Culture et sentiment au XVIII° siècleHistoire des idéesune

Rameau, Rousseau, les affects, l’inné et l’acquis

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« Témoin ce Chevalier Gascon dont parle Boyle, lequel, au son d’une Cornemuse, ne pouvait retenir son urine »

 

Brenno Boccadoro, Université de Genève, FNS/Sinergia Herméneutique des Lumières

 A quelles conditions la musique peut-elle adoucir les mœurs ? Les former ? Les réformer ? Cette question a une histoire et c’est à reconstruire une de ses principales époques que s’emploie Brenno Boccadoro quand il étudie les conceptions de l’influence de la musique sur les sentiments dans la crise du ramisme. L’enjeu philosophique de cette reconstruction est clair : comment penser la causalité musicale ? De l’Antiquité aux Lumières, toute tentative de déterminer la valeur émotionnelle des signes musicaux est passée par une enquête sur les rapports établis entre l’âme et le corps à travers les facultés intermédiaires. Au principe de cette question se trouve une tradition qui remonte aux pythagoriciens et selon laquelle la musique aurait des vertus susceptibles de relier les passions aux vertus morales. Or cette tradition est encore vive au XVIII e siècle, notamment chez Rameau qui en établit le socle épistémologique, par une quantification et une naturalisation. Pour Rameau la musique est une « Science Phisico-mathématique» dont la « fin » consiste à « exciter en nous diverses passions». Rousseau critique cette théorie, la mathématisation et l’incarnation de l’affect dans le nombre qu’elle contient. Il veut distinguer dans l’âme trois cibles du pouvoir de séduction de la musique : le « cœur », siège du « sentiment » et les « sens ». Ainsi, le principe causal de l’effet passe de l’objet au sujet, et l’étude de la mémoire individuelle et collective éclaire désormais les différentes façons culturelles dont opère la musique pour imprimer ses effets dans l’âme.

 

Abstract: « Témoin ce Chevalier Gascon dont parle Boyle, lequel, au son d’une Cornemuse, ne pouvait retenir son urine » : Rameau, Rousseau, the affects, and the innate/acquired problem.

Under what conditions can music soothe a savage breast, shape and reshape mores? This question has a history, and Brenno Boccadoro explores one of its key moments — the 18th century “Rameau crisis” —  in his study of the various ways music was considered to affect the sentiments. The philosophical stakes are clear: how do we conceptualize musical causality? From Antiquity to the Enlightenment, all attempts to determine the emotional value of musical signs had taken the form of an inquiry into the relation between mind and body through the intermediary faculties. This line of thought goes back to the Pythagorean tradition, according to which music had the capacity to articulate passions and moral virtues. This tradition was still very much alive in the 18th century, with Rameau in particular  who established its epistemological foundations on quantitative and naturalist principles. In his view, music was a “physio-mathematical science” whose “end” was to “arouse various passions within us.” Rousseau rejected this mathematical theory, which saw affect as incarnated in numbers. He identified three targets in the soul for the powerful charms of music: the “heart”, the “sentiments”, and the “senses.” The causal force thus no longer lay with the object but with the subject, and the focus thereby shifted to individual and collective memory to reveal the various cultural ways in which music impressed itself on the soul.

Musica speculativa et théorie des passions : l’émergence de la catégorie du sentiment et ses implications philosophiques.

L’histoire musicale des Passions a été traitée jusqu’à l’usure sur le plan du verbe par les hommes de lettres et les historiens de la philosophie, mais elle fut rarement, sur le plan du son, l’objet d’une étude précise conduite avec le soin qui s’impose par les connaisseurs de l’écriture musicale. D’où un certain flou artistique qui paraît reproduire sur le plan du discours historiographique l’apeiron de cette nébuleuse sémantique animée par la catégorie du sentiment qui a pris la suite de la systématique des affects des deux siècles précédents.

            Selon un parti pris encore bien ancré, dicté par la haine de la théorie, la poétique des affects n’aurait jamais connu aucun autre mode d’existence que celle d’un cadre philosophique qui n’entretiendrait aucun rapport avec la réalité de l’écriture musicale proprement dite. Selon cette hypothèse, si jamais une telle poétique avait exercé une influence sur l’écriture, ses traces se seraient évanouies dans le néant pendant ces premières décennies du XVIIIe siècle qui furent victimes de la dérive des continents de la pensée scientifique et des nouvelles conventions du style préclassique de l’opéra métastasien, porté aux nues par les Lumières, Pergolesi, Hasse, Galuppi. Pire, la certitude que les « absurdités » de cette doctrine n’auraient pas dû émerger dans les écrits des partisans du même esprit critique qui en a marqué la crise définitive et la fin a eu notamment pour conséquence que l’intérêt pour ce chapitre d’un auteur aussi représentatif que Rameau a souvent été négligé ou traité avec une certaine condescendance. Il ne se pouvait qu’un auteur aussi rationaliste ait adhéré à de telles conceptions – s’il l’avait fait, ce ne pouvait être que l’héritage de vieilles lunes. On pouvait les passer sous silence.

Loin de nous le projet téméraire de tenter de dissiper ce brouillard, désormais livré à lui-même, tels les moutons blancs d’un ciel de Gainsbourough. Dans l’espace à notre disposition, nous nous contenterons de donner quelques indications sur l’outillage optique susceptible de ramener ce débat à sa dimension concrète. On adressera notamment quelques questions précises aux protagonistes les plus emblématiques ce de débat : Jean-Philippe Rameau et Jean-Jacques Rousseau.

