusion entre stéréotypes ethnoraciaux et stéréotypes de genre. Cette sur-stigmatisation d’une catégorie par rapport à l’autre témoigne d’un implicite qui conditionne le traitement discriminatoire des personnages non-blancs : la blanchité.

Dans On the matter of whiteness, Richard Dyer dénonce l’impensé blanc de la racialisation. Il constate que l’approche ethnoraciale est toujours non-blanche. Les Blancs parlent d’un point de vue universel, celui de l’humain, alors que les autres sont toujours assignés à un point de vue racialisé. Dans le champ médiatique, Maxime Cervulle fait le constat du cinéma comme « technologie de race »[15] qui contribue au maintien d’une expérience spectatorielle sous-tendue par un implicite de la « blanchité ». Son étude montre que l’expérience du spectateur est éminemment racialisante. Nos résultats confirment la différenciation qui est faite entre les migrants vus comme blancs (interprétés d’ailleurs par des acteurs au physique caucasien) et ceux vus comme non-blancs, plus fortement stigmatisés. Ces derniers sont relégués aux frontières de la communauté, ils se trouvent à l’extérieur. En d’autres termes, ils sont donnés-à-voir comme des figures de l’étranger. On voit bien ici l’amalgame entre situation administrative, origine nationale et assignation ethnoraciale. L’implicite qui sous-tend la construction de la communauté nationale n’est pas tant celui de la nationalité que de la « race ».

Le recours récurrent aux injures est ainsi révélateur du processus d’extériorisation des figures d’étranger. L’injure est un marqueur. Par la désignation qu’elle opère, elle témoigne de l’instauration d’une frontière linguistique. En désignant au travers de l’insulte et de la moquerie les personnages migrants vus comme non-blancs, on assiste à l’élaboration d’un « dispositif cohérent, scène d’intelligibilité propre à une nation »[16]. Il vise à délimiter les frontières de la communauté nationale selon un schéma binaire structuré autour de l’axe dedans/dehors.

Le national crée la fiction de l’étranger pour faire lui-même oublier qu’il est une fiction. C’est parce que le national est une fiction, un ensemble de conventions ne reposant sur aucune évidence (de sol, de sang, etc.), qu’il est un genre performatif tout entier contenu dans le fait d’engendrer l’étranger comme son autre[17].

On l’aura compris, la figure télévisuelle du migrant est bien plus complexe qu’elle ne le laisse entendre. Le régime de monstration stéréotypé contribue à en faire une figure de l’étranger, située à l’extérieur de la communauté. L’étymologie du terme nous éclaire ici sur les implications de cette modalité du donné-à-voir télévisuel : extraneus en latin désigne ce qui est au dehors, à l’extérieur. Cette étrangeté se fonde sur une différenciation basée sur des discriminations ethnoraciales. En d’autre termes, l’imaginaire télévisuel de la série nous révèle que l’inclusion dans la communauté est conditionnée à un implicite : la blanchité.

Quand le genre rencontre la « race » : l’hétéronomie comme frontière

L’analyse met en exergue un second régime de monstration d’un personnage migrant dans la série, le contre-stéréotype. Au contraire de son père ou de Raime, le jeune Chinois Jan Tai-Ming, un des protagonistes des deux premières saisons, bénéficie d’une monstration qui excède les simples stéréotypes évoqués ci-dessus. Jan aime prendre des photos, travaille dur à l’école et aide ses parents qui tiennent une épicerie, trois stéréotypes récurrents associés aux Asiatiques. Ce régime de monstration évolue pourtant progressivement. Jan devient ami avec les élèves Cova, Yoli, Fer et Julio. Son histoire d’amour avec une jeune espagnole, Paula, témoigne de son intégration dans le groupe, ce que déplorent Gorka et César :

Regarde le Chinois. Finalement il sort avec Paula. D’abord les restos, puis les boutiques et finalement les filles. Ils se croient tout permis ces putains de Chinois. File-moi ton portable. On va faire un reportage : les Chinois à la conquête de l’Espagne. Que tout le monde sache. [1X05, 18’]

