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Une esthétique de la participation

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Une esthétique de la participation

L’acte créateur dans la pensée de Louis Lavelle

 

Rodolphe Olcèse. Maître de conférences en esthétique. Chercheur associé au Cierec / Université Jean Monnet (Saint-Etienne)

Résumé

La philosophie de Louis Lavelle propose une conception du réel qui fait simultanément droit à l’initiative de la liberté et à sa limitation par le monde dans lequel elle s’insère. Pour ce faire, il développe une métaphysique de l’acte et de la participation particulièrement féconde pour appréhender l’activité artistique. La distinction entre acte pur et acte participé qu’il propose permet d’envisager l’œuvre d’art, non plus sur le modèle de la création ex-nihilo, mais comme un moment de révélation du réel. En ce sens, l’activité artistique exprime de manière exemplaire une dimension de l’existence humaine qu’il appartient à chacun de réaliser.

Mots-clés : Louis Lavelle, acte, participation, activité artistique, Alexandre Hollan.

Abstract

Louis Lavelle’s philosophy considers reality as a way to experience and limit freedom at the same time. Louis Lavelle develops a metaphysics of the act and the participation which makes it possible to think artistic activity in a very fertile way. The distinction between pure act and participated act which he proposes allows us to envisage art creation, no longer on the model of ex-nihilo creation, but as a way to reveal reality. The artistic activity becomes a paradigmatic expression of a dimension of the existence, that everyone needs to fulfil.

Keywords : Louis Lavelle, act, participation, artistic activity, Alexandre Hollan.

 

Introduction

La métaphysique de l’acte de Louis Lavelle peut sembler vertigineuse. Elle s’enracine pourtant dans une expérience des plus communes, dont elle s’efforce de faire apparaître toute la densité. Cette expérience est celle que chacun peut faire d’un monde qui lui préexiste, dans lequel il s’insère nécessairement et pour ainsi dire malgré lui, par une série d’actes qui ne sont pourtant pas étrangers à sa liberté, mais la requièrent pour se réaliser. Nécessité et liberté se découvrent mutuellement dans une même situation existentielle, et ne peuvent se congédier l’un l’autre sans perdre toute effectivité. L’idée de consentement, qui traverse toute la métaphysique de Louis Lavelle comme l’un de ses foyers et l’un de ses sommets, dit bien cette situation où nécessité et liberté, don et création sont indéfectiblement noués l’un à l’autre. Consentir, ce n’est pas seulement se plier à une extériorité inflexible. Ce verbe porte en lui la trace d’un appel à une communauté qui vient – sentir, penser avec – et qui ne peut s’établir qu’à l’épreuve du réel. Le consentement me fait découvrir ma propre liberté dans sa dimension d’ouverture à une réalité qui la limite et ce faisant lui apporte les conditions de sa réalisation. Ce que manifeste mon consentement au réel, c’est que je suis toujours à la fois dans le monde et devant lui.

Le Garde de Saint Jean d’Aumières , 2018, acrylique sur toile, 130x195cm. Courtesy Galerie la Forest Divonne

Dans la philosophie de Louis Lavelle, le consentement n’est pas explicité à la manière d’un concept, mais il est constamment sollicité pour décrire un acte spirituel qui est au fondement de notre liberté, en tant qu’elle se découvre dans sa propre limitation par l’Être, qui la détermine sans lui retirer pourtant toute initiative. L’Être n’est pas un objet qui se trouverait face à la conscience, mais « un Tout » auquel elle appartient. « L’Être déborde le moi et en même temps le soutient. Il n’y a pas un seul terme qui puisse être affirmé par la pensée s’il n’est inclus dans l’Être et n’en constitue une détermination[1] » écrit en ce sens Louis Lavelle. Pour l’existence humaine, cette appartenance est pensée comme participation, concept qui permet de poser simultanément la limitation de la conscience et l’initiative de la liberté qu’elle engage. L’existence n’est pas une simple donnée empirique, ni le lieu d’une pure passivité. Elle implique toujours un acte. L’existence, du simple fait qu’elle s’acquiesce, consent à cet Être que Louis Lavelle désigne encore comme acte pur, absolu, transcendant et créateur auquel chacun de nos actes particuliers participe en se réalisant[2].

