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Mad Men contre Bewitched : l’Amérique des années 1960 et la crise des identités

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Pierre Barrette (École des médias, Université du Québec à Montréal-UQAM)

Dans une des séquences les plus fortes de la série Mad Man (AMC, 2007, 1X13) le personnage de Don Draper présente un de ses célèbres « pitchs » de vente – il est directeur de la création dans un grande agence de pub new yorkaise – devant un groupe de clients, ici des dirigeants de la compagne Kodak qui veulent donner une image moderne à leur projecteur de diapositives, communément appelé « The Wheel » (la roue). Il évoque un de ses premiers patrons, un vieux routier qui avait l’habitude de dire que deux idées sont essentielles en publicité : la nouveauté, bien entendu, mais peut-être plus déterminante encore, la nostalgie, qui permet de créer un lien sentimental très fort avec l’objet. Don demande ensuite qu’on éteigne les lumières, puis il débute la projection d’un petit diaporama de sa confection, une suite d’images qui le montre en des temps heureux, en famille avec sa femme Betty et ses deux enfants, et qu’il accompagne de sa définition de la nostalgie :

In Greek, nostalgia literally means: a pain from an old wound. It’s a twinge in your heart far more powerful than memory alone. Its device isn’t a spaceship, it’s a time machine that goes backwards and forwards. It takes us to a place where we ache to go again. It’s not called the Wheel; it is called the Carousel.

 

Pour qui connaît bien l’histoire racontée dans Mad Men cette séquence travaille à trois niveaux distincts, et constitue une habile mise en abyme des principaux thèmes de la série.

À un premier niveau, il s’agit bien entendu pour Don de convaincre ses clients de l’efficacité d’une stratégie publicitaire qui mise sur l’exploitation du sentiment nostalgique, telle qu’il entend la développer pour Kodak avec son concept de carousel ; à un second niveau, la courte scène évoque sa propre situation matrimoniale difficile en cette fin de première saison, puisque sa femme vient de découvrir ses infidélités et menace de le quitter ; enfin, à un troisième niveau, la mention « d’une douleur provenant d’une vieille blessure » rappelle plus largement son enfance, sa mère prostituée, décédée en couche et son père alcoolique. Don entretient un rapport complexe et douloureux avec son passé, qu’il tente fermement de nier[1] en même temps qu’il lui reste sentimentalement très attaché, un lien symbolisé par le carton plein de souvenirs qui menace de le trahir mais duquel il ne peut se défaire. La richesse du personnage dépend de ce trouble identitaire qui le définit si bien, et la séquence dite du carousel constitue en fait une sorte de confession de sa part, confession qui permet en retour de comprendre pourquoi il est un aussi bon publicitaire : son apparent « détachement », sa froideur, sont en fait des murs qu’il a érigé pour se protéger de la douleur associé à son enfance, et qu’il met au service de sa créativité.

Ainsi, sont intimement liés dans Mad Men le rapport au passé, la question identitaire et le discours publicitaire. Placé dans le contexte de transformation rapide qui prévaut durant les années 1960 et considérant que cette période est aussi une sorte d’âge d’or de la publicité, le récit de l’Amérique que proposent les cinq saisons de Mad Men constitue donc une sorte de genèse du monde actuel, un monde caractérisé par l’hyperconsommation et le repli des identités sur elles-mêmes, tels que l’ont théorisé par exemple Gilles Lipovetsky[2], Daniel Bell[3] ou Charles Taylor[4]. On a souvent fait remarquer en ce sens que la grande qualité de la dramatique de Matthew Weiner tient pour une bonne part à son écriture et à sa direction artistique, qui proposent ensemble une reconstitution exemplaire des décors, des mœurs et de la culture de l’époque. Son réalisme, son degré d’authenticité, la pertinence historique de son regard constituent dans ce contexte les principaux éléments discutés par les analystes et les commentateurs de la série jusqu’ici, et son adéquation au réel le mètre étalon à l’aune duquel le projet est le plus souvent évalué.