L’outillage épistémologique de la tradition et ses effets sur les Lumières

Justifier à quel point les catégories de « culture » et de « sensibilité » ont joué un rôle décisif dans ce débat tiendrait du pléonasme. Antonyme de « ratio », le mot « sensus » a fait partie de l’outillage mental courant de la musicographie depuis ses origines lointaines dans la pensée gréco-latine. Pythagoricienne ou athée, la tradition de la musica speculativa qui a livré cet outillage mental aux savants du XVIIIe siècle a considéré des siècles durant l’affect comme la traduction sensible d’une qualité numérique choisie, gouvernant la consonance du nombre en soi, en amont de son incarnation sensible dans les corps sonores. Le pythagorisme platonicien a fait le reste, nouant le Même et l’Autre, le Pair et l’Impair, raison et sensation dans les archétypes de l’âme du monde. D’où la valeur amphibologique des signes, des idées et de la théorie musicale elle-même, scientia media dans l’espace intermédiaire entre l’âme et le corps. Ainsi, « sensus » a désigné non seulement l’oreille et son appréciation « myope » de l’harmonie sensible, mais aussi le corps sonore comme substrat matériel « passif » mesuré par le nombre. Il en va de même de ratio, traduction de logos, à la fois « discours » et « proportion musicale », qui rime avec fractio, et la faculté mentale du même nom – notamment chez Rousseau, à propos des « raisons des intervalles » tant détestées. L’archéologie musicale connaît également les notions d’habitus, hexis, ethos (epsilon initial) empruntées à l’éthique, dans lesquelles, avec une certaine dose d’approximation certains auteurs ont pu reconnaître les antécédents de ce que la Modernité a entendu par « culture ». Il en va de même de l’incontournable dialectique de l’« inné » et de l’« acquis », transposée dans les tentatives de savoir si le pouvoir émotionnel de la musique est un principe formel « endogène » inséparable de l’organisation mathématique des harmonies et des rythmes, ou un attribut accidentel plaqué sur la substance de celle-ci, « de l’extérieur » par la mémoire associative de l’auditeur.

 Au principe de cette tradition, une idée forte autant que féconde : la croyance dans les vertus efficaces de la musique antique pour mettre à l’épreuve la juste mesure reliant les passions passives aux vertus morales. Déclinée par les lieux propres de l’encomium musicae, cités à l’appui comme autant d’arguments ex auctoritate pour exalter la discipline à travers un florilège de mirabilia sur ses effets moraux, cette tradition tenace atteint l’univers des Lumières à travers les derniers rivets de la musique comme discipline libérale, encore répertoriée par la lexicographie sous la rubrique musica speculativa. Comme dans un asile d’aliénés, on y convoque des âmes encore trop faibles pour se soustraire à l’esclavage des passions, femmes, fous, adolescents pris de vin, que le nombre et l’harmonie ramènent à la juste mesure. De sombres récits évoquent cette puissance. Là, c’est Pythagore qui calme la fureur homicide d’un jeune homme de Tauromenium moyennant une simple modulation au mode dorien ; ici, c’est Clytemnestre trahissant Agamemnon dès que les dieux consentent à Égisthe de tuer le musicien que son mari avait placé à ses côtés pour conserver toute sa vertu[1].

Idéalement, ces acteurs d’un scénario désormais obsolète auraient dû quitter la scène durant la révolution scientifique, mais l’idée est forte et son pouvoir d’adaptation très vigoureux. On en veut pour preuve sa place de choix dans l’article « Musique » du Dictionnaire de Musique, vaste florilège d’autorités compilées par Rousseau pour l’Encyclopédie à partir d’une traduction française de la Cyclopaedia d’Elias Chambers, où la musique moderne dispute encore à l’antique, comme au XVIe siècle, ses lauriers pour sa primauté en matière d’efficacité expressive :

 Si Timothée excitait les fureurs d’Alexandre par le Mode Phrygien et les calmait par le Mode Lydien, « une Musique plus moderne renchérissait encore en excitant, dit-on, dans Erric, Roi de Danemark, une telle fureur qu’il tuait ses meilleurs domestiques […]. Si notre Musique a peu de pouvoir sur les affections de l’âme, en revanche elle est capable d’agir physiquement sur les corps, témoin l’histoire de la Tarentule, trop connue pour en parler ici ; témoin ce Chevalier Gascon dont parle Boyle, lequel, au son d’une Cornemuse, ne pouvait retenir son urine ; à quoi il faut ajouter ce que raconte le même auteur de ces femmes qui fondaient en larmes lorsqu’elles entendaient un certain Ton dont le reste des auditeurs n’était point affecté : et je connais à Paris une femme de condition, laquelle ne peut écouter quelque Musique que ce soit sans être saisie d’un rire involontaire et convulsif.[2]

Cette tradition livre à la Modernité ses tares héréditaires, telle l’idée de l’affect comme dimension « innée » dans les intervalles, coextensive avec la qualité arithmétique des rapports qu’ils traduisent dans le sensible à travers leurs corps vibrants. Rousseau ne l’a pas perdue de vue dans un passage instructif de l’article « Tempérament » de l’Encyclopédie, suivant lequel une altération aussi impondérable que l’excès d’un comma de trop[3] imparti aux extrêmes d’une tierce majeure suffit à déplacer le caractère de celle-ci de la « joye » à la « fureur » :

 Car il est bon de remarquer, dit M. Rameau[4], que nous recevons des impressions differentes des intervales, à proportion de leur differente alteration. Par exemple, la Tierce majeure qui nous excite naturellement à la joye, selon ce que nous en éprouvons, nous imprime jusqu’à des idées de fureur, lors qu’elle est trop forte ; et la Tierce mineure qui nous porte naturellement à la douceur et à la tendresse, nous attriste lors qu’elle est trop foible .[5]

On peut avoir l’opinion que l’on veut sur Rousseau musicien, mais, sur le plan musicologique, on saurait difficilement lui contester le sens du doigté par lequel tout au long de sa carrière il a su, ici comme ailleurs, indiquer les points critiques les plus sensibles d’un dispositif philosophique. Nous sommes ici au cœur des tensions d’un mariage de raison célébré par la philosophie de la proportio entre nombres et affects, raison et sensation. L’affect réside-t-il, comme ici, dans la proportion ou ailleurs, dans la mise en relation infinie des notes, ou encore dans la psychologie de l’auditeur ? Parle-t-il le langage des mathématiques, comme la Nature, ou celui des sentiments ? Et enfin, l’imagination qui s’incarne dans les sons pense-t-elle plutôt des quantités continues ou des quantités discrètes, comme les formes canoniques tant exaltées par Rameau ?

