Esthétique/TechniquePhilosophie des sériesune

Ce que les séries nous apprennent…

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Préambule

Roman Bonnery pour Implications philosophiques – http://www.romanbonnery.com/

Les Implications philosophiques lancent « l’été des séries » c’est-à-dire des contributions hebdomadaires portant sur la philosophie des séries. Nous nous inscrivons donc dans la continuité de récents événements comme la parution du livre Philosophie en séries de Thibaut de Saint Maurice,  les journées d’études sur The Wire (http://www.fabula.org/actualites/article31528.php ), Buffy contre les vampires (http://projetasc.free.fr/index.php/2009/06/26/journee-d%E2%80%99etudes-buffy-tueuse-de-vampires/) et la récente journée sur HBO (https://www.implications-philosophiques.org/actualite/events/series-delite-culture-populaire-le-cas-hbo/ ), ou encore comme le marathon de la nuit de la philosophie à l’ENS (https://www.implications-philosophiques.org/actualite/events/la-nuit-de-la-philosophie-a-l%E2%80%99ecole-normale-superieure/ ).

Si nous souhaitons prolonger la réflexion sur les séries, c’est qu’il nous semble trouver là un matériau tout à fait pertinent, y compris pour la philosophie. En effet, les séries se déployant sur plusieurs saisons entre 10 et 25 épisodes d’une durée variable suivant le type de séries auxquelles nous avons affaire (sitcom, etc.), ce « temps long » permet de donner à voir un maillage souvent très fin et subtil de la réalité, de nos vies ordinaires. On y voit les (caractères des) personnages évoluer, les situations problématiques se multiplier et les événements se succéder, etc. En un mot, nous vivons quelque peu avec eux, ou du moins ils accompagnent notre quotidien.

Impertinence ?

Parler de la pertinence philosophique de certaines séries, c’est souvent se mettre dans une position inconfortable car nombreux sont ceux qui affirment qu’elles n’ont pas grands intérêts, a fortiori d’intérêts philosophiques. Travailler ainsi sur les séries serait succomber à une énième  mode venue des États-Unis, dont « on ne prend pas toujours le meilleur » à ce qu’il paraît. Pourtant la dernière décennie a su produire des séries d’excellente qualité, reconnues – et parfois primées – comme des chefs d’œuvres télévisuels, qui ont envahi à la fois nos écrans et notre quotidien, si ce n’est notre cœur. Elles sont omniprésentes dans les programmations des chaînes TV, et ont même supplanté les grands événements de divertissement qui peuplaient jusque là les grilles – nous pensons en particulier au « film du dimanche soir ».

Cette omniprésence sur nos télévisons (pas toujours de façon intelligente puisque les grandes chaînes – françaises du moins – usent et abusent des rediffusions, ou déconstruisent l’ordre des saisons lors de leur diffusion) et dans notre vie ordinaire participe paradoxalement au dédain que les séries suscitent parfois. Faites un rapide sondage auprès de votre entourage et l’on vous dira que c’est « un bon moyen pour s’endormir le soir en se disant que l’on a pas raté grand chose et que cela ‘repassera’ de toute façon… » Cette réaction nous semble somme toute très franco-française, c’est-à-dire provoquée par la politique de diffusion de certaines chaînes. En effet il existe un véritable engouement pour certaines séries, dont l’arrivée sur nos écrans est présentée comme un événement, et que le public, souvent très fourni et bigarré, suit quasi religieusement chaque semaine.

Un phénomène populaire

C’est là aussi un facteur important pour comprendre le type de pertinence que peuvent détenir les séries. En effet, elles sont un phénomène populaire touchant un large et divers public. À ce titre, elles ont un intérêt sociologique aussi bien du fait de leur sujet, que du traitement qui en est fait ou de la réaction ou réactivité du public face à elles. The Wire, série atypique traitant de la lutte contre le trafic de drogue dans la ville de Baltimore, est louée à la fois pour la finesse du traitement du sujet ainsi que pour l’acuité et le réalisme des descriptions. Ses créateurs, D. Simon et Ed. Burns, donnent à voir tous les points de vue : policiers, trafiquants, consommateurs, etc., en décrivant et s’immergeant dans chacun de ces mondes.

D’autres séries – moins sérieuses ou moins élitistes diront certains – sont de véritables phénomènes dont l’impact est palpable et qui poussent les novices à les suivre afin de comprendre et partager cet engouement. Il n’est pas rare d’entendre dans des conversations captées dans la rue ou dans un café, un « Le-gen-da-ry »  ou un « give me five », en référence à Barney Stinson, ou encore un « Bazinga » en référence à Sheldon Cooper. On retrouve souvent cet enthousiasme pour ce genre télévisuel dans la multiplication des pages de fan (sur le web, Facebook en particulier, mais pas seulement et il suffit de voir la couverture des magazines pour s’en persuader !) de ces personnages, dont on trouve par ailleurs la « biographie » dans l’encyclopédie en ligne Wikipédia. Par exemple voici celle de Barney Stinson : http://fr.wikipedia.org/wiki/Barney_stinson ou celle de Sheldon Copper : http://fr.wikipedia.org/wiki/Sheldon_Cooper.