Une page de De l’acte montre bien en quoi cette économie du consentement permet de comprendre tout acte dans sa singularité :

Tout acte particulier suppose (…) d’une part une idée négative, c’est-à-dire une limitation ou une négation de l’acte pur, et d’autre part une idée positive, qui marque que cet acte même, nous le prenons en charge, au moins jusqu’à un certain point, ce qui s’exprime précisément par le mot participation. Or, la participation, dira-t-on, qui ne va jamais sans une limitation, ne peut que me donner le sentiment de mon imperfection et de ma misère. Mais, pour un être particulier, se limiter, c’est inscrire dans l’Être son être propre, c’est donc consentir lui-même à être. C’est dans ce consentement que réside l’acte de participation : il est l’affirmation non pas seulement de la valeur de l’être total, mais de la détermination qui me fait être[3].

La création artistique ne fait pas exception à cette expérience existentielle du consentement, dans laquelle nous éprouvons simultanément notre conscience et le monde qu’elle aborde. Si pour Louis Lavelle, nos actes les plus discrets et anonymes participent de l’acte créateur, par lequel l’être se donne intégralement à lui-même, la participation, qui constitue la clef de voute de sa métaphysique, prend une dimension et des accents particuliers d’être envisagée à l’aune de la création artistique. Celle-ci est elle-même participante de cet acte pur et créateur de lui-même dans lequel elle se reçoit. La création artistique se comprend ainsi un lieu de révélation de la réalité elle-même. Le présent texte se propose d’examiner cette thèse, en accordant une attention particulière à la peinture d’Alexandre Hollan, artiste contemporain qui décrit son activité dans les termes d’une réelle rencontre avec le réel.

I. Présence au monde

La métaphysique de Louis Lavelle repose sur un principe fondamental, qui est la relation essentielle qui existe entre l’acte et l’être. Une formulation simple de ce principe est que tout acte suppose aussi et nécessairement un acte d’être, ou encore que tout acte nous met d’abord en présence de nous-même. Exister, dit encore Louis Lavelle dans son ontologie, c’est participer à l’Être. L’acte posé par notre existence doit en premier lieu se comprendre comme participation à l’acte pur, qui se donne l’être à chaque instant. Pensés dans leur relation à cet acte pur et créateur, nos actes également se donnent l’être, mais par participation.

Si notre insertion dans le monde se présente à nous comme le fait originaire auquel notre pensée ne peut pas se soustraire ni nous arracher, elle ne se réalise donc pas en faisant de nous un chaînon dans une série de phénomènes ou le simple effet de multiples causes qui permettraient seules d’expliquer que nous soyons là où nous sommes, ce qui ruinerait en nous toute initiative personnelle. À l’inverse, si nous sommes toujours déjà impliqués et engagés dans le réel, condition même pour que notre pensée puisse s’éveiller à elle-même, le monde dans lequel nous prenons place est également un environnement qui se réalise ou s’accomplit au moyen des actes par lesquels nous nous y inscrivons et qui peuvent en révéler l’immensité.

Dans l’introduction à De l’acte, Louis Lavelle écrit en ce sens :

(…) les philosophes ont toujours cherché quel est le fait primitif dont tous les autres dépendent. Mais le fait primitif, c’est que je ne peux ni poser l’être indépendamment du moi qui le saisit, ni poser le moi indépendamment de l’être dans lequel il s’inscrit. Le seul terme en présence duquel je me retrouve toujours, le seul fait qui est pour moi premier et indubitable, c’est ma propre insertion dans le monde[4].

Le point de départ de la philosophie, ce à partir de quoi tout ce qui se présente à la pensée va devoir être élucidé, c’est cette rencontre définitive et inaliénable entre le moi et le monde. Je ne peux, dit Louis Lavelle, m’abstraire de l’être que je pose par la pensée ni m’en soustraire au moment où je le pense, ce qui fait du monde, que je découvre en m’y découvrant moi-même, l’origine et le terme de toute opération de l’esprit. En ce sens, le monde doit bien partager quelque chose de l’immensité qui caractérise la vie de l’esprit appelée à s’y développer. Les premiers paragraphes de La Présence totale le soulignent de façon particulièrement nette. « Nous voudrions montrer que le propre de la pensée n’est pas, comme on le croit, de nous séparer du monde, mais de nous y établir, qu’au lieu de nous resserrer sur nous-même, elle nous découvre l’immensité du réel dont nous ne sommes qu’une parcelle, mais qui est soutenue et non point écrasée par le Tout où elle est appelée à vivre[5] ».

