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« S’il suffisait qu’on s’aime… »

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« S’il suffisait qu’on s’aime… »

Étudier les « langages de l’amour » en philosophe

Afin de démarrer l’année de façon plus légère, Implications Philosophiques vous propose une série d’essais et d’articles volontairement « décalés », qui sont autant de réponses à notre appel à contribution « L’inattendu ».

Daphné Le Roux, Doctorante en philosophie et ethnologie à l’université Paris Nanterre.

Résumé : Si l’« amour » est un objet philosophique traditionnel, qui a été au cœur de nombreuses études et réflexions, celles-ci ont parfois laissé dans l’ombre les manières dont ce thème est investi par les arts de vivre contemporains. Le présent article se propose de décrire la conception singulière de l’amour générée par l’exercice des « langages de l’amour », pratiqué à l’occasion des préparations au mariage organisées par l’Église catholique, et de montrer à partir de là que le phénomène émotionnel qu’on appelle amour peut renvoyer à différents types de sentiments, relations ou manières de percevoir le monde en fonction des types d’exercices et discours dans lesquels il est pris. Envisageant ainsi l’amour comme un produit de « techniques de soi » singulières, on se proposera de revenir à nouveaux frais sur ce concept foucaldien qui permet de lier l’engagement dans certaines pratiques à la formation d’une expérience singulière.

Mots-clefs: amour – subjectivation – Foucault – techniques de soi – mariage.

Abstract: “Love” is a traditional topic in philosophy and has been the subject of numerous studies. Yet, these analyses seem to neglect the various ways this theme is nowadays invested by contemporary arts of living. This article aims to describe the singular conception of love generated by the exercise of “love languages” during French catholic wedding preparations. We will thus show that the emotional phenomenon called love can actually refer to various kinds of feelings, relationships or ways of perceiving the world depending on the kind of exercises and discourses in which it is taken. Because what love is depends on such “self technologies”, the study of “love languages” will offer new perspectives on this Foucauldian concept, which is of great interest insofar as it connects the construction of a singular experience with the commitment in specific practices.

Keywords: love – subjectivation – Foucault – self technologies – marriage

Au cours des dernières décennies, le mariage catholique s’est profondément renouvelé. En 2005, l’édition du nouveau Rituel romain de la célébration du mariage constitue un moment charnière dans la transformation du rituel : elle introduit non seulement des modifications liturgiques significatives[1] mais formule aussi l’obligation pour les fiancés de faire précéder leur union d’une préparation longue[2]. Tout au long de l’année qui précède leur mariage religieux, les fiancés doivent ainsi participer à des activités organisées par des prêtres et le Centre de Préparation au Mariage (CPM)[3]. Pour découvrir et analyser ces activités, nous avons conduit une enquête de terrain ethnographique dans deux villes d’un diocèse d’Île de France entre 2014 et 2016 (afin de préserver l’anonymat des enquêtés, nous avons changé tous les noms de lieux et de personnes). À cette occasion, nous avons conduit des entretiens avec les fiancés et les animateurs de la préparation (25 entretiens), et nous avons mené de nombreuses observations (nous avons ainsi participé à 32 sessions de préparation organisées par le CPM ou les prêtres). Ce terrain nous a permis d’élaborer une réflexion générale sur le rapport existant entre l’engagement dans le rituel de mariage catholique et la formation de la subjectivité.