En outre, Jan parle parfaitement espagnol, même s’il vit en Espagne depuis seulement cinq ans. Ce processus d’intégration, dont le couple mixte est ici le parangon, l’inscrit dans un régime de monstration contre-stéréotypé. Jan s’oppose même à sa famille et à l’autorité de son père pour préserver sa relation avec Paula. Il n’est pas rebuté non plus par le racisme du père de Paula, qui ne tolère pas que sa fille sorte avec un garçon d’origine asiatique [2X06, 42’]. Le personnage de Jan est donc un contre-stéréotype dans la mesure où il cherche à amoindrir la figure de l’étranger qu’il incarne au travers de son intégration dans le lycée.

L’intégration de Jan à cette petite communauté lycéenne est favorisée par quelques adjuvants dont la caractérisation n’est pas anodine. A la rentrée, il est accueilli chaleureusement par les trois amies Yoli, Cova et Paula. La professeure de Lettres, une femme également, prend sa défense face aux agressions racistes qu’il subit et se voit attirer les foudres de la Direction pour avoir expulsé deux élèves. Son amitié avec Fer et Julio déborde également les cadres de la masculinité hégémonique incarnée dans le groupe par Gorka et César. Fer est homosexuel alors que Julio est en opposition au modèle masculin véhiculé par ses deux anciens camarades depuis le suicide de son frère. Les relations sociales que Jan entretient avec des Espagnols impliquent donc des personnages qui dérogent à la norme genrée hégémonique.

Jan cherche à s’intégrer au mieux dans son lycée espagnol. Mais un sondage sur les garçons les plus attirants de la classe lui rappelle amèrement sa différence. Il apparaît en dernière position, à la suite de quoi il trompe Paula avec sa magnifique cousine et s’en vante au lycée. Au lieu de favoriser son assimilation à la masculinité blanche hégémonique caractérisée par son appétit sexuel, il perd sa petite amie et il est moqué par ses camarades : « et le Noich’ ! Tu te rends compte que tu as besoin de soutien familial pour tirer un coup ! » [2X13, 46’] Xiao-Mei, la cousine de Jan que ce dernier doit épouser, le tourne également en ridicule puisqu’elle confesse n’avoir eu des rapports sexuels avec lui que dans le but de tomber enceinte et pouvoir ainsi rester en Espagne. Cet épisode est révélateur du traitement contre-stéréotypé dont le personnage de Jan fait l’objet. D’une part, son intégration dans le groupe et sa relation amoureuse avec Paula contredisent les stéréotypes qui caractérisent l’exclusion des figures d’étranger ; d’autre part, il apparaît que Jan n’est pas sur un pied de stricte égalité avec les autres lycéens.

L’identité de l’étranger n’est qu’une identité de seconde zone, sorte de zone tampon liminale produite par le défaut d’appartenance et donc de participation à la nation[18].

Néanmoins, Jan ne remet jamais en question cette perspective assimilationniste[19]. Il en vient même à vouloir couper les ponts avec sa famille. Il achète ainsi des billets d’autobus pour fuir à Barcelone avec Paula et échapper au mariage forcé qui lui est imposé [2X10, 57’]. Cette prise d’autonomie symbolise le choix de la communauté d’adoption face à sa communauté d’origine. En d’autres termes, l’idéologie de l’intégration des étrangers véhiculée ici laisse entendre que celle-ci n’est possible qu’au prix d’une rupture familiale. Jan est tiraillé entre son désir d’appartenance à la communauté lycéenne et le respect de traditions familiales dépeintes comme incompatibles. Malgré ses excellents résultats scolaires, son emploi dans une prestigieuse agence de publicité madrilène, ses nouveaux amis et son histoire d’amour avec Paula, Jan se sent toujours différent. Il continue d’ailleurs d’être désigné comme « le rouleau de printemps » par ses proches et même Paula [2X11, 36’]. Jan demeure une figure différente, réassignée sans cesse à son étrangeté. « La frontière linguistique créée par le pouvoir linguistique vise à s’arroger le droit de la double désignation de l’autre comme étranger ou de l’étranger comme autre. »[20]

