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Generation Kill : embedded au cœur de la question de la guerre juste (2)

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3.  La double injustice de la guerre d’Irak

a.   La théorie classique de la guerre juste

By Old Town Drafting - Creative Commons

La théorie classique de la guerre juste commence avec Cicéron dans son De officiis lorsqu’il définit deux causes justes pour faire la guerre : la réponse à une invasion ennemie ou la vengeance d’un tort subi.

Elle se trouve ensuite enrichie par Saint Augustin, Saint Thomas puis Hugo Grotius et les penseurs dits jusnaturalistes – penseurs du droit naturel – autour de deux questions :

La question du Jus ad bello (le droit à la guerre) : quelles sont les conditions à satisfaire pour qu’une guerre soit qualifiée de juste ?

La question du Jus in bellum (le droit dans la guerre) : Comment mener la guerre, c’est-à-dire comment combattre de façon juste ?

Plus récemment, ces questions ont fait l’objet d’une reformulation magistrale par Michael Walzer dans son livre Just and injust wars publié en 1977 aux USA et traduit en France sous le titre Guerres justes et injustes.

Avec Walzer on peut identifier les principes formels suivants :

Une guerre est juste quand elle procède d’une cause juste et qu’elle est déclarée par une autorité compétente. Il faut aussi avoir épuisé toutes les autres alternatives et avoir, par ce moyen des chances raisonnables de succès.

Enfin une guerre est menée de manière juste quand le combat respecte le principe de distinction entre les combattants et les non-combattants et quand la riposte est proportionnée à l’attaque de manière à minimiser autant que possibles les effets collatéraux de la violence.

La difficulté bien sûr consiste à définir précisément le contenu de ces principes : dire quelles sont les causes justes, qu’est ce qu’une autorité compétente etc…ou bien qu’est ce qu’un combattant et qu’est ce qu’une riposte proportionnée….

Chaque définition nécessite un important temps de discussion et nous renvoyons au livre de Walzer si l’on veut en avoir un exemple rigoureux.

La série Generation Kill ne donne pas de contenu précis à ces principes mais elle propose un ensemble de séquences qui déconstruisent la manière dont ces principes ont été définis par l’administration Bush ou par la hiérarchie militaire pour justifier cette guerre.

C’est ce que nous voudrions montrer pour terminer.

b.   L’injustice de la fin

Il y avait trois arguments pour justifier l’invasion de l’Irak :

–     La guerre préventive contre les Armes de Destruction Massive

–     La guerre de riposte contre l’agression terroriste

–     La guerre humanitaire pour sauver la population

Il suffit de se concentrer sur les épisodes 5 et 6 pour voir que chacun de ces trois arguments se trouve déconstruit :

–            Déconstruction de l’argument humanitaire. Dès la fin du premier épisode, dans sa dernière séquence, les marines tombent sur un groupe d’hommes marchant dans le désert le long d’une voie ferrée. Après un interrogatoire, ils apprennent que ce sont des déserteurs de l’armée irakienne qui ne veulent pas combattre et qui fuient la garde républicaine et les escadrons de la mort. Ils vont au devant des américains pour se placer sous leur protection. Sauf que la hiérarchie en la personne du colonel Ferrando refuse de les prendre en charge.

Ferrando : « on ne va pas s’occuper de ces déserteurs…renvoyez les d’où ils viennent »

Doc Bryan : « c’est le premier contact des irakiens avec des américains…et on les trompe »

L’ épisode s’achève sur cette file d’homme dans le désert et sur les regards interrogatifs des marines et sur le départ de la file d’Humwee.

