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Einstein et le temps du sujet : ambiguïtés en physique relativiste (2/2)

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Yves Wadier : Ancien Ingénieur Chercheur à EDF R&D et Chercheur Invité au LaMSID

  La vieille question – bien connue – du rapport entre le temps des philosophes et le temps des physiciens a été récemment ravivée par les nombreux débats autour de l’interprétation de la théorie de la relativité et plus particulièrement autour du thème de la gravitation quantique. Mais, si l’idée de la « disparition du temps » s’impose de plus en plus, autant chez les philosophes que chez les physiciens, ces derniers ont encore quelques réticences à prendre en compte « le temps du sujet » (ou temps de la conscience) dans leurs modèles du monde dit « objectif ». Il en résulte des ambiguïtés dans le discours de certains physiciens relativistes, que nous allons tenter de mettre en évidence en traitant quelques exemples reliés aux thèmes de « la distinction temps global / temps local », du « passage du temps » et de « la place du sujet dans l’espace-temps ». Ces exemples ont tous en commun le rejet de ce « temps du sujet », rejet illustré de manière emblématique par certaines déclarations péremptoires d’Albert Einstein qui a lui même reconnu ultérieurement qu’elles ne constituaient pas le dernier mot sur la question du temps.

4   Ambiguïtés en physique relativiste

Ces distinctions entre temps du sujet, temps local de l’horloge et temps global n’ont rien d’anecdotiques. Or, elles sont souvent oubliées ou occultées, voire ignorées. Il en résulte des ambiguïtés dans certaines déclarations que l’on trouve dans la littérature. Nous allons maintenant en donner quelques exemples (ici le terme d’observateur utilisé par le physicien ne doit pas être compris au sens restreint où nous l’avons défini, mais plus généralement comme « sujet », cf. 3.3).

Le mélange des temps 

Ce premier exemple est fourni par Étienne Klein qui écrit ceci :

Tant qu’on a cru à un temps universel on a pu dire que le passé n’existait plus, que l’avenir n’était pas encore, et que donc le présent seul existait. La relativité rend caduc un tel discours : des événements qui sont dans le futur pour tel observateur, sont dans le passé pour tel autre et dans le présent pour un troisième[1].

A priori, rien de plus évident pour un esprit rodé à cette théorie, mais regardons cela d’un peu plus près et notons, pour commencer, la réaction d’un philosophe étonné. Lors du Colloque Le temps et sa flèche organisé par le même Étienne Klein et par Michel Spiro en 1994, André Comte-Sponville présente une conférence intitulée « L’Être-temps » et répond sur ce point à Étienne Klein. Il dit ceci : « La théorie de la relativité ne saurait annuler le présent, ni faire être ce qui n’est pas ou plus. Le présent seul est réel[2]. ». Et André Comte Sponville se réfère à Bachelard pour lequel « l’instant, bien précisé, reste, dans la doctrine d’Einstein, un absolu[3] ».

Revenons donc sur le texte d’Étienne Klein. La dernière partie de ce texte (les événements qui sont dans le futur pour tel observateur etc.) est une conséquence immédiate de la relativité de la simultanéité et n’appelle donc aucun commentaire. Notons simplement qu’il s’agit ici de temps global (temps en physique d’Einstein), tout comme dans le cas du temps universel de Newton. Notons également ceci : dire « le passé n’existe plus, l’avenir n’existe pas encore » renvoie directement au temps de Saint Augustin, vu comme une « distension de l’âme », donc à un temps éminemment local. Et ce dont il s’agit quand on ajoute « seul le présent existe » c’est bien de la certitude absolue que, pour le sujet, il ne peut y avoir de mélange de ces différentes composantes du temps local. Et c’est bien ainsi que chacun d’entre nous comprend cette affirmation comme l’impossibilité totale, n’en déplaise à Stephen Hawking, que nos arrière-grands-parents (qui n’existent plus) dînent un jour avec nos arrière-petits-enfants (qui n’existent pas encore). Pas besoin pour cela de conjecture de protection chronologique, et la théorie de la relativité n’y change rien.