Mais le phénomène vaut aussi pour d’autres séries moins « populaires » ou du moins accessibles, comme The Wire. Voici la biographie d’un personnage absolument marquant de cette série : Omar Little, http://en.wikipedia.org/wiki/Omar_Little. Il y a donc bien un véritable impact de ces séries que nous intégrons dans notre vie quotidienne. Même s’il peut être considéré comme parfois démesuré, on ne peut nier son existence. On peut tout de même s’étonner, trouver excessif ou se désespérer du fait que le président américain B. Obama ait déplacé un discours afin de ne pas être concurrencé par la diffusion du dernier épisode de la série Lost[1].

Prendre au sérieux les séries

Comment comprendre ce succès ou cet emballement autour des séries ? Ou poser autrement pourquoi sommes-nous addict ? On pourrait penser qu’il s’agit d’une question qui devrait être laissée aux sociologues, et ne surtout pas faire son entrée en philosophie. Pourtant elle ne manque pas d’intérêt, si on prend la peine de voir les séries télévisées (ou la télévision de manière générale) de manière (plus) sérieuse. C’est ce à quoi nous nous attellerons dans les prochaines semaines.

Notons que leur succès est tout d’abord attribuable à leur diversité. Les histoires sont variées, les intrigues de plus en plus fouillées pour les meilleures d’entre elles et les personnages sont souvent d’une grande richesse de caractère. Le format des ces fictions, leur « temps long » est ce qui autorise ce déploiement aussi bien dans le réalisme des personnages et de leurs questionnements, et la finesse et l’originalité des intrigues portant néanmoins sur des grands thèmes souvent rebattus : l’amour, le bien, le mal, la vie, la mort, la guerre, la société, etc. En un sens, la plupart des séries – même les plus mineures ou fantasques –  peuvent avoir une portée et une pertinence philosophique. Pas seulement parce qu’elles sont un réservoir infini des situations ou de répliques facilement exploitables, mais parce que à leurs origines ou malgré elles, elles sont animées par des interrogations qui nous touchent tous. Qu’elles soient existentielles ou morales, ces questions que se posent les personnages, nous nous les posons souvent, ou nous devrions parfois nous les poser…

Parfois ces interrogations existentielles et morales, ces questions sur la valeur des actions des personnages ou sur leur vision du monde sont l’origine –  et le tout –  de la série. Partant ce format de fiction semble parfois dépasser en acuité et même en qualité les films, qui souvent nous laissent un goût d’inachevé une fois le « the end » annoncé. Mais ce phénomène de surclassement ponctuel du cinéma par les séries est  assez récent.

Il est  indéniable que la qualité des séries a considérablement augmenté depuis le début des années 1990. E.R. (Urgences) est souvent citée pour illustrer ce tournant qualitatif, aussi bien d’un point de vue des scénarii que des techniques (en particulier le principe d’immersion : le Season premiere nous immerge d’emblée dans le monde des urgences médicale). E.R marque aussi l’ascension de grandes figures télévisuelles : le succès des personnages est aussi celui des acteurs les incarnant.

Portée morale

Ces personnages nous accompagnent, nous grandissons avec eux, nous nous questionnons avec eux, nous nous lamentons ou réjouissons avec eux, nous acceptons ou refusons leur choix, nous condamnons ou louons leurs comportements, etc[2]. Nous nous identifions parfois tellement à eux que nous réécrivons parfois leur histoire[3]. En cela nous apprenons d’eux. Certaines séries ont une véritable portée morale. On pourrait croire que nous pensons ici à certaines séries édifiantes ou moralisantes comme Sept à la maison ou Walker Texas Rangers. Point du tout.

Ce que nous entendons par « portée morale » relève plutôt des situations mises en scène dans les séries et que nous pourrions qualifier de morale : des dialogues, des choix ou des actions opérés par les personnages. Dans la série The Wire par exemple, le personnage dont nous avons précédemment parlé, Omar Little peut être vu comme une figure du perfectionnisme, ou pour prendre un exemple plus connu, signalons le débat qu’il y a eu sur les justifications de la torture autour de Jack Bauer dans 24.

Il y a bien des valeurs mises en avant et mises en scène, des valeurs défendues et d’autres dénoncées – ce qui suscite des débats aussi bien publics (le cas de 24 et la torture) que privés (notre identification spontanée, notre empathie ou notre dégoût pour les personnages nous pousse à nous interroger sur notre propre action lors de ce genre de situation). Il y a bien quelque chose à apprendre des séries, de ce miroir pas toujours déformant de notre quotidien, ou même plus largement de la vie. Pas de toutes les séries – cela est sûr. Mais ce n’est pas en fin de compte parce que ces dernières sont tout bonnement mauvaises ou sans intérêt. Cela tient surtout au fait que nous « n’accrochons » pas, car toute série – même les plus catastrophiques – dépeint un morceau de réalité qui peut revêtir, lorsqu’on y regarde de plus près, un intérêt. La « magie » n’opère pas toujours, même avec des séries que de nombreuses personnes tiennent pour d’excellente qualité.