En se positionnant simultanément contre le matérialisme et contre l’idéalisme, ces deux grandes options philosophiques qui vivent de séparer l’esprit et la matière, le sensible et l’intelligible, Louis Lavelle veut montrer comment ces deux dimensions d’une même existence s’épanouissent l’une avec l’autre, l’une au moyen de l’autre, sans que l’un des deux termes ne puisse être considéré comme le principe du second, ce que les analyses de la conscience par Louis Lavelle signalent directement[6]. Détermination concrète et Être conçu comme tout deviennent ainsi les deux faces d’une « même lumière[7] », cette lumière de l’acte pur, acte créateur d’une transcendance auquel tous mes élans, en m’engageant dans l’être, me font participer.

Ma présence n’est donc pas indifférente au monde, puisqu’à sa manière elle le soutient et concourt à son développement. Louis Lavelle souligne dans son livre De l’acte que le monde, s’il me surpasse constamment, doit être compris dans cette dynamique qui s’instaure entre l’acte pur et l’acte participé qu’il m’appartient de réaliser. Si le monde est le fait primitif dont je ne puis me défaire sans annihiler toutes mes possibilités de penser et d’exister, il est lui-même relatif à cette participation dans laquelle il se reçoit. Monde et participation à l’acte créateur dit Lavelle se déterminent et se fondent réciproquement l’un l’autre[8]. Le concept d’intervalle que propose Louis Lavelle pour penser le monde le met particulièrement en évidence. « Le monde est l’intervalle qui sépare l’acte pur de l’acte de participation. Mais il est en même temps ce qui remplit cet intervalle. Il est médiateur entre nous et lui[9] ».  

L’intervalle, dans la philosophie de Louis Lavelle, est toujours simultanément un principe de séparation et la condition d’une rencontre entre des valeurs ou des termes opposés (temps-éternité, fini-infini, moi-univers, etc.). L’intervalle est un concept dynamique, le lieu de relations structurantes dans lesquelles l’existence s’ouvre à elle-même et éprouve le jeu du possible et du réel qui la caractérise. L’intervalle pose ainsi une distance qui se donne toujours comme à franchir. En ce sens, l’intervalle n’apparaît que dans le mouvement qui me fait rejoindre le terme dont il me sépare. Compris comme intervalle et médiation entre acte pur et acte participé, le monde est donc à la fois ce qui me sépare de l’être et ce qui me permet de l’atteindre.

Affirmer, comme le fait Louis Lavelle, que c’est le monde qui remplit cet intervalle, est ainsi une manière d’accentuer le caractère décidément originaire et constitutif de notre insertion en lui sans supprimer pour autant notre capacité à nous en distinguer.

Si nous nous attachons [au monde], s’il nous retient et s’il nous capte, il consomme (…) la séparation de l’acte participé et de l’acte pur. Mais il les rejoint au contraire, s’il est pour nous un véhicule de significations, s’il est traversé par la pensée, la volonté et l’amour, au lieu de les arrêter sur lui et d’en devenir proprement l’objet[10].

Il ne s’agit donc pas de comprendre cette insertion dans le réel comme quelque chose qui assume mon existence tout entière. Car en accomplissant l’intervalle qui me sépare de l’acte auquel je participe, le monde se développe devant moi comme quelque chose qui me fait face, me déborde, mais que je peux franchir. Il s’offre à moi comme un « spectacle » dit encore Louis Lavelle que je me donne à moi-même et dont l’infinie richesse apparaît au gré de son exploration. Le propre de la conscience est donc, dans cette philosophie, de faire naître un monde qui la dépasse et qui lui permet de se transcender elle-même, vers cet acte créateur qui constitue son origine toujours actuelle.

C’est en nous inscrivant dans l’être total par un acte qui nous est propre que nous faisons naître un monde qui surpasse toujours notre représentation actuelle (ce que le réalisme a raison de maintenir), qui n’est pourtant que par cette représentation (ce que l’idéalisme met en lumière), et que nous essayons toujours d’égaler par une activité qui lui demeure toujours inégale[11].

Sans le monde qui s’accomplit comme intervalle, il n’y aurait donc ni moi ni participation. Participer à l’acte pur, ce que nous faisons selon Louis Lavelle dans le moindre de nos actes, c’est-à-dire dans chacune de nos pensées qui saisit ce point saillant où nous naissons à nous-même dans un élan vers une altérité, c’est donc participer aussi, d’une manière ou d’une autre, à la formation du monde. Le poète Paul Claudel est proche de cette intuition quand il souligne, dans son Art poétique, que l’on ne peut connaître le monde sans y « co-naître », expression qui dit bien cette situation où deux termes se découvrent inséparables et pourtant distincts l’un de l’autre. C’est ce qui conduit du reste Louis Lavelle à apporter cette nuance importante selon laquelle ce n’est pas tant dans le monde que nous nous insérons et nous inscrivons, que dans l’Être, dont ce monde lui-même procède et qui lui donne cette richesse inépuisable, véhicule de notre accomplissement personnel que nous ne pouvons sonder que parce d’autres nous y envoient[12].