Dans ces séances, la question de l’amour est omniprésente – mais pas exactement de la manière dont on s’y attendrait. Il n’y est finalement que peu question de la caritas, l’amour inconditionnel que Dieu porte aux hommes – et dont l’amour humain serait un analogon. En revanche, les animateurs insistent beaucoup sur l’idée que l’amour serait l’objet d’un travail, ce qu’ils expriment régulièrement à travers la phrase suivante : « On ne se marie pas parce qu’on s’aime, on se marie pour s’aimer ». Si cette formule choque souvent les futurs époux, c’est parce qu’elle discrédite apparemment ce qu’ils pensent être la première cause de leur union : le sentiment d’amour qu’ils éprouvent l’un pour l’autre. Les animateurs semblent en effet inverser – et minimiser – le rapport habituellement envisagé entre mariage et amour : ils ne présentent plus le premier comme un effet, mais comme une condition de possibilité du second. Sur quelle définition de l’amour une telle idée repose-t-elle ? On trouve un élément de réponse à cette question dans l’analyse d’un exercice qui constitue un pivot essentiel des sessions CPM : « les langages de l’amour ». Dans cet article, nous présenterons cet exercice et les modalités de sa réalisation à partir de nos notes de terrain, pour déterminer à quelles conditions il est possible de le constituer en objet philosophique. Nous décrirons d’abord succinctement le dispositif technique et interactionnel qu’est l’exercice des langages de l’amour. Puis nous montrerons que l’engagement dans cette activité permet d’acquérir une conception singulière de ce qu’est, et doit être, l’« amour ». Enfin, parce que les « langages de l’amour » consistent en un simple échange verbal, mais que celui-ci ne se réduit jamais à un exercice de théorisation, ils semblent être un objet fécond pour revenir aux « techniques de soi », telles qu’elles sont théorisées par Michel Foucault, qui désigne par là des formes de discours qui ne sont ni un ensemble de règles, ni un discours théorique fixant le sens abstrait d’un concept, mais bien des « manières de faire » qui doivent être investies en première personne pour être comprises et devenir effectives[4]. Nous proposerons donc, à partir de l’étude des « langages de l’amour », de revenir à nouveaux frais sur la définition de ce concept et d’ouvrir une réflexion plus générale sur la manière dont la littérature contemporaine associée au développement personnel peut être dite « subjectivante » au sens fort du terme.

Apprendre à aimer : l’amour comme problème sémiotique

Pourquoi ne pas simplement accepter que l’on se marie parce qu’on s’aime ? La formule des animateurs CPM témoigne d’une prise de distance avec une conception « moderne » ou « individualiste » de l’amour, selon laquelle ce dernier reposerait sur la reconnaissance chez l’autre de qualités qui satisfont un désir individuel[5]. Admettre qu’on se marie parce qu’on s’aime, c’est aussi implicitement reconnaître qu’on pourrait se séparer si on en venait à ne plus s’aimer, c’est-à-dire si le sentiment ressenti pour autrui s’affaiblissait. Dans le monde catholique – où les mariages célébrés sont indissolubles –, on partage souvent le sentiment que cette conception de l’amour est la cause principale de l’augmentation des ruptures et divorces au cours des dernières décennies[6]. C’est, du moins, l’hypothèse sur laquelle Gary Chapman fonde sa réflexion sur les « langages de l’amour » dans son best-seller éponyme[7] :

L’euphorie du sentiment amoureux nous donne l’impression illusoire que nous avons une relation profonde. […] Cela signifie-t-il qu’une fois liés par les liens du mariage, piégés par l’illusion d’être amoureux, nous n’ayons plus que deux options : 1. être destiné à une vie de misère avec notre conjoint ou 2. quitter le navire et recommencer ? Non, il existe une alternative : reconnaître le coup de foudre pour ce qu’il est – une expérience émotionnelle intense mais éphémère – et rechercher désormais “l’amour véritable” avec notre conjoint[8].

On comprend mieux, dès lors, en quel sens on peut se marier pour s’aimer : le mariage apparaît ici comme un événement susceptible d’opérer une conversion de l’amour, de transformer la passion des débuts en « amour véritable » – affect d’une autre nature que le sentiment éphémère qui est à l’origine du couple. Le livre de Chapman se donne ainsi comme une méthode pour créer cet « amour véritable » au sein du couple. Celle-ci se fonde sur le postulat suivant : il existe plusieurs « langages de l’amour », c’est-à-dire différents moyens ou signes pour exprimer et recevoir l’amour, pour communiquer ses sentiments et accueillir ceux d’autrui. L’auteur propose de distinguer cinq idiomes : on peut signifier l’amour par les « paroles valorisantes », les compliments ou encouragements ; les « cadeaux » ; le « toucher physique » ; les « moments de qualités » (ou temps partagé ensemble) ; ou les « services rendus ». C’est cette typologie qui est convoquée lors des préparations au mariage. Dans ces séances, les animateurs présentent les cinq langages, tout en évoquant leurs propres conflits conjugaux et en montrant qu’ils reposent principalement sur des erreurs de traduction. Ainsi, en mars 2015, lorsqu’Anne-Cécile et Michel décrivent les différents langages, ils illustrent leur propos par des anecdotes tirées de leur histoire personnelle :

