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Compte-rendu – Penser dans un monde mauvais, de Geoffroy De Lagasnerie

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L’engagement des intellectuels dans la société. L’impossible neutralité.

 

Yoann Malinge est ancien étudiant de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a achevé la préparation de sa thèse de doctorat en philosophie, à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Institut des Sciences Juridique et Philosophique de la Sorbonne (UMR 8103). www.yoannmalinge.com

 

 

Résumé

Les intellectuels peuvent-ils mener leurs recherches théoriques sans réfléchir à leur participation dans la vie politique et sociale, en particulier en ce qui concerne les inégalités et les injustices sociales ? Cette question fut posée par de grandes figures intellectuelles au XXe siècle. Elle est réactivée par Geoffroy De Lagasnerie dans son essai Penser dans un monde mauvais. Le présent article restitue et resitue les analyses de l’auteur, en montrant que la neutralité est impossible et qu’il existe ainsi un devoir de prendre position contre les injustices du monde sous peine d’y participer par son silence. Dans cet article, nous montrerons à la fois la nécessité d’une pensée qui cherche à remettre en cause le système faisant exister les inégalités, et les limites théoriques de l’essai de Geoffroy De Lagasnerie.

Mots-clefs : intellectuels ; société ; engagement ; injustices ; politique ; sciences ; De Lagasnerie; Adorno ; Horkheimer ; Sartre.

Abstract

Can intellectuals conduct their theoretical research without thinking about their participation in political and social life, in particular with regard to inequalities and social injustices? This question was asked by great intellectual figures in the 20th century. It is reactivated by Geoffroy De Lagasnerie in his essay Penser dans un monde mauvais. This article restores the author’s analyzes, by showing that neutrality is impossible and that there is thus a duty to take a stand against the injustices of the world at the risk of participating in it by his silence. In this article, we will show both the need for a thought that seeks to question the system that creates inequalities, and the theoretical limits of Geoffroy De Lagasnerie’s essay.

Keywords: intellectuals; society; engagement; injustices; Politics; science; De Lagasnerie; Adorno ; Horkheimer ; Sartre.

Pour citer cet article : Yoann Malinge, « Penser dans un monde mauvais. L’engagement des intellectuels dans la société. Compte-rendu critique de Penser dans un monde mauvais de Geoffroy De Lagasnerie », Implications philosophiques, 2020 : https://doi.org/10.5281/zenodo.10048685   

 

Introduction

La question de l’engagement des intellectuels a suscité, au cours du XXe siècle, des débats passionnants. Lorsque l’on pense aux intellectuels dits « engagés », les figures de Jean-Paul Sartre, de Michel Foucault ou encore de Pierre Bourdieu s’imposent comme autant de manières différentes de s’engager. On peut conceptualiser l’engagement sartrien comme celui d’un « intellectuel critique universaliste »[1] : il s’engage notamment par ses écrits sur le problème racial aux États-Unis et en France, l’antisémitisme en France, les questions coloniales, etc. Par contraste, Michel Foucault conceptualise la figure de « l’intellectuel spécifique »[2], dont la critique porte sur un domaine particulier de la réalité sociale à partir d’un savoir spécialisé. Cette conceptualisation trouve sa mise en œuvre concrète par la fondation du Groupe d’information sur les prisons en 1971. Pierre Bourdieu, en élaborant le concept d’intellectuel collectif, propose une autre approche fondée sur le travail en équipe, concrétisé par « Raisons d’agir » qui combat le néo-libéralisme.

Dans le travail de Sartre, les situations sont analysées à la fois pour elles-mêmes, en tant qu’objets particuliers, mais surtout également comme faisant partie d’un système. On trouve ainsi dans les textes des Situations des développements fondés par les grandes œuvres philosophiques que sont L’être et le néant[3] et La Critique de la raison dialectique[4]. Ce qu’il s’agissait de dénoncer, pour Sartre, c’était bien un système dans sa globalité en montrant que le racisme, par exemple, s’inscrivait dans des relations économiques, sociales et même ontologiques. Si Sartre fut qualifié par Alain Renaut de « dernier philosophe » en tant qu’il produisit « des réponses qui s’énoncent en termes de vérité »[5], il faut bien reconnaître pourtant que d’autres philosophes ont aujourd’hui encore cette légitime prétention. Bien qu’il ne prétende au « savoir absolu » ni à être un « intellectuel total »[6], le rapport de conformité de la recherche philosophique au réel n’est pas devenu caduque, loin s’en faut. Ce rapport est même l’objet d’une réflexion pour lui-même et pour ce qu’il indique du rôle et de la place des philosophes, et plus largement des intellectuels, dans la société.

Dans cet article, ce qu’il s’agit d’interroger, c’est la démarche du chercheur. L’objet de ses recherches peut-il être abstrait des contingences et de l’actualité dans lesquelles la personne vit au quotidien ? Si cette abstraction est possible, relève-t-elle d’une indépendance réelle ou bien est-ce une autarcie artificielle ? Quoi qu’il en soit, il faut alors comprendre l’incidence de cette abstraction sur la démarche et les résultats de cette recherche. En cherchant à assurer son autonomie intellectuelle, la recherche universitaire se veut objective mais cette autonomie n’est-elle pas une abstraction des contingences de l’actualité politique et sociale ?[7] Le risque serait alors que ses résultats ne pourraient avoir aucun effet sur la réalité. Enfin, le jugement que l’intellectuel porte sur la société en tant qu’il en est un membre peut-il ou doit-il avoir une incidence sur ses recherches ?

On le voit, les enjeux sont doubles. D’une part, il y a un enjeu intrinsèque aux recherches scientifiques elles-mêmes. Leurs objets et leurs méthodes peuvent-ils être envisagés in abstracto ? D’autre part, il y a un enjeu extrinsèque : en quoi les recherches scientifiques participent-elles de la vie réelle, au sens de celle qui est vécue par les membres d’une société, qui abrite en son sein des professionnels de la recherche scientifique ? Cette dualité d’enjeux peut également être envisagée de manière corrélative. Les décisions théoriques prises pour répondre au premier enjeu n’ont-elles pas une incidence sur le second, celui du rapport des recherches à la réalité ? La figure de l’intellectuel engagé semble orienter vers une telle corrélation.