II. Un monde inépuisable

Pour Louis Lavelle, l’acte de création ne se soucie pas tant de produire une forme inédite surgie ex-nihilo, que de découvrir dans une matière déjà livrée à notre attention des qualités sensibles toujours neuves et inépuisables, et dont l’art se saisit pour en exprimer la dimension de pure présence. Louis Lavelle envisage l’acte de création dans sa capacité à révéler la réalité dans toute sa profondeur. C’est ce que note Olivier Adam dans un texte qu’il consacre à la dimension esthétique de sa philosophie. « Lavelle, écrit-il, n’oppose pas le monde de l’art au monde réel, pour nous inviter à fuir, en purs esthètes, la dure réalité vers un monde fictif ; l’infinie richesse de l’œuvre d’art est la profondeur, ordinairement inaperçue, de la chose dans sa réalité concrète[13] ». L’art ne peut pas être compris comme une opération mimétique, il n’imite pas le réel, il ne le représente pas non plus, il le présente, c’est-à-dire lui confère une présence renouvelée par son expression.

Le propre de l’art est donc de révéler le caractère inépuisable et imprévisible du monde qui nous entoure. C’est que pour Louis Lavelle, la création artistique manifeste la présence même de l’infini dans le fini, définitivement réconcilié avec ce qui le dépasse et le déborde nécessairement. Ainsi, écrit Louis Lavelle, dans le langage poétique, « l’expression est unique et même elle ne peut jamais être changée ; le sens, au contraire, est multiple ; on ne parviendra jamais à le délimiter, ni à l’épuiser. C’est donc dans le fini que l’art cherche à faire tenir l’infini[14] ». Dans un autre texte, il souligne dans le même sens que dans le langage lyrique, il y a « pluralité de sens, non seulement pour celui qui parle et pour celui qui écoute, mais pour chacun d’eux : et cette pluralité n’est pas le signe d’une confusion qui nous obligerait à opter, mais d’une plénitude qui ne peut être embrassée que par degrés[15] ». Or cette multiplicité est soutenue par une expression quant à elle « unique et indélébile[16] », inséparable du rythme qui rassemble dans un équilibre parfait tous ces sens possibles que la lecture découvre en s’y approfondissant.

Ce que manifeste le langage poétique, c’est cette correspondance immédiate, qu’il y a lieu de chercher dans toute donnée empirique, entre la finitude d’une forme et le caractère inépuisable du foyer auquel elle nous ouvre. Car toute donnée, dit Lavelle, est en excès sur l’opération qui la pose et cherche à la dépasser, si bien qu’elle peut à son tour relancer et ranimer l’acte qui aura commencé par la solliciter, tant et si bien qu’on ne sait jamais vraiment qui, de la main de l’artiste et de la matière dont elle s’empare, impose son mouvement à l’autre. L’activité de l’artiste est,

(…) une sorte de dialogue ininterrompu avec la matière, qui lui imprime une forme qu’il a conçue, mais qui se laisse conduire par l’aspect fortuit que la matière peut lui offrir, par les hasards de la réussite, et par cette forme même qu’il vient de lui conférer et qui, comme une donnée nouvelle, ne cesse d’infléchir en lui le mouvement de la pensée et du désir[17].

Le peintre explore la richesse de la matière en la sollicitant et son acte consiste simplement à réveiller en elle une intensité enfouie. Dans le même temps, cet acte ne pourrait cheminer jusqu’à la forme qu’il conçoit si la matière même qui l’accueille ne concourait à la susciter, dans une opération artistique où la variété sensible est tout autant donnée que reçue par le geste même qui la détaille. Ce mouvement de détermination réciproque n’aura pas échappé à l’historien d’art Henri Focillon, pour qui « la matière impose sa forme à la forme[18] » et appelle l’acte qui peut répondre des contraintes qu’elle lui propose.