Michel évoque les « services rendus » : il souligne que ça ne fait pas partie des langages d’Anne-Cécile mais que c’est son langage à lui. Il raconte que s’il rend des services à son épouse, cela énervera cette dernière. Il conclut en expliquant qu’il ne faut surtout pas envisager les services rendus comme du donnant-donnant : il faut que ce soit complètement gratuit[9].

Le fait que les animateurs livrent ainsi leurs propres difficultés à communiquer crée un climat de confiance : ils montrent qu’ils connaissent, comme les couples présents, des crises conjugales – que c’est même un commun qui lie nécessairement l’ensemble des couples. C’est dans ce cadre que les fiancés sont à leur tour invités à identifier leurs propres langages de l’amour, et ce, à travers cinq phases distinctes. [1] Les animateurs présentent les cinq langages aux fiancés. C’est une phase de catégorisation, qui fournit aux conjoints les termes dans lesquels ils seront ensuite amenés à se décrire. [2] Les participants doivent ensuite trouver leur propre langage de l’amour. C’est une phase d’introspection : il s’agit de revenir à soi, à ses pratiques et à ses sentiments à partir des catégories données par les animateurs. Des éléments peu signifiants de sa personnalité sont alors envisagés comme des traits typiques qui font appartenir à telle ou telle catégorie. [3] On est ensuite amené à reconnaître qu’on n’a pas nécessairement le même langage que l’être aimé. C’est une phase de dissociation : il faut prendre conscience qu’on ne se confond pas avec l’autre, qu’il demeure une individualité singulière qui a sa propre manière d’agir et de sentir. [4] Les fiancés sont ensuite enjoints à identifier le langage d’amour de leur conjoint. C’est une phase d’inférence ou de décodage : on doit penser le comportement de l’autre comme un ensemble de signes procédant d’un code qui reste à trouver. [5] Enfin, on propose aux fiancés de discuter des inférences qu’ils ont faites pour l’autre. Cet échange permet de valider des assignations, qui sont alors renforcées. C’est une phase d’identification : la confirmation dans la discussion qu’on a trouvé à chacun son langage de l’amour permet d’essentialiser des comportements, d’assigner à chacun de manière stable un code qui sera le sien.

Réaliser cet exercice suppose donc en fait d’accepter et d’investir en première personne deux postulats. D’une part, que l’amour est un sentiment, présentant la particularité d’être interne, personnel et non visible, commun aux deux conjoints. D’autre part, et par contraste, qu’il existe une pluralité d’expressions ou de manifestations de ce sentiment. L’exercice tout entier est sous-tendu par l’idée que c’est la méconnaissance du second présupposé – que l’amour se dit en plusieurs sens – qui fait oublier la vérité contenue dans le premier – que l’amour est un sentiment commun aux deux membres du couple. Il fait de l’amour un problème exclusivement sémiologique. Le conflit conjugal ne proviendrait ainsi jamais d’une mauvaise intention ou d’une absence de sentiment amoureux, mais bien d’une double erreur sémiotique : la méconnaissance de la pluralité des grammaires de l’amour et la mauvaise interprétation qui en résulte des signes de l’amour. En ce sens, la typologie de Chapman, parce qu’elle explicite les divers codes de l’amour qu’elle suppose que les fiancés ignorent, et qu’elle attribue l’existence d’interactions apaisées à la maîtrise de ces codes, permet de justifier l’apparition de tensions au sein du couple, sans les imputer à une disparition du sentiment amoureux. Le terme « amour » désigne donc, dans cet exercice, deux réalités fondamentalement hétérogènes : d’une part, l’amour comme sentiment, dont on admet qu’il est nécessairement subjectivement éprouvé par les membres du couple ; et l’amour comme mode de relation, dont on souligne qu’il peut disparaître en cas de mécompréhension des signes envoyés par autrui.