S’interroger soi-même sur le sens de ses recherches

Afin de traiter ces questions, cet article va mener une lecture critique de l’ouvrage de Geoffroy De Lagasnerie, Penser dans un monde mauvais[8]. Cet article cherchera à reprendre les thèses de Geoffroy De Lagasnerie à notre compte, afin d’en évaluer la teneur, les fondements et les conséquences. Pour cela, il nous semble fécond de mener une lecture critique de son ouvrage notamment avec Sartre qui est la figure typique de « l’intellectuel engagé ».

L’essai de Geoffroy De Lagasnerie débute par un questionnement qui habite ou devrait habiter toute personne qui se consacre à des recherches scientifiques : « À quoi sert ce que je fais ? Pourquoi écrire ? Pourquoi publier ? »[9]. Cette angoisse devant la finalité des recherches et envers l’exercice du métier de chercheur, est bien souvent esquivée dans une forme de « mauvaise foi ». Cette mauvaise foi n’est pas un manque de courage, elle consisterait plutôt à dissimuler la réalité du travail de chercheur, à en masquer l’inscription dans la société. Ce serait également la conséquence subjective d’un mode de fonctionnement objectif de la recherche scientifique. C’est ce que le livre va tenter de démontrer. Pour développer sa thèse, l’auteur s’appuie principalement sur deux textes : Max Horkheimer pour son ouvrage Théorie traditionnelle et théorie critique[10] et Theodor Adorno, pour son « Introduction » à l’ouvrage De Vienne à Francfort, la querelle allemande des sciences sociales[11].

En effet, la question « Pourquoi écrire et publier ? » n’est pas anodine. Au contraire, elle reçoit une forme d’urgence dès lors que l’on comprend le monde comme mauvais. Ce constat empirique – sur lequel l’auteur ne revient pas – de l’injustice du monde, c’est-à-dire de ses inégalités, de ses oppressions, oblige toute personne qui mène une activité intellectuelle à prendre une position éthique. Ce qui est présenté par l’auteur comme l’origine de toute activité intellectuelle est en réalité le fondement de cette activité. Ce n’est pas seulement que toute activité est toujours déjà située dans un contexte, qui, en l’occurrence, serait injuste. C’est que le contexte lui-même exige une prise de position. Et c’est bien parce que Geoffroy De Lagasnerie a pris une décision morale que la thèse de son livre est fondée. Toutefois, on peut distinguer deux positions différentes : d’une part, il est possible de prendre une décision morale différente, en soutenant que les inégalités sociales sont justes et moralement justifiées. De cela, l’auteur a conscience, mais il n’affronte pas ce contre-argument, laissant de côté la question des convictions morales et politiques.

D’autre part, et c’est sur ce terrain que se construit l’argumentation du livre, n’est-il pas possible d’adopter une position neutre, de non-engagement ? Comme l’écrivait déjà Sartre « Ne pas choisir, c’est choisir de ne pas choisir »[12]. Ne pas faire de choix, c’est pourtant en faire un, parce qu’il n’y a pas de neutralité. Soit on considère que ce monde est effectivement injuste, soit on considère que ces injustices sont acceptables moralement. Faire œuvre d’intellectuel, c’est-à-dire publier des discours qui contribuent « à façonner le cours du monde » est une forme d’engagement qui oblige à faire ce choix. On pourrait se demander pourquoi d’autres activités telles que produire des voitures dans un monde pollué ou simplement les utiliser n’est pas aussi une forme d’engagement dans ce monde. À ce titre, en focalisant son travail sur la pensée, l’auteur parvient-il à penser le système dans lequel la recherche scientifique s’exerce ? Autrement dit, qu’il y ait des spécialistes de la pensée dans ce monde-ci ne devrait-il pas être davantage questionné ? Par ailleurs, en quoi le travail de la pensée contribue-t-il « à façonner le cours du monde » d’une manière différente de toute autre activité de production. Pour reprendre des concepts marxiens, la pensée intellectuelle n’est-elle pas la superstructure qui ne peut exister qu’à partir d’une infrastructure dont le livre ne rend pas compte. Il faut bien avouer que ce serait une autre tâche et d’une autre ampleur.

Si le monde est mauvais, se demander comment le changer devient un devoir[13]. Comme l’indique l’auteur, la question de la vérité des recherches n’est pas abandonnée mais il est nécessaire de l’associer au rôle de ces recherches dans le fonctionnement de ce monde. Il s’agit de se demander quelles conséquences ont les recherches menées sur les injustices de ce monde : les laissent-elles exister ou bien les critiquent-elles[14] ?

Dès lors, faire comme si l’on pouvait se passer d’une telle prise de position, être neutre, ce serait en fait avoir déjà pris position, en faveur de ce monde, faute de tenter de le modifier par son activité intellectuelle. L’auteur renverse donc la position de l’engagement. L’intellectuel engagé n’est pas seulement celui qui prendrait position dans les débats d’actualité sociale.

En mobilisant une conceptualisation sartrienne (ce que ne fait pas De Lagasnerie), on peut affirmer qu’en réalité, tout chercheur est toujours déjà engagé, il est « en situation ». Voilà pourquoi, dès lors qu’il a cette position sociale d’intellectuel, tous ses actes de recherche sont des décisions qui ont des effets sur la réalité : « L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi »[15]. Chez Sartre, le concept de « situation » est riche et ce n’est pas le lieu de l’étudier pour lui-même. Il suffit de rappeler que tout être humain n’est libre que parce qu’il existe en situation. L’existence libre se réalise parmi des données de fait que sont la présence des choses et des autres[16]. Il est donc paradoxalement nécessaire de tenir compte, même négativement, de ces multiples présences, pour exister librement. Si l’on revient à l’activité du chercheur, celle-ci se réalise en situation, elle ne peut se déployer que dans une certaine société, dont les contingences ne peuvent pas être ignorées. Il faut donc tenir ensemble la situation des intellectuels et leur engagement, l’une ne va pas sans l’autre.