Le peintre, comme le poète, nous révèle donc en l’expérimentant « la diversité infinie des qualités sensibles[19] ». Ce faisant, l’œuvre d’art, loin d’arrêter notre attention aux apparences qu’elle orchestre, nous ouvre un accès à tout un « arrière-monde » dont elle décèle les ressources infinies et que notre attention, confrontée aux limitations que lui impose le réel, ne peut explorer par sa seule activité, mais dont elle peut deviner la présence en prenant la mesure de ses propres opérations : « Le monde se forme au point même où mon activité, mon attention, mon regard ne passent plus. Le spectacle est donc la ligne de démarcation et aussi le point de rencontre entre l’opération par laquelle je me donne la représentation et le représenté qui m’est donné [20] ». Pour autant, il ne faut pas s’arrêter purement et simplement à cette ligne fixée par le spectacle du monde, car « derrière le spectacle, il y a un immense arrière-monde, encore inconscient pour moi, c’est-à-dire non participé, mais qui est indéfiniment ouvert à la participation[21] ». Les formes finies qui nous sont données recèlent des déterminations sensibles potentiellement inépuisables. Si notre activité ne participe pas à cette immensité cachée qui soutient le réel, elle peut l’aborder dans cette dimension d’ouverture qui se manifeste, selon Lavelle, quand nous venons à sa rencontre. Car nous découvrons, dans la résistance même que le réel nous oppose, cette liberté qui confère à notre existence sa dimension toujours créatrice. Nos actes en sondant leur propre profondeur révèlent une immensité potentielle dans les objets mêmes qu’ils se donnent. En ce sens, ils se situent sur un terrain commun avec les actes de création artistique eux-mêmes qui, pour Louis Lavelle, donnent à voir de manière exemplaire ce rapport où des déterminations sensibles, en limitant une activité, lui permettent de s’épanouir pleinement[22].

III. « Tout refleurit »

Paule Levert souligne que, pour Louis Lavelle, « l’œuvre d’art semble receler infiniment plus de richesses que n’en portait l’activité qui l’a fait naître » et que « l’activité de l’artiste, comme celle de chaque conscience, participe à un acte qu’elle n’épuise pas et dont l’œuvre d’art témoigne[23] ». Dans cette perspective, la fécondité de l’œuvre d’art est indissociable de celle du réel lui-même dans lequel elle s’intègre. C’est parce que le réel est en excès sur l’œuvre qui le révèle que celle-ci va toujours au-delà des intentions de l’artiste. Cette dynamique expressive est particulièrement prégnante dans le medium cinématographique, qui compose le plus souvent à partir de son insertion dans le réel. Dans ses Notes sur le cinématographe, Robert Bresson souligne en ce sens que le cinéma ne propose pas tant une représentation du réel qu’il ne cherche à en établir une nouvelle expression, qui ne peut éclore qu’au terme d’un approfondissement de la matière même du monde. L’outil d’une telle exploration, c’est le montage. « Montage. Phosphore qui sort tout à coup de tes modèles, flotte autour d’eux et les lie aux objets (bleu de Cézanne, gris de Greco)[24] » écrit Robert Bresson. « Montage. Passage d’images mortes à des images vivantes. Tout refleurit[25] » souligne-t-il encore. C’est le montage qui peut dessiner, en tissant de nouvelles relations entre des fragments de réel capturés par la caméra, les contours et « qualités d’un monde neuf qu’aucun des arts existants ne laissait soupçonner[26] ». Car si l’image du réel peut devenir vive de morte qu’elle était, c’est parce qu’elle s’anime d’un souffle nouveau au contact d’une autre image à laquelle elle se noue et qu’elle n’était pourtant pas appelée à rencontrer. C’est en quoi il y va, dit encore Robert Bresson, d’une « retouche du réel avec du réel[27] ». Le cinéma ne nous donne rien que nous n’ayons déjà reçu, et pourtant il le fait paraître tel que nous ne l’avions pas encore vu, c’est-à-dire dans l’intensité d’une présence retrouvée. « Remettre le passé au présent. Magie du présent[28] » écrit Bresson, qui remarque par ailleurs qu’un film se réalise dans le présent où nous le regardons. « Ton film n’est pas tout fait. Il se fait au fur et à mesure sous le regard. Images et sons en état d’attente et de réserve ». Ce faisant, le cinématographe découvre « un seul mystère des personnes et des objets[29] ».