L’exercice fait donc acquérir l’idée que des relations d’animosité ou d’antipathie peuvent émerger au sein du couple alors même que les conjoints ressentent l’un pour l’autre de l’amour. Mais il se présente aussi comme une technique pour recréer des relations d’affection mutuelle. [1] Dans la phase d’introspection, les fiancés reviennent à leur manière d’exprimer l’amour à partir de l’idée qu’il existe plusieurs langages possibles. Ils adoptent donc une attitude de décentrement : ils apprennent à envisager leur façon de manifester l’amour non plus comme une manière universelle de le faire, mais comme une manière particulière, ce qui leur permet de parasiter la tendance subjective à la généralisation de son propre code qui est à l’origine de mauvaises interprétations des actions d’autrui. [2] Dans la phase d’inférence, les fiancés sont amenés à relire les actions de l’autre à partir d’une typification de son comportement. La typologie en cinq langages de l’amour fournit un ensemble limité de schèmes à partir desquels il devient possible d’unifier la pluralité empirique des actions, de les lier sous une catégorie commune. Les fiancés peuvent ainsi ressaisir la diversité des actions de leur partenaire dans un type qui les organise, qui fait émerger des traits comportementaux saillants et subsume dans une nouvelle unité cohérente des pratiques apparemment hétérogènes – « il fait souvent la vaisselle et le ménage, mais peu de cadeaux : il est “service rendus” ». Cette catégorisation du partenaire permet de donner une cohérence et du sens à des comportements et actions que leur diversité constitutive rend par principe peu intelligibles et difficiles à interpréter. [3] Enfin, la phase d’identification ou d’accord autour des langages de chacun favorise une essentialisation de la personne dans son comportement : en épinglant de manière stable un sujet à un langage de l’amour, on le rabat sur un schème comportemental à partir duquel on estime accéder à sa personnalité et à ses sentiments.

Cette typification n’est pas sans effet : ayant tiré du constat qu’untel a tendance à faire le ménage l’idée qu’il exprime son amour par des « services rendus », il devient ensuite possible de considérer ce qui constitue ses comportements les plus fréquemment répétés comme des manifestations d’amour. L’adoption de cette technique pour se rapporter à l’autre est donc susceptible de modifier les tonalités affectives des relations, voire les logiques présidant à l’émergence des sentiments. En effet, l’assimilation de cette méthode de décryptage des actions de l’autre permet de ne plus envisager ces dernières à partir de leur valeur instrumentale, mais plutôt comme des témoignages d’affection. Cette technique repose donc sur le postulat que c’est moins le contenu des actions de l’autre qui fait émerger des sentiments, que la manière dont on se rapporte à elles. Le même ensemble d’actions, s’il est interprété comme signe d’amour, est supposé pouvoir toucher celui ou celle qu’il était autrefois susceptible d’énerver, et donc faire advenir un amour qui est cette fois un affect de second degré – où on se laisse émouvoir par les sentiments qu’on attribue à l’autre.

L’amour est-il sentiment ou mode de relation ?