Dans ces conditions, relier le temps universel (donc global) de Newton, à une affirmation relative au temps de l’âme (donc local) de Saint Augustin, revient à changer le local en global, et donc une certitude en hypothèse. Et comme il n’est jamais question dans ce texte ni de local ni de global, ce changement subreptice ne contribue pas à la clarté des concepts. Même si l’on comprend grosso modo ce que veut dire Étienne Klein, l’ambiguïté entre temps local et temps global est patente.

On peut alors admettre la réaction d’André Comte Sponville, qui connaît Saint Augustin, et visiblement comprend dès le départ qu’il s’agit de temps local, car il fait allusion à l’instant qui reste un absolu. Le lecteur non rodé à la relativité, doit avoir, quant à lui, bien du mal à s’y retrouver. La déclaration d’Étienne Klein est donc, pour le moins, ambiguë. Et c’est l’ambivalence du temps sous ses aspects local et global, et en fin de compte l’oubli du temps du sujet, qui concourent à cette ambiguïté.

La question du flux temporel dans l’espace-temps

L’espace-temps de Minkowski est un espace quadridimensionnel où la dimension temporelle est intriquée dans les trois dimensions d’espace, et qu’on ne peut donc interpréter comme un espace 3D qui serait dépendant du temps. En effet, on ne peut définir, dans cet  espace quadridimensionnel, une strate d’espace 3D qui correspondrait à un instant donné (par exemple l’instant correspondant au « maintenant »). Comme on l’a vu au 2.3, les points de cet espace sont des événements auxquels on associe un « cône de lumière ».

L’univers-bloc, lui, est une version engagée[4] de cet espace-temps de Minkowski qui fournit une certaine interprétation de la réalité. Il n’y a pas de réalité présente mais une réalité éternelle. Tous les événements, passés, présents ou futurs, ont le même statut. Cette représentation, que l’on appelle aussi « éternalisme »,  s’oppose à celle du « présentisme » (n’existe que ce qui est présent). C’est aussi la seule représentation qui soit compatible avec la théorie de la relativité.

La question qui se pose alors est celle du « passage du temps », ou du « flux temporel » (ou encore du « devenir »). Il n’est pas toujours évident de s’y retrouver entre les différents points de vue des physiciens car tout dépend de leur conception de la subjectivité. Soit le physicien rejette en bloc et le sujet, et le temps du sujet, et sa subjectivité, au motif de pollution possible par la psychologie, et ne veut pas en entendre parler, soit il adopte une position plus nuancée et tente de trouver un certain équilibre entre objectivité et subjectivité qui deviennent alors plus complémentaires que contradictoires. C’est de cette alternative, exprimée souvent de façon floue, que naissent certaines ambiguïtés.

Selon Thibault Damour, l’univers-bloc est la seule façon correcte de concevoir l’espace-temps de Minkowski. Tout flux temporel doit en être banni[5]. Il semble cependant que Thibault Damour fait référence à un flux temporel lié à un temps global, comme celui de Newton. Ceci est tout à fait clair mais n’exclut pas qu’il puisse y avoir des flux locaux, comme ceux liés aux sujets. C’est bien ce qui est souligné par Einstein, qui, s’il rejette fermement toute forme de subjectivité en physique – en particulier dans ses lettres à son ami Michel Besso[6] – n’en déclare pas moins que, dans l’espace quadridimensionnel, « la dimension du devenir ne disparaît certes pas complétement, mais devient cependant compliquée[7] ».

Hermann Weyl, quant à lui, adopte un point de vue un peu plus nuancé. Dans son ouvrage Philosophy of Mathematics and Natural Science, le paragraphe 17 intitulé « Subject and Object »[8], fait la part des choses entre l’objectif et le subjectif en précisant la complémentarité de ces deux notions. Dans ce paragraphe, il ne se prononce en rien sur l’éventuel caractère éternel du monde, ni sur un statut identique pour les événements passés, présents ou futurs. Sa démarche, en fait, n’est pas contradictoire avec celle d’une approche phénoménologique. En effet, sa célèbre formule :

The objective world simply is, it does not happen. Only to the gaze of my consciousness, crawling upwards along the life line of my body, does a section of this world come to life as a fleeting image in space which continuously changes in time[9].

affirme l’impossibilité d’appréhender la réalité du monde objectif (qui n’arrive jamais en tant que tel), et que seuls des points de vue particuliers peuvent saisir une réalité nécessairement subjective (qui, elle, arrive ou se produit pour des consciences particulières). La subjectivité en question doit alors être comprise comme l’objectivité au sens faible définie par Bernard d’Espagnat[10].