Si Louis Lavelle ne s’intéresse guère au medium filmique, ces aphorismes de Robert Bresson résonnent particulièrement avec sa pensée de l’art et de l’émotion esthétique. Sans doute aurait-il souscrit pleinement à cette idée que l’artiste retouche du réel avec du réel. C’est ce qu’induit cette proposition au premier abord paradoxale selon laquelle « l’art ne crée rien », mais accueille une richesse et une profondeur sensible que tout un chacun peut se donner s’il prête attention à la dimension existentielle de son engagement dans le monde. Ce que nous donne l’art, c’est le réel lui-même, mais rajeuni par l’émotion qu’il suscite, un réel indissociablement familier et nouveau :

L’émotion esthétique produit ainsi un rajeunissement de toutes choses, une sorte d’enfance du monde. Elle rend pour nous les choses tout à fait familières et tout à fait nouvelles. Familières, parce que nous sommes devant les objets que nous avons toujours vus ou cru voir, et nouvelles, parce qu’il nous semble que nous les voyons pour la première fois[30].

Et il importe de remarquer que cette enfance du réel qui soudain nous apparaît, ce n’est pas tant l’œuvre qui la produit, que l’émotion même que cette œuvre suscite en nous qui la regardons. L’œuvre d’art est donc simultanément la révélation d’une dimension du réel, mais qui ne fait que réapparaître en s’arrachant à l’oubli où le tient notre inattention, et une puissance de notre sensibilité, qui elle-même doit participer à l’acte de création par où la chose peut enfin livrer sa jeunesse inépuisable : « Le miracle de l’art, c’est d’envelopper une réalité qui n’a jamais cessé de nous être présente dans une lumière surnaturelle qui semble nous la découvrir. De telle sorte que l’art ne crée rien : il nous rend seulement manifeste l’acte de la création[31] ».

Cette jeunesse retrouvée tient précisément à ce que le monde sensible, dans la relation que l’art nous permet d’instaurer avec lui, est saisi dans son origine, en deçà de la séparation du sujet et de l’objet, à ce point de surgissement où il se laisse embrasser comme une « réalité perpétuellement renaissante[32] ». L’art ajoute à notre puissance de désirer, comme le dit encore Louis Lavelle, et en cela il opère bien deux sortes de révélation : la première expose des qualités sensibles propres à l’objet, la seconde met à nu la puissance de notre désir, capable de se tendre vers cette richesse et d’éprouver dans ce mouvement sa propre démesure.

Alexandre Hollan. Exposition à la Galerie la Forest Divonne 2018. Courtesy Galerie la Forest Divonne.

La peinture d’un artiste comme Alexandre Hollan dit de manière incomparable cette capacité propre à l’art de restituer une réalité saisie au seuil même de son apparition, mais aussi la lutte avec le visible que requiert un tel accueil. C’est en termes de vibration que le peintre décrit l’instant toujours jaillissant et toujours renaissant du motif, en l’occurrence de ces chênes auxquels il revient constamment et dont il veut capter le mouvement vivant. « La vibration est une lutte. Dans un chêne, je sens très fortement que le mouvement souple est constamment cassé, brisé, que son rythme est saccadé. Là où il est brisé, la vie quitte la forme. Sentir cette révolte, cette négation que nous oppose la matière permet de s’en approcher[33] ». L’enjeu de la peinture, pour Alexandre Hollan, est de rendre au motif sa mobilité intrinsèque. Le regard qui le scrute véritablement perçoit à travers la constance de sa forme d’innombrables variations formelles, chromatiques, lumineuses, dont le trait peut faire état en les déclinant. La pratique du dessin à contre-jour vise précisément à exacerber ces variations et à venir au contact de ces vibrations intimes du motif. Le triptyque « L’oiseau des vignes », chêne vert au Bosc (2001) ou encore les trois dessins au fusain réunis sous le titre « Le descendant », grand chêne d’Amiane (2004) montrent bien en quoi dans ce vis-à-vis avec la lumière qu’induit le contre-jour, le peintre cherche moins à capter la forme pérenne d’un arbre qui lui fait face, qu’à accueillir son mouvement perpétuel. Alexandre Hollan remarque en ce sens : « un arbre à contre-jour se dresse de toute sa masse contre la lumière. Il lutte avec la lumière et, par cette affirmation de sa forme sombre, il parle de ce qu’il n’est pas : de la lumière qui le traverse. Plus il s’affirme, plus il devient une trame vivante, une forme en vibration[34] ».