En invitant les fiancés à admettre que leur conjoint ressent toujours de l’amour, mais qu’il est nécessaire d’identifier le type de comportement par lequel il l’exprime, l’exercice des langages de l’amour les conduit à adopter une démarche inférentielle originale. Généralement, on admet implicitement qu’une action exprime une intention ou un sentiment, et on a donc tendance à se rapporter à elle en se demandant ce qu’elle exprime, à prendre pour point de départ la forme de l’action pour inférer ce qu’elle peut signifier[10]. C’est une tout autre démarche que fait intégrer le dispositif des langages de l’amour : il amène les fiancés à lier de manière stable un type de comportement (rendre des services, faire des cadeaux, être tactile, etc.) à la manifestation d’un sentiment : dans ce cas, l’intention qui préside à l’action ne fait plus l’objet d’un questionnement ; au contraire, la connaissance du code propre à chaque individu rend son intention transparente à son action. Or la modalité par laquelle on apprend à décrypter le code du conjoint doit retenir notre attention : lorsqu’ils se questionnent sur le langage de leur compagnon, les fiancés sont en fait amenés à chercher un schème organisateur de la diversité de ses actions, à identifier des « tendances » dans ses comportements, puis à les essentialiser en les interprétant comme un mode d’expression de l’amour. En sorte que, finalement, l’effet le plus manifeste de l’exercice est de faire disparaître toute réflexion sur les sentiments effectivement éprouvés par le conjoint : certains comportements – et, d’ailleurs, les comportements les plus habituels et réguliers d’une personne – sont figés en signes d’amour, indexés à l’idée qu’ils signifient l’amour. Le dispositif n’oblige donc pas les fiancés à se questionner sur leurs sentiments profonds, au contraire : il les conduit plutôt à admettre comme un postulat que ceux-ci sont de l’amour. Ce ne sont donc pas les sentiments à proprement parler qui font l’objet d’un travail réflexif, mais bien la manière dont il faut interpréter leur extériorisation. Il ne s’agit donc pas pour nous d’affirmer qu’à l’issue de l’exercice « faire la vaisselle » constituera toujours pour un individu une manière d’exprimer de l’amour pour l’autre. Nous souhaitons plutôt souligner que l’exercice favorise une disposition à repérer dans les gestes les plus routiniers de l’autre des signes d’amour, cherchant en cela à enrayer une tendance à revenir sur son ressenti intime en se demandant si ses sentiments à l’égard de l’autre sont intacts – tendance subjective qui est envisagée, non seulement par Chapman mais par de nombreux prêtres et animateurs CPM, comme étant à l’origine de l’augmentation des séparations.

Il apparaît ainsi que l’exercice des langages de l’amour s’appuie en fait idéologiquement sur une certaine définition de l’amour qu’il nie d’un point de vue pratique. Il se fonde en effet sur le postulat que l’amour, alors conçu comme sentiment subjectivement vécu mais non visible, est toujours ressenti par les membres d’un couple. Mais, en même temps, il transmet des techniques qui permettent de faire des comportements les plus réguliers et routiniers d’un couple ce qu’on pourrait nommer des embrayeurs d’affections. Parce qu’il est admis que ces comportements témoignent d’une intention – exprimer son amour –, leur statut sémiotique est immédiatement inversé : d’actions exprimant secondairement un sentiment préalablement ressenti, ils deviennent en fait des sources de sentiments de second degré – le sujet étant poussé à se sentir ému d’avoir reconnu chez l’autre un sentiment. Dans ce cas, l’« amour » que fait émerger le dispositif des cinq langages est un type de relation, un schème interactionnel où les actions et les relations conjugales deviennent supports d’affects de joie et de tendresse. Dans ce cadre, il faut entendre par « amour » la tonalité affective d’une relation – certaines interactions étant associées à l’amour et créant ensuite des contaminations affectives, les sujets se laissant affecter par les sentiments attribués à l’autre. Il apparaît alors qu’il n’y a guère besoin qu’il y ait amour pour qu’il y ait amour. Le dispositif technique des langages de l’amour apprend en effet aux fiancés à ne plus partir de la forme de leurs interactions pour se demander s’il existe en eux un sentiment d’amour (s’il fait ça, est-ce que ça veut dire qu’il m’aime ? Et si je me comporte de la sorte, est-ce parce que je ne ressens plus d’amour pour lui ?), mais à adopter la posture subjective inverse. Ce ne sont pas les sentiments individuels qui font l’objet d’une réflexion : les fiancés apprennent au contraire à admettre l’existence de ces derniers comme un donné incontestable. En revanche, la réalisation de l’exercice leur fait acquérir une posture interprétative et affective pour se rapporter aux interactions du quotidien, qui fait de ces dernières des signes d’amour et donc des embrayeurs d’affection.