 On trouve une indication de la méthode à suivre pour interroger les textes sur ces points de doctrine dans un passage de l’article « Musique » :

La Musique faisait partie de l’étude des anciens Pytha­goriciens [….] Selon ces philosophes, notre âme n’était, pour ainsi dire, formée que d’Harmonie, et ils croyaient réta­blir, par le moyen de l’Harmonie sensuelle, l’Harmonie intellectuelle et primitive des facultés de l’âme ; c’est-à-dire, celle qui, selon eux, excitait en elle avant qu’elle animât nos corps, et lorsqu’elle habitait les cieux.

De l’Antiquité aux Lumières, toute tentative de déterminer la valeur émotionnelle des signes est passée par une enquête sur les rapports établis par l’âme avec le corps à travers les facultés intermédiaires. En simplifiant, on peut distinguer trois cas de figure, et leurs variantes intermédiaires.

Pour les philosophies qui engagent l’âme dans le corps, la réponse oscille entre une psychologie psychosomatique laissant une certaine marge de liberté au discernement d’une part et le monisme le plus radical d’autre part. Entraînée par le devenir de la matière corporelle, la pensée se métamorphose en syntonie avec l’accord variable des éléments contraires en conflit dans le corps. L’âme la plus sèche est la meilleure, proclame la médecine antique, et la matrice plus chaude génère des rejetons mâles à l’esprit igné, plus agile que les femelles, issue d’un ventre froid et humide…La discrimination est biologique, car pensée, sensation, sexe et corps font un tout unique. Il en va de même du circuit instauré par la musique entre la mélodie et l’affect. Lorsque le chemin parcouru par la forme est un et ininterrompu, faute d’une faculté critique en mesure d’entraver son action manipulatrice, celle-ci franchit porte après porte les cloisons des facultés pour modifier à sa guise l’âme intellective. Victime d’une passion passive, la volonté de l’auditeur est alors l’esclave de ses sens, à la merci de tout ce qu’il entend. Les adeptes du pythagorisme présocratique ont même été plus expéditifs en décrétant que l’âme est une harmonie. Et l’affect est alors perçu comme un caractère « inné » inscrit dans les objets sonores chargés de vertus efficaces, à prescrire ou à interdire pour les maladies de l’âme et du corps ; comme une substance active susceptible de donner l’ivresse ou de la soigner, de communiquer la joie, la fureur, et l’incontinence. Dans le de Sensu, Théophraste a décrit cette conception des rapports de l’âme et du corps comme la norme partagée par l’ensemble des présocratiques, et il n’est pas très étonnant que la tradition des exempla sur le pouvoir psychique de l’harmonie puise justement ses racines dans ce contexte culturel.

Dans l’espoir de soustraire la volonté à l’esclavage des sens, les dispositifs dualistes élèvent filtres et compartiments dans l’espace intermédiaire qui relie l’âme et le corps. En vertu de cette abstraction, la valeur psychique des réactions induites par l’harmonie s’accompagne d’une opération active des facultés intellectives supérieures, en opposition ou en accord avec les facultés inférieures, porte-paroles du corps dans les sens intérieurs. La forme traverse les sens intérieurs ; elle contrôle d’abord les facultés non verbales, plus faciles à manipuler car faibles dialecticiennes – imagination, fantaisie, vertu concupiscible, vertu irascible -, pour heurter enfin le tribunal des puissances cognitives supérieures, sièges de la volonté et du discernement. Ici, le jugement critique est idéalement libre de s’opposer à sa tentative de séduction. Mais les cloisons ne sont pas toujours étanches et la musique finit toujours par triompher. L’éthique de Calvin offre un bon cas de figure car selon lui le péché originel noie le libre arbitre dans la fange des facultés inférieures. « Caverne de toutes puantises », l’âme est un cloaque et l’imagination, le terrain glissant sur lequel Satan a planté l’arbre de la concupiscence, et le lieu réservé de tous les excès. Poison mortel et satanique, le chant amoureux agit alors non seulement comme le vin, mais il opère sur un sujet condamné par un penchant inné pour l’alcoolisme ; telle cette fille, conduite à la paillardise par le chant de « fols amours », « devant même qu’elle sache ce qu’est la paillardise[6] ».

Restent les cas de dualisme extrême où le cercle magique est rompu par une cloison étanche élevée entre l’âme et le corps. La vertu efficace de la musique quitte ici l’objet pour élire domicile dans le sujet. Vidé de toute sa vie affective, le signe n’est plus qu’un cristal incolore coiffé d’une valeur subjective dans la sphère de l’expérience privée de l’individu. Les mélodies du violon ne valent rien pour elles-mêmes quand le chien de Descartes, « bien fouetté […] cinq ou six fois au son du violon, sitôt qu’il ouïait une autre fois cette musique il commencerait à crier et à s’enfuir[7] ».

« Il est certain que l’Harmonie peut émouvoir en nous, differentes passions, à proportion des Accords qu’on y employe ». Les calculs de Jean-Philippe Rameau

Rameau n’est pas plus prodigue en guillemets que son interlocuteur, mais bon nombre de ses lectures transparaissent dans son lexique. Il y a des raisons de croire, par exemple, que la présence de métaphores végétales, biologiques et embryologiques dans sa prose – à commencer par l’intitulé même de la Génération harmonique – puise ses racines dans une source incontournable en matière de mathématiques musicales : le récit d’Aristote du pythagorisme présocratique. On connaît ce texte : refusant de séparer la mesure du mesuré, les adeptes du vieux pythagorisme pré-platonicien avaient supprimé la frontière entre éléments et éléments du nombre – le pair et l’impair. Obsédés par le dessein de réduire le monde à un seul et même système harmonique, ils prêtaient au nombre toutes les propriétés des corps physiques, de la cause matérielle à la cause efficiente du devenir, en passant par la vie et la croissance. La matière du nombre était alors à la fois bois et ouvrier, cause efficiente de ses propres transformations. Enfermé en germe dans une unité androgyne primordiale « diploïde » issue d’une copulation du pair – féminin- et de l’impair -masculin-, le monde croissait et se déployait dans le multiple à l’instar des membres d’un embryon[8] suivant un principe automoteur[9], enfermé dans sa matière même.