Le Grand Chêne de Viol le Fort, Alexandre Hollan, 2915, Acrylique sur toile, 114×195 cm. Courtesy Galerie la Forest Divonne

Cette brève description par Alexandre Hollan de sa présence au motif montre que les tracés au fusain d’un même arbre sont les empreintes d’un mouvement toujours renaissant, celui d’une forme ou d’une masse tantôt fuyante, tantôt profonde dans l’impression qu’elle laisse. La tâche du peintre est alors de saisir ce mouvement qui innerve l’arbre dans sa lutte avec la lumière à laquelle il est adossé et sans laquelle il ne manifesterait rien de son tremblement intérieur. Le sens du dessin est de capter cette lutte invisible dans le motif. « Dessiner. Faire, défaire. La nature frémit, et ce frémissement est une lutte constante qui vivifie le regard[35] », écrit encore Hollan. La topique de la lutte est ici tout à fait décisive. Toute forme d’adversité manifeste simultanément ce qui nous fait obstacle et les forces que nous-mêmes nous déployons dans cette épreuve. Parler de la relation au motif, et conséquemment du rapport que notre regard va pouvoir entretenir avec la forme peinte, en termes de lutte, c’est donc dire simultanément quelque chose du motif présenté par le tableau et de notre regard qui éprouve ses propres qualités au contact de cette présence.

Dans un autre registre, mais la dynamique est comparable, Louis Lavelle montre que l’œuvre d’art est toujours le signe de nos propres puissances sensibles. « L’art nous montre, dans la chose représentée elle-même, une telle richesse intérieure, une affinité si secrète avec nos désirs, que c’est sa présence même, tout à l’heure encore si insuffisante, qui maintenant nous dépasse et nous comble[36] ». La richesse du tableau est corrélative de nos désirs et de nos élans intérieurs, qui vivent d’être dépassés par cette présence au contact de laquelle ils se ressourcent. Un peu plus loin, Louis Lavelle souligne encore que dans l’œuvre d’art, la nature perd pour nous tout caractère utilitaire, se dérobe à nos habitudes et devient dans ce nouveau régime de présence l’index de nos mouvements les plus intimes. « Dans la contemplation de la nature, dès qu’elle prend un caractère esthétique, on observe les mêmes effets ; les choses perdent aussi leur objectivité et presque leur matière ; leur utilité s’efface ; elles ne sont plus que les purs témoins de nos mouvements spirituels[37] ». Ce qui veut dire qu’il y a comme un effet libérateur de l’art, qui donne au sensible sa juste mesure en le faisant coïncider purement et simplement avec notre vie spirituelle, également exprimée à travers lui.

Conclusion

L’art ouvre une dimension de profondeur qui nous correspond et nous concerne. Les œuvres nous parlent car elles nous disent aussi ce que nous sommes, et c’est sans doute pourquoi il est possible et même fréquent de passer devant elles sans les voir véritablement. Cela trahit une inattention à notre propre présence, dont le vif ne peut se manifester à nous sans un acte par lequel nous nous réinscrivons dans le présent. En cela, les œuvres d’art appellent elles aussi notre consentement. « Il n’y a rien (…) [dans la vie spirituelle] qui puisse être contemplé sans être en même temps pratiqué et voulu. La distinction entre le spectateur et le créateur n’est plus possible. Tout être est lui-même créateur. Ici le beau s’est changé en bien. Il ne s’agit plus de réaliser un spectacle, mais d’effectuer la transformation de soi-même et d’autrui[38] ».

Le don que nous font les artistes, et qui n’est pas des moindres, consiste à nous rendre à nos possibilités d’exister les plus hautes. Les formes qu’ils nous adressent nous demandent d’acquiescer à notre liberté fondamentale, qui s’éprouve toujours comme une participation à un acte créateur où frémit la totalité de l’être et dont les œuvres elles-mêmes procèdent, sans que cet acte ne puisse être désigné comme le propre de l’artiste qui n’en propose qu’une réalisation, parmi tant d’autres possibles faut-il ajouter. Pour Louis Lavelle, la réalité produite par l’art est participable, c’est-à-dire qu’elle est aussi partageable. La conscience y éprouve ses affinités avec d’autres consciences, et est invitée à se dépasser pour communiquer avec elles. Cette idée généreuse est le contrepoint de l’exigence du consentement, qui signe le commencement de toute vie spirituelle pour Louis Lavelle en brisant à sa racine la solitude de la conscience. Une manière de rappeler, à temps et à contretemps, que la beauté du monde veut être partagée, et qu’elle ne peut nous échoir sans que nous y consentions, c’est-à-dire sans que nous l’adressions en retour à celles et ceux qui nous entourent, tous également appelés à donner forme à son rayonnement.


[1]Louis Lavelle, De l’acte, Paris, Aubier Montaigne, 1946, p. 66.