Si l’exercice des langages de l’amour conduit ainsi les fiancés à adopter une nouvelle manière de décrypter et de s’engager dans les interactions quotidiennes, il permet aussi de tirer des conclusions plus générales sur la notion même d’amour. L’exercice met en effet en évidence qu’on ne peut reconnaître son sentiment comme relevant de l’amour qu’à la condition de maîtriser certains codes sociaux et interprétatifs. Si « les langages de l’amour » n’est qu’un code parmi d’autres possibles – les codes du romantisme ou de la passion étant largement partagés par ailleurs[11] –, son analyse met en évidence qu’identifier au sein des relations intersubjectives des relations d’amour implique de savoir ce qu’est supposé désigner ce sentiment, ce qu’il est supposé faire ressentir et faire faire. Le mot « amour » fonctionne ainsi comme un concept écran, puisque sa compréhension intuitive masque le processus complexe qui construit cet affect. Le terme connote ainsi une dimension subjective et intime, personnelle et pure, qu’il exclut pourtant nécessairement en tant qu’il repose sur une sémantique, c’est-à-dire sur un code culturel donné qui permet à la fois de mettre en forme ses comportements et de décrypter ceux d’autrui[12]. Production secondaire, l’amour dépend largement de l’existence de schèmes narratifs et de codes permettant de reconnaître au sein du réel des interactions et des relations comme signifiant un sentiment amoureux jamais visible, toujours postulé et ainsi constitué comme affect dérivé, provoqué par l’inférence d’un sentiment chez l’autre.

Amour, art de vivre et technique de soi

En s’engageant en première personne dans les exercices proposés par le CPM autour des langages de l’amour, les fiancés acquièrent une manière de se narrer et des modes d’action qui ne doivent pas être compris comme des procédés de mise en forme d’un donné préexistant (l’amour), mais bien comme des procédures de transformation de soi qui constituent une qualité d’existence ou de relation, une forme d’expérience qu’on appellera alors amour. De ce point de vue, les recommandations de Chapman peuvent se comprendre comme un art de vivre l’amour, si l’on suit en cela la définition que propose Foucault des « arts de vivre antiques », ensembles discursifs qui ne produisent pas un contenu théorique ou prescriptif sur le réel, mais apprennent à modeler son rapport au monde.

On n’y apprend pas tellement, ou pas seulement à se tenir, à faire certains gestes, à être conforme à un certain modèle social, mais on y apprend à modifier son être, à qualifier ou à modeler son être, et à se donner un certain type d’expérience qui soit absolument spécifique[13].

Les fiancés se préparant au mariage réalisent ainsi un certain nombre d’activités qui se donnent comme techniques de soi et qui leur permettent d’acquérir et d’investir un type d’expérience singulier, puisqu’ils apprennent notamment à associer « aimer » à une modalité d’expérience particulière. Les « langages de l’amour » peuvent donc constituer un objet philosophique au sens fort, dans la mesure où ils permettent, non seulement de penser le type d’expérience que désigne le concept d’amour dans le monde catholique contemporain, mais, plus encore, de revenir à nouveaux frais sur le concept de « technique de soi ». Ce dernier renvoie en effet à un ensemble d’activités verbales qui ne doivent pas être confondues avec une théorisation ou un redoublement idéologique du réel, mais doivent plutôt être envisagées comme des manières d’ordonner ou de mettre en forme une expérience qui change alors de nature[14]. Parce qu’ils sont un ensemble de discours qui amènent à ressaisir – et donc à vivre – son existence sous un nouveau jour, les exercices associés aux langages de l’amour sont des techniques de soi : ce sont des procédures qui affectent de manière concrète les « modes d’être » ou les « manières de faire des individus ». En ce sens, l’étude ethnographique des modalités selon lesquelles sont réalisés ces exercices permet de mieux saisir et décrire le fonctionnement concret des techniques de soi et de revenir sur certaines limites internes à la définition que Foucault propose de ce concept.