Les personnages féminins et les personnages qui incarnent une masculinité contre-hégémoniques sont des adjuvants dans ce récit télévisuel : ils facilitent l’intégration de Jan. Cette approche intersectionnelle souligne les interactions entre le genre et la « race ». Progressivement, on assiste à une autonomisation de cette figure de migrant : il se met à travailler à l’extérieur de la boutique familiale et prend des décisions seul. Mais cette connivence des minorités ne résiste pas aux assignations hégémoniques. Non content d’avoir perdu Paula dans son désir d’accession à une masculinité normative, Jan est rattrapé par sa famille. Elle est dépeinte, nous l’avons dit, comme antagoniste aux velléités d’intégration de Jan. L’échec de sa relation avec Paula l’amène à quitter le lycée. Il accepte alors un mariage blanc, un autre topos raciste qui vise à solder la dette contractée par ses parents à un passeur.

Si l’intégration est conditionnée à un processus d’émancipation du migrant, notamment de ses liens familiaux, l’autonomie dont bénéficie Jan n’est que très relative. Plutôt, ce personnage de migrant se caractérise ici par son hétéronomie, tant individuelle que sociale. Il ne peut s’émanciper du rapport d’altérité qu’il entretient avec la communauté espagnole, nous rappelant ainsi que la figure de l’étranger est une production éminemment sociale. Les intersections entre le genre et la « race » ont favorisé l’entrée de Jan à l’intérieur de la communauté nationale. Mais cette inclusion n’est pas synonyme de lissage des différences hiérarchisées. S’il a pu sembler faire partie de la communauté, Jan n’en demeure pas moins une figure de l’étranger. Il est intégré au système scolaire, social et linguistique mais ne s’y fond jamais pleinement. Il est

situé de ce fait dans des espaces intermédiaires, entre le dedans et le dehors, logé non pas dans l’extériorité radicale mais dans les interstices précaires de l’entre-deux[21].

La figure du migrant incarnée par Jan est une figure altérée. Elle joue un rôle de frontière puisqu’il se trouve à la fois à l’intérieur de cette micro-scène nationale qu’est le lycée et à l’extérieur, ne parvenant jamais à en faire pleinement partie. Rattrapé par son héritage familial, son désir d’autonomie est contrecarré. Cornélius Castoriadis définit l’autonomie comme « instauration d’un autre rapport entre le discours de l’Autre et le discours du sujet. »[22] Condamné à l’hétéronomie, la figure de l’étranger incarnée par Jan ne parvient pas à modifier les rapports hiérarchisés qu’il entretient avec le sujet masculin blanc dominant. Même inclus dans la communauté lycéenne il ne parvient pas à s’intégrer. Plutôt, il en constitue la frontière, assurant à ses dépends la cohésion du groupe.

L’étranger n’est pas un héros de l’adversité radicale mais un rôdeur ayant passé certaines frontières, éconduit et reconduit à d’autres frontières, situé de ce fait dans des espaces intermédiaires, entre le dedans et le dehors[23].

Conclusion

L’analyse des régimes de monstration télévisuelle du migrant dans la série espagnole Physique ou Chimie révèle que le discours de la série produit, au travers du stéréotypage, certaines figures de migrants comme étrangers. La récurrence du stéréotype est à ce titre révélatrice de la difficulté télévisuelle à aborder la thématique de l’immigration sans recourir à des représentations standardisées qui concourent à la re-production d’un imaginaire national fondé sur l’exclusion de l’Autre.