Enfin, nous pouvons donc affirmer que le chercheur qui croit que son activité intellectuelle l’élève au-delà des contingences de l’actualité de son époque serait donc de mauvaise foi. Il serait comme cette jeune femme, que décrit Sartre, qui abandonnant sa main dans celle d’un homme qui la courtise, croit ne pas être engagée dans un jeu de séduction « parce qu’il se trouve par hasard qu’elle est, à ce moment, tout esprit. Elle entraîne son interlocuteur jusqu’aux régions les plus élevées de la spéculation sentimentale »[17]. De façon analogue, il y a une forme de « mystère » à croire qu’on pourrait détacher l’activité intellectuelle de ses conditions de possibilité qui sont celles du monde. Le même mystère existe à penser que le caractère théorique de la recherche détache celle-ci de son inscription dans la pratique sociale.

Contre l’idée d’une valeur intrinsèque de la science

L’autonomie des recherches académiques est un argument fort qui leur a permis de s’affranchir des idéologies. Cependant, cette autonomie n’est pas seulement revendiquée de façon interne, comme un moyen de développer des recherches, elle l’est aussi pour valoriser les résultats comme « biens culturels ». Désacralisés au sens propre, ces biens culturels que sont les recherches scientifiques sont dotés d’une valeur symbolique. Ainsi, nous accordons spontanément une valeur intrinsèque aux biens culturels et au savoir, souligne De Lagasnerie[18]. Max Horkheimer ne disait pas autre chose sur « la fausse conscience que le savant bourgeois de l’ère libérale a de sa dignité »[19].

Il y a deux problèmes à cela pour l’auteur : tout d’abord, il rappelle, à la suite des analyses Ronan de Calan sur la littérature, que « l’idée d’autonomie scientifique, de l’art pour l’art, peut très bien être critiquée, retravaillée, réagencée »[20]. Elle a une origine et donc une dimension historique qu’il faudrait mettre au jour et discuter. Dès lors, on pourrait déjà affirmer que cette autonomie n’est pas un caractère essentiel de la recherche scientifique mais plutôt une stratégie. Par exemple, la sécularisation du réel fut une stratégie développée par les scientifiques pour mener des recherches expérimentales qu’une idéologie religieuse refusait (la dissection de cadavres humains par exemple).

Pour autant, cette autonomie signifie-t-elle que le savoir occupe une position suprasociale, détachée des contingences de la société ? Pour Geoffroy De Lagasnerie, il n’en est rien. S’il ne fait pas état des difficultés matérielles et financières que connaissent les universités françaises – difficultés qui affectent nécessairement les recherches qui y sont menées[21] – il soutient que toute recherche qui ne remet pas en cause le système de ce monde accepte alors d’y participer. En effet, la recherche scientifique qui trouve place dans ce système participe de sa prorogation[22]. D’une part, elle se déploie sans s’intéresser aucunement aux causes, aux structures et au fonctionnement de ce monde injuste, préférant s’intéresser à d’autres objets qui n’ont aucune incidence sur ce monde. Même si son objet est le monde actuel, ce n’est aucunement dans l’intention d’en révéler les injustices, de les décrire et d’y opposer des alternatives. D’autre part, les conditions de possibilité de la profession de chercheur, qu’elles soient matérielles ou symboliques, sont toujours données par la société dans laquelle il vit. Sur ce second point, s’il y a une nécessité indépassable du financement des recherches, la question est à la fois de savoir dans quelle mesure l’État qui finance la recherche la laisse se développer librement. Elle est également de découvrir voire inventer d’autres modes de financement possibles qui permettent une recherche oppositionnelle. Ces conditions de financement et de diffusion de la recherche restent à inventer indique l’auteur[23].

Sur le premier point, il s’agit de soutenir l’idée qu’il n’y a pas de valeur inconditionnelle et intrinsèque de l’art, de la littérature et du savoir. Il faut au contraire soutenir un relativisme dont le critère de jugement serait l’engagement critique de cette recherche. Pour le montrer, l’auteur n’hésite pas à faire appel à la conscience « intime » des chercheurs qui ressentiraient bien que leurs travaux laissent le monde inchangé. Ce terrain psychologisant ne nous semble pas dénué d’intérêt, même s’il n’est pas certain qu’il soit forcément le plus convaincant pour celles et ceux qui ne voudraient pas remettre en cause leur démarche. La mauvaise foi n’est-elle pas plus forte ? En revanche, il pourra « toucher » celles et ceux qui sont déjà dans une démarche de remise en cause.

Quoi qu’il en soit, s’il peut y avoir des recherches neutres, il demeure que le cadre dans lequel elles s’inscrivent ne l’est pas, et surtout que toute recherche implique un choix d’objet, ce qui signifie aussi d’en avoir laissé d’autres de côté.

Sur cette perspective, on pourrait reprocher à l’auteur de ne pas entrer en discussion avec la thèse défendue par Theodor Adorno selon laquelle « celui qui pense, résiste »[24]. Dans son article « Notes sur la théorie et la pratique », Adorno entend défendre la théorie contre une pratique qui se laisse « entraîner par le courant ». Cependant, cette défense de la pensée doit bien se comprendre dans un contexte d’un « monde marchandisé »[25]. Ainsi, Adorno ne craignait pas la notion de « tour d’ivoire »[26], soutenant que la théorie peut avoir plus d’effets réels « en raison de son objectivité propre que si elle se soumet d’emblée à la pratique », ce que reconnaît finalement De Lagasnerie, comme nous le verrons dans la suite de cet article. Il reste que la question du partage entre théorie et soutien aux actions concrètes n’a rien d’évident, et que même des auteurs comme Adorno ou Sartre ont rencontré cette difficulté, sans toujours y apporter une solution distincte[27].