Nous voudrions pour notre part adopter un tout autre point de vue, un point de vue moins attaché à la forme qu’au discours de la série. En effet, Mad Men pose avec la plus grande acuité le problème de l’identité, devenu durant les années 1960 celui de la crise des identités. Son Héros, Richard « Dick » Whitman, en est l’incarnation manifeste : simple soldat durant la guerre de Corée, il profite de la mort de son lieutenant Donald Draper sur le champ de bataille pour échanger de badge d’indentification[5] avec lui. Il déserte alors et amorce une nouvelle vie sous cette fausse identité, devenant quelques années plus tard l’un des plus puissants directeurs de la création de Madison Avenue, où sont concentrées les principales agences publicitaires de New York. La grande question que pose la série pourrait donc se formuler comme suit : qui suis-je dès lors que Je est un Autre ? Et quel lien peut bien exister entre ce questionnement fondamental qu’opère la série, le rapport au passé et le paradigme publicitaire, qui prend une importance croissante durant les années 1960 ?

Ce trouble de l’identité, exploré par les scénaristes dans ses ramifications philosophiques aussi bien que sociales et placé au cœur de Mad Men grâce au personnage de Whitman/Draper, représente le thème récurrent de la série, une matrice qui se décline par ailleurs en une mosaïque d’autres questionnements identitaires, dont ceux qui concernent les femmes, les Noirs et les homosexuels. Nous proposons donc d’aborder la manière dont Mad Men problématise ces questions en utilisant comme cadre de référence non pas la connaissance – essentiellement livresque – que nous avons des années 1960 mais une autre émission de télévision, contemporaine celle-là de la période décrite dans Mad Men et à ce titre particulièrement révélatrice : Bewitched (Ma Sorcière Bien-aimée). La célèbre comédie partage en effet avec Mad Men de nombreuses caractéristiques : Darrin, le père de famille dans la sitcom, travaille comme Don pour une grande agence de Madison Avenue ; comme lui, il a souvent maille à partir avec son patron et retrouve le soir venu sa blonde épouse et ses deux enfants dans un chic quartier de la périphérie new yorkaise. Plus fondamentalement, les deux séries mettent au centre du récit un personnage qui doit cacher sa véritable identité sous peine de devoir renoncer à la vie qu’il s’est choisi pour lui-même (Don parce qu’il l’a usurpée, Samantha parce qu’elle est une sorcière vivant parmi les hommes) et utilisent la référence à la publicité telle une métaphore du monde contemporain. Nous dirons en ce sens que Mad Men représente en quelque sorte « le jumeau diabolique» de Bewitched, son image négative, porteuse en abyme d’un regard critique non seulement sur les années 1960, mais aussi bien sur l’Amérique d’aujourd’hui transformée en véritable Société des identités[6], et dont elle trace avec brio l’implacable genèse.

Années 1960, degré zéro : Bewitched 

Bewitched met en scène un de ces couples idylliques de banlieue (quartier huppé, maison cossue, deux enfants) que la télévision des années 1950 et 1960 (on se souvient de Father Knows Best) présentait systématiquement comme le seul modèle de famille envisageable : l’épouse – Samantha – est une charmante jeune femme blonde, ménagère de son état, et son mari Darrin une sorte de néandertalien macho mais naïf, un homme dont la seule aspiration dans l’existence semble être de mener une vie « normale » sous tous rapports. Son emploi de concepteur publicitaire dans une grande agence new yorkaise est fréquemment évoqué dans l’émission, la plupart des épisodes mêlant d’une manière ou d’une autre intrigue domestique et intrigue professionnelle. Cette donnée est loin d’être négligeable, car la conception qui se  développe dans Bewitched de la famille de la classe moyenne comme pilier et symbole du triomphe de l’économie consumériste après guerre se double ainsi d’un discours second concernant la publicité, discours qui se trouve à être « naturalisé » et plus ou moins banalisé à travers l’exposé de son exercice.