Une telle hypothèse ne pouvait laisser Rameau indifférent. Alors que dans le Traité de 1722, l’harmonie numérique naissait d’une mesure imposée « de l’extérieur » à un mesuré « passif », la Génération harmonique considère le nombre comme un produit automatique de sa division dans les harmoniques[10]. Le déploiement de l’unité du son fondamental dans les multiples et les sous-multiples est une « génération », et la résonance un « arbre » déployé dans son feuillage par un principe de division interne, voulu par l’Auteur de l’harmonie universelle.

Et il en va de même de l’oreille interne. Non content de ramener toute la frondaison de l’arbre harmonique au noyau du son générateur, Rameau plante ce dernier dans l’âme humaine, proclamant qu’il « y a effectivement en nous un germe d’Harmonie, dont apparemment on ne s’est point encore apperçû[11] ». La Musica Humana de Rameau opère dans la ratio à travers les sens et les facultés inférieures. Son Principe physico-mathématique bourdonne dans l’oreille interne à l’instar de la colonne d’air d’un instrument à vent. « Boussole de l’oreille », ce principe oriente la direction des modulations dans les régions de l’espace tonal à travers le flair de l’imagination. Il gouverne l’Instinct[12], une sorte de raison intermédiaire entre les sens et la raison. Siège du bon goût et du sentiment aveugle de la beauté, l’Instinct a gouverné tous les choix opérés par l’oreille depuis l’Origine de l’humanité – et tant pis si ce même principe a inspiré des solutions diamétralement opposées aux anciens grecs, coupables d’avoir suivi le « système de Pythagore » en lieu et place de la Génération harmonique. Son action physico-mathématique est « involontaire » et antérieure à l’acquis[13]. S’agissant de choisir entre l’Instinct inné ou l’habitude, Rameau décrète que : « l’habitude ne commande point à l’Instinct : c’est au contraire sur l’Instinct que se forme l’habitude[14] ». Comme le Principe commande à l’Instinct et l’Instinct commande au corps et à tout ce qu’il fait, raison, sensation, proportions et affects font un seul tout dans un même circuit fermé de résonances[15]. C’est pourquoi il suffit d’un comma de trop pour transformer l’affect de la tierce majeure et le faire passer de la « joye » à la « fureur[16] ».

Ainsi la musique est une « Science Phisico-mathématique» dont la « fin » consiste à « exciter en nous diverses passions[17] », et le Traité de l’Harmonie (1722) avait eu raison de placer toute la « force de l’harmonie dans celle des nombres » :

Il est certain que l’Harmonie peut émouvoir en nous, differentes passions, à proportion des Accords qu’on y employe. Il y a des Accords tristes, languissans, tendres, agréables, gais, et surprenans. […] La douceur, et la tendresse s’expriment quelquefois assez bien par des Dissonances mineures preparées. Les plaintes tendres demandent quelquefois des Dissonances par emprunt, et par supposition, plûtot mineures que majeures […]. Les langueurs, et les souffrances s’expriment parfaitement bien avec des Dissonances par emprunt, et sur tout avec le Chromatique, dont nous parlerons au Livre suivant. Le désespoir, et toutes les passions qui portent à la fureur, ou qui ont quelque chose d’étonnant, demandent des Dissonances de toute espece, non preparées; et sur tout que les majeures regnent dans le Dessus[18].

La thèse suivant laquelle l’imitation de la « fureur » demande des « dissonances majeures […] dans le registre aigu » et « les plaintes tendres » « des dissonances plutôt mineures » conserve les traces de l’épaisseur sémantique condensée dans les signes depuis l’Antiquité par l’osmose constante entre la musique et les domaines de l’harmonie universelle gravitant dans son orbite. Comme la physique des éléments tempère les contraires dans les corps, la musique marie l’aigu et le grave dans les éléments de l’harmonie[19]. Dans la colère, l’esprit surchauffé de la bile jaune circule rapidement. Le sang bout, les esprits vitaux se dilatent, le teint rougit, le corps transpire, les yeux scintillent, enflammés par le sang qui monte à la tête. Le tonus corporel est tendu et excité (concitato), la trachée se resserre, le rythme verbal s’accélère et le mouvement psychique monte aux étoiles. C’est pourquoi l’homme en colère « tend sa voix vers l’aigu » et le mélancolique fait tout le contraire[20]. Froide et sèche, la mélancolie paralyse les esprits. Le feu de la colère les dilate et l’humeur noire les condense ; la première les agite, la seconde les paralyse, comme le gel pétrifie l’eau durant l’hiver. (Que l’on songe à la profusion des pierres dans la poésie atrabilaire). D’où une pharmacopée musicale à deux composantes, déclinée suivant les catégories du durum et du mollis, du dièse et du bémol, du majeur et du mineur, en fonction de ce qui monte et ce qui descend, de ce qui se dilate et de ce qui resserre. Ainsi, les grands intervalles disent la force, la colère et la fureur, tandis que les « demi-tons et les dièses représentent les pleurs et les gémissements à raison de leurs petits intervalles qui signifient la faiblesse[21]». C’est pourquoi une tierce majeure trop forte d’un comma dit la fureur, et les consonances augmentées, qui s’ouvrent sur un intervalle plus grand, dilatent les esprits, tandis que les intervalles mineurs, dont les extrêmes se résolvent par mouvement contraire, dénotent la mélancolie[22].

Licence : Creative Commons

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On n’a peut-être pas encore réfléchi suffisamment à ces corrélations et à l’histoire de leur interprétation, et cependant on donne tous les jours dans ce sens, lorsqu’on cite le Diéze, ou le Béquare en signe de force, de joye, lorsqu’on éleve la voix dans les mêmes cas, dans la colere, et cetera et lorsqu’on cite le Bémol en signe de mollesse, de foiblesse, et cetera, et enfin losqu’on rabaisse la voix dans les mêmes cas. Chacun s’aperçoit encore à peu-près de ces différences, quelle que soit son expérience dans la matière musicale, lorsque le Mode majeur, et le Mode mineur se succédent sur une même Tonique[23].