L’utilité des recherches ou l’existence de « bibelots d’inanité sonore »

Quelles sont les recherches inutiles ? Par cette question, pour De Lagasnerie, ce n’est pas l’objet de l’étude qui est en cause mais la méthode de l’analyse et son agencement dans la vie sociale. Néanmoins, il y a alors une tension dans l’argumentation de l’auteur. D’une part, le caractère utilitaire d’une recherche n’est pas subjectif, il ne relève pas de la volonté singulière de la personne qui mène cette recherche. Pour l’auteur, il faut renoncer à l’idée que l’intention qui est à l’origine de la recherche actuelle suffise à la fonder comme une recherche bonne pour la société, ou au moins qui ne soit pas une contribution au caractère mauvais de celle-ci. Autrement dit, ce n’est pas la subjectivité de celles et ceux qui cherchent qui est le critère de jugement de la valeur de leurs recherches. En cela, l’auteur est tout à fait cohérent avec sa thèse de nature conséquentialiste : il faut évaluer les recherches scientifiques à partir de la société, dans le système auquel elles prennent part. Il faut donc tenir ensemble le système et l’objet « recherche » qui en fait partie, afin d’évaluer en quoi la partie s’inscrit dans le tout, c’est-à-dire se demander en quoi les recherches menées proposent une critique du monde ou, au contraire, passent sous silence les injustices. S’inscrire adéquatement dans un monde mauvais, que ce soit par l’absence silencieuse ou par la participation active, est condamné par l’auteur, comme l’avait déjà expliqué Sartre.

Pour autant, d’autre part, la solution repose quand même sur la subjectivité, puisqu’il faut commencer par « se couper des pressions exercées »[28] mais surtout « réintégrer la politique et la volonté de déstabiliser le monde comme normes régulatrices et orientatrices de notre pratique »[29]. Contre « la grande confrérie de l’érudition inutile »[30], c’est bien l’intention des chercheuses et des chercheurs qui doit être au fondement d’une recherche capable de rendre ce monde moins mauvais.

Comment concilier ces deux dimensions ? Il faut (re)devenir responsable de l’intention de ses recherches, au sens fort. Il faut être capable d’en répondre, de pouvoir justifier en quoi elles participent au monde actuel, puisqu’elles ne peuvent pas ne pas y participer. Ainsi, il faut se demander si « ce travail va contribuer à plus d’égalité et de justice »[31].

Se poser la question de la valeur politique de la recherche, c’est « introduire un registre d’interrogation supplémentaire »[32] qui ne se substitue pas aux catégories habituelles ajoute l’auteur. Concrètement, cette valeur politique sera positive, c’est-à-dire que la recherche sera critique ou « dysfonctionnelle », si elle remet en cause le système social et politique qui fait exister les injustices. Or pour cela, c’est donc ce système qu’il faut penser. Dès lors ce que propose l’auteur c’est bien un paradigme et une méthode de recherche. Un paradigme en ce qu’il s’agit d’inscrire toute démarche dans une perspective politique de dénonciation ou de participation même négative de ce monde. Une méthode de recherche en ce que la recherche ne doit être pas menée sur un objet particulier mais au niveau du système social et politique.

À ce stade de notre lecture, il convient éclairer ce que l’auteur laisse sous silence en ce qui concerne le choix des recherches. Il faut s’interroger précisément sur le rôle et la place des recherches théoriques les plus fondamentales, que ce soit par exemple des champs de recherches mathématiques, les recherches historiques sur des sociétés disparues, les recherches philosophiques en ontologie, etc. On pourrait multiplier les exemples de champs de recherche dont le caractère théorique et abstrait semble les disqualifier en tant qu’ils constitueraient autant de publications silencieuses sur l’injustice du monde. Il faudrait peut-être commencer par distinguer les sciences dites dures des sciences humaines. Seules ces dernières seraient soumises à l’examen pour leur rapport aux injustices du monde. Pourtant, on pourrait trouver des contre-exemples d’objets appartenant aux recherches des sciences dures qui participent aux injustices du monde. Pensons par exemple au développement d’algorithmes permettant la vente et l’achat d’actions à l’échelle de millisecondes qui contribuent à la financiarisation de l’économie, sans tenir compte de la réalité des entreprises ou des produits sur lesquels la spéculation prospère. On le voit, même les sciences dures peuvent plus ou moins directement participer à l’injustice du monde. Si l’on s’intéresse aux sciences humaines, on retrouve la critique sartrienne déjà évoquée. Néanmoins, chez Sartre lui-même, les recherches théoriques les plus abstraites ont servi de fondement à des analyses plus concrètes tournées vers la critique des injustices. Celle-ci n’aurait pas été possible sans un fondement théorique, un noyau qui constitue le paradigme dans lequel le système est pensé et critiqué. On peut signaler par exemple que la critique de l’antisémitisme par Sartre dans Réflexions sur la question juive est originale parce qu’elle est fondée notamment sur les analyses consacrées au regard d’autrui dans la troisième partie de L’être et le néant.

Pour légitimer des recherches théoriques abstraites, il faudrait donc avoir également en vue les pans du système que l’on veut critiquer. Ainsi de telles recherches constitueraient la fondation d’une critique à venir. Pour reprendre le dernier exemple, dans L’être et le néant, Sartre envisage déjà l’antisémitisme.

Toutefois, n’est-ce pas là un cas atypique ? Les recherches théoriques abstraites menées par certains chercheurs semblent ne trouver dans leur œuvre aucune implication concrète. Certes, d’autres auteurs peuvent ensuite s’en emparer pour leur faire traverser la frontière entre le fondamental et l’appliqué, entre l’abstrait transcendant et le concret immanent. Cependant, c’est là repousser le problème puisque ceux qui se seront consacrés aux recherches abstraites auront été silencieux sur les injustices de ce monde, les laissant perdurer.