G. J. Whitrow confirme ce point de vue en faisant remarquer que l’espace-temps de Minkowski n’était nullement incompatible avec la survenue d’événements pour un sujet, à condition que ces événements appartiennent à son cône de lumière. Le passage du temps correspond alors à l’avancée du cône de lumière[11].

La question de la place du sujet dans l’espace-temps

La question du flux temporel est étroitement liée à celle de la place du sujet dans l’espace-temps puisque ce flux est précisément celui du sujet. Ces deux questions sont donc quasiment équivalentes, mais celle relative à la place du sujet fait mieux apparaître l’ambiguïté entre sujet et observateur. Car le physicien peut difficilement se passer d’observation, donc d’observateur, donc de sujet. Mais, par ailleurs, le physicien est extrêmement réticent à introduire le sujet, en tant que tel, dans son univers. Cette attitude est bien illustrée par  le  statut  du  point  O,  sommet  du  cône de lumière, lequel peut précisément correspondre à un sujet, comme nous l’explique Marc Lachieze-Rey, dans son ouvrage déjà cité[12]. Suivons ce qu’il dit, selon trois affirmations relatives au présent :

1/ Le présent n’existe pas :

Qu’en est-il de la notion de présent ? Nous avons évoqué plus haut les notions de passé et de futur causaux mais jamais celle d’un présent causal. Rien de tel qu’un présent, causal ou non, n’existe en effet dans les théories Einsteiniennes.

2/ Le présent n’existe pas, mais il y a une exception :

Pas de notion de présent donc dans l’espace temps de la relativité. Seule exception : l’instant présent unique de mon histoire qui correspond à moi ici en train de parler (ou d’écrire) : le point de ma ligne d’univers qui se réfère à l’événement que je désigne en parlant. Chaque point de ma ligne d’univers est (a été, sera), pour moi, un présent potentiel que j’occupe (que j’ai occupé, que j’occuperai).

3/ Cette exception, cependant, n’intéresse pas la physique :

La physique n’accorde aucune valeur ou aucun sens particulier à ce point ; elle le considère comme tous les autres de ma ligne d’univers complète, les événements de ma vie. C’est moi et moi seul, qui, durant le déroulement de mon existence, qualifierai successivement chacun de ces points de mon présent.

Résumons : il n’y a pas de présent dans la théorie Einsteinienne à une exception près : le point O, sommet du cône de lumière. Cependant la physique, si elle concède cette exception, ne lui accorde aucune valeur. On a l’impression que c’est contraint et forcé que le physicien fait cette concession. En effet, le physicien ne peut tout de même pas se nier lui-même ! L’ambiguïté de cette démarche réside dans le fait que le physicien a besoin non seulement de l’observateur, mais aussi du sujet avec son présent, ne serait-ce que pour mettre au jour les événements se produisant dans l’espace-temps. Mais ces événements étant mis au jour, la physique congédie, voire élimine le sujet et son présent (qui n’intéressent pas le physicien) du cadre conceptuel de l’espace-temps. Reste l’observateur, c’est-à-dire le sujet réduit à sa fonction de témoin. Ce constat rejoint celui présenté par Gunnar Declercq dans son article « Physique de l’espace et phénoménologie de l’espace » :

La physique moderne continue ainsi de s’accommoder de la posture objective traditionnelle. Les principes de structuration du réel dont elle propose une formulation sont physiques et seulement physiques. Et le sujet n’a part dans le processus qu’à titre de spectateur final. La construction du réel se passe totalement à son insu et elle est vis-à-vis de lui entièrement indépendante[13].

Cette question de la place du sujet dans l’espace-temps se pose de façon encore plus ambiguë si l’on adopte le cadre de l’univers-bloc. Mais où le sujet se situe-t-il donc ? Peut-il être dans cet univers alors que son caractère nécessairement présent est en contradiction flagrante avec le caractère éternel des événements du même univers ? Peut-il être à l’extérieur, ou dans une sorte de nulle part ? D’autres ambiguïtés résultent de cette représentation par univers-bloc : 1/ l’impossibilité de toute interaction entre un événement et son observateur, car tout est là, figé en quelque sorte, avant tout acte d’observation, ce qui semble contradictoire avec les résultats récents obtenus dans le cadre de la mécanique quantique, 2/ un pur déterminisme, difficile à accepter, car le futur est lui aussi donné à l’avance, ce qui implique la négation de tout libre arbitre.