Même Lully, ajoute Rameau, montre qu’il est au courant de cette rhétorique quand il entreprend de rendre la fureur d’Armide[24]. Rameau n’invente rien et il le sait ; tout ce qui lui importe est de l’intégrer dans son système. Dans le Traité de 1722 la mélodie, difficile à quantifier, se trouve encore exclue[25]. Mais dans les années de plomb de sa querelle avec les Encyclopédistes, sa fièvre quantificative s’aggrave, incendiée par le fiel accumulé contre les philosophes rangés dans le camp de la « mélodie » pour affranchir la jeune génération, sous l’étendard du génie et de l’enthousiasme, de l’emprise de la « proportion triple » que brandit Rameau pour tout réduire au même principe.

Dans les Observations, toute l’énergie revient à l’harmonie et la mélodie n’est plus qu’un accessoire redondant « qui n’ajoute rien ». [26] Dans les Problèmes d’Aristote qu’il cite, il veut lire l’idée que le pathos entraîne l’anomalie et de ses lectures des « Auteurs en Musique théorique » il déduit que, du point de vue mathématique, le contraste dont sont issus les affects plus violents est directement proportionnel à la complexité du rapport reliant les éléments mis en relation. Dans la Démonstration, Rameau est enfin parvenu à quantifier toutes les orthogonales de la composition, de la composition verticale des accords à la succession dans le temps de leurs fondements physiques. Dans la résonance 1-1/3-1/5, il extrait le premier terme d’une vaste progression triple 1 : 3 dont il tire parti pour tracer le parcours de la basse fondamentale dans le cercle des quintes :

1  -3-  9/ 27/ 81- 243-729/ 2187-6561-19683-59049 177247 531441…

 sib fa do sol  re  la   mi  si   fa#   ut#   sol#   re#    la #

L’accord de trois sons construit sur la quatrième quinte (27) présentant un comma de trop, il déclare qu’au-delà de cette limite la marche de la basse fondamentale dévie dans une autre tonalité. Afin d’atteindre brusquement les tonalités plus lointaines, il extrait des micro-intervalles, dièses et commas, dans les accords élevés sur une seconde série, qualifiée « de quintuple » à partir du premier rapport de la tierce (1/4 :1/5) isolé dans la résonance :

1-    5-  25-  125.

Sib  re  fa#  la#

 

De la différence entre le fa (24), quinte de sib (1) et le fa# (25) de la série quintuple, résulte un semi ton chromatique mineur (24 :25) ; de celle du sib (1) et du la# (125), un comma enharmonique (125 :128). La succession descendante de deux semi tons chromatiques majeurs sib-la/la-sol# (16 :15×16 :15) produit le genre diatonique enharmonique et celle de deux demi tons mineurs mib-mi/mi-mi# (24 :25 x 24 :25), le chromatique enharmonique.  La difformité du « feuillage » de l’arbre harmonique gouvernant celle de sa racine, l’harmonisation en triades majeures du diatonique enharmonique entraîne alors la marche de la basse hors du ton de Sib à celui de Mi majeur, en passant par Sib­-Fa- La- Mi. De même, la suite mélodique du chromatique enharmonique » permet de relier les tonalités lointaines de do mineur à celle de do # majeur en passant par les fondamentales de Do mineur/ Do majeur/ La mineur/ Do # majeur.

Dès lors, la discordance latente dans les intervalles mélodiques fracture celle des « liaisons » internes des notes communes aux accords en succession. Elle atteint à son tour la fantaisie de l’auditeur, altérée par le conflit établi par les formes produites in fieri par la modulation avec celle de leur point de départ enregistrée dans la mémoire.  D’où un pathos violent et désarticulé, parfaitement quantifiable et directement proportionnel à la complexité des relations établies.

Á mesure que le principe s’éloigne de ses premieres routes, il perd ses droits sur l’oreille, et dès qu’elle ne peut plus le sous-entendre dans son produit, tout sentiment harmonique lui est interdit : le diatonique lui rappelle la proportion triple, le Chromatique lui rappelle la proportion quintuple, et comme déja celle-ci est moins simple que la triple, aussi l’oreille n’en saisit-elle pas le produit avec la même facilité. Pour ce qui est de l’Enharmonique, il ne rappelle rien. […]  C’est du plus ou moins de rapport entre les Modes successifs que naissent les impressions plus ou moins sensibles, et ce n’est que par ce moyen que se produisent les grands effets. Le diatonique a l’agréable en partage; le Chromatique le varie, et dans le Mode mineur il tient du tendre et plus encore du triste; l’Enharmonique déroute l’oreille, porte l’excès dans toutes les passions, effraye, épouvante, et met partout le désordre, quand on sçait le composer à propos de diatonique et de chromatique, et le soutenir d’un mouvement convenable à l’expression[27].

 

« Je sentis avant de penser » : l’esthétique musicale de Jean-Jacques Rousseau et le sentiment

 

La prise de position de Rousseau à l’égard de l’arrière-plan psychique de cette rhétorique musicale est claire. Elle consiste à fracturer d’une part la voie de communication qui conduit la forme au corps vibrant de l’appareil Physico-mathématique actif dans l’Inctinct, et de l’autre, l’incarnation de l’affect dans le nombre. Rousseau distingue dans l’âme trois cibles du pouvoir de séduction de la musique : le « cœur », siège du « sentiment » et les « sens » ; il introduit ensuite une fracture nette entre les deux premiers et ces derniers, imaginant un registre musical pour chaque faculté,  une musique « naturelle » et une musique « imitative » :

On pourrait et l’on devrait peut-être encore diviser la musique en naturelle et imitative. La première, bornée au seul physique des sons et n’agissant que sur le sens, ne porte point ses impressions jusqu’au cœur, et ne peut donner que des sensations plus ou moins agréables. Telle est la musique des chansons, des hymnes, des cantiques, de tous les chants qui ne sont que des combinaisons de sons mélodieux, et en général toute musique qui n’est qu’harmonieuse. […] La seconde, par des inflexions vives accentuées, et, pour ainsi dire, parlantes, exprime toutes les passions, peint tous les tableaux, […]  et porte ainsi jusqu’au cœur de l’homme des sentiments propres à l’émouvoir. Cette musique vraiment lyrique et théâtrale était celle des anciens poèmes, et c’est de nos jours celle qu’on s’efforce d’appliquer aux drames qu’on exécute en chant sur nos théâtres. Ce n’est que dans cette musique, et non dans l’harmonique ou naturelle, qu’on doit chercher la raison des effets prodigieux qu’elle a produits autrefois. Tant qu’on cherchera des effets moraux dans le seul physique des sons, on ne les y trouvera point et l’on raisonnera sans s’entendre[28].