Dès lors, nous comprenons que la ligne de démarcation entre recherches silencieuses sur l’état du monde – Geoffroy De Lagasnerie dirait « inutiles » – et celles qui sont directement impliquées dans une perspective de transformation du monde n’est pas facile à tracer[33]. En ce sens, nous pouvons renvoyer aux pages nuancées que Horkheimer consacre à la « théorie traditionnelle » pour souligner que si elle est « partie intégrante du système culturel en tant que totalité », elle peut faire aussi partie « virtuellement, d’un système plus juste, plus différencié, plus harmonieux ». Néanmoins, elle demeure « dans l’ordre établi » et peut même se couper du réel de la société, laissant l’ordre établi perdurer. Nous regrettons au moins que l’auteur ne cherche pas à envisager – même de manière critique – une possible division du travail entre sciences humaines et sociales d’une part et sciences physiques et mathématiques d’autre part[34].

Penser le système

Revenons maintenant au texte de Penser dans un monde mauvais. Pour son auteur, il faut développer des recherches qui sont intrinsèquement politiques. Contre la fausseté du monde qui dissimule le pouvoir de ses structures, la critique scientifique est une critique politique défendait déjà Theodor Adorno. Elle doit « objectiver une institution ou une pratique » pour montrer « comment elle nous maltraite, comment elle ment »[35]. Il y a donc plusieurs objectifs à suivre : conceptualiser (ou « qualifier » comme le soutient l’auteur) afin de révéler ce qui n’est pas montré directement. Par exemple, il faut qualifier la manière dont l’école ignore « la distribution différentielle des aptitudes culturelles »[36]. Or, il y a un écart entre la réalité vécue et le discours tenu sur elle. Cet écart est violent parce qu’il isole l’individu, il lui laisse croire que la nature de ce qu’il vit est subjectif et relatif. Ce que les recherches doivent montrer au contraire, c’est la réalité du fonctionnement des structures sociales afin d’objectiver cet écart, de révéler la violence et la répression subies pour les remettre en cause. Dès lors, par exemple, la sociologie excuse les comportements puisqu’elle nie « l’individualisation des causalités »[37].

Cette démarche que l’école de Francfort avait qualifié de « critique », l’auteur préfère la dire « oppositionnelle », reprenant là également un concept utilisé par Max Horkheimer[38]. Dès lors qu’elle ne se laisse pas soumettre aux illusions d’un monde trompeur, elle est réellement « autonome et fidèle à l’idée de connaissance. »[39]

La raison de cet abandon du concept de « critique » est qu’il est utilisé par des recherches qui, au fond, ne sont pas oppositionnelles mais s’inscrivent dans le système alors pourtant qu’elles dénoncent une situation particulière. La dénonciation critique ne suffit donc pas, ce qui peut sembler étonnant. Pour en convaincre, l’auteur commence par emprunter les analyses que Foucault a menées sur la prison dans Surveiller et punir[40]. Développer une analyse critique sur la récidive ne signifie pas que l’on dénonce le système carcéral en lui-même. Pourquoi ? Pour l’auteur, Foucault a dévoilé le fait que ces critiques étaient « isomorphes au fonctionnement de l’univers carcéral »[41] : elles ne remettent pas en cause le système disciplinaire dans lequel la prison s’inscrit, avec son rôle particulier. Au contraire, une analyse oppositionnelle doit être capable de développer une critique systémique. Il faut donc « produire des études qui pensent en termes de totalité » et « rompre avec toute forme de projet local, isolé ou spécialisé »[42], tel est le programme proposé par De Lagasnerie pour les sciences humaines et sociales. C’est à partir de ces études que des analyses plus précises pourront être menées. Suivant en cela la thèse de Horkheimer dans Théorie traditionnelle et théorie critique, plutôt que de critiquer des « défauts », il faut s’attaquer à la structure sociale elle-même qui rend possible de tels défauts. Il ne faut pas seulement vouloir « améliorer », il faut vouloir « transformer ».

À ce niveau de la critique, nous pouvons alors nous demander pourquoi il ne faudrait pas vouloir « révolutionner » la société. L’école de Francfort est traversée par cette question de l’ampleur du changement à penser et permettre[43]. De la même manière, les analyses de Foucault ont suscité des discussions sur le point de savoir si elles n’étaient pas trop « globales » en liant le système carcéral au capitalisme[44]. On voit bien que ce qui manque ainsi à l’essai de Geoffroy De Lagasnerie, c’est d’assumer et de conceptualiser son positionnement politique. Par contraste, une œuvre critique telle celle de Sartre apparaît plus rigoureuse dans son opposition théorique et politique. C’est en assumant clairement son rapprochement avec le marxisme, considéré comme « la philosophie de notre temps »[45] que Sartre peut déployer une critique de la société capitaliste. Les analyses qu’il mène sur l’aliénation des agents ou sur le colonialisme dans La Critique de la raison dialectique sont fondées sur le dévoilement des conditions matérielles de l’existence.

Dans l’œuvre de Geoffroy De Lagasnerie, nous ne trouvons pas ce fondement ontologique et politique. Dès lors, sa critique perd en force de conviction. Une chose est affirmée à plusieurs reprises : il ne suffira pas de conserver et d’amender à la marge. Cependant, à la fin de cet ouvrage, le lecteur pourra s’interroger sur l’ampleur des transformations à apporter. Au sens littéral, s’il faut que la société change de forme, alors il s’agira bien d’une certaine révolution qui exige une conceptualisation renouvelée. Pour l’inaugurer, l’auteur propose déjà « les notions de déterminisme, d’inconscient et de non-transparence des acteurs à eux-mêmes [comme] éléments essentiels à toute démarche oppositionnelle »[46]. Toutefois, cette liste n’est que programmatique et elle pourrait être discutée. Ainsi, il n’est pas certain qu’il faille renoncer à la compréhension vécue et libre des individus pour mener une compréhension oppositionnelle de la réalité. En outre, la question de l’analyse des infrastructures mériterait de longs développements afin d’examiner comment les différentes disciplines scientifiques peuvent la traiter. Ce sont donc des choix conceptuels et théoriques cruciaux qu’il faudrait faire. Or, il ne suffit pas de dire que ne pas faire ces choix, c’est collaborer aux injustices de ce monde. La délimitation dichotomique des recherches entre « démarche oppositionnelle » et « démarche dépolitisée » ne risque-t-elle pas de nier l’existence de passages entre les deux ? Pour l’auteur de l’essai, un tel passage semble impossible tant que la recherche menée ne consiste pas à « penser par système ».