[2] Le lecteur trouvera un exposé synthétique de la métaphysique de l’être de Louis Lavelle dans l’ouvrage de Jean Ecole, Métaphysique de l’être, doctrine de la connaissance et philosophie de la religion chez Louis Lavelle, Gênes, L’Archipelago, 1994. Voir notamment p. 20 et suiv. Du même auteur, on pourra se reporter également à Louis Lavelle et le renouveau de la métaphysique de l’être au 20e siècle, Georg Olms Verlag, Hildesheim, 1997.

[3]Louis Lavelle, De l’acte, op. cit., cit. , p. 194-195.

[4]Ibid., p. 10.

[5]Louis Lavelle, La Présence totale, Paris, Auber-Montaigne, 1934, p. 8-9.

[6]« Dès lors, au lieu de définir la conscience par l’opposition de l’objet et du sujet, — ce qui risque de nous inviter tantôt, avec le réalisme, à faire contradictoirement de l’objet une réalité extérieure à la conscience, tantôt avec l’idéalisme à en faire paradoxalement un simple état du moi —, il faut la définir comme un débat, un dialogue constant et pourtant infiniment varié entre la partie individuelle et la partie universelle de notre nature » (Louis Lavelle, La Présence totale, op. cit. p. 54).

[7]Ibid., p. 9.

[8] Voir François Chenet, « La participation à l’œuvre de création selon Louis Lavelle », in Jean-Louis Veillard-Baron et Alain Pareno (dir.), Autour de Louis Lavelle, Philosophie, conscience, valeur, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 110-115.

[9]Louis Lavelle, De l’acte, op. cit., p. 311.

[10]Ibid., p. 312.

[11]Ibid., p. 311-312.

[12]« Puis-je dire par conséquent que je m’insère dans le monde, que je m’y inscris ? Je m’insère et je m’inscris dans l’être sans doute, mais non point dans le monde. Car ce monde, il existe pour moi, tandis que je suis moi et non pas pour moi. C’est donc aux autres de m’insérer ou de m’inscrire dans un monde qui existe pour eux. » (Ibid., p. 312).

[13]Olivier Adam, « La métaphysique de Louis Lavelle : une esthétique théologique », in Revue des sciences philosophiques et théologiques, Paris, Vrin, 2004, T. 88, p. 231.

[14] Louis Lavelle, De l’acte, op. cit., p. 247. « Le miracle de l’œuvre d’art, c’est que, dans le fini et par la rigueur même avec laquelle elle le détermine, elle fait tenir l’infini » (Ibid., p. 348).

[15]Louis Lavelle, Science esthétique métaphysique, Paris, Albin Michel, 1967, p. 159. Dans ce texte, Louis Lavelle évoque un ouvrage de Pius Servien, dont il propose une recension.

[16]Ibid.

[17]Louis Lavelle, De l’acte, op. cit., p. 294.

[18]Henri Focillon, Vie des formes, Paris, PUF, 1996 (1943), p. 51.

[19]Louis Lavelle, De l’acte, op. cit., p. 294.

[20]Ibid., p. 314.

[21]Ibid., p. 314.

[22] « Le rapport de la participation et des déterminations apparaît avec une force singulière dans la création artistique où l’œuvre, au lieu de limiter l’activité de l’artiste, la réalise. Autrement on sait bien qu’elle resterait à l’état de puissance indéterminée ou de virtualité pure. On voit que la richesse qu’elle paraît posséder avant de s’être exprimée n’est qu’un leurre. C’est quand cette puissance commence à s’exercer, quand l’œuvre naît, quand elle prend forme et acquiert un contour, que la participation s’accomplit, que l’absolu acquiert pour nous un caractère de présence, que l’éternité même pénètre dans le temps » (Louis Lavelle, De l’acte, op. cit., p. 348).

[23] Paule Levert, L’être et le réel selon Louis Lavelle, Paris, Aubier, 1960, p. 117, n. 27.

[24]Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1988 (1975), Folio, p. 68.

[25]Ibid., p. 89.

[26]Ibid., p. 91.

[27]Ibid., p. 55. Cet aphorisme est repris p. 89.

[28]Ibid., p. 58.

[29]Ibid., p. 28.

[30]Louis Lavelle, Les Puissances du moi, Paris, Flammarion, 1948, p. 225.

[31]Ibid., p. 225.

[32]Ibid., p. 225.

[33]Alexandre Hollan, Je suis ce que je vois. Notes sur la peinture et le dessin (1975-2015), Toulouse, Editions Erès, 2015, p. 58.

[34]Ibid., p. 62.

[35]Ibid., p. 51.

[36]Louis Lavelle, Les Puissances du moi, op. cit., p. 207.

[37]Ibid., p. 209.

[38]Ibid., p. 218.

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