Et, bien entendu, à cette fracture répond celle du nombre incarné dans la physique du son par Rameau et la traditio. On trouve les traces de cette dichotomie dans les deux versants de la stratégie imaginée pour la déconstruction de cet amalgame : l’« historique » sociolinguistique sur les origines du langage et la théorie harmonique « dure », du Dictionnaire de Musique et de l’Examen de deux principes[29]. Dans l’« historique », à la thèse ramiste d’une vision psycho-arithmétique de l’âme, active dans l’humanité depuis ses origines, répond celle d’une nature humaine fondamentalement sentimentale, engagée dans le devenir de l’histoire. On ne commença pas par raisonner, mais par sentir :

Je sentis avant de penser c’est le sort commun de l’humanité[30].

Dimension intermédiaire entre le cœur et le corps, le sentiment qui arrache ses premiers cris expressifs à l’humanité en proie à des « transports » démesurés d’enthousiasme est une nébuleuse non verbale, libre comme l’air, impossible à cloisonner dans une grammaire différentielle « des passions ». Génératrice protéiforme d’images incommensurables, la sensibilité originaire ne connaît ni limites, ni fractions, opérant dans le continuum indéterminé d’une « matière » mentale divisible à l’infini par dichotomie, comme la température. Lorsqu’elle s’incarna dans les accents du langage des premiers hommes, elle ne produisit aucun degré diastématique discret, tels les sons fixes d’un clavecin, mais des grandeurs continues en mouvement dans l’infinité indéterminée de l’espace géométrique. Rousseau le laisse entendre dans une réminiscence à peine voilée d’Aristoxène sur la dichotomie entre la discontinuité diastématique du chant et la continuité de la voix parlante, identique au glissando produit par la corde d’un violon ou le piston d’une flûte à coulisse :

Il me suffit de remarquer ici que le son de la voix chantante est le même son de la voix parlante, mais permanent et soutenu, au lieu que dans la parole il est en état de fluxion continuelle et ne se soutient jamais […]. Enfin qu’on fasse glisser le doigt par de petits intervalles sur les cordes d’un instrument l’archet en tirera des sons auxquels il ne manque pour ressembler à la parole que l’articulation des mots et le timbre de la voix humaine. De sorte qu’à l’aide de certains pistons semblables à ceux de ces flutes avec lesquelles les enfans imitent les oiseaux, je ne regarderai pas comme une entreprise impossible de faire parler un jeu d’anches, si je voyais un moyen de lui donner des articulations[31].

Quant à la physique du son, on sait que dans ses Erreurs, Rameau avait réprimandé violemment Rousseau de ne pas avoir dit que « l’accompagnement représente le corps sonore ». L’Examen des deux principes prouve que ce dernier cesse de représenter la physique du son dès le premier renversement de l’accord majeur. De plus l’expérience des sons différentiels de Tartini – qui place les accords dans la condition d’indiquer spontanément leur racine physique – prouve que Rameau aura consacré en vain sa vie à chercher le fondement de toute l’harmonie dans la résonance d’un seul son fondamental.

Enfin, l’hypothèse d’un parallélisme entre l’affect des intervalles et leur mesure s’écroule au fil des comptes rendus de Rameau dans les articles de l’Encyclopédie ; notamment sous les syllogismes de démolition d’un argument de l’article « Consonance », déjà exploités par Diderot en 1749 :

On ne peut guère calculer ou comparer les sons en tant que sensations. Les longueurs des cordes et les nombres des vibrations qui les constituent sont les seules choses comparables. Mais pour représenter les intervalles par des logarithmes, il faudrait, par exemple, qu’en entonnant une tierce majeure, l’excès de la sensation du dernier son sur la sensation du second fût double de l’excès de la sensation de celui-ci sur le premier. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Et quand cela aurait un sens bien précis, qui sait s’il est vrai[32] ?

Le divorce entre mathématique et harmonie est irrémédiable. Vidé de son contenu affectif, le son n’est plus qu’un « signe mémoratif », neutre et accidentel, d’un phénomène associatif noué dans la psychologie de l’auditeur par les coups de fouet de l’expérience, tel ce malheureux chien de Descartes.  La nostalgie des Suisses (« Heimveh ») à l’écoute du le « ranz-des-vaches » en est la preuve, dont les

effets, qui n’ont aucun lieu sur les étrangers, ne viennent que de l’habitude [..] et de mille cir­constances qui [… ] excitent en eux une douleur amère d’avoir perdu tout cela. La Musique alors n’agit point précisément comme Musique, mais comme signe mémoratif. Cet Air, quoique toujours le même, ne produit plus aujourd’hui les mêmes effets qu’il produisait ci-devant sur les Suisses ; parce qu’ayant perdu le goût de leur première simplicité, ils ne la regrettent plus quand on la leur rappelle. Tant il est vrai que ce n’est pas dans leur action physique qu’il faut chercher les plus grands effets des Sons sur le cœur humain[33].

Mais la mesure la plus instructive de la distance parcourue par la poétique des affects depuis sa « renaissance » dans les écrits des humanistes italiens figure dans la relecture rousseauiste du tarentulisme des Pouilles.