Penser par système

Pour l’auteur, les recherches doivent être menées sur des « totalités spécifiques qui renvoient chacune, dans leur registre propre, à des mécanismes de pouvoir et de domination singuliers »[47].

Il faut donc renoncer à la réflexion par objet qui ne questionne pas les catégories dans et par lesquelles il existe. La recherche par objet pense selon les concepts mêmes qui sont imposés par le système institutionnel qui en fixe les cadres. Celles et ceux qui ne pensent que rechercher « par objet » ignorent que leurs recherches s’inscrivent dans un certain paradigme[48]. La critique menée sera alors toujours circonscrite et insuffisante à démonter les mécanismes déterminants l’objet considéré. Pour le dire en termes d’épistémologie, toute expérience particulière est dépendante d’un paradigme général. C’est ce paradigme qui l’explique puisqu’il « détermine la légitimité des problèmes et aussi des solutions proposées »[49]. Par analogie, tout objet social s’explique selon les structures et les institutions dans lesquelles il est compris. Ce sont elles qui rendent le monde mauvais. Au fond, l’objet particulier n’est que le symptôme de ces structures. Il faut donc rechercher, au-delà des apparences, dans les arrière-mondes aliénants qui ne se donnent pas concrètement, à dévoiler les facteurs cachés à l’œuvre dans la société[50].

On pourrait se demander pourtant s’il ne serait pas possible d’aller du particulier au général ? Après tout, n’est-ce pas la confrontation avec le réel, dans ce qu’il a de toujours singulier, qui permettra ensuite de remonter aux causes ? La réponse est négative selon l’auteur, dans la mesure où le fondement des parties, c’est la totalité systémique. Ce fondement précède et détermine le réel donné. La méthode inductive ne saurait atteindre la totalité. Ce n’est qu’avec une compréhension générale que l’on pourra comprendre les phénomènes particuliers.

Toutefois, une telle méthode n’indique pas comment on peut avoir une idée du système avant même d’examiner la réalité. L’argumentation de l’auteur aurait ici gagné à montrer comment la pensée par système s’élabore elle-même. Après tout, il ne va pas de soi qu’une certaine pensée du système soit toujours correcte. En outre, Geoffroy De Lagasnerie mène une charge virulente contre le travail de terrain de certains sociologues dont il affirme dans Juger qu’il « s’adosse à une perception naïve de ce que décrire le monde veut dire »[51]. Cependant, nous pouvons regretter que l’auteur ne fasse pas de distinction entre les nombreux modèles de sociologie en France et à l’étranger. Une telle épistémologie de sa discipline serait pourtant nécessaire sous peine de construire un adversaire qui n’existe pas dans la réalité. De plus, il convient de ne pas négliger le minutieux travail de terrain qui a permis aux scientifiques d’élaborer leur théorie générale[52]. Il a d’ailleurs été reproché à Geoffroy De Lagasnerie de ne pas s’appuyer sur des travaux théoriques et des travaux de terrain menés en sociologie du droit ou l’ethnographie réflexive par exemple, pour mener son travail sur le système judiciaire[53]. À ce titre, nous pouvons rappeler que Adorno, dans son « Introduction à la querelle du positivisme » et dans « Sur la situation actuelle de la recherche sociale empirique en Allemagne », deux textes réunis dans le volume Le conflit des sociologies[54], tentait de dépasser dialectiquement l’antinomie qui, dans les sciences sociales, oppose l’empirisme et la défense de la théorie. Les pratiques d’enquête sont indissociables de la sociologie formelle : elles se complètent et se soutiennent mutuellement. La méthode empirique ne peut en rester aux simples constats, elle s’inscrit dans la théorie sociologique. La tension qui les oppose ne doit pas être résolue, puisqu’elle participe de la démarche critique[55].

Enfin, même si l’on fait droit à la pertinence d’une pensée par système, il reste qu’elle exige de faire des choix théoriques profonds. Par exemple, faut-il penser le système à partir de son histoire ou de son économie ? Ces choix théoriques ont guidé des approches du réel aussi différentes que celles de Sartre dans La Critique de la raison dialectique ou Claude Lévi-Strauss dans Les Structures élémentaires de la parenté[56] par exemple. Ces deux exemples indiquent bien toute l’importance de tels choix et l’ampleur théorique exigée par de tels projets. À ce titre, il appartient au lecteur de savoir si la métathéorie proposée par De Lagasnerie est suffisante lorsqu’il s’agit d’aborder le système judiciaire ou le système universitaire[57].

Pour une recherche ouverte sur la société

Le dernier chapitre de Penser dans un monde mauvais concerne les espaces institutionnels dans lesquels la recherche est menée et qui est déterminée par ces derniers selon l’auteur. Le champ de la discipline fonctionnerait selon deux temps : le premier consisterait en « l’accumulation des connaissances dans le champ ; puis, dans un second temps, la diffusion des connaissances vers l’espace public et médiatique »[58]. Le premier temps se mène entre pairs et selon des règles scientifiques propres à la communauté indiquait déjà Bourdieu : c’est le scholarship[59]. Ce premier temps ne saurait être détaché du second, commitment, c’est-à-dire de l’engagement.

Geoffroy De Lagasnerie critique ensuite la fermeture du champ disciplinaire que la rigueur méthodologique ne rend pas nécessaire. Elle tend à dépolitiser la recherche puisqu’elle isole la communauté de la société et des autres chercheurs. Contre cette logique, l’auteur soutient qu’il faut examiner le rapport de la recherche menée au monde actuel plutôt que l’appartenance à un champ disciplinaire. Dès lors, la recherche est ouverte à l’altérité. Et l’auteur de citer Monique Wittig ou Aimé Césaire dont les discours sont extra-disciplinaires mais qui pensent pourtant la réalité de manière oppositionnelle. Enfin, la conséquence de ce refus de la clôture disciplinaire est de considérer que le « public » est toujours déjà présent et que ce sont les effets de la recherche et non sa reconnaissance institutionnelle qui doivent en être le moteur. Pour autant, la présence des intellectuels dans la société ne doit pas entraîner sa dissolution dans le mouvement social. Ils doivent penser ce que le mouvement social laisse sous silence, comme le soutenaient déjà des auteurs tels que Sartre, Bourdieu ou plus récemment Didier Éribon[60].

