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« The Big Bang Theory » ou la question de l’entente (3)

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L’indécidabilité du sens : détermination et indétermination du contexte.

Les personnages ne cesse de se demander « ce qu’ils veulent dire quand ils disent… », ou ce qu’ils sous-entendent « par… », quelles sont leurs intentions, etc. Cette indécidabilité du sens ne tient au fait qu’il y ait des « expressions systématiquement égarantes »[1], mais à mettre au compte au fait que nous les disons. Néanmoins tout le « sens » ne peut reposer sur les intentions des locuteurs : les réponses données n’ont de sens que dans ce contexte-là, et le décalage volontaire entre les ententes différentes des expressions des personnages produit l’effet comique. L’analyse du sens (meaning) n’a de sens (pertinence) qu’en contexte : l’approche de la signification, si elle veut rendre compte du réel tel qu’il est, de nos pratiques effectives, doit être contextuelle. Le contexte est à la fois ce sur quoi chacune de mes paroles fait fond et ce sur quoi les intentions de mon dire buttent.

Délimitons un peu ce nous entendons ici par contexte. Cela semble s’imposer du fait que le terme a souvent  été malmené ces derniers temps. Le recours ou l’appel au contexte pour spécifier la signification ne peut et ne doit pas être une solution miracle, un geste expliquant tout alors même qu’on ne dit pas ce qu’on recouvre par ce terme… Nous tenons le contexte comme « une restriction de l’ensemble des “circonstances”, c’est-à-dire de l’ensemble des événements se produisant autour de la prestation “évaluable” considérée »[2]. Autrement dit le contexte est l’ensemble des circonstances « normalisées », c’est-à-dire des circonstances que l’on peut évaluer suivant leur conformité à certaines normes. Il n’existe donc pas de « contexte en soi », il est en quelque sorte déjà apprivoisé ou adossé à notre prise normative.

Dire alors que le contexte est à la fois ce sur quoi chacune de mes paroles fait fond et ce sur quoi les intentions de mon dire buttent, c’est dire que (1) c’est sous un certain « arrière-plan » silencieux, normé et partagé que nous parlons (agissons) et voulons dire ce que nous disons, et (2) que ce (vouloir) dire trouve là une contrainte (externe). Il ne suffit pas que je sois en position de dire ce que je dis pour que ce que je veux faire par mon dire se réalise, il faut donc un « contexte » approprié c’est-à-dire des circonstances convenant à ma situation[3]. C’est là somme toute que se loge le problème de notre personnage… Il ne sait pas reconnaître ces circonstances, il ne sait pas être juste, c’est-à-dire s’ajuster au réel.

Le problème de l’ajustement

Les situations grotesques, les décalages des paroles et des attitudes des personnages mettent en lumière ce sur quoi nous nous accordons d’habitude, ce que c’est que d’être dans le juste, d’être pertinent sous certaines circonstances. Mettons alors en avant les grandes figures d’inadéquation du sens que donne à voir les répliques de Sheldon, c’est-à-dire les différentes manières qu’il a de ne pas s’ajuster au réel afin de spécifier un peu plus ce que nous entendons par contexte, ou l’usage que nous souhaitons faire de la référence au contexte.

Sheldon pose le problème de la reconnaissance à la fois de la réalité et de la manière dont nous pratiquons ce réel, la façon dont nous nous y accordons. Ce problème de reconnaissance s’articule à plusieurs niveaux : celui de la convention, de la situation, de ce qu’il faut faire c’est-à-dire du protocole à suivre, et ne pas faire dans certaines circonstances.

1)      La figure de l’inadapté  [conventions] :

Nous avons déjà signalé l’insensibilité de Sheldon aux conventions (sociales), par exemple dans son refus de fêter Noël. Mais la sitcom exhibe que le conventionnel dépasse les simples conventions ou ce que nous identifions comme convention en un sens strict c’est-à-dire un modèle juridique qui donnerait à la fois la norme et son mode d’application (son mode d’emploi). Il n’existe par exemple, pas à proprement parler de conventions fixant l’heure à laquelle on peut déranger les gens :

Sheldon: Toc toc Penny, toc toc Penny, toc toc Penny…

Elle ouvre la porte :
Sheldon: Good morning[4].
Penny: Do you have any idea what time it is?
Sheldon: Of course I do, my watch is linked to the atomic clock in Boulder, Colorado. It’s accurate to one-tenth of a second, but as I’m saying this it occurs to me once again your question may have been rhetorical.