Un point clé 

Source : Pixabay - Creative Commons

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Dans les 3 précédentes analyses faites sur le mélange des temps, la question du flux temporel et celle de la place du sujet dans l’espace-temps, il ressort que les ambiguïtés mises en évidences sont provoquées par une réticence du scientifique à prendre pleinement en considération le sujet et son temps. C’est pourtant bien le sujet qui est utilisé par le scientifique pour définir l’observateur, élément essentiel sans lequel l’espace-temps n’aurait aucun sens. Mais cet observateur semble être un élément composite, extrait du sujet, dont le scientifique ne retient que les capacités qui l’intéressent : mise au jour des événements, saisie des indications d’horloge et de la simultanéité d’événements. La composante essentielle du sujet, à savoir sa capacité à  dire et comprendre le « maintenant », est évacuée purement et simplement car le scientifique la conçoit comme une composante subjective, voire psychologique. C’est bien ce qui est exprimé par les différentes déclarations d’Einstein au cours de sa vie. Mais ces déclarations ne sont pas figées et les éléments éclairants qu’elles contiennent nous incitent à revenir sur quelques unes d’entre elles dans le prochain paragraphe.

5   Einstein et le temps du sujet

 

Les nombreuses déclarations d’Einstein à propos du temps sont très souvent citées, et il ne s’agit pas ici de les citer une fois de plus, mais plutôt de faire apparaître l’évolution des idées d’Einstein entre les premières déclarations faites lors de sa rencontre avec Bergson, celles faites au cours de sa vie à son ami Besso, et pour finir les interrogations livrées à Rudolf Carnap vers la fin de sa vie.

Einstein / Bergson 

Bergson est un militant convaincu du « temps universel ». Il n’y a qu’un seul temps pour toutes les choses et pour toutes les consciences et c’est ce temps qui est compris par l’homme ordinaire. La théorie de la relativité avec ses temps multiples, aussi nombreux que les positions des différents observateurs considérés, pose un problème à Bergson qui veut réconcilier les 2 points de vue. Lors de sa rencontre avec Einstein, à la Société Française de Philosophie le 6 Avril 1922, il s’interroge sur le rapport entre le temps du sens commun et celui de la théorie de la relativité en traitant l’exemple de la définition de la simultanéité. Pour Bergson, il n’y a pas d’incompatibilité entre les deux approches. Einstein prend la parole et résume le problème par la question de fond suivante : « Le temps du philosophe est-il le même que celui du physicien ? ». Il y répond alors de façon catégorique : « Il n’y a pas un temps du philosophe ; il n’y a qu’un temps psychologique différent du temps du physicien ». Étienne Klein juge la réponse de Einstein un peu « péremptoire »[14] et, selon Prigogine et Stengers, « Einstein rejette pour incompétence le temps des philosophes[15] ». Selon Einstein, il y a bien un temps vécu ou perçu qui est un temps psychologique et sans intérêt pour la physique, et il n’y a pas de temps des philosophes, le seul vrai temps étant celui de la physique.

Einstein / Besso

Ce point de vue d’Einstein est clairement réaffirmé dans les lettres adressées à son ami Michel Besso, dont on peut extraire, la citation suivante : « Tu ne peux te faire à l’idée que le temps subjectif avec son maintenant ne doit avoir aucune signification objective. Vois Bergson[16] ! ».

Pour Einstein, à cette période, il n’y a aucune ambiguïté, le « maintenant » ressort de la psychologie du sujet. On trouve cependant, un mois avant son décès, un point de vue un peu plus nuancé dans un courrier écrit après la mort de son ami Michel Besso et adressé à sa famille où il dit : « pour nous, physiciens dans l’âme, cette séparation entre passé, présent, avenir, ne garde que la valeur d’une illusion, si tenace soit-elle[17] ». Son point de vue est ici celui d’un physicien, pour lequel le « maintenant » n’a pas sa place dans le cadre conceptuel de la physique. C’est différent de dire qu’il n’a aucune signification objective. Ici, Einstein n’exclut pas que le « maintenant » ait sa place dans un autre cadre, comme cela est confirmé par les confidences faites à Rudolf Carnap. Ce point est repris par Claude Romano qui écrit :

Affirmer que le physicien n’a pas d’expression pour les différents temps (passé, présent, futur) ne signifie pas encore, notons-le d’emblée, qu’il doit nier toute réalité à cette distinction, mais uniquement qu’il peut s’abstenir de lui conférer une valeur en physique[18].