En réalité, il y a une influence réciproque entre le mouvement de celles et ceux qui vivent concrètement les injustices du monde et luttent contre elles, et celles et ceux qui ont une position d’intellectuel. Cela va de soi si l’on met au jour que toute lutte se fonde sur une pensée. Ce qu’il faut soutenir, c’est que la différence d’approche des intellectuels – comme figure abstraite de la lutte – et celle des mouvements sociaux forme une unité qui doit être oppositionnelle. Cependant, reprenant l’argument de Horkheimer, l’auteur insiste sur la nécessité de la présence des intellectuels dans la mesure où « la conscience du prolétariat s’est formée et se forme à l’intérieur de l’ordre établi »[61]. L’intellectuel est alors la personne qui sait « opposer au prolétariat ses véritables intérêts », sa pensée est « un facteur dynamique et critique de leur évolution »[62]. Sa profession devient un élément du « combat » à mener, par la pensée, contre les injustices de ce monde.

Conclusion

En définitive, le livre de Goeffroy De Lagasnerie s’inscrit dans un héritage oppositionnel qui nous semble aller de Sartre à Foucault en passant par l’école de Francfort et Bourdieu. Son travail réactive les concepts d’engagement, de critique, d’opposition ; il questionne la place et le rôle des intellectuels dans la société. Il constitue en quelque sorte des prolégomènes à toute recherche future en obligeant son lecteur à se positionner sur ses choix intellectuels. Plus que dans son originalité et dans ses fondements dont nous avons montré les limites, la force de cet essai réside dans sa dimension programmatique par-delà l’opposition entre la théorie et l’engagement. Il apparaît alors comme un moteur stimulant la réflexivité des recherches et incite le lecteur à envisager le rôle de ses recherches à venir dans un monde mauvais.

 


Bibliographie

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Michel Foucault, « L’intellectuel et le pouvoir », dans Dits et écrits II, Paris, Gallimard, 2001    et « L’intellectuel et les pouvoirs », dans Dits et écrits IV, Paris, Gallimard, 1994.

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Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard Tel, 2011 [1943].


[1]     Sur la typologie de l’engagement des intellectuels et son histoire, voir Gisèle Sapiro, « Modèles d’intervention politique des intellectuels. Le cas français. » dans Actes de la recherche en sciences sociales, 2009, n°176-177, p. 8-31.

[2]     Voir Michel Foucault, « L’intellectuel et le pouvoir », dans Dits et écrits II, Paris, Gallimard, 2001 et « L’intellectuel et les pouvoirs », dans Dits et écrits IV, Paris, Gallimard, 1994.

[3]     Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard Tel, 2011 [1943].

[4]     Jean-Paul Sartre, La Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1985 [1960].

[5]     Alain Renaut, Sartre. Le dernier philosophe, Paris, Grasset, 1993, p. 248.

[6]     L’expression est de Pierre Bourdieu, qualifiant Sartre dans « L’intellectuel total et l’illusion de la toute-puissance de la pensée », dans Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992.

[7]     Il conviendra de revenir sur cette question qu’instruit Geoffroy De Lagasnerie dans Logique de la création. Sur l’Université, la vie intellectuelle et les conditions de l’innovation. Paris, Fayard, 2011.

[8]     Geoffroy De Lagasnerie, Penser dans un monde mauvais, Paris, PUF, 2017.

[9]     Ibid., p. 8.

[10]   Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, Paris, Gallimard Tel, 1974.

[11]   Theodor Adorno, De Vienne à Francfort, la querelle allemande des sciences sociales, Paris, Éditions Complexe, 1979.

[12]   Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, op. cit., p. 526.

[13]   Ce devoir prime sur celui du « devoir de réserve que s’imposent traditionnellement les savants » écrivait déjà Pierre Bourdieu, en 2001 dans« Les chercheurs et le mouvement social », in Interventions 1961-2001, Science sociale & action politique, Paris, Agone, 2002, p. 465.

[14]   On voit bien ici que cette question repose avant tout sur les convictions politiques et morales des chercheurs et des chercheuses.

[15]   Jean-Paul Sartre, « Présentation des Temps modernes », Situations II, Paris, Gallimard, 2012 [1948], p. 210-211. Il semble pertinent de poursuivre la citation de Sartre : « Je tiens Flaubert et les Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce n’était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l’affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l’affaire de Zola ? L’administration du Congo, était-ce l’affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d’écrivain. »

[16]   Voir Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, op. cit., p. 526-598.

[17]   Jean-PaulSartre, L’être et le néant, op. cit., p. 90.

[18]   Geoffroy De Lagasnerie, Penser dans un monde mauvais, op. cit., p. 29.

[19]   Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, op. cit., p. 27.

[20]   Geoffroy De Lagasnerie, Penser dans un monde mauvais, op. cit., p. 31. Voir Ronan De Calan, La littérature pure. Histoire d’un déclassement, Paris, Cerf, 2017. Pour une première approche sur l’idée de désintéressement de la science, voir Yves Gingras, Sociologie des sciences, Paris, PUF, 2017, p. 17-18.

[21]   Les questions du financement par « projet », de la durée déterminée des postes ouverts au recrutement, de leur nombre réduit posent de nombreux problèmes qui ne sont pas abordés par l’auteur.

[22]   Déjà Sartre écrivait en 1945 que « si, à de certaines époques, [l’écrivain] emploie son art à forger des bibelots d’inanité sonore, cela même est un signe : c’est qu’il y a une crise des lettres et, sans doute, de la société, ou bien c’est que les classes dirigeantes l’ont aiguillé sans qu’il s’en doute vers une activité de luxe, de crainte qu’il s’en aille grossir les troupes révolutionnaires. » Voir « Présentation des Temps modernes », art.cité, p. 209.