Il apparaît que la figure de l’étranger opère comme frontière d’une communauté nationale, incarnée ici par un établissement d’enseignement. En désignant Jan comme étranger, la communauté produit ses propres frontières. Elle opère un processus de différenciation qui lui permet d’exister en tant que telle. La figure marginalisée de l’étranger est dès lors constitutive d’une production performative de la communauté. L’analyse des contenus de la série confirme la contribution de cette fiction télévisuelle à la production d’un imaginaire national. « L’identité nationale se construit non seulement dans sa propre représentation, mais également dans le contraste télévisuel entre le nous et les autres, tant dans les programmes d’information, de débats que dans les fictions et les séries. »[24]

Enfin, l’exploration télévisuelle du champ des représentations sociales qu’est une série télévisée dévoile l’idéologie sous-jacente qui tisse la communauté nationale. Elle se caractérise par un implicite blanc et une définition de ses sujets par leur autonomie. Elle fonde l’hétéronomie comme une frontière qui barre l’accès à la nation. A l’heure de la globalisation et des redéfinitions de l’individu post-moderne à la lumière de sa vulnérabilité[25], ces deux items ont une dimension intenable qui laisse espérer des bouleversements dans la conception de ce qui fonde une communauté nationale.

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[1] Enric Castello, « The nation as a political stage: A theoretical approach to television fiction and national identity », in The international communication gazette, n°4, 2009, http://gaz.sagepub.com/content/71/4/303.short (consulté le 12/06/2012), p.306. « Since nation building is a process of cultural and political construction in which the mass media have a central role, we believe that television, and serial fiction in particular, is a crucial site that defines types of nation. » Nous traduisons.

[2] Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996, 214 p.

[3] Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p.192.

[4] Éric Macé, Les imaginaires médiatiques. Une sociologie postcritique des médias, Paris, Amsterdam, 2006, p.86.

[5] Le choix d’une semaine-témoin a été effectué selon un critère de banalité. La semaine a été sélectionnée de manière autonome par rapport à l’objet de recherche. La semaine du 18 au 24 octobre 2010 ne s’inscrit ni dans la grille de programmation estivale, ni dans celle des fêtes de fin d’année. Elle ne correspond pas à une période de vacances scolaires ni à un jour férié national.

[6] D’après la chaîne.

[7] François Dubet, L’école des chances. Qu’est-ce qu’une école juste ?, Paris, Seuil, 2004, 96 p.

[8] Nacira Guénif-Souilamas et Éric Macé, Les féministes et le garçon arabe, Paris, Éd. de l’Aube, 2004, 108 p., Nacira Guénif-Souilamas, « La française voilée, la beurette, le garçon arabe et le musulman laïque. Les figures assignées du racisme vertueux », in La république mise à nu par son immigration, Paris, La Fabrique, 2006, pp.109-132.

[9] Éric Macé, « Des ‘minorités visibles’ aux néo-stéréotypes : les enjeux des régimes de monstration télévisuelle des différences ethnoraciales », in Journal des anthropologues, Hors-série « Identités nationales d’État », AFA, 2007, http://jda.revues.org/2967 (consulté le 11/06/2012), p.5.

[10] Ibid., p.5.

[11] Ibid., p.6.

[12] Ibid., p.7-8.

[13] Les saisons 3 et 4 apportent notamment de grands changements dans la distribution.

[14] Elsa Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte, 2006, 300 p.

[15] Maxime Cervulle, « L’expérience spectatorielle comme technique de soi racialisante », in Recherches en communication, n°36, à paraître.

[16] Guillaume Le Blanc, Dedans, dehors. La condition d’étranger, Paris, Seuil, 2010, p.17.

[17] Ibid., p.53.

[18] Guillaume Le Blanc, op. cit., p.38.

[19] L’anti-stéréotype est un régime de monstration d’ailleurs absent du corpus.

[20] Guillaume Le Blanc, op. cit., p.40.

[21] Ibid., p.43.

[22] Cornélius Castoriadis, op.cit., p.155.

[23] Guillaume Le Blanc, op. cit., p.43.

[24] Enric Castello, « The production of television fiction and nation building: the catalan case », in European journal of communication, n°22, 2007, http://ejc.sagepub.com/content/22/1/49.abstract (consulté le 12/06/2012), p.51. « National identity is built not only on a representation of the self, but also on the televised contrast between ourselves and others in news, current affairs or debate programmes, and fiction and drama series ». Notre traduction.

[25] On se réfèrera aux thèses d’Emmanuel Lévinas mais également aux travaux de Judith Butler et de Guillaume Le Blanc.

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