Dans son incapacité à comprendre les normes du vivre-ensemble, de ce qui se fait ou pas, autrement que sous le mode de la règle ou de la norme juridique, Sheldon donne à voir dans ses échecs récurrents, la profondeur du conventionnel, c’est-à-dire le poids (et la rigidité) de nos pratiques.

2)      La figure de l’inopportun  [situations] :

On a affaire chez Sheldon à un défaut de reconnaissance (1) des situations (où il se trouve) et, (2) de ce qu’il faut faire (dans ces situations). Cela est parfaitement manifeste dans le cadre où l’intimité est en jeu. Prenons un exemple (1×5). Sheldon voit une cravate sur la poignée de porte de la chambre de son colocataire. Il fait appel à Penny pour savoir ce que cela signifie, parce qu’il ne sait pas à quel type de situation ce genre de signalisation réfère. Il ne connaît pas ce « code ». Après avoir appris que cela voulait dire que Leonard était en bonne compagnie et qu’il ne souhaitait pas être dérangé, Sheldon est pris de panique : quel protocole doit-il suivre quand Leonard est en bonne compagnie ? Doit-il rester ? Doit-il partir ? Doit-il attendre qu’ils sortent pour les féliciter et leur proposer des boissons rafraîchissantes ?

Il nous semble que ce type de réplique assez attendue (et entendue) dans ce genre de sitcom, montre non pas l’inadaptation stricte du personnage dans ce contexte, mais son insensibilité au maillage des situations ordinaires où il se trouve. Cela se voit de manière classique dans le « contexte » de l’intimité, où Sheldon se montre littéralement inopportun – et impertinent. On trouve en particulier une multiplication de ce genre de situation dès le moment où Penny et Leonard forme un couple dans la sitcom. Sheldon se place toujours au milieu, par inadvertance dirait-on (presque).

3)      La figure de l’inapproprié  [circonstances] :

Si nous parlons « d’impertinence », c’est parce que nous tenons Sheldon pour quelqu’un qui pourrait avoir un comportement approprié dans ces situations ordinaires. Tout le problème étant qu’il ne sait pas identifier « correctement » ces situations, c’est-à-dire l’ensemble des circonstances qui les constitue. Observons ce dialogue  (que nous gardons encore une fois en anglais) :

Sheldon: Are you upset about something?
Leonard: What was your first clue?
Sheldon: Well, it was a number of things: first, the late hour; then your demeanor seems very low energy; plus your irritability…
Leonard [avec emportement]: Yes, I’m upset!
Sheldon: Huh, I don’t usually pick up on those things. Good for me.
Leonard: Yeah, good for you.
Sheldon: Oh wait, did you want to talk about it?
Leonard: [un peu gêné] I don’t know, maybe.
Sheldon: Wow, I’m on fire tonight.

Sheldon semble à première vue incompétent pour réconforter ou soutenir son ami. Il fait preuve d’insensibilité par rapport à l’état de Leonard. Mais tout ce qu’il signale ici, en plus de sa prise de conscience (littéralement) de la situation, c’est qu’à sa manière, he cares. C’est la manière de Sheldon d’être là, et en un sens c’est sa pertinence. De plus, pour dire « I’m on fire », cela présuppose l’intégration de normes, de ce qui se fait, de ce qui est adéquat ou pertinent. La force de ce dialogue est de montrer qu’il existe une pertinence, à laquelle Sheldon parvient : son discours est en soi pertinent, mais énoncé de manière impertinente, inadéquate, c’est-à-dire pas sous le bon mode.