–            Déconstruction de l’argument de la guerre contre le terrorisme. Au cours du 5ème épisode, les hommes de la section du sergent Colbert découvrent des cadavres de combattants arabes dans les roseaux au bord d’une rivière. Ils les fouillent et trouvent sur l’un deux un passeport syrien sur lequel est écrit comme raison de la présence en Irak « Djihad » et comme date d’entrée en Irak une date d’il y a à peine 15 jours. Ce qui inspire la remarque suivante au lieutenant Ficke : « est-ce que ce n’est pas exactement le contraire de ce que l’on voulait au départ ? c’était écrit noir sur blanc sur le passeport de ce type, il y a deux semaines avant qu’on débarque ce type là était étudiant en Syrie, le djihad il s’en foutait »

Où l’on comprend que c’est la décision américaine de lancer l’offensive qui est récupérée par les organisations terroristes comme argument pour mobiliser des combattants et non l’inverse. Le djihad en Irak ne préexistait pas à l’invasion américaine.

–            Déconstruction de l’argument de la guerre préventive contre les ADM. La fin de l’épisode 6 l’ordre est donné de partir pour la mission finale : celle qui a Bagdad pour objectif final. Mais en même temps que cet ordre, l’ordre est donné de retirer les combinaisons de protection contre les agents chimiques que les marines portaient en permanence depuis le début de l‘invasion. Le reporter sort de sa réserve pour s’en étonner : « Non mais c’est vrai, si on ne porte plus nos combinaisons, ça veut dire qu’il n’y a plus d’armes de destructions massives….et si il n’y a pas d’armes de destruction massives, j’aimerai qu’on m’explique ce que l’on vient faire ici (…) je déconne pas Ray, est-ce que ce n’est pas la raison de notre présence ici ? »

Les exemples pourraient être multipliés. A chaque fois les séquences montrent la contradiction dans lesquelles se retrouvent les soldats, professionnels mal employés, qui continuent de risquer leur vie en même temps qu’ils comprennent que les justifications avancées ne résistent pas à l’expérience des faits. Reste enfin à montrer toute la complexité des principes du juste combat ou du bien combattre. Ici ce n’est pas tant un processus de déconstruction qu’une mise en scène des difficultés d’application de ces principes.

c.   L’injustice des moyens

La difficulté de la distinction entre combattants et non-combattants. Dans les guerres modernes, chaque mission comporte des buts bien précis et en même temps des règles d’engagements bien précises. Par règles d’engagement on entend les autorisations d’ouvrir le feu et la définition des cibles. La difficulté c’est que ces règles d’engagements ne peuvent en fait pas être définies a priori mais doivent, pour espérer être juste, être adaptées en permanence à la particularité de la situation.

Dans l’épisode 5 la section de Colbert est en observation d’un petit hameau, après qu’ils aient subi des tirs de mortier, pour essayer de savoir si les tirs viennent de ce village. A l’image on ne voit que des femmes et des enfants puis brutalement  un missile tiré d’un avion fait exploser tout le village….

Indignation des marines….stupeur renforcée par le fait qu’ils étaient eux-mêmes en position de spectateurs puisqu’en poste d’observation.

Réplique de Colbert : « on peut pas être sûr, …. Ce n’est pas moi qui ai donné l’idée à l’ennemi de se fondre parmi la population et de les utiliser comme bouclier humains… »

Autre exemple : dans l’épisode 5, la section du sergent Colbert met en place un barrage routier. Les règles sont définies : un tir de sommation pour faire reculer tout véhicule qui s’approcherait, puis s’il ne change pas sa route, autorisation d’ouvrir le feu.

Un premier véhicule s’avance. Tir de sommation, il continue sa route. Puis ouverture du feu le conducteur est tué. Les marines s’interrogent : les civils ont-ils compris la procédure. Brad Colbert demande alors l’autorisation a son supérieur d’envoyé un fumigène en guise de sommation la prochaine fois histoire d’être plus explicite. Il dit « comme cela on laisse une chance aux civils » « vous avez le pouvoir de dire oui… ». Le lieutenant Ficke accepte. Et la procédure semble fonctionner.

Pourtant, dans l’épisode d’après la même procédure, le tir d’une grenade fumigène, aura un effet contraire puisqu’elle heurte le sol, rebondit et frappe la tête d’un vieil homme qui marchait sur la route, le tuant net.