La qualité de la critique

Il n’est peut-être pas surprenant que série-critique et série de qualité soient souvent synonymes. La chaîne américaine HBO[4] s’est longtemps illustrée en cela, et a peut-être même donné ces lettres de noblesse à ce genre souvent considéré à tort comme mineur. Cette chaîne câblée a su être un véritable lieu d’expression et de libération. Cela est patent aussi bien par la diversité et le regard incisif et critique des thèmes de ses productions (The Wire, Sex and the city, The Sopranos, Six feet under, True Blood, Hung, Treme, etc.), que dans la liberté de ton et de paroles : ce sont dans les séries estampillées HBO que les personnages ont commencé à parler de manière familière ou du moins sans aucun tabou. Provocations manifestes et revendications implicites auraient pu être leur mot d’ordre.

Il semblerait désormais que l’âge d’or de la chaîne ait touché à sa fin, et que d’autres grandes chaînes comme Showtime (Californication, The L Word, Weeds, Dexter, Nurse Jackie, etc.) et AMC (Mad men, Breaking bad, Rubicon, etc.) aient pris sa place. Si néanmoins d’autres chaînes jouent dans la même cour que HBO, elle garde tout son attrait critique. La qualité de ses productions, même si elle a perdu en quelque sorte son originalité, reste très élevée, et son poids critique fort et fin à la fois. The Wire s’illustre à nouveau dans ce sens. Le portrait de la ville de Baltimore, de son système municipal ou encore de son système éducatif, porte en elle une féroce critique.

Mais la critique sociale, même si elle peut paraître dominante, ne détient pas le monopole. Pour exemple citons l’excellente mini-série Generation Kill, relatant sans fard l’invasion irakienne par les troupes américaines. On y retrouve par ailleurs le même style « journalistique » ou une sorte d’impression de reportage, s’expliquant à la fois par le fait que dans les deux cas, d’anciens reporters ont participé ou créé ces fictions, mais aussi du fait de leur insistance descriptive, ou « leur esthétisme singulier » si l’on veut. Au contraire, sur le même thème de la guerre et sur la même chaîne, on pourra regretter le conformisme de The Pacific. C’est sans doute aussi pour cela que HBO n’est plus ce qu’elle était…

Sans plus entrer dans les détails, déclarons donc ouvert l’été des séries !

Delphine Dubs

Les analyses :

Blog « le monde des séries » de P. Serisier : http://seriestv.blog.lemonde.fr/

Blog « 720 lignes » : http://720lignes.blog.lemonde.fr/

Blog « God save my screen » d’A. Prie : http://godsavemyscreen.blog.lemonde.fr/

Studio philosophie spécial séries : http://studiophilo.fr/regarder/studio-philo-special-series

Hors-série de la revue MédiaMorphoses (HS n.3, 2007), « Les raisons d’aimer les séries télé » : http://documents.irevues.inist.fr/handle/2042/23356

Numéro de la Revue de Recherche en Civilisation Américaine consacrée à la culture populaire (http://rrca.revues.org/index178.html) Lire en particulier l’article de synthèse de M. Boutet « Soixante ans d’histoire des séries télévisées américaines ».

Numéro de la revue Raison Publique, « La chose publique » (n.11, 2009), dont la section LITTÉRATURE ARTS ET CULTURE est consacrée à « L’œil des séries sur les séries télévisées américaines »: http://www.raison-publique.fr/La-chose-publique.html

Le diagnostic de Martin WINCKLER

L’actualité :

http://seriesaddict.fr/

http://featuresblogs.chicagotribune.com/


[1] Cf. http://seriestv.blog.lemonde.fr/2010/01/09/lost-va-modifier-lagenda-dobama/

[2] Il est aussi notable que lorsqu’un nouveau personnage apparaît dans une série que nous suivons, nous avons tendance à réagir comme les personnages que nous fréquentons ou du moins à suivre leur réaction.

[3] On pourra se reporter à ce sujet sur la brillante analyse de Philippe Corcuff, « De l’imaginaire utopique dans les cultures ordinaires. Pistes à partir d’une enquête sur la série télévisée Ally Mc Beal », in C. Gauthier et S. Laugier dir., L’ordiniare et le politique, Paris, PUF, 2006.

[4] On trouvera ici un résumé d’une intervention de Gary R. Edgerton, Professor and Chair of the Communication and Theatre Arts Department (Old Dominion University, Norfolk, Virginia), et auteur de nombreux ouvrages sur la télévision américaine (The Columbia History of American Television, The essential HBO Reader, etc.) : http://godsavemyscreen.blog.lemonde.fr/2010/06/07/series-hbo/ . Il s’agit d’une intervention sur l’histoire et le phénomène HBO.

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