L’analyse des activités constituant la préparation au mariage permet de mieux saisir les mécanismes fondamentaux qui caractérisent les techniques de soi et qui restent relativement sous-déterminés dans les textes de Foucault. L’exercice des langages de l’amour n’existe que dans sa mise en œuvre située : il implique nécessairement une série de consignes, contraintes objectives et matérielles, règles extérieures à l’individu qui, en même temps, n’existent qu’en tant qu’elles sont actualisées, investies, habitées par une subjectivité qui s’y constitue. Il n’existe pas de technique de soi qui ne soit incarnée – le concept désignant moins un dispositif objectif et empirique existant indépendamment des sujets qui l’investissent qu’une modalité d’interaction déterminée par une série d’injonctions et médiations matérielle. Parallèlement, le soi qu’est supposée organiser la technique n’existe qu’en tant qu’il prend forme dans les verbalisations qu’elle oriente. C’est ce que rendent particulièrement palpable les exercices autour de l’amour : tout au long de la préparation au mariage, ce qui est visé quand on parle d’« amour » ne cesse en fait d’évoluer. Cela tient à ce qu’il n’existe aucune réalité subjective telle indépendamment de sa mise en forme dans une saisie réflexive – si bien que les modalités de la saisie réflexive déterminent la nature et le contenu de ce qui est alors saisi.

Définir ainsi les modalités de la technique, c’est aussi se donner la possibilité de cerner ce dont il est question lorsque Foucault affirme que les techniques de soi constituent une « forme d’expérience[15] », notion qui est finalement peu spécifiée dans ses textes. Les « langages de l’amour » font advenir une forme d’amour qui n’est pas un sentiment intime, mais bien une forme de relation intersubjective. Dans ce cas, le mot « amour » dénote moins un élément du réel qu’il ne découpe à l’intérieur du flux des interactions avec autrui une certaine manière de se rapporter à lui. C’est d’abord cela qu’il faut entendre par la forme d’une expérience : il s’agit d’une manière – relationnelle et affective – de se rapporter à l’autre, qui conditionne à la fois la forme et le contenu du tissu relationnel dans lequel on s’insère, la manière dont on l’interprète et la dimension qualitative ou affective qu’on lui associe. C’est ce qu’on peut qualifier de « modalité d’expérience » : il s’agit de dire que l’« amour » désigne et fait vivre, en fonction des techniques de soi mobilisées, une certaine manière d’entrer en relation avec autrui, d’être affecté par cette relation, de percevoir dans le monde les objets et événements comme des signes des intentions et sentiments d’autrui. Le sujet, par son engagement dans des procédures réglées comme les langages de l’amour, acquiert en réalité une méthode par laquelle reconfigurer ou convertir sa perspective sur le monde et donc ce qui va donner sa singularité à son expérience. Forme du rapport à soi, forme du rapport au monde – modalité à l’aune de laquelle se constitue la texture singulière d’une expérience : l’amour représente donc un modèle tout à fait paradigmatique à l’aune duquel tenter de spécifier la nature du « soi » travaillé par les techniques de soi.

On comprend ainsi mieux en quel sens il est possible de dire : « On ne se marie pas parce qu’on s’aime, on se marie pour s’aimer ». La préparation au mariage met en effet en place une série de techniques de soi parmi lesquelles certaines participent à reconfigurer le type d’expérience auquel on associe la notion d’amour – faisant de celui-ci le produit d’un mode de relation singulier et donc un affect dérivé, objet d’une élaboration consciente. En ce sens, le livre de Chapman, s’il n’a pas l’apparente dignité des arts de vivre antiques étudiés par Foucault, doit néanmoins être considéré comme un art de vivre à proprement parler. Cela permettrait notamment d’ouvrir la voie à une réflexion plus générale sur le statut et le rôle de la littérature du développement personnel dans le contexte contemporain en refusant de la penser comme un simple redoublement idéologique du réel[16].


[1] Voir par exemple :  André Haquin, « Le nouveau rituel du mariage (2005). Avancées théologiques et pastorales », Revue Théologique de Louvain, vol. 38, no 4, 2007, p. 518-534 ; Geoffroy Bovens, « “Envoie sur eux la grâce de l’Esprit Saint”. Le nouveau rituel romain de la célébration du mariage », Nouvelle revue théologique, vol. 3, no 128, 2006, p. 405-419 ; H. Bricout, Le mariage entre consentement et bénédiction. Le sacrement et son ministre, Paris, Éditions du Cerf, 2015

[2] Voir notamment : Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements, Rituel romain de la célébration du mariage, Paris, Desclée Mame, 2005, p. 16 ; MGR André Vingt-Trois, « Le mariage, acte d’espérance », dans Centre national de pastorale liturgique et sacramentelle, Le sacrement de mariage. Guide pastoral du nouveau rituel, Paris, Éditions du Cerf / CNPL, 2006, p. 25.