La difficulté de proportionner la riposte. Toujours dans l’épisode 5, les deux sections de la compagnie ont subi un accrochage nocturne au cours duquel deux marines ont été blessés légèrement, à proximité d’une petite ville.

Le lendemain matin les deux sections traversent la ville en ruine et Ray fait remarquer : « c’est ouf ça, on a un de nos gars qui s’est pris une balle dans le pied et un autre de nos gars qui s’est pris un éclat d’obus dans la cuisse et nous on leur a rasé la moitié de la ville ». Entre temps l’aviation a été envoyée bombarder la ville.

De ce point de vue le dernier épisode, intitulé a bomb in the garden est particulièrement significatif puisqu’il voit les marines confrontés à la difficulté du maintien de l’ordre dans une ville proche de Bagdad. A l’occasion d’une patrouille le sergent Colbert est appelé par une famille irakienne pour déminer une bombe d’avion tombée dans leur jardin. Colbert se met au travail, mais reçoit l’ordre d’arrêter car c’est trop dangereux. Ils repartent donc en laissant cette bombe dans le jardin…comme symbole d’une invasion dont les véritables proportions ne seront mesurées que dans l’avenir.

Voilà donc encore deux exemples mis en scène dans cette série de la difficulté de bien combattre ou de combattre justement. Cette mise en scène de la complexité de bien combattre, c’est-à-dire de mener la guerre de façon juste revient alors le plus souvent dans la série comme une mise en cause de la hiérarchie.

Conclusion : de l’intérêt moral de regarder Generation Kill

Encore plus que la Guerre du Golfe, la Guerre d’Irak et ses combattants sont l’objet de nombreux films ou séries qui laissent penser qu’elle occupe ou qu’elle occupera, sur le plan de la fiction audiovisuelle, une place comparable à la guerre du Viet-Nam. Quelques indications : il y a les films de Brian de Palma (Redacted) d’Oliver Stone (W) de Paul Haggis (dans la vallée d’Elah) ou dernièrement de  Katheryn Bigelow (Démineurs) pour n’en citer que quelques uns et dans les séries : Over there, ou Army Wiwes). Generation Kill contribue bien sûr à cette mise en image de la Guerre d’Irak mais contribue aussi comme nous avons essayé de le montrer à une certaine forme d’instruction morale de celui qui regarde cette série, sur la question précise de l’évaluation morale de la guerre.

Qu’attendre de cette instruction ? Certes comme le reconnaît Michael Walzer il n’est pas certain que la réflexion sur les principes d’une guerre juste ait une influence directe sur la conduite d’un conflit.

En revanche, on peut attendre de cette réflexion une influence sur la manière dont l’opinion publique juge d’un conflit et de ce fait, peut être sur la manière dont se comporteront les futurs soldats. Car si la guerre est la continuation de la politique alors la culture militaire n’est que le prolongement de la culture politique.             A ce titre Generation Kill est bien le portrait d’une Amérique en crise, en même temps que le signe d’une Amérique dotée d’une formidable capacité critique.

Et c’est peut être là un des enjeux essentiels de Generation Kill en tant que série : rendre encore plus accessible que ne le faisait le livre, eu égard à la place qu’occupe la télévision aujourd’hui, cet enrichissement de la culture militaire et donc de la culture politique de l’opinion. De la sorte on peut espérer que l’histoire de ces marines envoyés en Irak ne sera pas que l’histoire d’une génération sacrifiée, comme le titre Generation kill peut aussi le laisser entendre.

Thibaut de Saint Maurice

Professeur de Philosophie

Auteur de Philosophie en séries, juin 2009, Ellipses

Cette communication a été donnée, le 8 juin dernier à l’occasion d’une journée d’étude consacrée aux séries HBO, organisée par l’université d’Amiens (CURRAP) et l’IEP de Paris (HPCP), et qui s’est tenue à la Fondation Lucien Paye de la CIUP.

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