Einstein / Carnap 

C’est également à la fin de sa vie que Einstein, sérieusement préoccupé par la question du « maintenant », se confie au philosophe Rudolf Carnap. On peut légitimement supposer qu’il a longuement réfléchi à cette question, et que ses précédentes déclarations – c’est une hypothèse plausible – ne le satisfaisaient pas complètement. Einstein dit ceci : « L’expérience du maintenant a quelque chose de spécial pour l’homme qui la différencie radicalement de celle du passé et du futur, mais cette différence n’est pas et ne peut être mise en évidence au sein de la physique[19] », et aux remarques faites par Carnap, Einstein répond : « il y a quelque chose d’essentiel à propos du maintenant qui demeure hors de portée de la science[20] ».

L’essentiel du « maintenant » 

On a du mal à imaginer qu’un « maintenant » qui ressortirait uniquement de la psychologie du sujet puisse avoir  quelque  chose  « d’essentiel »  qui  serait  « hors  de  portée  de  la science ». Or,  pour  la  plupart  des philosophes, le temps du sujet n’est en rien psychologique, mais, au contraire, est un élément fondamental de ce sujet qui fait partie de sa réalité interne. Notons, de plus, que le temps du sujet semble plutôt relever de l’objectivité au sens faible de Bernard d’Espagnat (cf. note précédente), et non pas de la pure subjectivité que le physicien relativiste veut bien lui attribuer. Ce physicien, quant à lui, est un partisan résolu d’un réalisme absolu et radical : il existe une réalité indépendante de nous et c’est cette réalité-là qui est l’objet de la science. La réalité interne au sujet ne l’intéresse pas. Il y a donc bien un « temps des philosophes », non psychologique, non purement subjectif, et différent du temps des physiciens, celui-là même que Einstein réfutait. Et ce temps des philosophes concerne précisément « l’essentiel du maintenant ».

6   Quelques remarques à l’adresse des physiciens et philosophes

 

Les désaccords entre physiciens et philosophes, sur la question du temps, perdurent depuis plus d’un siècle et sont entretenus par des ambiguïtés de vocabulaire et des manques de clarté de certains concepts relatifs à cette question. C’est du moins ce que nous avons tenté de montrer ici en prenant des exemples d’affirmations relatives au « mélange des temps », à la question du « flux temporel » ou à la « place du sujet » dans l’espace-temps.

Le texte d’Étienne Klein, présenté au 4.1, illustre une première ambiguïté qui consiste à ne pas faire de distinction nette entre temps local et temps global. Souvent le physicien relativiste parle simplement de temps en sous entendant temps global. Encore faut-il ne pas oublier qu’il existe un temps du sujet, qui est un temps local, et donc fondamentalement différent. De même, la question du flux temporel n’est pas toujours présentée avec clarté par les physiciens, ce qui entraîne, là encore, des ambiguïtés, car tout dépend de leur conception implicite du couple « Sujet / Objet ». On l’a remarqué, les analyses de Hermann Weyl, sur cette question, font bien la part des choses. La présentation du statut du point 0, sommet du cône de lumière, illustre, quant à elle, l’ambiguïté de la place du sujet dans l’espace-temps et de façon encore plus aiguë, dans l’univers-bloc. Il est difficile, sinon impossible, de savoir si le sujet appartient ou non à cet espace ou à cet univers. Dans l’univers-bloc, le sujet ne peut interagir avec l’événement et ne possède aucun libre arbitre. Toutes ces ambiguïtés proviennent de la réticence du physicien à prendre pleinement en compte le sujet, et en particulier le temps du sujet. Comme nous l’avons vu, les déclarations d’Albert Einstein, sur ce point, sont emblématiques. Mais sur le tard, c’est lui qui conclut, a contrario de ses précédentes déclarations, qu’il y a quelque chose d’essentiel à propos du maintenant.