La question identitaire est abordée de multiples façons, mais toujours indirectement dans Bewitched : l’aspect extrêmement fantaisiste du récit permet en effet de lire métaphoriquement divers aspects de la comédie comme des indices d’une sorte de « conscience réflexive » qui arrive encore mal à s’assumer. Le mariage entre un mortel et une sorcière, dans ce qu’il évoque de mixité, n’est pas sans rappeler le tabou des mariages interraciaux dans l’Amérique encore frileuse des années 1960. Des références indirectes à l’homosexualité parsèment aussi le scénario de Bewitched, mais toujours sur un mode distancié et subtil. L’excentrique sœur jumelle de Samantha (également interprétée par É. Montgomery), qui a les cheveux noirs et porte de drôle de tenues, évoque par son discours et son comportement le phénomène contre-culturel, dont elle est une caricature à peine voilée. Mais c’est sans conteste dans la représentation des identités sexuelles que le sous-texte de la série est le plus explicite. Le couple Samantha/ Darrin incarne de manière très peu équivoque la partition traditionnelle des rôles en fonction du genre. Samantha a fait le choix de rester à la maison et de s’occuper des enfants ; Darrin est le pourvoyeur de la famille, et même s’il ne paraît pas toujours très adéquat dans ce rôle, il le prend très au sérieux. Dans ce contexte, les dons extraordinaires attribués à Samantha prennent un sens particulier : tout dans la sitcom converge en effet pour montrer que son « pouvoir » est significativement plus grand que celui de Darrin. Elle peut d’un petit geste changer un homme en singe, modifier entièrement la décoration d’une demeure, transformer un maigre repas en festin grandiose… Si elle ne le fait pas – elle s’en empêche la plupart du temps – c’est qu’elle a accepté en épousant un mortel de renoncer à utiliser ses facultés. Ces dernières peuvent donc être comprises comme une menace à l’ancien ordre patriarcal (ce qui explique pourquoi son mari s’oppose fermement à leur utilisation), comme la figuration de la montée en force du pouvoir féminin.

Il est intéressant de noter par ailleurs que la série multiplie les références au passé ;  les sorcières étant des immortelles, qui peuvent de surcroît voyager dans le temps, il n’est pas rare qu’elles fassent apparaître dans le présent des personnages historiques ou encore des objets appartenant à une autre époque. Bien entendu, le potentiel comique de ces scènes constitue leur principale justification, mais ces dernières disent également quelque chose d’important concernant la permanence de l’identité ; Samantha, sa mère Eudora, sa sœur Serena, sa tante Clara forment un clan serré de femmes contre lequel Darrin, s’il veut garder le contrôle de son univers, doit continuellement se battre. À travers elles, est figurée une des multiples versions possibles de l’éternel féminin, ce mystère qui représente pour l’homme à la fois une source de fascination et de peur. Certes, nous sommes dans les années 1960 ; les choses sont plus difficiles pour les hommes comme Darrin qui doivent désormais composer avec un monde qui se transforme rapidement et de nouvelles règles qui tendent à réduire leur pouvoir au sein même de la famille. Mais ce qu’affirme Bewitched, c’est qu’il n’y a ici rien de vraiment nouveau sous le soleil ; de tout temps, les femmes ont accepté en épousant les hommes de renoncer à leur extraordinaire pouvoir pour se mettre humblement au service de la famille. Un tel renoncement n’est pas que sexuel, il renvoie au maintien d’une structure de pouvoir dans laquelle les femmes se constituent ni plus ni moins en « victimes volontaires », soumises qu’elles sont à un ordre qui les dépasse et qui trouve ses racines dans l’histoire, comme tend à en faire la démonstration les nombreuses immersions dans le passé mises en scène par la série.

Cette réalité identitaire trouve un prolongement intéressant dans l’importance que donne la série au phénomène publicitaire. C’est que le « nouveau » pouvoir accordé aux femmes durant les années 1960 est peut-être d’abord un pouvoir économique, celui d’assurer les nouveaux standards de consommation que permet un état de prospérité et d’abondance sans précédent. La famille nucléaire petite-bourgeoise est le centre de cet univers consumériste, la femme au foyer sa meilleure alliée, le publicitaire le chantre d’un monde nouveau, un monde de loisir et de facilité, et le discours de ce dernier un chant consubstantiel à l’idéologie dont la télévision est en train de devenir le véhicule privilégié. Samantha et Darrin apparaissent donc, au propre comme au figuré, tels les piliers complémentaires de la société de consommation en pleine expansion des années 1960 : elle parce qu’en renonçant à son identité véritable, elle se range à une norme qui assigne les femmes à un rôle  de consommatrice ; lui parce que c’est toute son activité professionnelle qui consiste à faire de la consommation le prolongement « naturel » de l’univers des désirs humains. Ils n’ont en cela rien d’exceptionnel, incarnant en quelque sorte le degré zéro de la civilisation américaine, l’image non problématisée, normalisée à l’extrême d’un état de chose parfaitement caractéristique durant cette décennie par ailleurs marquée par des mutations importantes.