[23]   Geoffroy De Lagasnerie, Penser dans un monde mauvais, op. cit., p. 112.

[24]   Theodor Adorno, « Notes sur la théorie et la pratique » dans Modèles critiques, trad. M. Jimenez et E. Kaufholz, Paris, Payot, 1984, p. 280.

[25]   Cette indication m’a été fournie par un(e) des relecteurs anonymes.

[26]   C’est ce que Theodor Adorno indique dans un entretien donné au Spiegel. Voir « N’ayons pas peur de la tour d’ivoire », trad. Krickeberg : http://solitudesintangibles.fr/wp-content/uploads/2018/02/SI_tour-ivoire_Adorno_2018-2.pdf consulté le 15 janvier 2020. Cet article est paru initialement dans le Spiegel, du 05/05/1969, https://www.spiegel.de/spiegel/print/d-45741579.html

[27]   Ainsi, Theodor Adorno achève l’entretien sus-cité en affirmant qu’il poursuit la préparation de son ouvrage d’esthétique alors qu’il est en débat avec le mouvement étudiant de ces années 1960. Sartre, dans « Justice et État » reconnaît que « tout intellectuel a ce qu’on appelle des intérêts idéologiques » et qu’il travaille ainsi à un ouvrage sur Flaubert qui a un « style compliqué et certainement bourgeois », que cet ouvrage « n’est pas écrit par le peule ni pour lui ». Voir Sartre, « Justice et État », Situations X, Paris, Gallimard, 1976, p. 61.

[28]   Ibid., p. 42

[29]   Ibid., p. 43.

[30]   Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours du Collège de France, 1976, Paris, Gallimard/Seuil, 1997, p. 6-7, cité par Geoffroy De Lagasnerie.

[31]   Geoffroy De Lagasnerie, Penser dans un monde mauvais, op. cit., p. 45. Voir déjà Geoffroy De Lagasnerie, Logique de la création. Sur l’Université, la vie intellectuelle et les conditions de l’innovation. Paris, Fayard, 2011 dans lequel l’auteur se positionne contre contre la « recherche qui ne sert a rien et ne change rien. », p. 59.

[32]   Ibid., p. 23.

[33]   Voir Max Horkheimer, Théorie critique et théorie traditionnelle, op. cit., p. 36-37.

[34]   On pourrait d’ailleurs considérer que même les chercheurs en physique théorique ou en mathématiques prennent part aux controverses intellectuelles de la société actuelle, en particulier lorsqu’il s’agit de lutter contre une théorie du complot. Voir Mathias Girel, « Ignorance stratégique et post-vérité », Raison présente, vol. 204, no. 4, 2017, pp. 83-96.

[35]   Geoffroy De Lagasnerie, Penser dans un monde mauvais, op. cit., p. 56.

[36]   Ibid., p. 58.

[37]   Ibid., p. 66.

[38]   Max Horkheimer utilise bien ce concept dans Théorie critique et théorie traditionnelle, op. cit., p. 49.

[39]   Geoffroy De Lagasnerie, Penser dans un monde mauvais, op. cit., p. 64. Voir également Horkheimer, Théorie critique et théorie traditionnelle, op. cit., p. 81.

[40]   Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard Tel, 1993.

[41]   Geoffroy De Lagasnerie, Penser dans un monde mauvais, op. cit., p. 74.

[42]   Ibid., p. 78.

[43]   Sur cette question, voir notamment Max Horkheimer, Théorie critique et théorie traditionnelle, op. cit., p. 53.

[44]   Je remercie un(e) des relecteurs anonymes de m’avoir suggéré cette précision.

[45]   Jean-Paul Sartre, Questions de méthode, Paris, Tel Gallimard, 2005, p. 32.

[46]   Geoffroy De Lagasnerie, Penser dans un monde mauvais, op. cit., p. 80.

[47]   Ibid, p. 81-82.

[48]   Cf. Theodor Adorno, «Introduction», op. cit., p. 15 et s.

[49]   Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1970, p. 155.

[50]   Cf. Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, op. cit., p. 50.

[51]   Geoffroy De Lagasnerie, Juger, Paris, Fayard, 2018, p. 258.

[52]   Pour ne citer que deux auteurs auxquels se réfère pourtant De Lagasnerie : Michel Foucault a mené un important travail de dépouillement d’archives pour Surveiller et punir, Paris, Gallimard, Tel, 1993. De même, c’est à la suite d’un colossal travail de terrain que Pierre Bourdieu a pu publier La Distinction : Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979.

[53]   Sur l’ouvrage Juger, on pourra lire une recension critique de Vincent-Arnaud Chappe, Jérôme Lamy, et Arnaud Saint-Martin. « Le tribunal des flagrants délires « sociologiques » », Zilsel, vol. 1, no. 1, 2017, pp. 391-417.

[54]   Theodor Adorno, Le conflit des sociologies, Théorie critique et sciences sociales, trad. P. Arnoux, J.-O. Bégot, J. Christ, G. Felten et F. Nicodème, Paris, Payot, 2016.

[55]   En cela, Adorno s’oppose à la démarche de Durkheim, comme il l’indique dans « Introduction à Émile Durkheim », dans Le conflit des sociologies, op. cit.

[56]   Claude Levi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, La Haye, Mouton, 1967 [1949].

[57]   Geoffroy De Lagasnerie, Logique de la création, op. cit.

[58]   Geoffroy De Lagasnerie, Penser dans un monde mauvais, op. cit., p. 96.

[59]   Voir Pierre Bourdieu, « Les chercheurs et le mouvement social », art. cité, p. 466.

[60]   Voir Didier Eribon, Principes d’une pensée critique, Paris, Fayard, 2016.

[61]   Geoffroy De Lagasnerie, Penser dans un monde mauvais, op. cit., p. 110.

[62]   Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, op. cit., p. 46-47.

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