Mais c’est le seul « mode » dont est capable Sheldon, c’est pourquoi on ne peut pas dire qu’il agit simplement ou toujours de manière inappropriée (et aimerait-on dire en toutes circonstances) : c’est (aussi) là sa pertinence. Et si l’on ne peut pas dire « en toutes circonstances », c’est parce que Sheldon n’est pas ou pas seulement un « autiste », il est un geek… On a donc pour référent non pas notre monde ordinaire, mais un monde ([science-]fictif[5]) en décalé, monde dans lequel il excelle, c’est-à-dire qu’il en connaît tous les ressorts et dans lequel il serait plus « adapté ».

Le réel  en toile de fond

La sitcom en nous présentant de manière outrancière des mondes séparés et des ententes divergentes nous révèle, à nous spectateur, le fond de notre entente. Elle met au jour par contraste notre monde partagé. La « maladie » de Sheldon permet cette monstration que nous parlons et agissons sous fond d’accord. Il incarne radicalement le geste que nous opérons quand nous mettons la réalité au loin pour nous la donner par la suite, car d’une manière ou d’une autre, Sheldon sait, il parvient à s’exprimer en conformité avec le monde (social), c’est-à-dire qu’il fait ce qui est généralement ou ordinairement attendu.

Soit parce qu’il est rappeler à l’ordre sous  la forme d’un « It’s a non-optional social convention » asséné par Penny ou Leonard. Soit sous un mode qui peut paraître plus effectif ou naturel : quand Sheldon semble faire marcher son ami Raj (mais ce n’est pas tout à fait sûr) et lui reproche, alors qu’il lui a proposé de travailler pour lui dans son laboratoire de recherche, « tu crois que c’est une tenue pour un entretien ? ». Si on se demande s’il le fait marcher c’est parce qu’on réalise qu’il y a eu au départ une méprise : Sheldon ne lui offrait pas ce travail, mais l’opportunité de travailler pour lui et donc la possibilité de passer un entretien pour le boulot.

Néanmoins, ce qui compte ici, c’est que Sheldon fait bien fond sur le réel, il met en évidence une convention ou du moins un comportement normal dans ce genre de situation. Plus généralement, ce que montre (en le disant tout haut) Sheldon (malgré lui), c’est le silence de ce réel sur lequel nous faisons fond. Il n’y a pas de sens à extraire ce fond de son silence, sauf  lorsque justement ce qui est dit, fait problème, qu’il y a une sorte d’interférence trop forte, ou que l’on souhaite précisément montrer – par jeu – ce fond, le révéler.

Pour finir notre propos portant sur « l’impossibilité » de Sheldon, citons donc Jacques Roubaud  et sa « Voie de l’impossible »[6] :

« l’impossible, en aucun monde, n’est le cas.

et dans un monde tout, toujours, n’est que possibles.

aucun impossible ne peut être dit

autrement, ailleurs

qu’en disant.              je ne tais rien

disant : “toi”.

je ne montre rien non plus ».

Delphine Dubs


[1] Pour reprendre le titre du texte de Gilbert Ryle, « Les expressions systématiquement égarantes », in Antoine Ruscio et Michael A. Soubbotnik (dir.) Les Catégories., Paris, l’Harmattan, Cahiers de philosophie du langage n° 5, 2003.

[2] J. Benoist, Sens et sensibilité, Paris, Cerf, 2009, p ; 218

[3] L’évaluation de cette convenance repose sur le fait qu’il y a une sorte de pertinence de ces circonstances, et que celle-ci est en quelque mesurable par rapport aux normes qui lui sont associées. En somme, il y a des manières de faire et elles reposent sur une espèce de socle conventionnel que nous connaissons par la pratique que nous en avons.

[4] Nous gardons le texte anglais car il a bien plus de saveur ainsi…

[5] Nous avons affaire à deux types de références pour ce monde geek : celui classique des comics et celui des séries et films de science-fiction.

[6] Jacques roubaud, La pluralité des mondes de Lewis, Paris, Gallimard, 1991, p. 29.

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