Si on a pu dire de Bewitched qu’elle constituait une comédie sexiste et singulièrement rétrograde – associer la Femme à une sorcière n’est certainement pas le motif thématique le plus idéologiquement progressiste, il est vrai – il faut aussi tenir compte du fait qu’elle rend compte d’une conscience aiguë des mutations en cours, même si elle se positionne en quelque sorte du côté de la norme. À ce titre, elle est représentative de l’institution télévisuelle de cette période, très largement dominée par les trois grands réseaux qui doivent se plier à la loi de commanditaires encore très frileux devant toute forme de « progressisme ». Les « sponsors » ont encore à cette époque le contrôle quasi absolu sur le contenu des programmes, et le marché privilégié pour une émission comme celle-là (celui des familles de la classe moyenne) constitue certes un segment du public à ne pas trop « bousculer ». Il est intéressant de constater toutefois combien les scénarios travaillent à intégrer les motifs principaux de la crise des identités que traverse l’Amérique, comme s’il s’agissait en fait de combattre le changement sur son propre terrain. Le choix de faire d’une agence publicitaire le pivot de cet univers apparaît en ce sens comme tout à fait stratégique : il s’agit de montrer l’importance nouvelle et décisive que joue désormais la « prise en compte du désir » dans la gestion micro-sociale des revendications identitaires, un thème que Mad Men abordera d’une manière plus directe et plus critique.

Mad Men : la folie des hommes, la colère des femmes

Là où Bewitched contient comme on vient de le voir tout un sous-texte potentiellement « progressiste » jamais véritablement assumé, Mad Men explore très exactement ces thèmes délicats que la télévision encore très conservatrice des années 1960 ne pouvait qu’effleurer, pour les raisons que l’on vient d’évoquer. Le tabou du mariage mixte, justement, mais aussi les premiers pas du féminisme (illustré notamment par le très beau personnage de Peggy), le racisme, l’homosexualité (grâce au personnage de Sal, notamment), l’adultère, l’alcoolisme sont tous des thèmes que la série Mad Men aborde frontalement, sans aucun des faux-fuyants dont use une majorité d’émissions contemporaines encore de nos jours. De fait, Mad Men apparaît en quelque sorte comme une version contemporaine de l’univers décrit dans Bewitched, jetant sur ce milieu un regard décalé et réflexif qui en éclaire la logique et les contradictions.

La clé de cette vision semble se trouver dans le personnage de Whitman/Draper, dont on sait qu’il est un « usurpateur », on homme qui crée de toute pièce son identité. Fils « naturel » d’une prostituée morte en couche et d’un alcoolique violent, il profite de l’occasion qui lui est offerte sur le champ de bataille pour changer radicalement le cours de sa vie. Le personnage charismatique de Don draper, « le plus brillant publicitaire de sa génération » que nous découvrons au début de la première saison n’est donc pas celui qu’il annonce : son identité est réelle, mais fausse, construite sur un mensonge qui remet en cause complètement l’unité de sa personne. Il ment à sa femme, à ses collègues, à ses maitresses pour assurer la pérennité d’un statut social et d’une respectabilité qu’il a préféré à la vérité. Il est bien sûr possible de faire une lecture sociologique du cas Whitman/Draper : le destin social d’un homme est déterminé par son origine, et il faut un « accident » pour en faire dévier l’implacable trajectoire. Sans quitter à strictement parler le champ social, il semble possible de proposer une autre interprétation, plus près de la tradition philosophique. Car qu’est-ce que fait Whitman en devenant Draper ? Il nie l’emprise du passé sur sa vie, il se libère ni plus ni moins du fardeau que constitue pour lui cette permanence de l’identité évoquée dans notre discussion de Bewitched. Il serait certes péremptoire de vouloir faire de Don l’illustration du surhomme nietzschéen, de l’homme nouveau qui a par la seule puissance de sa volonté inventer un nouveau système de valeurs situé « par delà bien et mal » ; mais force est de constater tout de même qu’on est dans un ordre de réalité similaire.