[3] Le Centre de Préparation au Mariage (CPM) est, depuis 1967, une association composée de couples bénévoles, formée d’équipes ancrées au niveau paroissial et qui organisent, en liaison avec des prêtres de la paroisse, les activités associées à la préparation au mariage. Voir : « Des animateurs bénévoles, au service des couples qui se marient », sur Centres de Préparation au Mariage, https://www.preparation-mariage.info/qui-sommes-nous, s. d.

[4] Michel Foucault, Subjectivité et vérité : cours au Collège de France (1980-1981), Paris, EHESS Gallimard Seuil, 2014, p. 252-253.

[5] Voir par exemple Éva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Paris, Éditions du Seuil, 2012, p. 180-181 : « Dans ce régime, la décision de s’unir avec quelqu’un doit être prise sur la base d’une connaissance de soi émotionnelle et de la capacité à projeter ses émotions dans le futur. Trouver le meilleur conjoint possible consiste alors à choisir la personne qui correspond le mieux à l’essence psychologique du moi, c’est-à-dire à l’ensemble des préférences et des besoins qui le constituent. »

[6] Gérard Neyrand, « Idéalisation du conjugal et fragilisation du couple, ou le paradoxe de l’individualisme relationnel », Dialogue, vol. 1, no 155, 2002, p. 80-88.

[7]Gary D. Chapman, Au coeur des 5 langages de l’amour, Paris, Leduc.s Éditions, 2015.

[8]Ibid., p. 14.

[9] Extraits de carnet de terrain lors de la journée des fiancés organisée par le CPM de Gevrey, à l’église de Gevrey, en mars 2015.

[10] C’est notamment ce que mettent en évidence les sociologues de l’amour. Niklas Luhmann souligne ainsi que « les attitudes qui témoignent de l’amour […] doivent être lisibles dans l’activité, mais ne sauraient consister en l’événement même de l’action ». (N. Luhmann, Amour comme passion. De la codification de l’intimité, Paris, Aubier, 1990, p. 54)

[11] Sur ce point, on renvoie aux travaux fondateurs de Niklas Luhmann (Amour comme passion, op. cit.) ; Anthony Giddens (La transformation de l’intimité. Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes, Rodez, Le Rouergue-Chambon, 2004) et Michel Bozon (M. Bozon, Pratique de l’amour. Le plaisir et l’inquiétude, Paris, Payot, 2016). Sur les difficultés à maîtriser et comprendre le code de l’autre, voir : M. Moisseeff, « Le couple comme espace initiatique », Thérapie Familiale, vol. 25, no 2, 2004, p. 155-169.

[12] Sur le fait que les codes de communication associés à l’amour varient en fonction des cultures et des époques, voir le numéro 27 de la revue Terrain consacré à l’amour, et à son introduction par Alfred Gell (Alfred Gell, « Amour, connaissance et dissimulation », Terrain. Anthropologie & sciences humaines, no 27, 1er septembre 1996, p. 5-14).

[13]Michel Foucault, Subjectivité et vérité, op. cit., p. 32.

[14] Voir notamment : Ibid., p. 37; 252-253.

[15] Voir notamment Michel Foucault, Les aveux de la chair, Paris, Éditions Gallimard, 2018, p. 51 ; Michel Foucault, Subjectivité et vérité, op. cit., p. 32.

[16] Sur ce point, voir notamment Pierre Dardot et Christian Laval, « La fabrique du sujet néolibéral », dans La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2010, p. 402-456 ; Luca Paltrinieri et Massimiliano Nicoli, « Du management de soi à l’investissement sur soi. Remarques sur la subjectivité post-néo-libérale », Terrains/Théories, o 6, 2017, disponible sur : https://journals.openedition.org/teth/929.

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