Endémique depuis l’Antiquité dans la tradition populaire du sud de l’Italie, la croyance dans la vertu thérapeutique de la tarentelle dans le traitement des piques des tarentules entre dès le XIVe siècle, en guise de preuve expérimentale, dans les lieux propres de l’encomium musicae. Au XVe siècle, elle émerge dans le De Vita de Ficin (1433-1499). Talisman complexe impliqué dans les trames d’une vaste toile[34] de « résonances » spirituelles, la tarentelle est le dernier anneau d’un circuit transitif reliant l’ethos des planètes à l’auditeur à travers le nombre. Aiguillé par la transpiration du danseur, le savoir de Ficin n’a pas hésité un seul instant avant d’attribuer l’effet de la mélodie à celui d’un pouvoir calorifique piégé par ses nombres dans les rayons solaires et dévié par ces derniers sur l’imagination de l’auditeur[35].

Avec Rousseau, le principe causal de l’affect passe de l’objet au sujet :

On cite en preuve du pouvoir physique des sons la guérison des piqûres des Tarentules. Cet exemple prouve tout le contraire. Il ne faut ni des sons absolus ni les mêmes airs pour guérir tous ceux qui sont piqués de cet insecte, il faut à chacun d’eux des airs d’une mélodie qui lui soit connüe et des phrases qu’il comprenne. Il faut à l’Italien des airs italiens, au Turc il faudroit des airs Turcs […] Les cantates des Bernier ont, dit-on, guéri de la fièvre un musicien françois, elle l’auroient donnée à un musicien de toute autre nation. […] Que celui donc qui veut philosopher sur la force des sensations commence par écarter des impressions purement sensuelles les impressions intellectuelles et morales que nous recevons par la voye des sens, mais dont il ne sont que les causes occasionnelles: qu’il évite l’erreur de donner aux objets sensibles un pouvoir qu’ils n’ont pas ou qu’ils tiennent des affections de l’âme qu’ils nous représentent […]. Je crois qu’en développant mieux ces idées on se fut épargné bien des sots raisonnements sur la musique ancienne[36].

La musique antique exerçait des effets analogues sur tous les tempéraments sans distinction, y compris les pierres et les animaux, comme la lyre d’Orphée. La tarentelle de Rousseau n’est plus que la réaction privée d’une individualité perdue dans un monde de plus en plus illisible. On mesure mal l’impact historique de ces idées. Cosmopolite au siècle des Lumières, la musique romantique compte autant d’entités nationales que ses langues. Tout comme les cantates de Bernier donnent « la fièvre à un musicien de toute autre nation », de même l’opéra est « national » : allemand, italien, français, russe ; et les écoles pianistiques, polonaises, hongroises, allemandes, françaises, russes...

Le sentiment au singulier

Ainsi, après la saison encyclopédique, la rhétorique baroque des passions, dont on trouve encore des traces chez Rameau, aura emprunté un chemin de non-retour. En France comme au Nord de l’Europe son prolongement dans l’esthétique romantique sera lent et non linéaire, dans un contrepoint d’innovations et d’anachronismes. De Matthesohn à la lexicographie de Koch, en passant par Sulzer et l’essor de l’Empfindsamkeit de Carl Philipp Emmanuel Bach, on note d’une part une difficulté toujours majeure à décliner l’affect de manière précise dans les éléments de la composition, et de l’autre le penchant utopique à élever la musique pure de son stade « sonate que me veux-tu » au rang d’un pendant du discours verbal. Et l’on ne compte pas l’indétermination latente dans la matière. Il serait difficile de savoir, si ce n’est au travers de l’utopie d’une expérience directe de la musique du XVIIIe siècle, ce que les savants et les compositeurs du XIXe siècle ont entendu exactement, dans leurs œuvres, par les catégories d’« affect », de« passion », de « sentiment ». Les sens des mots fluctuent, comme la manière de les mettre en forme sur le papier à musique.

Une ligne, peut-être, paraît se profiler vaguement : dans les deux siècles précédents, avant de céder au terme « sentiment », les termes « passion » et « affect » se déclinaient souvent au pluriel, conformément aux quantités discrètes gouvernant non seulement la mesure des intervalles et des modes qui les véhiculent, mais aussi la multiplicité discontinue de la matière pathétique épousant les humeurs dont ils sont issus. Il existe dans l’âme un seuil séparant la colère de l’indignation, la crainte de la mélancolie, car il existe dans le corps des humeurs correspondantes que bon nombre d’auteurs, de Ficin à Zarlino, n’ont pas hésité à concevoir en termes d’intervalles. Et, on l’a vu, dans le tempérament du clavier il suffit de déplacer cette limite d’un comma pour que la joie d’une tierce donne dans la fureur. Durant le XVIIe siècle, ce réseau de correspondances a même été assez tenace pour autoriser la création d’un genre spécifique d’aria consacré à l’imitation d’affects « mixtes », mêlés comme autant d’ingrédients d’une recette culinaire à partir des caractères de leurs vecteurs sonores : passions dures, molles, aigues, graves, tendues, relâchées. Dans la Demonstration de Rameau, en 1750, cette logique « élémentaire » n’a rien perdu de son actualité : elle prolonge ses trames dans l’ensemble du corps de l’harmonie, des intervalles aux rapports à grande échelle gouvernant les modulations enharmoniques. Avec les Lumières la toile se brise. L’arbre harmonique de Rameau poursuivra sa croissance dans les écoles de composition, mais il sera coupé de ses racines physico-mathématiques. On le conserve comme dans un herbier, en vertu de la liaison de surface de son feuillage ; telles les « méthodes de botanique », vraies ou fausses, peu importe, mais bonnes « à classer les faits, à les mettre en ordre et à les rendre par-là plus faciles à retenir, à peu près comme les méthodes de botanique, bonnes ou mauvaises, servent à ranger les plantes dans la mémoire[37]. » Affranchi de ses freins mathématiques, l’affect atteint un état volatile dans le sentiment, et notamment dans la musique pure, que Diderot est parmi les premiers à élever au-dessus de la musique poétique en raison de son indétermination non-verbale. Chez Bach et Haendel l’encre noire de la mélancolie imprégnait encore chaque élément de l’écriture jusqu’à leur conflit, des cadences phrygiennes aux tétracordes descendants des lamenti d’opéra. Dans un nocturne de Chopin sa vapeur enveloppe tout ; elle souffle parmi les interstices de la syntaxe. On aurait bien du mal à isoler ses ingrédients par une analyse de la partition.