Darrin dans Bewitched n’invente rien, ne doute de rien et surtout pas de son identité ; sa présence au monde s’inscrit dans une permanence que les scénaristes de l’émission ont figuré par de très nombreux retour en arrière, des explorations du passé qui donnent en quelque sorte une épaisseur à son destin Whithman/Draper pour sa part est un homme qui a renoncé à être celui qu’il a toujours été ; en changeant d’identité, il doit ni plus ni moins s’inventer un devenir-autre aussi radical qu’ambitieux. Dans l’émission, son personnage incarne donc le paradigme même du changement, de la trajectoire brisée, de l’invention de soi dont tous les autres personnages représentent des potentialités diverses. Par exemple, Peter est « un gosse de riches », un enfant né avec une cuiller d’argent dans la bouche, dont la destinée était toute tracée d’avance ; mais il refuse cette trajectoire et veut déterminer sa propre ligne de réussite, même s’il renonce difficilement aux avantages que lui confère sa situation. Peggy est certainement le personnage le plus proche de Don et l’isomorphie entre leurs deux histoires est souvent soulignée dans la série. Issue d’un milieu modeste, d’abord engagée comme secrétaire au sein de l’agence avant de devenir la première femme rédactrice, lorsqu’elle tombe enceinte accidentellement (de Peter, justement), elle « nie » sa grossesse et n’hésite pas à donner son bébé à l’adoption, en bonne partie pour ne pas avoir à renoncer à ses ambitions. En comparaison, Betty (la femme de Don) et Joan (la secrétaire en chef du bureau), malgré leurs velléités professionnelles, restent trop attachées aux rôles traditionnels liés à l’identité féminine pour produire un changement véritable de leur trajectoire.

Mais ici aussi, l’aspect le plus intéressant de Mad Men reste les liens que l’on peut tisser entre la manière dont on y problématise l’identité et toute la question du paradigme publicitaire. Il est légitime de se demander en effet : qu’est-ce qui fait de Don Draper un tel « champion » de la création publicitaire ? On peut émettre l’hypothèse que c’est son « incomplétude », l’inachèvement du projet identitaire le définissant qui le prédispose si bien à saisir l’essence du jeu publicitaire ; autrement dit, c’est dans la mesure où il se saisit lui-même comme « je » et comme « autre » qu’il au plus près d’un dispositif fondé sur le dédoublement de soi et la recherche d’une unité perdu à travers la consommation. Don est un être clivé, à la recherche de lui-même, confus pour des raisons qui sont chez lui ontologiques : il « est » un autre, littéralement. Mais son personnage n’est pas si riche, complexe et intéressant parce que différent de nous, mais parce qu’il radicalise et exemplifie un aspect fondamental de notre condition humaine :

Dick Withman’s recreation as Don Draper presents an extreme case of freedom from the past, to be sure. Few of us bury so completely bury our earlier selves. The thing is, Don’s condition is still very much our own. We are confused about who we are and what we want. We flee from our past, choosing change for change’s sake, or out of fear or anxiety[7].

L’époque moderne, tout particulièrement le vingtième siècle, a encouragé les hommes à « se libérer du passé » et à poursuivre leur rêve d’émancipation et de bonheur, comme le fait si explicitement Withman/Draper. Dans le contexte particulier des années 1960 aux États-Unis, ce rêve a bien entendu pris la forme de revendications identitaires, mais peut-être plus fondamentalement encore d’un rêve consumériste, d’un monde d’abondance qui répondrait aux aspirations individuelles en comblant les « désirs » de chacun. Ce que montre brillamment Mad Men, c’est combien des deux aspects de la société américaine d’après-guerre (émancipation et consommation) constituent en réalité les deux faces d’une même réalité, comme le personnage de Don Draper l’illustre éloquemment. Il n’est peut-être pas si anecdotique en ce sens que le « nouveau » Don soit « né » sur un champ de bataille ; le symbole est puissant, car il permet de rapporter le destin individuel de Don au destin collectif de l’Amérique.

D’aucuns ont fait valoir que Mad Men était une émission superficielle, construite sur l’apparence et les reflets chatoyants, présentant un monde de clinquant et de surface – la mode, les beaux vêtements, les intérieurs designs – et négligeant d’aborder « sérieusement », frontalement les questions « sociales » importantes[8]. Nous croyons pour notre part qu’au contraire, les scénaristes de l’émission ont compris quelque chose de fondamental à propos des années soixante : la société de consommation, comme l’avait bien montré Jean Baudrillard, est indissociable de la « fracture » du moi, d’un changement de statut de l’individu, dont le corps, notamment, n’est plus vécu comme instrument (force de travail, dans le langage marxiste) mais comme un signe, fortement investi symboliquement[9]. Un tel monde, fondé sur l’échange des signes et sur la circulation de la valeur entre les objets et les corps, est un monde de surfaces, un univers sans profondeur, tout entier contenu dans son apparence. C’est ce que nous dit en outre l’esthétique de Mad Men, qui prend très au sérieux le rôle de la publicité dans la genèse de notre époque, et montre comment l’efficacité de son discours se construit sur une fragilisation de l’identité.