Au delà de ces ambiguïtés et remarques, nous pouvons opter pour l’affirmation suivante : Il y a bien un temps des philosophes, contrairement à ce que Einstein affirmait devant Bergson. Ce temps des philosophes, c’est le temps du sujet, qui est en lien étroit avec ce que l’on peut appeler l’essentiel du maintenant. Et au delà des désaccords dont il était question au départ, nous devons noter qu’un accord se fait jour entre, d’une part, un certain nombre de physiciens comme Marc Lachièze-Rey, Carlo Rovelli (et quelques autres), et d’autre part, un nombre certain de philosophes comme Saint Augustin, Kant, Bergson, Heidegger (et bien d’autres), pour affirmer ceci : le temps, en lui même, n’est rien, et en conséquence il ne saurait servir de cadre pour accueillir les phénomènes.

Si cette affirmation permet sans doute d’y voir plus clair, elle ne règle pas tous les problèmes, bien sûr, et en particulier cette question : comment décrire la réalité, sans un temps qui lui servirait de cadre ? Ou encore : à quoi correspond le temps du sujet, c’est à dire notre temps à nous, dans le monde réel ?

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[1]   Étienne Klein, Le temps, Paris, Éditions Flammarion, Dominos, 1995, p. 48.

[2]   Étienne Klein, Michel Spiro, Le temps et sa flèche, Paris, Éditions Flammarion, 1996, p. 253.

[3]   Gaston Bachelard, L’intuition de l’instant, Paris, Éditions Denoël, Médiations, 1985, pp. 29-31.

[4]   « engagée » au sens où elle prend parti pour un certain type de réalité.

[5]   Thibault Damour, Si Einstein m’était conté, Paris, Éditions Le Cherche Midi, 2005, p. 57.

[6]   Ibid., p. 66.

[7]   Albert Einstein, op. cit., p. 166.

[8]   Hermann Weyl, Philosophy of Mathematics and Natural Science, Princeton, Princeton University Press, 2009, p. 112.

[9]   Ibid., p. 116.

[10] L’objectivité au sens faible traduit une invariance par rapport à un changement d’observateur, alors que l’objectivité au sens fort traduit une indépendance par rapport aux observateurs. Bernard d’Espagnat, A la recherche du réel : le regard d’un physicien, Paris, Dunod, 2015, p. 67.

[11] Gerald James Whitrow, The natural philosophy of time, New York, Oxford University Press, 1980, p. 348.

[12] Marc Lachieze-Rey, op. cit., pp. 105-110.

[13] Gummar Declercq, « Physique de l’espace et phénoménologie de l’espace », in Philosophia Scientiae, 15-3, 2011, p 201.

[14] Étienne Klein, Le temps, op. cit., p. 81.

[15] Ilya Prigogine, Isabelle Stengers, op. cit., p. 275.

[16] Thibault Damour, op. cit., p. 66.

[17] Id.

[18] Claude Romano, op. cit., p. 153.

[19] Étienne Klein, Le facteur temps ne sonne jamais deux fois, Paris, Éditions Flammarion, NBS, 2007, pp. 92-93.

[20] Id.

2 Comments

  1. Bonjour,

    Je trouve votre article sur Einstein et le temps très intéressant.
    J’ai moi-même écrit deux chapitres sur la simultanéité et le temps.
    Vous pouvez les trouver sur mon site :
    https://www.omniumbeyondmatter.com/chapitre-03
    https://www.omniumbeyondmatter.com/chapitre-04
    Je vous serais reconnaissant de me faire vos remarques sur ces deux chapitres.
    Bien cordialement
    Olivier Pignard

  2. Bonjour,
    merci pour ces deux remarquables articles et la mise en avant de la distinction temps local/temps global.Le temps local est une certitude pour le sujet, le temps global, universel, n’est qu’une fiction ?
    Puis-je vous remonter de quelques siècles dans le passé et vous demander pourquoi aucun philosophe ou savant avant Galilée n’avait pris le temps pour variable du mouvement, et quels éléments de contexte peuvent avoir permis à Galilée de faire ce saut : le temps des marchands, le temps des horloges? Mais ceux-ci datent du XIVème siècle…

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