[1] Homère, Odyssée, IV, 262-271.

[2] Jean-Jacques Rousseau, « Dictionnaire de Musique », Brenno Boccadoro et Amalia Collisani éds., édition critique, introduction, établissement du texte, notes, variantes […], Œuvres Complètes. Raymond Trousson et Frédéric Eigeldinger (éds.). Ecrits sur la musique, XII, 1, – Genève, Slatkine, Paris, Champion, 2013, p. 579.

[3] Empruntée au langage technique des tempéraments, la formule technique « trop forte » [d’un comma] renvoie à l’altération des intervalles arithmétiques imposée par l’accord des instruments à clavier. L’imprécision de la locution peut renvoyer à un micro-intervalle compris entre environ un huitième de ton, tel le comma syntonique (81 : 80) ou le comma ditonique 531441/524288, et un quart de ton comme le comma enharmonique (125 :128).

[4] Rameau, Nouveau système de Musique Theorique, Paris, Ballard, 1726, p. 110.

[5] Ce passage est une tentative de mettre Rameau en contradiction avec lui-même au sujet de son volte face à propos du tempérament. Rousseau a toujours protesté contre le prétendu caractère inné de l’affect dans les éléments de l’harmonie et, avec une vigueur encore plus accentuée, contre l’idée d’une mesure de ce dernier. La discussion sur le tempérament du clavier est un exemple dicté par la seule volonté de contredire.

[6] Cf. Brenno Boccadoro, « L’éthique musicale chez Jean Calvin », L’art de la Tradition. Studia Friburgensia 96, 2005, p. 243-265. Guy Bedouelle, Christian Belin, Simone de Reyff (éds.), Fribourg, Academic press, 2005.

[7] Charles Adam & Paul Tannery, éds., Œuvres de Descartes, Paris, Cerf, 1897-1913, 12 vol. Lettre à Mersenne du 18 mars 1630, t. I, p. 134.

[8] D’où le grec melea, « membre anatomique », racine de mélodie.

[9] Littéralement : « qui se meut de soi-même ».

[10] « Nous ne nous sommes point conduits en conséquence de cette proportion, nous avons feint de l’ignorer, et nous avons attendu que la nature même des Corps sonores nous la rendît ». Rameau, Génération Harmonique, ou Traité de Musique Théorique et Pratique, Paris, Prault fils, 1737, p. 29.

[11] Rameau, Nouveau système de Musique Theorique, op. cit., Préface, p. iij ; cf. aussi p. 12 : « un tel guide de l’oreille n’est autre que l’harmonie du premier corps sonore ».

[12] Rameau, Observations sur notre instinct pour la musique, et sur son principe […] Paris, Prault fils, 1754, p. 29.

[13] Ibid., p. 26.

[14] Ibid., p. 29.

[15]Ibid., p. xiv.

[16] Rameau, Nouveau système, op. cit., p. 110.

[17] Rameau, Traité de l’Harmonie Reduite à ses Principes naturels, Paris, Ballard, 1722, I, i, p. 3 ; Génération Harmonique, op. cit., Prologue p.iv-vij, et ch. II, p 30.

[18] Traité de l’Harmonie, II, xx, p.141

[19] Cf, par exemple, Zarlino, Istitutioni harmoniche, Venise, 1558, II, 8, p. 73, sur la confusion entre  la proportion mesurant la crase des humeurs et celle des cordes essentielles des modes.

[20] Scriptores Physiognomonici Graeci et Latini, Leipzig, Foerster, ed., 1983, t. I., p.25.

[21] M. Mersenne, Harmonie Universelle, Paris, 1636, II, « Des chants », Prop. xxvi, p. 173.

[22] Traité, II, 5.

[23] Rameau, Observations, pp. xii- xiij.

[24] Ibid., p.79.

[25] Rameau, Traité, II, 20, p. 141.

[26] « C’est à l’Harmonie seulement qu’il appartient de remuer les passions, la Mélodie ne tire sa force que de cette source, dont elle émane directement: et quant aux différences du grave à l’aigu, et cetera qui ne sont que des modifications superficielles de la Mélodie, elles n’y ajoûtent pour lors [-vij-] presque rien […]». Observations, p. vij.

 

[27] Demonstration, p. 97 et p. 99.

[28] Rousseau, Dictionnaire de Musique, « Musique », p. 918.

[29] Présents tous les deux dans le Principe de la mélodie, la liasse de papiers remplie à la hâte lors de sa seconde crucifixion publique dans les Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie (1755), ces deux modes d’argumentation s’adressent à Rameau : ils ont alimenté l’Essai sur l’Origine des langues et la physique de l’Examen des deux principes.

[30] Rousseau, Confessions, Œuvres Complètes, I, p. 72.

[31] Rousseau, L’Origine de la mélodie, OC, XII, p. 545.

[32] Diderot, Principes Généraux d’Acoustique, Œuvres complètes, J. Assézat et M. Tourneux (éds.), Paris, Garnier, 1875-1877, IX, p. 104.

[33] Rousseau, Dictionnaire de Musique, « Musique », p. 585.

[34] L’image de la toile figure dans le Timée de Platon et chez son commentateur latin Calcidius les nœuds numériques de l’âme du monde.

[35]«Ac si post annos decem similem audiverit sonum, subito concitatur ad saltum. Sonum vero illum ex indiciis esse Phoebeum Iovialemque coniicio [Et si jamais il entend un son semblable dix ans après, immédiatement il se sent stimulé à danser. Sur la base de ces indices je conclus sur la nature solaire et joviale de ce son] ». M. Ficin, De Vita Triplici, III, 21, A. Biondi, G. Pisani éds., Pordenone, 1991, p. 376.

[36] Rousseau, Essai sur l’Origine des Langues, OC XII, ch. xv, p. 501 sqq.

[37] D’Alembert, Réflexions sur la théorie de la musique, Paris, 1777, Œuvres et correspondances inédites de d’Alembert publiées avec introduction, notes et appendice par Monsieur Charles Henry, Paris, Perrin, 1887, p.139-140.

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