Conclusion

Par rapport à la vision « enchantée » de Bewitched, Mad Men propose donc un regard rétrospectif critique sur les années 1960 et le rêve qu’elles ont porté. Ainsi, alors que Samantha et Don doivent cacher leur véritable identité, ils le font pour des raisons différentes qui sont particulièrement symptomatiques du rapport de chacune des émissions à la réalité qu’elles transcrivent. Samantha ment, en substance, pour protéger les apparences, pour se conformer à une norme sociale qui profite surtout à son mari ; son « pouvoir », hérité d’ancestrale mémoire, est quelque chose de honteux dans le cadre du mariage bourgeois traditionnel, contesté au sein même de l’émission par des forces « féministes » subversives (sa mère, sa sœur, sa tante) mais qu’elle travaille efficacement à juguler ; on pourrait tout aussi bien dire que Bewitched « ment », et que ce mensonge profite aux grandes corporations qui, comme Hollywood en ses belles années, ont tout intérêt à favoriser le statu quo et utilisent la télévision comme le porte-voix d’une idéologie consumériste. Don ment, de son côté, pour assurer la pérennité d’une identité usurpée, pour prolonger le mensonge qui fonde qui il est ; toute sa personne et toute l’époque dont il se fait l’écho sont ainsi présentées comme réelles mais fausses, à l’image du discours publicitaire dont il est l’artiste incontesté.

Revenons un instant, pour finir, sur la séquence évoquée au début de cet article, celle du « pitch » publicitaire pour le carousel de Kodak. Nous avions évoqué à son sujet trois niveaux de signification possibles, qui résumaient bien le propos de l’émission concernant les liens entre identité, passé et publicité ; mais il semble bien qu’il y en ait un quatrième, car la nostalgie dont parle Don tel un puissant facteur de vente est aussi au cœur de la série elle-même, elle agit fortement croyons-nous sur le téléspectateur dont on peut imaginer qu’il se sent un peu devant Mad Men comme devant un diaporama qui le mettrait en scène lui aussi, reprenant pour son compte la vision qui s’y trouve d’un passé qu’il a vécu ou imaginé, et par rapport auquel il juge de la stabilité de sa propre identité. C’est aussi là la grande force de cette série, qui ne se contente pas de jeter un regard éclairant sur la décennie charnière que furent les années 1960, mais place au cœur de sa matière un questionnement concernant qui nous sommes, et comment nous le sommes devenus.


[1] Il a profité de la guerre de Corée pour simuler sa mort et emprunter une nouvelle identité – et lorsque son frère le retrouve, il lui offre de l’argent pour qu’il ne révèle rien et disparaisse à nouveau de sa vie

[2] Gilles Lipovetsky, Le bonheur paradoxal : essai sur la société d’hyperconsommation, Paris, Galllimard, 2006, 377 pages.

[3] Daniel Bell, Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, 1979, 292 pages.

[4] Charles Taylor, Sources of the self : the making of the modern identity, Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1989, 601 pages.

[5] « dog tag » est le terme utilisé dans l’armée américaine

[6] Jacques Beauchemin, La société des identités, Montréal, Athéna, 2004, 184 pages

[7] John Elia, « Don Draper, On How to Make Oneself (Whole Again), in Mad Men and Philosophy : Nothing is as it Seems, James B. South (Editor), Rod Carveth (Editor), William Irwin (Series Editor), Hoboken, New Jersey, John Wiley and Sons, The Blackwell Philosophy and Pop Culture Series, p. 169.

[8] Voir par exemple : Sean R. Nyffeler, http://popcornnoises.com/post/20119427208/why-i-dont-like-mad-men, page consulté le 21 juin.

[9] Jean Baudrillard, La société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris, Denoël, 2009 (1970), 319 pages.

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